LOGIN: 
   PASSWORD: 
                       accès étudiants

 

 
          Frédéric GIMELLO-MESPLOMB, Maître de conférences

 
| cours | | | | |
|
f

chercher

économie du cinéma
politiques de l'audiovisuel
exploitation-programmation
histoire du cinéma
théorie du cinéma
analyse de film
le cinéma de genre
économie de la culture
art, société & politique
politiques culturelles
institutions culturelles
projet professionnel

l'Europe de la culture
les médias européens
sociologie des médias
   
  liste complète des cours
   
Recherche
programme de recherche
expertises scientifiques
Commission Européenne
   
Publications
ouvrages
chapitres d'ouvrages
articles de revues
colloques & conférences
entretiens
   
Direction de recherches
choix du sujet
choix du directeur
travaux en ligne
consignes de rédaction
stages
   
   
   
espace réservé
  ads1
   
Traductions
 
 

Regards sociologiques sur le Festival de Cannes
par Emmanuel Ethis


1/11 : « Région sensible » : métamorphose d'une ville.

2/11 : « Cérémonie - Ordre - Rituel » : un lexique religieux à l'usage du festivalier.

3/11 : « Mondanité(s) » : de la réalité et à la nostalgie selon Serge Daney.

4-5/11 : « Voir, ne pas voir, faut voir... » : une économie de l'excitation du regard

6/11 : « Accréditations, Factures EDF » : résumés commodes de notre identité

7/11 : « Reconnaître », « ne pas reconnaître », « être pris pour » : à Cannes, la méprise n'est pas toujours un hasard...

8/11 : « jouissance - ascèse » : les pôles de l'ajustement de la critique...

9/11 : « Collection cinéphilique ? » : la recherche de l'authentique ...

10/11 : « Palme », « Palmage », « Palmer » : retour sur l'idée de « palmarès »...

11/11 : La chair du spectateur

1. « Région sensible » : métamorphose d'une ville

Pour le festivalier qui vient par la route, l'arrivée à Cannes donne rapidement l'impression d'une ville qui échappe, en partie, au régime ordinaire de la vie urbaine. Itinéraires modifiés, panneaux indicateurs supplémentaires, circulation de plus en plus difficile au fur et à mesure que l'on approche du centre ville jusqu'à devenir très réglementée aux abords de La Croisette... Toute une série d'éléments (la liste n'est pas exhaustive !) matérialise ainsi un changement profond dans le domaine de l'accessibilité qui, associée à la diversité des populations et des modèles culturels, constitue le trait générique de la ville.

Très vite donc, la réalité festivalière est présente en ville et en modifie les contours habituels : un élément de la diversité de la vie cannoise prend le pas, pour un temps, sur les autres et vient redistribuer l'ensemble. Ceux qui résident et travaillent à Cannes le savent bien, eux qui, pendant plus de dix jours, voient leur " routines " mises à mal quotidiennement et sont tenus d'ajuster leurs trajets et leur " timing " aux contraintes imposée par l'actualité culturelle de la ville. S'il s'agit bien de favoriser l'accès aux quelques espaces réservés au Festival, espaces somme toute très localisés dans un périmètre relativement restreint par rapport à la ville, cette gestion nécessairement plus globale de l'événement donne au Festival un territoire plus étendu que ce que l'on croit.

En tout cas, et c'est sans doute la première impression du festivalier qui arrive en voiture, on en ressent les effets pratiques au delà du périmètre du Festival qui est, lui, matériellement circonscrit par ces fameuses barrières que le festivalier connaît bien aux abords du Palais. L'effet produit au delà des lieux mêmes de la pratique festivalière fait de la périphérie une région sensible. L'étendue de cette région peut varier selon les jours et les heures, le rythme du festival faisant bouger ses frontières toujours mouvantes, mais ce qui la définit le plus sûrement c'est une diminution notable du degré de porosité des espaces urbains (flux difficile) et une pratique plus discriminante de ces espaces.

À partir du carrefour de la place Vauban par exemple, on peut distinguer, parmi les usagers de la route, ceux qui prennent coûte que coûte la direction " La Croisette " et ceux qui l'évitent, soit parce qu'ils n'ont rien à y faire et qu'à cette époque il vaut mieux ne pas avoir à y passer, soit parce que, plus familiers des espaces cannois, ils connaissent les chemins détournés permettant d'autres accès, moins engorgés au centre ville. Ainsi s'opère une première partition qui scinde les usagers de la route en deux catégories : nécessité de rejoindre les lieux du festival pour les uns ; nécessité de s'en éloigner pour les autres. Les premiers seront réputés être des festivaliers alors que les seconds seront classés dans la catégorie des résidants ou encore des actifs, présents à Cannes pour travailler.

Alors si le centre - ville est l'espace de la polyactivité par excellence et que s'y côtoient des publics dont les raisons de la présence ne sont pas, directement et de façon univoque, identifiables, on voit bien ici que la région sensible, constitue une région " arrière " du festival dans laquelle s'amorcent les mécanismes qui vont définir et régir le territoire du festival : accessibilité restreinte et réglementée des lieux et exposition maximale des festivaliers.

Emmanuel Ethis /Marie-Hélène Poggi

2. « Cérémonie - Ordre - Rituel » : un lexique religieux à l'usage du festivalier.

D'abord un raccourci, " Cannes " pour dire " Festival International du Film de Cannes " : Cannes s'évoque tel un signifiant pour l'imaginaire cinématographique ; stars, strass et montée des marches en assurent la plus pérenne représentation et trempe la manifestation d'une sorte de savoir partagé dans un sens commun qui dissout la ville dans quelques mètres de tapis rouge flamboyant foulé par des escarpins noirs et brillants. " Les autres villes de cinéma, comme Venise ou Berlin ont bien d'autres attraits, interpellent notre imagination pour bien d'autres choses que des films en compétition - déclare un ancien député en villégiature au Festival -, les autres villes de cinéma ont une histoire, Venise a même inspiré des grandes chansons populaires... Des chansons sur Cannes, hormis le très péjoratif " Cannes La braguette " de Léo Ferré, je n'en connais pas ; bien sûr, il se passe d'autres choses durant l'année à Cannes, mais l'écrin historique de la ville demeure pour tout le monde le Festival et dans cet écrin, il y a un cinéma monté sur piédestal ".

C'est d'ailleurs ce " piédestal " qui façonne l'un des premiers ressorts, paradoxaux, de la manifestation en en faisant un lieu qui jouit d'une vaste popularité sans pour autant être populaire dans son accessibilité. Car, à Cannes, n'est pas festivalier qui veut, et, de surcroît, tous les festivaliers " ne se valent pas ". En effet, si l'on n'est pas là en tant que professionnel au Marché du film, alors c'est aux instances organisatrices ou à leurs représentants que l'on est confronté pour trouver sa " place " dans le Festival. Car l'organisation festivalière se montre d'entrée dans sa parure institutionnelle, une parure que le critique André Bazin - sans doute travaillé là plus qu'ailleurs par son éducation catholique - avait figuré comme un ordre. En 1955, il écrit : " considéré de l'extérieur, un Festival, et notamment celui de Cannes, apparaît comme une entreprise mondaine par excellence. Mais pour le festivalier, si j'ose dire professionnel, comme sont les critiques, rien en réalité non seulement de plus sérieux, mais de moins mondain dans l'acceptation pascalienne du mot. Pour les avoir presque tous " faits " depuis 1946, j'ai assisté à une progressive mise au point du phénomène Festival, à l'organisation empirique de son rituel, à ses hiérarchisations nécessaires. J'ose comparer cette histoire à la fondation d'un ordre et la participation totale au Festival à l'acceptation provisoire de la vie conventuelle.

En vérité le Palais qui se dresse sur la Croisette est le moderne monastère du cinématographe. [...] Venant de tous les coins du monde des journalistes de cinéma se retrouvent à Cannes pour y vivre deux semaines d'une vie radicalement différente de leur vie privée et professionnelle quotidienne. D'abord ils sont " invités ", c'est-à-dire mystérieusement pris en charge par l'Ordre qui leur assigne à chacun une cellule confortable, mais néanmoins austère ". Ce n'est pas la moindre des curiosités du Festival de Cannes que de convoquer, à l'instar de Bazin, chez ceux qui s'essaient à le décrire, un lexique relevant du religieux.

En tant que tels, on peut aisément remettre en cause le fait que ce lexique soit d'une quelconque utilité pour comprendre le régime ordinaire de la manifestation cannoise. Cela reviendrait à confondre le Festival avec les symboles qu'il produit, et les symboles produits avec l'interprétation qu'il faudrait en donner : or, ce n'est pas en dépeignant comme " procession " l'ordre processuel qui organise la montée des marches que l'on appréhende au plus juste le rituel cannois. Au reste, c'est bien le Festival, lui-même, qui se charge de draper symboliquement son déroulement d'une solennité cérémoniale qui, en outre, correspond souvent à la part la plus médiatisée de la manifestation. Reste à savoir ce que seraient les cérémonies d'ouverture ou de clôture si elles se restreignaient aux simples intitulés d' " ouverture " ou de " clôture ". Il n'empêche que c'est bien en se demandant exactement comment la " grand-messe " du cinéma mondial construit son univers symbolique qu'on peut mesurer la valeur propre de ce rituel sans véritable culte qu'est le festival de Cannes.

Emmanuel Ethis

3. « Mondanité(s) » : de la réalité et à la nostalgie selon Serge Daney.

Pour décrire l'évolution historique du Festival de Cannes, Serge Daney a toujours opposé dans ses ouvres deux formes de la « mondanité ». La première, qu'il reconnaît ne pas avoir connue, est festive et ludique, et elle place tous les participants sur le même pied : ils ont le privilège équivalent d'appartenir de plein droit au monde du cinéma, fût-ce de manière temporaire. Ils sont tous réunis dans un monde commun. Tous d'ailleurs jouent le jeu, même les contestataires et les délinquants. Une des photographies les plus célèbres de Cannes n'est-elle pas celle qui réunit au côté de Jean Cocteau, autorité culturelle si l'en est, le jeune Jean-Pierre Léaud (quatorze ans) en cravate, qui semble irrémédiablement être ailleurs, et le fougueux François Truffaut (vingt-huit ans) en smoking : le pourfendeur du Festival dans Arts vient ici faire reconnaître une nouvelle forme de cinéma, au cour des rituels académiques (on sait que pendant de longues années le jury du festival fut composé pour une part non négligeable d'Académiciens).

Nous sommes en 1959 : l'émergence de la nouvelle vague clôt la première époque du Festival de Cannes en y apportant une contestation à la fois vive et bienséante : la réception favorable des Quatre cents coups à Cannes est la condition sine qua non de sa reconnaissance.

Le second type de mondanité est celui qui prévaut dans la contemporanéité. Les transformations des modes de circulation de l'image ont profondément modifié le statut du Festival : la présence réelle se vit aujourd'hui sur le mode nostalgique. Les exigences de la transmission télévisée passent avant la considération due aux critiques, laquelle est un indicateur de la considération pour le vrai cinéma. Daney évoque avec un peu d'amertume les conditions de divulgation du Palmarès 1984 : " la presse a attendu très longtemps que le jury daigne lui communiquer la liste des palmés. Elle piaffa, mais en vain, devant ses machines à écrire, et sut soudain qu'elle pesait décidément bien peu devant le petit écran. Car c'est en direct et pour Antenne 2 qu'à partir de19h15 eut lieu la cérémonie palmipédique. La remise des prix du Festival de Cannes eut soudain un air de Grand Prix de l'Eurovision ou d'une vulgaire césarisation ". Le Festival se trouverait ainsi aspiré par la télévision, et vidé de sa substance comme il se viderait tendanciellement des vrais cinéastes, ceux qui portent en eux une exigence intérieure de vraie cinématographie, au profit des habiles qui savent composer avec l'empire télévisuel, mais surtout peut-être avec le régime d'absence qui domine désormais dans le monde de l'image mouvement. Par régime d'absence, il faut entendre que la multiplication des images et leur disponibilité dans l'espace domestique ont eu des effets destructeurs sur le mode de présence du film qui dominait chez les cinéphiles de l'après-guerre. Nous sommes entrés dans l'ère de la démocratie des images et de leur équivalence généralisée au point qu'il est devenu pratiquement impossible de trouver un principe de discrimination des images, au point qu'on puisse douter, si l'on écoute Daney, de la présence même du cinéma à Cannes.

Jean-Louis Fabiani

4-5. « Voir, ne pas voir, faut voir... » : une économie de l'excitation du regard

La domestication du Festival par ses accrédités anonymes de Cannes suppose que ces derniers trouvent un sens au fait d'être festivalier, parviennent à faire entrer leur expérience cannoise dans une perspective qui survive à leur retour à la vie quotidienne. Pour exceptionnelles qu'elles soient, les projections cannoises doivent pouvoir prendre place aux côtés des films visionnés ailleurs afin d'alimenter l'expérience, ou si l'on veut la carrière, des cinéphiles temporairement devenus festivaliers. Lorsque les événements cannois s'éloignent trop de ce qui fait le quotidien d'un cinéphile, lorsqu'ils échappent à ce qui fait le droit commun d'un amateur de cinéma, ils sortent du cadre d'interprétation du film vécu hors projection pour se muer en une expérience sociale et culturelle d'un autre genre, comme par exemple une expérience de notabilité culturelle dans le cas des accrédités fréquentant plus les fêtes que les salles de projection. Au contraire, les photographies qui mettent en scène les festivaliers aux cotés des stars ou, le plus souvent, devant les stars (celles-ci pouvant être dans bien des circonstances "capturées" dans un lointain arrière plan) permettent de faire descendre ces dernières de leur piédestal, de leur redonner une apparence moins intimidante, bref de banaliser quelque peu les manifestations cannoises. On rencontre par ailleurs des photographies qui, bien que formellement différentes, répondent au même effort de domestication : Cannes offre en effet la rare opportunité d'observer les stars au quotidien, attablées à une terrasse de café ou même en train de faire leur shopping. Le fait de pouvoir photographier Julie Delpy faisant la queue dans une supérette redonne un corps à celle qui pouvait passer pour une apparition dans le tumulte de la montée des marches ou sur l'écran du grand théâtre Louis Lumière. Hors des décors cannois balisés, ceux qui appartiennent au monde du cinéma s'offrent aux photographes amateurs en référent "des corps" leur permettent de garder à l'esprit le fait qu'ils sont comme eux et non des êtres surnaturels, évanescents. On objectera sans doute que ce type d'expérience est précisément autorisé dans le cadre d'un Festival tel que celui de Cannes et non au cours des pratiques de sorties au cinéma classiques, durant lesquels les acteurs restent figés à l'état de "spectres" cinématographiques, sans matérialité. Il ne serait pas alors possible d'affirmer que ces photographies signalent une mise à distance du dispositif cannois mais bien au contraire témoignent d'une autre de ses particularités, l'opportunité de côtoyer des stars. Cependant, la mise à distance de la magie cannoise contenue dans ces prises de vues nous paraît déterminante puisqu'elle place ceux qui les produisent dans une situation proche de celle que connaissent les cinéphiles en sortant d'une projection durant l'année, lorsqu'ils cherchent à comprendre, à mettre en mots les effets que le film a eu sur eux.

En effet, c'est dans ce type de démarche que s'incarne le mieux l'activité des publics cannois, cette participation enthousiaste qui ne fait pas forcément l'économie d'une prise de distance respectueuse, bref cette attitude que l'on rencontre précisément chez les cinéphiles les plus fervents lorsqu'ils recherchent, dans la lecture des critiques, dans les débats entre amis partageant la même passion, les moyens d'aimer le cinéma tout en restant exigeants. On notera d'ailleurs combien les interruptions prolongées ou définitives d'une pratique culturelle surviennent souvent chez les participants les plus assidus, ceux qui ne parviennent plus à en jouir pleinement tant ils tiennent à ne pas se montrer naïvement passionnés, mais plutôt informés, critiques. A cannes, la photographie permet donc également de mettre en doute ce qui est donné à voir et, de ce fait, témoigne d'une maîtrise aboutie des codes régissant le dispositif festivalier. Tous les clichés mettant en scène les sosies de stars (qui y sont, on le sait, légion sur la croisette) ou les anonymes présentant une ressemblance cocasse avec tel ou tel personnage influent du monde du cinéma interrogent le statut médiatique des acteurs. Il ne suffit pas au fond d'être présent sur la toile de fond cannoise, sous les projecteurs, dans une tenue de soirée pour appartenir durablement au monde du cinéma puisqu'il est possible à n'importe quel anonyme d'en faire autant le temps d'un Festival. En jouant avec les codes cannois, les spectateurs du troisième cercle montrent qu'ils peuvent à la fois croire et ne pas croire à la magie du cinéma, qu'ils sont fascinés par cette dernière tout en étant conscients de la part de chance et de travail qu'il faut aux acteurs pour s'imposer durablement sur la scène médiatique. On trouve d'ailleurs parmi ceux qui ne maîtrisent pas ces codes cannois des individus pris au piège du rêve cinématographique, sosies taillés au scalpel ou starlettes en recherche de producteurs, butant bien souvent au pied des marches du Palais des Festivals. Ces derniers ne recherchent à Cannes ce qui n'y est jamais délivré : bien plus qu'une identité de spectateur ou de cinéphile, une identité sociale qui se confondrait avec la fiction cinématographique dont le Festival fait étalage.

Il est vrai que les photos cannoises renvoient, et ce, de plus d'une manière au fétichisme dans sa dimension identitaire ou, plus précisément, de construction de l'identité. Le dispositif cinématographique, en lui même, met en place une relation fétichiste à l'image, à l'altérité, au miroir. Christian Metz décrit le passage d'une croyance initiale à son désaveu : nous sommes en tous points identiques, mais, nous découvrons un jour la différence comme une ruse. Dans une carrière de spectateur de cinéma, nous pouvons reposer ce désaveu, nous croyons tous assister au même film or, nous découvrons que nous n'y voyons pas tous la même chose. De la même façon, le Festival International du Film de Cannes est censé réunir tous ses participants dans une communauté spectatorielle de pensée et de vision autour du cinéma, pourtant, à bien y regarder, la mécanique même de la forme festivalière fait ressortir un rapport singulier au cinéma. Même pour les plus professionnels des spectateurs, il faut bien constater que les critiques n'arrivent que difficilement à accorder leurs violons autour de réceptions définitoires, si ce n'est définitives des films. Cannes devient alors le lieu d'un rapport singulier, et qui malgré une proximité réelle au cinéma, n'arrive pas à dégager d'univocité, de consensus.

Les photos permettent de raconter Cannes par les conventions des représentations quelles délivrent : elles deviennent un diapason iconique du discours commun cannois en rendant compte de ce juste-avant où nous étions tous "pareils" : non pas des stars, mais des participants au monde du cinéma. Les festivaliers cannois ne sont pas pour autant naïfs, ils s'illusionnent notamment à travers et grâce à ces photographies qu'ils exhibent comme des cicatrices. Mais, outre la dimension exhibitionniste de ces cicatrices, ces photographies sont avant tout un outil de l'énonciation de ce que peut être Cannes, de ce dont on peut en témoigner. Il y a certes la dimension probatoire de ces clichés qui sous-tendent plus particulièrement le récit que les images de magazines (comme nous l'avons noté plus avant en situant les photographies de vacances par rapport aux cartes postales), mais, ces épreuves photographiques possèdent une véritable qualité de médiation, elle permettent au tiers écoutant de pouvoir se mettre dans certaines conditions de réception du témoignage. Renaud Dulong décrit le dispositif du témoignage dans la mesure où celui-ci " ne transmet pas un affect, il ranime une disposition à être affecté. Ce qui est en jeu dans la réception ne relève pas d'un procès de diffusion mais du réveil d'un intérêt potentiel déjà présent. "

En effet, le témoignage cannois et la "monstration" photographique qui l'étaye n'est peut relever que de la communication affective au cinéma à quelqu'un qui éprouve un intérêt positif, critique ou carrément négatif susceptible d'être animé, réanimé pour qu'il y ait une communication effective. Il n'est d'ailleurs pas rare de rencontrer des communautés de spectateurs cannois "hors-festival", nous entendons ici que ses membres se fréquentent autour du festival, se racontent leurs expériences, se montrent leurs photos, mais ne séjournent pas ensemble lors de l'événement cannois. Ces lieux d'échanges communicationnels qui prennent comme éléments de discours les clichés cannois relèvent de ce que met en place une des premières scènes de L'Arme Fatale 2 lors de la rencontre entre Mel Gibson et René Russo : faisant preuve d'expériences communes mais singulières de combat, l'un et l'autre vont raconter leur carrière de combattant en montrant à la fois leur corps et leurs cicatrices. Raccourci pour raconter un soi cinématographique en tant que spectateur mais aussi en tant qu'acteur d'un des moments intenses de la vie du monde du cinéma, les photos restituées du festival de Cannes rentrent dans le régime des cicatrices cinématographiques qui sont énoncées pour dire une identité selon un mode événementiel, et qui, de plus, permet de raconter ce que l'on doit pour ranimer un affect cannois chez l'autre.

Les photographies qui sont produites par les festivaliers cannois, combinant les aspects documentaires du témoignage et ceux cinématographiques du récit d'événements vécus comme une fiction constituent ce que nous appellerons finalement des cicatrices "cinéma(photo)graphiques", exemple parmi d'autres de la faculté qu'ont certains usages sociaux d'amoindrir les frontières censées exister entre différents médias.

Damien Malinas

6. « Accréditations, Factures EDF » : résumés commodes de notre identité

Sous le soleil du mai cannois de l'an 1999, face à la terrasse du Blue Bar, un des lieux de rendez-vous réputé de la riviera azurée, une femme d'une soixantaine d'années, un peu obèse accroche notre regard. Elle semble glâner sur les trottoirs de la Croisette des cartes et des morceaux de papiers. Elle en inspecte certains avec une grande minutie. Le serveur qui, lui aussi, a remarqué les petites navigations de la femme, et remarqué que nous les remarquions, nous glisse, amusé, et presque sans mépris " toujours fagôtée très bizarrement celle-là ". La femme porte une robe à fleurs un peu sale et fripée ; dans sa poche gauche, une capuche de plastique mauve dépasse. Souvent, elle arrête les passants qu'elle croise et qui lui paraissent disponibles : " Je m'appelle Colette, regardez " dit-elle en tendant le petit bout de plastique qu'elle porte en pendentif et qui ressemble à s'y méprendre à ce que l'on identifie généralement ici comme une accréditation. Quelques-uns s'arrêtent un instant pour écouter son histoire, mais beaucoup, aguerris à l'art de scruter, avec discernement, badges ou sur-badges festivaliers, s'écartent de Colette comme l'on s'éloigne de ces inconnus qui, parce qu'ils ont trop bu, court-circuitent les bienséances de l'indifférence et vous livrent leur vie comme à un intime : la gêne ici ne provient pas de l'ivresse, mais de cette " foutue " accréditation qui, si elle est bien authentique, date du Festival de 93. Sept longues années depuis lesquelles Colette n'est plus rentrée dans le Palais : "Je sais bien qu'elle est plus bonne mais y'en a plein qui l'ignorent, c'est ce qui compte pour moi". Colette habite Grasse, se lève à six heures chaque matin et rejoint la ville festivalière "un peu à pied, un peu en bus". Sa mère voulait qu'elle profite de Cannes pour se faire remarquer par un homme du cinéma. C'est vrai qu'elle en a eu des occasions, elle en a fréquenté des fêtes cannoises, mais c'était il y a 30 ans. Elle les a bien essayés, et souvent, ces numéros de téléphone laissés au petit matin. En vain. Sa flamme festivalière ne s'est pourtant jamais tout à fait éteinte.

L'autre soir, Colette a cru pouvoir rentrer à la partie organisée par New Line Cinéma à l'occasion de la sortie d'Austin Power 2 au Palm Beach. Un jeune attaché de presse chargé de la promotion du film en France lui a fait croire qu'en se présentant à l'entrée de la soirée avec, scotché sur le front l'autocollant publicitaire d'Austin, elle passerait tous les filtres et toutes les barrières sans qu'on lui demande de justifier de son identité. Rendez-vous pris. À 23H00, Colette est venue, "en tenue". L'attaché de presse et ses amis, aussi. Colette s'est confondue en explications devant tous les vigiles, à cinq reprises, jusqu'à l'heure où toutes les " bonnes gueules " entrent, "même sans invit'". Les vigiles ont fait leur travail, sans zèle, ni passion. Colette a fini par enlever la vignette autocollante, sans trop l'abîmer, l'a rangée avec sa capuche, et a quitté les lieux, hagarde et silencieuse. La bande de l'attaché de presse, elle, ne s'est pas amusée du spectacle de Colette plus de quatre minutes avant de regagner la chaleur moitée de l'Austin Party. À trois jours de la fin du Festival 1999, nous l'avons recroisée, munie cette fois d'une quittance EDF : " à tous les cannois ou habitants alentours qui peuvent apporter la preuve qu'ils résident bien ici, le Festival permet de monter les marches sur le tapis rouge qui reste installé deux jours après la clôture. On leur projette, pour eux seuls, la Palme d'or... Et cette année, je le sais déjà, ce sera la petite islandaise qui l'aura, j'ai mes sources, j'ai mes sources... Ce que je veux c'est être bien placée, et moi je sais où il faut être...".

Emmanuel Ethis

7. « Reconnaître », « ne pas reconnaître », « être pris pour » : à Cannes, la méprise n'est pas toujours un hasard...

Dans les rues de Cannes, évidemment, les passants ont, en période de Festival, le regard aux aguets, prêt à repérer un visage connu ; la méprise est souvent de mise, et il arrive couramment que l'on prenne quelqu'un pour une vedette dans le doute d'une vague ressemblance : ceci fonctionne suivant le double a priori cannois bien connu (1) qu'un acteur est très différent dans la vie et au cinéma, et (2) qu'au Festival on peut croiser les acteurs n'importe où.

Néanmoins, on peut imaginer que ce jeu de la méprise ne soit pas le fait que de celui qui se trompe. Beaucoup se laisse prendre au doute que suscitent ceux qui régulièrement sont pris pour une fausse Liz Taylor, une fausse Deneuve, un faux Travolta, Hanks ou Cruise. Il faut comprendre que ces derniers qui possèdent une vague ressemblance avec une star viennent souvent chercher à Cannes le lieu légitime d'une reconnaissance. Ce qui est mis en évidence ici repose le problème de la relation galvanisatrice que le cinéma est susceptible de susciter chez son spectateur. L'acteur à l'écran propose, à son insu, une expérience du monde et exalte là un pouvoir de type normatif faisant ainsi l'objet d'une identification plus ou moins durable et qui s'extériorise avec plus ou moins de force. Il y a là quelque chose qui relève pleinement de la construction d'un soi social qui passe, plus ou moins fugitivement, par le mode de la ressemblance avec des personnages de fiction qu'on aime, allant souvent jusqu'à en stigmatiser des attitudes vestimentaires ou physiques. Il faut noter qu'à Cannes, ce trait ne se combine qu'exceptionnellement avec une volonté de rencontrer, en chair et en os, celui ou celle qui est l'objet de l'identification.

En effet, cette volonté de rencontre s'appuie généralement à Cannes sur des arguments de raisons qui reposent rarement sur la simple curiosité : ce qui anime les spectateurs cannois peut se résumer dans le désir de confronter la représentation qu'ils se font d'un acteur à sa réalité propre. Il faut remarquer que ce désir de rencontre est loin d'être patent chez tous les spectateurs du Festival. La plupart se contentent du " voir ", car il faut bien saisir que " rencontrer " effectivement quelqu'un que l'on admire, ou pour qui l'on a de la sympathie, peut parfaitement mettre en péril le système de représentations qu'un individu a échafaudé à distance, et dans lequel il puise une certaine stabilité de référence. La rencontre, en réduisant la distance, est en passe d'ébranler les affects qui supportent ce système de représentations : ceux qui la souhaitent en sont totalement conscients et c'est précisément cet " ébranlement " qu'ils espèrent, et auquel ils se sont préparés. Les expressions - " il est mieux dans la réalité ", " elle est moins bien que dans les films ", " ils sont abordables ", " ils sont simples " ou " ils sont comme tout le monde " - définissent la palette la plus communément utilisée par nos festivaliers lorsqu'ils rapportent leur rencontre avec un acteur. En ce sens, ou peut dire que la mesure qui est prise dans le temps de cette rencontre repose les termes d'une relation faite de distance et de proximité qui exprime, en premier lieu, la relativité de la position du spectateur face à l'acteur. L'acteur est préservé, le spectateur, aussi.

Emmanuel Ethis

8. « jouissance - ascèse » : les pôles de l'ajustement de la critique...

Si l'on s'amuse à analyser dans les discours mondains ce moment où soudain, on commence à débattre de quelque chose ou de quelqu'un, et que force est de le contaster, on s'abandonne momentanément à dire du mal de ce quelque chose ou de ce quelqu'un... La sociologie stipule que " dire du mal de quelque chose ou de quelqu'un " positionne l'individu qui profère ce mal dans son univers social. Pour le dire avec les mots de Voltaire « Ah qu'on a l'air plus intelligent lorsque l'on est méchant ! » ... Toutefois, il ne faut pas réduire cette méchanceté à la seule volonté de prendre une place dans son cercle de sociabilité, il faut aussi comprendre le sens pratique que tout individu peut tirer de ses dires et de ses médisances : une manière de dissimuler ses moments de pure jouissance. En son temps, le philosophe Adorno avait écarté l'analyse de l'appréciation artistique en tant qu'expérience de la jouissance assimilant cette dernière à l'expression du philistin : « celui qui jouit concrètement des ouvres d'art est un béotien » - précise-t-il -. Des expressions comme « régal pour l'oreille » le trahissent. En réalité, plus on y comprend quelque chose, moins on jouit des ouvres ". Or, on pourrait, au contraire, soutenir que le langage de l'ascétisme ressort d'une traduction qui se sur-imprime à la jouissance esthétique, en lui réinjectant une réflexion propre aux modes de diffusion des ouvres et de leur environnement, et qui sert en réalité de préalable critique à la classification des dites ouvres.

Le Festival de Cannes en tant que lieu de production de discours sur la valeur des ouvres illustre magistralement cette relation entre l'immédiateté de la jouissance et les tentatives connexes de contrôle par le commentaire de ces impressions immédiates. La plupart des films qui concourent à Cannes sont présentés là pour la première fois à un large public. Certains - c'est le jeu de la compétition - transgressent les formes plus ou moins attendues ; et, à la sortie des salles de projection, ce sont souvent les réactions les plus spontanées et les plus contrastées qui dominent : on a aimé ou pas aimé, on est rentré dedans ou l'on est resté toujours hors du film, le temps est passé trop vite ou l'on s'est ennuyé, on cause de la prestation jubilatoire ou extrêmement décevante des comédiens, bref, quand la parole est prise (le silence est souvent de mise aussi), c'est pour s'extérioriser sur le registre de l'émotion la plus directe. Une émotion qui perdure jusque dans les articles des critiques spécialisés qui chroniquent dès le lendemain dans leurs colonnes le film projeté. Au demeurant, le plus flagrant exemple de ce couplage " discours jouissance / discours ascétique " à deux temps provient de ces réajustements critiques que subit le même film entre le moment où il est présenté à Cannes et celui où il sort en salles sur le territoire national : lorsqu'une période de quelques mois sépare les deux dates, cela devient éclatant jusque dans les mots d'un même éditorialiste qu'on pourrait parfois penser franchement schizophrène si l'on examinait certains articles chaussé des lunettes du psychiatre. Ce serait néanmoins une véritable erreur de diagnostic si l'on n'a pas compris le sens de ce discours construit en deux temps comme le serait le témoignage oculaire d'un meurtre, nécessaire re-construction maîtrisée de la première émotion suscitée dans le " j'y étais ".

Emmanuel Ethis

9. « Collection cinéphilique ? » : la recherche de l'authentique ...

À Cannes, bon nombre de cinéphiles viennent enrichir leur collection d'objets et de documents de cinéma : les objets " fétiches " collectés viennent fréquemment enrichir le tout-venant des films, des cassettes, des DVD et des affiches. Cette attitude, ici, n'est pas dévolue à un film ou à un acteur particulier, mais à une volonté délibérée de s'approprier l'objet cinématographique hors des modes conventionnels. La récolte des collectionneurs cannois est principalement composée de dossiers de presse (dans toutes les langues), de photos, d'objets de promotions, d'éléments du décor cannois lui-même, de talons de billets portant le nom des films en compétition, voire d'objets franchement " patrimoniaux ".

Ainsi ces trois suédoises qui viennent à Cannes chaque année pour agrémenter un petit musée privé de cinéma qu'elles ont aménagé dans un appartement de 220 m2 à Göteborg. Sans avoir l'air d'y toucher elles font leur Festival, en exhibant tantôt le hasard, tantôt la virginité de leur pratique cannoise pour profiter chaque année de leur séjour et ce, bien au-delà de l'ordinaire festivalier. Superbe édifice social que cette façade méticuleusement élaborée dans la complicité de ces trois-là, réunies pour assouvir dans la tourmente cannoise un même appétit pour l'accumulation d'objets portant des traces matérielles de stars. Avant-hier, elles ont volé au Continental Azur un verre à cocktail sur lequel une femme qu'elles ont prise pour Liv Ullman aurait laissé des marques de rouge à lèvres. " Mais cela - expliquent-elles - c'est ce qu'on récupère à la sauvette ; en réalité, notre venue à Cannes depuis deux ans est motivée par une entreprise nettement plus ambitieuse qui repose sur une stratégie soignée, parfaitement huilée, et qui a déjà porté ses fruits... ". Et, l'entreprise dont il s'agit, excède largement la simple récolte de pacotilles journalières, car nos fétichistes de haut vol ont entamé une collection concoctée dans le secret et qui demande à la fois travail, préparation, acharnement, minutie et discrétion En effet, elles ont jeté leur ultime dévolu sur ce qui représente à leurs yeux la matérialisation la plus concrète de leur quête : les empreintes des mains d'acteurs qui bordent les alentours du Palais du Festival. Sans sourciller, les filles affirment qu'elles ont déjà réussi à substituer à deux mains originales des dalles soigneusement moulées par leurs soins. " Le plus délicat, c'est pour desceller les empreintes sans les abîmer et sans que quelqu'un s'en aperçoive, mais nos parents travaillant dans le bâtiment, on a pu récupérer un produit chimique épatant qui ramollit parfaitement tous les types de ciments durant vingt minutes... Cela suffit largement... ". Elles n'iront pas plus loin dans leur confession et l'on ne saura rien de l'identité des mains déjà escamotées. Pour interpréter ce geste, il faut tenter de comprendre la bravade cinéphilique, bravade pour laquelle s'approcher du Palais, c'est aussi pour beaucoup, puiser à l'ombre des lumières et des fantômes de Cannes des souvenirs garants d'une passion cinématographique qui réclame, à corps perdu, les signes marquants d'une authenticité.

Emmanuel Ethis

10. « Palme », « Palmage », « Palmer » : retour sur l'idée de « palmarès »...

En 1999, dans Libération, voici comment David Cronenberg, Président du jury, revenait sur son palmarès très controversé : " Les films élus sont ceux pour lesquels nous avons eu l'élan du cour le plus pur. Nous n'avions pas d'intention politique. Sans l'avoir voulu de manière consciente, nous avons exprimé nos sentiments sur le cinéma, c'est évident, mais ça n'avait rien d'un processus intellectuel. Nous n'étions pas un groupe d'agitateurs subversifs se réunissant le soir dans une cave pour fabriquer une bombe. Parmi les dix membres du jury, il y avait une diversité d'opinions magnifique et nous n'avions pas la moindre idée de ce que chacun allait dire avant qu'il ne s'exprime. C'était toujours une surprise ou un choc quand nous entendions les opinions des autres.[...] Hollywood a fait subir un lavage de cerveau au monde entier. Pourquoi avoir un jury au bout du compte ? Si la popularité est le seul critère d'appréciation, il faut tout simplement laisser les spectateurs d'un film voter. [...] Il faut bien comprendre que Cannes est devenu une insulte pour les Américains. Ils voient ce festival comme quelque chose de merveilleux et ils le désirent. Et, comme ils ne parviennent pas à le posséder, ils commencent à le haïr. Ils disent que le festival a perdu sa raison d'être, qu'il n'est pas " pertinent) (irrelevant) ". Le Palmarès dont il est question dans les propos de Cronenberg est celui qui a attribué la Palme d'Or à Rosetta, le film de Jean-Pierre et Luc Dardenne, le Grand prix du jury à L'Humanité de Bruno Dumont, les prix d'interprétation aux acteurs de ces films, Émilie Dequenne, Séverine Caneele et Emmanuel Schotté.

Outre le fait que ce Palmarès traduise une cohérence incontestable dans les choix du jury, il fût, une nouvelle fois, le déclencheur d'une polémique virulente telle qu'en connaît régulièrement le Festival de Cannes. Les critiques de tout poil vont s'emboîter mutuellement le pas, et faire corps derrière les mots d' " ultradocumentaires ", de " tristement naturalistes ", de " sociaux réalistes pessimistes " pour qualifier les films élus. Jamais l'on ne s'étonne de cette cohérence elle-même. Jamais l'on ne tente de tirer le débat vers la compréhension d'une possible volonté concertée de la part du jury de mettre en avant une autre vision du cinéma contemporain - finalité pourtant clairement exposée dans les objectifs qui définissent le festival de Cannes - à laquelle il aurait pu être pleinement et sincèrement réactif. En effet, on ne peut pas ne pas se dire que l'enjeu qui pèse derrière un tel Palmarès est bien celui de la défense d'un mode esthétique de représentation du monde social fortement impliqué par la mise en ouvre brutale d'un nouveau type de " montré " cinématographique. Le cinquante deuxième Festival de Cannes a fait ouvertement éclaté deux interprétations en termes de valeurs du Palmarès dont la presse s'est fait écho, celle des critiques et celle du jury. Les simples spectateurs cinéphiles, avaient néanmoins, pour 25% d'entre eux, pronostiqué Rosetta gagnante avant que le verdict soit rendu... Parallèlement à certains débordements médiatiques fait à chaud, ces spectateurs-là semblent reconquérir à Cannes, une place tout proche de celle du jury de Cronenberg. Ils savent bien qu'un palmarès ne récompense pas nécessairement le plus beau ou le meilleur film en compétition présenté à Cannes, mais plutôt une innovation esthétique susceptible d'endosser véritablement, " authentiquement ", le sens de ce que l'on pourrait définir comme une nouvelle valeur esthétique. Le reste appartient à l'histoire du cinéma, celui qui façonne nos regards,..., avec douceur.

Emmanuel Ethis

11. La chair du spectateur

"La question que l'on pose à celui qui rentre de Cannes est d'abord "quelles vedettes avez-vous vues" et ensuite "quels films" [...] Puis il doit répondre à la deuxième question, la question clé, celle qui implique et explique toute la mythologie du festival "Est-elle aussi bien qu'à l'écran, aussi jolie, aussi fraîche" etc. Car le vrai problème est celui de la confrontation du mythe et de la réalité, des apparences et de l'essence". C'est ainsi qu'en 1955, Edgar Morin tentait de décrypter les symboles que dissimulait l'exhibition cannoise. En réalité, ceux qui rentrent de Cannes et ceux qui y restent ne constituent en rien deux mondes que tout oppose. Néanmoins, il est évident que se juxtaposent dans un même temps plusieurs facettes d'une manifestation qui n'a d'unité que sous le nom qu'elle porte. Pour les cannois et les touristes qui fournissent l'essentiel des figurants qui peuplent les abords du palais, la manifestation est circonscrite à quelques espaces symboliques hautement médiatisés et puissamment investis. Quant aux accrédités - scindés entre médias et spectateurs du deuxième cercle - ils partagent avec les organisations, les producteurs et les artistes du "premier cercle" le privilège d'un accès direct - sporadique ou continu - aux offres du Festival et aux soirées privées. Seule une cause réconcilie momentanément ces cercles désunis : le film sorti de sa banalité quotidienne qui devient miraculeux par la grâce d'une confrontation, par la présence presque irréelle de ceux qui les font exister.

À Cannes, le festivalier doit compter à son tableau de chasse au moins un échange, une rencontre organisée ou hasardeuse avec une star ou supposée telle. Il devra être en mesure d'exercer sur elle un jugement critique qui outrepasse l'image construite dans l'artifice pour arbitrer sur l'humain qu'elle claquemure. La condition nécessaire à cet échange implique que le spectateur puisse suspendre momentanément la frontière qui le sépare de la star. Pour que cette suspension soit possible, il n'y a qu'une alternative : soit choisir une définition plus large de l'idée de star, soit charger le statut du spectateur anonyme pour qu'il devienne momentanément assimilable à celui de la star. Aussi n'y a-t-il rien d'étonnant à ce que, dans les salles, la coprésence ambiguë de l'acteur, du système, et de l'ouvre filmique se traduise par une écoute singulière qui métamorphose les spectateurs en un corps momentanément unifié, fortement réactif et sensible, marquant par ses rires, ses applaudissements et ses interjections, les inflexions narratives et émotionnelles des films. C'est là le sens et l'intérêt majeur du Festival de Cannes : être un lieu de culte avant d'être un lieu de culture où s'exhibent dans leur pluralité les attitudes spectatorielles dont on ne conserve souvent que le souvenir passionné et passionnel.

Emmanuel Ethis

 

Sous la direction d'Emmanuel Ethis, cette rubrique est réalisée dans le cadre du Groupe de réflexion sur le cinéma, L'Exception à l'occasion du Festival de Cannes 2004. Elle s'intitule Petite grammaire du Festival et s'appuie sur des contributions de Jean-Louis Fabiani (EHESS), Damien Malinas (Université d'Avignon), Marie-Hélène Poggi (Université d'Avignon) et Emmanuel Ethis (Université d'Avignon) développées dans trois ouvrages : Aux marches du Palais, le festival de Cannes sous le regard des sciences sociales, (sous la direction d'Emmanuel Ethis) Paris, La documentation française, 2001 ; Cannes Hors Projection, Revue Protée (sous la direction d'Emmanuel Ethis), Université de Québec à Montréal, hiver 2003 et Pour une po(ï)étique du questionnaire en sociologie de la culture. Le spectateur imaginé d'Emmanuel Ethis, Paris, L'Harmattan, 2004.