LOGIN: 
   PASSWORD: 
                       accès étudiants

 

 
          Frédéric GIMELLO-MESPLOMB, Maître de conférences

 
| cours | | | | |
|
f

chercher

économie du cinéma
politiques de l'audiovisuel
exploitation-programmation
histoire du cinéma
théorie du cinéma
analyse de film
le cinéma de genre
économie de la culture
art, société & politique
politiques culturelles
institutions culturelles
projet professionnel

l'Europe de la culture
les médias européens
sociologie des médias
   
  liste complète des cours
   
Recherche
programme de recherche
expertises scientifiques
Commission Européenne
   
Publications
ouvrages
chapitres d'ouvrages
articles de revues
colloques & conférences
entretiens
   
Direction de recherches
choix du sujet
choix du directeur
travaux en ligne
consignes de rédaction
stages
   
   
   
espace réservé
  ads1
   
Traductions
 
 

Eléments d'une sociologie contemporaine de la culture de masse


Eléments d'une sociologie contemporaine de la culture de masse - A partir d'une relecture de l'Esprit du temps d'Edgar Morin

Résumé :

Typique des années 1960, la notion de "culture de masse" apparaît aujourd'hui à la fois datée et vague. Cependant, la définition qu'en donnait Edgar Morin dès 1962 dans L'Esprit du temps permet, à la relecture, d'établir un jeu de concepts féconds pour l'analyse des formes contemporaines des produits de l'industrie culturelle. Après une première partie consacrée à la mise en évidence de la pertinence de L'Esprit du temps pour la fondation d'une sociologie de la culture de masse, l'article propose dans une seconde partie une actualisation des concepts d'ambivalence , de mythe , de réversibilité et d'ambiguïté .

Si la sociologie américaine porte son attention sur les médias de masse et la culture de masse dès les années 1930, c'est seulement dans les années 1960 que la sociologie française lance les premiers travaux destinés à intégrer dans la tradition sociologique ce nouvel objet social [1] . Le signe le plus significatif de cette double opération de typification (montrer en quoi ce nouvel objet appelle des analyses propres) et de banalisation (montrer en quoi ce nouvel objet peut être intégré dans la tradition sociologique) reste sans doute la création en 1961 de la revue Communications à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, à l'initiative de Georges Friedmann, Edgar Morin et Roland Barthes. En dépit de ces débuts prometteurs, les médias de masse et la culture de masse ne sont toujours pas parvenus, quarante ans plus tard, à prendre place dans la galerie des objets "évidents" et immédiatement "légitimes" de la sociologie. L'objectif est ici moins historique que théorique : il s'agit de reprendre cette double opération de typification et de banalisation sociologique de la culture de masse à partir de la relecture de L'Esprit du temps , publié en 1962 par Edgar Morin (première partie), pour conduire à un jeu de concepts pertinents pour l'analyse des formes contemporaines de la culture de masse (seconde partie).

1. Une réévaluation des propositions d'Edgar Morin dans L'Esprit du temps

Morin précise en premier lieu le statut de son objet d'analyse en soutenant que la culture de masse n'est pas une forme de culture inférieure ou dégradée sur une échelle qui serait dominée par l'art et la littérature "savante" ; qu'elle n'est pas non plus, au sens ethnologique, une culture spécifique à un groupe particulier (elle n'est pas la forme contemporaine d'une "culture populaire") ; mais qu'elle est une culture au sens anthropologique, c'est-à-dire un ensemble singulier de représentations du monde issu d'un mode spécifique de production et prétendant articuler les dimensions individuelles et collectives, réelles et imaginaires, de l'existence. Autrement dit, tout comme il existe une "culture nationale" produite par l'école, une "culture religieuse" produite par l'Eglise, une "culture humaniste" produite par l'art et la philosophie, il existe une "culture de masse" produite par les industries culturelles, qui "se surajoute" aux premières : si elle n'est pas la "seule culture du XXe siècle", elle est "le courant véritablement massif et nouveau du XXe siècle (p. 17) [2] . Pour saisir la singularité historique, sociologique et symbolique de cette médiation culturelle propre qu'est la culture de masse, Morin déploie son raisonnement en trois mouvements : il décrit tout d'abord en termes tocquivilliens les conditions d'apparition de la culture de masse dans les sociétés capitalistes et démocratiques, il montre ensuite en termes weberiens la spécificité de cette forme "d'imaginaire collectif", il montre enfin en termes durkheimiens et mertoniens la manière dont les conditions de production de la culture de masse en font un "imaginaire réaliste" sensible aux tensions des formes d'intégration sociale.

Préalablement à l'exposé de ce raisonnement, et en guise de précision de l'objet de la réflexion de Morin, il me semble nécessaire de dissiper un malentendu préjudiciable à la relecture de ce texte, malentendu issu de la lecture faite à l'époque par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, dans un article de 1963 devenu depuis un "classique" : "Sociologues des mythologies et mythologies des sociologues" [3] . La charge est en effet rude, puisqu'il s'agissait rien moins que de "bannir de l'univers scientifique" cette "vulgate pathétique" [4] relative à la culture de masse. La critique majeure faite à Morin porte sur l'idée d'une culture de masse hégémonique et "enchantée" qui serait devenue - à la Francfort - un imaginaire des masses , faisant fi de la diversité et de la complexité des usages, des pratiques culturelles et des contextes de "réception" [5] .  Du point de vue de ce que nous savons en effet des usages de la culture de masse et des pratiques culturelles, la critique est parfaitement justifiée [6] . Or, comme le précise Morin, L'Esprit du temps n'est pas une étude sur les usages de la culture de masse par les individus. Certes, comme en témoigne sa bibliographie, et contrairement au procès qui lui est fait, Morin connaît très bien les travaux (principalement américains) sur la question : partie de la question des "effets" sur les individus, vieille problématique issue des "paniques morales" qui faisaient craindre que les "masses" produites par une société moderne destructrice des formes classiques de solidarité ne soient "manipulées" par la propagande des médias, la sociologie tend à réinscrire la réception des "messages" dans les contextes socioculturels des individus, montrant ainsi que les formes d'usage et d'appropriation des objets de la culture de masse sont toujours situés et relativement autonomes vis-à-vis des "émetteurs". Autant de truismes sociologiques que Morin a bien en tête : "le meilleur de la sociologie américaine en matière de communication de masse s'est efforcé de réintégrer le spectateur ou le lecteur dans les groupes sociaux auxquels il appartient, mais au terme de cet effort, nous arrivons à un point de départ : le public n'est pas une cire molle sur laquelle s'impriment les messages des communications de masse, il y a le tissu complexe des relations sociales qui interfèrent dans le rapport émetteurs - récepteur. Il n'est pas immodeste de dire qu'on s'en serait douté" (p. 261) [7] . Cela dit, le propos de Morin n'est en aucune façon de parler des formes d'interprétation et des usages "réels" de cette culture de masse telles que les "études de réception" peuvent en rendre compte, mais bien de saisir de façon compréhensive , non pas l'imaginaire des masses , mais les logiques de production, les structures de représentations et les dynamiques de transformation qui lui semble constituer un imaginaire commun propre à une époque, un imaginaire significatif précisément de l'esprit du temps de cette époque. En effet, cet imaginaire commun qu'est la culture de masse n'est en aucun cas l'imaginaire de tous , mais il est l'imaginaire connu de tous. Et s'il en est ainsi, c'est parce qu'un ensemble de conditions économiques, politiques, sociales et culturelles l'ont rendu possible.

                La culture de masse naît de la rencontre des techniques de communication, du marché de la consommation et de la démocratie de masse

L'apparition de la culture de masse aurait été impossible sans l'invention d'un ensemble de techniques de diffusion de masse : presse, photographie, cinéma, TSF, télévision. Mais ces inventions ne portaient pas en elle le développement de la culture de masse. Il a fallu pour cela la conjonction de la démocratie et du marché qui ont conduit à la constitution d'industries culturelles qui ont détourné, "souvent à la surprise de leur inventeur" (p. 27), ces inventions de leurs applications scientifiques et militaires pour les mettre au service d'une diffusion vers le plus grand nombre d'individus de nouvelles formes de divertissement, de consommation et d'information. C'est que le moteur de ce développement a bien été non pas l'Etat, mais le marché, lorsque ces techniques ont démultiplié et reconfiguré ce que la presse populaire et les fêtes foraines ne faisaient qu'à petite échelle. Et si cette diffusion a été rendue possible à son tour, c'est parce que le plus grand nombre des individus, en dépit de leur diversité socioculturelle, était en train d'accéder à une nouvelle disponibilité aux loisirs en raison de la diminution croissante de la durée du travail et des assignations communautaires (p. 119). De ce point de vue, et même si Morin connaît la prégnance des clivages culturels de classe, d'âge, de sexe et de statut social, il insiste moins sur ce qui continue de séparer ces différents publics, que sur ce qu'ont en commun les membres du "grand public" auquel s'adressent les industries culturelles, qu'est "l'égalisation des conditions" dont parlait Tocqueville [8] : un statut salarial, une protection sociale et une sortie de la "nécessité" qui les fait accéder à de nouvelles formes de loisirs et de consommation, ni produits par le groupe social, ni imposés par les institutions, mais proposées , à flots continus, par le marché (p. 60).

En effet, tout comme nombre de ses contemporains, Edgar Morin a sans doute le sentiment, au milieu du XXe siècle, de vivre un moment aussi important que celui qui, à la charnière des XIX et XXe siècles, a donné lieu à l'invention de la sociologie. Tout comme il fallait alors penser le passage d'un ordre communautaire à une société moderne, d'un agir traditionnel à une rationalité instrumentale, d'une solidarité mécanique à une solidarité organique, bref penser la nouvelle société moderne, industrielle et bureaucratique, il s'agit, à la fin des années 1950, de penser cet autre passage qu'est celui de la sortie de la société industrielle et l'entrée dans une ère que Alain Touraine nommera plus tard "post-industrielle" [9] . Une ère où la consommation prend le pas sur la production, la valeur loisir sur la valeur travail, l'hédonisme sur le puritanisme, l'individualisme sur la communauté de classe, les enjeux culturels sur les questions de production, en une transition historique dont la "culture de masse" est à la fois le symptôme et l'opérateur le plus marquant. Ce passage ne va pas sans tensions, et Morin souligne en termes weberiens que le monde social dans lequel apparaît la culture de masse n'est pas un monde pacifié, mais un monde en proie à la "guerre des dieux" d'un conflit des valeurs, de sorte que la culture de masse non seulement se "surajoute" aux "cultures" déjà là (industrielle, nationale, religieuse...etc.), mais de plus "entre en concurrence" avec elles (p. 16). Morin souligne ainsi que la culture de masse est au XXe siècle ce que l'esprit du capitalisme était pour Weber au XIXe, car elle est celle qui "intégrant et s'intégrant dans une réalité polyculturelle, tend à corroder, à désagréger les autres cultures", devenant ainsi en quelques décennies, "cosmopolite par vocation et planétaire par extension", "la première culture universelle de l'histoire de l'humanité" (p. 18). Cependant, à la différence de contemporains également sensibles à ce basculement dans une nouvelle ère sociétale comme Herbert Marcuse [10] et Richard Hoggart [11] , Morin ne partage pas leur pessimisme weberien (révolté pour l'un, inquiet pour l'autre) quant à l'entrée dans une modernité post-industrielle dont la culture de masse serait la nouvelle "cage de fer", enfermant les subjectivités dans la satisfaction de "faux besoins" et acculturant sournoisement les cultures populaires traditionnelles [12] . A l'inverse, Edgar Morin adopte une posture plus "durkheimienne" vis-à-vis de ces transformations historiques : il s'agit de penser non la radicalisation de traits déjà inscrits, mais le passage d'une modernité à une autre, d'un imaginaire collectif à un autre. Cependant, là où Durkheim, rendu inquiet par la désorganisation sociale d'un moment de transition historique cherche à faire advenir une nouvelle morale à travers la définition d'une nouvelle forme moderne de "surmoi" (par l'éducation) et fait appel à un réalisme de l'imaginaire ("les faits sociaux comme des choses") ; Morin, curieux plutôt qu'inquiet, cherche non à fonder une nouvelle morale, mais à rendre compte d'un nouvel imaginaire collectif ; non à définir un nouveau "surmoi" mais à saisir le nouvel "idéal du moi" qui se configure au sein de cet imaginaire réaliste qu'est la culture de masse.

                La culture de masse est un rapport au monde esthétique et désenchanté

Pour autant, Morin ne fait pas de la culture de masse un équivalent moderne des formes traditionnelles de croyance que sont la magie et la religion. La culture de masse a bien un lien avec la magie et la religion, mais tout comme la modernité en avait pour Weber avec la tradition : la culture de masse est en effet une version moderne parce que désenchantée de l'imaginaire commun. C'est ce que Morin désigne comme un rapport esthétique à l'imaginaire. Tandis que dans le rapport magique ou religieux "l'imaginaire dicte ses commandements et est perçu comme aussi réel, voire plus réel que le réel" (p. 103), dans le rapport esthétique, le réel et l'imaginaire sont en interaction permanente sans qu'il y ait pour autant de confusion entre l'un et l'autre : "le rapport esthétique réinvestit les mêmes processus psychologiques qui sont à l'ouvre dans la magie ou la religion, mais il détruit le fondement même de la croyance, parce que l'imaginaire demeure connu comme imaginaire" (p. 103). On est donc loin d'une hypnose qui affecteraient les individus et leur feraient confondre l'imaginaire et le réel : "le lecteur de roman, le spectateur de film, entre dans un univers imaginaire qui, effectivement, prend vie pour lui, mais en même temps, au plus fort de la participation, il sait qu'il lit un roman, qu'il voit un film" (p. 103). Dans cette version laïque et "profane" (p. 106) du rapport à l'imaginaire, l'imaginaire n'est ni extérieur au réel ni ne s'oppose au réel, il est une partie du réel . Car le "réel" est au fond le produit d'une interaction indissociable entre ce qui est "actuel" (et qu'on désigne communément comme le "réel") et ce qui est "virtuel" (et que l'on désigne communément comme "l'imaginaire"), de sorte que ce qui est vécu et pensé comme le "réel" n'est jamais que "l'actuel" étroit d'un "virtuel" toujours plus large que développe sans cesse l'imaginaire, et qui peut conduire, en retour, les individus à vouloir modifier leur "réel" (p. 108).

                La culture de masse est réaliste

Si le rapport esthétique à l'imaginaire propre à la culture de masse n'est pas de nature magico-religieuse, mais de nature réflexive par ses allers et retours entre les dimensions "actuelles" et "virtuelles" de l'existence, quelle en est la signification compte tenu de son succès populaire toujours croissant ? La réponse de Morin est radicale, elle est liée à l'analyse qu'il fait des modes de production et de consommation de cette culture de masse : si elle prend de plus en plus d'ampleur, c'est tout simplement parce qu'elle intéresse les gens . Tout d'abord en produisant une culture originale, en assurant le passage d'une juxtaposition "éclectique" de cultures différentes à la production d'une culture commune "ambivalente" et "syncrétique". Ensuite en mettant au cour de ses représentations un "idéal du moi" profondément subversif au sein de systèmes sociaux encore très normatifs, qu'est celui de l'accomplissement de l'individu privé (le "bonheur" contre les normes et les assignations). Autrement dit, et c'est l'affirmation majeure de Morin, la culture de masse intéresse les gens parce qu'elle est "réaliste" (p. 237) : elle explore avec toutes les ambivalences et les réversibilités possibles ("bonheur" puis "crise du bonheur"), les "creux et les pleins" (p. 236), l'actuel et le virtuel, des tensions sociales, culturelles et subjectives liées au passage d'une société industrielle à une société postindustrielle, d'une société à fortes "cultures de classe" et aux rôles sociaux rigides à une société à forte individuation.

Pour démontrer cette proposition, Morin fonde dans un premier temps son raisonnement sur une sociologie élémentaire de la production et de la consommation de la culture de masse. La production de la culture de masse est liée, on l'a vu, à un opérateur économique, le marché, qui est par nature instable. On a donc un premier principe d'instabilité (appelé "élasticité" par Morin, p. 60). S'y ajoute un second principe, celui de diversité (appelé "éclectisme" par Morin) : puisque la culture de masse s'adresse "au plus grand nombre", il faut, pour des raisons évidentes de rendement, qu'elle prenne en compte la diversité socioculturelle de ceux qui composent ce "grand public" et dont les "intérêts culturels" sont, avant que la culture de masse ne s'en empare, une juxtaposition de particularismes : "Un hebdomadaire comme Paris-Match ou Life tend systématiquement à l'éclectisme (...), de façon à obtenir la consommation maxima" (p. 45-46). Avec ces deux principes d'instabilité et de diversité , on est donc loin de l'évidence d'une "unidimensionalité" de la culture de masse comme le dénonce Marcuse. Et c'est d'autant plus vrai que Morin n'hésite pas à porter la contradiction au cour même du raisonnement francfortien qu'est le concept "d'industrie culturelle". Pour Horkheimer et Adorno, il s'agissait de signifier ainsi l'unité et la totalité d'une entreprise de liquidation de la "négativité" porteuse de contradiction et de transformation à travers ce qu'avaient pu être la "conscience de classe" du prolétariat et la "Raison objective" de la philosophie et de l'art [13] . Or c'est à l'inverse un principe de dualité et de tensions internes qui selon Morin caractérise les industries culturelles, et c'est cette tension, plutôt que leur unité, qui en explique la dynamique. En effet, les principes d'instabilité et de diversité liés à la production et à la consommation de la culture de masse trouvent leur traduction au sein des industries culturelles dans la tension conflictuelle entre les logiques "industrielle-bureaucratique-monopolistique-centralisatrice-standardisatrice" et "individualiste-inventive-concurrentielle-autonomiste-novatrice" (p. 35). D'un côté, la logique technobureaucratique des grands groupes pousse à une parcellisation des tâches et à une standardisation des produits permettant d'amortir les investissements et de limiter les risques commerciaux. Mais d'un autre côté, chaque produit est un prototype et doit offrir toujours du "nouveau" restant en prise avec "l'événement" (p. 32), rendant ainsi nécessaire l'existence toujours renouvelée de "petites firmes indépendantes" comme le montre l'économie du cinéma hollywoodien (p. 34). Ce modèle sociologique "sous-tension" de l'industrie culturelle est ce qui permet alors de comprendre l'aspect paradoxal et relativement instable de la culture de masse : "c'est l'existence de cette contradiction qui permet de comprendre, d'une part, cet immense univers stéréotypé dans le film, la chanson, le journalisme, la radio, et, d'autre part, cette invention perpétuelle dans le cinéma, la chanson, le journalisme, la radio, cette zone de création et de talent au sein du conformisme standardisé " (p. 36). Morin met ainsi au cour de la culture de masse le principe de "création sous contrainte", principe qui s'oppose à l'idée d'un "art pour l'art" à la valeur intrinsèque, et que l'on retrouve de la peinture italienne de XVe siècle [14] , aux feuilletons les plus récents de la télévision française [15] , en passant par la plupart des activités artistiques [16] . L'intensité de ces tensions est liée à la fois aux dynamiques internes et externes aux industries culturelles. En interne, Morin souligne la forte présence, parmi les producteurs, d'intellectuels et d'artistes véritables (et tout particulièrement dans le Hollywood des années 1930-1950), de sorte que "c'est un système beaucoup moins rigide qu'il apparaît de prime abord : il est en un sens fondamentalement dépendant de l'invention et de la création qui sont pourtant sous sa dépendance ; les résistances, les aspirations et la créativité du groupe intellectuel peuvent jouer à l'intérieur du système" (p. 65). De ce point de vue, la culture de masse n'est rien d'autre qu'un nouveau champ et qu'une nouvelle étape de l'opposition entre "l'inertie" et la "création", constitutif de la création culturelle et de l'art (p. 68) [17] . Mais l'intensité du rapport entre ces logiques de standardisation et d'innovation ne dépend pas de la seule capacité des créateurs et des "auteurs" à négocier des marges d'autonomie au sein de l'industrie culturelle. Ce "rapport de force" dépend aussi, plus largement, de l'instabilité, de la diversité et des tensions du monde social tout entier, en tant que la culture de masse et les industries culturelles sont soumises "à l'ensemble des forces sociales, lesquelles médiatisent la relation entre l'auteur et son public ; de ce rapport de force dépend finalement la richesse artistique et humaine de l'ouvre produite" (p. 36). D'où le principe contradictoire fondamental d'une culture de masse produite par des industries culturelles qui doivent toujours, d'une manière ou d'une autre, prendre en compte l'intensité de leurs tensions internes et celles liées à la relation à leur "public", en un pari permanent sur ce qui intéresse et sur ce qui est recevable par les gens : "le standard bénéficie du succès passé et l'original est le gage du succès nouveau, mais le déjà connu risque de lasser et le nouveau risque de déplaire" [18] (p. 35). Autrement dit, l'industrie culturelle est ce qui traduit jusque dans le cour de la culture de masse, l'instabilité et la diversité du monde social : "la contradiction invention - standardisation est la contradiction dynamique de la culture de masse. C'est son mécanisme d'adaptation aux publics et d'adaptation des publics à elle. C'est sa vitalité" (p. 36) [19] .

Une fois établit le principe d'instabilité au sein de l'industrie culturelle et de la culture de masse, il est possible de montrer comment ces dernières vont traduire le second principe qu'est celui de diversité, à travers la prise en compte de l'éclectisme culturel des pratiques et des représentations des individus composant le "grand public". Cet éclectisme, explique Morin, va se trouver traduit en un double mouvement "d'ambivalence" et de "syncrétisme". La culture de masse est ambivalente en ce qu'elle véhicule de nombreuses valeurs et représentations pouvant être différentes, voire opposées, mais elle en propose le plus souvent une interprétation syncrétique ouvrant sur la définition d'une "nouvelle culture" hybride, originale et relativement cohérente (p. 46). Cette puissante dynamique syncrétique s'observe tout d'abord à travers ce que Morin appelle le "grand cracking" (p. 69), terme de l'industrie pétrolière signifiant la production d'un élément à partir de la déformation d'autres éléments, et qui va conduire à la production d'une culture "moyennée", qui n'est ni la culture populaire du hic et nunc , ni la "haute culture" universaliste de l'art et de la littérature, à partir du moment où, comme le dit Morin avec des accents musiliens, "les standards se remplissent de talents, mais étouffent le génie" (p. 66). Puisqu'il faut parler un peu de tout, alors il faut le faire "à travers une rhétorique permanente", de sorte que si la radio propose une grande variété de chansons et d'émissions, l'ensemble se doit "d'être homogénéisé dans le style de présentation dit radiophonique" (p. 47). Concernant la fiction, la culture de masse prolonge l'hybridation culturelle entamée par le feuilleton populaire du XIXe siècle ( Les mystères de Paris de Sue) qui combinait le rocambolesque et le fantastique des contes traditionnels et folkloriques avec le réalisme bourgeois des existences et des psychologies ( Madame Bovary de Flaubert), en proposant des récits où se mêlent toujours plus des personnages ordinaires dans des situations extraordinaires (p. 75-78). De plus, à mesure que le romanesque se déploie dans la culture de masse, ce dernier "déborde hors de l'imaginaire et gagne l'information", dans laquelle "les thèmes fondamentaux du cinéma - l'aventure, l'exploit, l'amour, la vie privée - sont privilégiés", en particulier par l'accent mis sur les faits divers et les "vedettes", de sorte que "la mise en situation dramatique tend à primer l'information proprement dite" (p. 134). La culture de masse ne dédaigne pas les ouvres artistiques et littéraires, mais lorsqu'elle s'en saisi, c'est à sa manière. D'un côté le "génie artistique" devient un label de "haute culture" (comme on parle de "haute couture") qui permet d'intégrer Van Gogh et Picasso dans la même galerie de vedettes que Bardot et Distel (p. 67). D'un autre côté, certaines ouvres consacrées sont "vulgarisées", c'est-à-dire adaptées aux catégories de la culture de masse (("l'amour moderne triomphera dans l'Antiquité la plus reculée", p. 71). Même syncrétisme à propos des "genres" médiatiques et des "types" de public. C'est vrai des clivages socioculturels de classe, qui, même s'ils restent encore marqués, sont de plus en plus débordés par des médias de masse qui s'adressent à tous et que tous fréquentent (le cinéma, la télévision, la chanson), et même si "France-Soir n'attire pas à lui tous les lecteurs, il attire les lecteurs de tous ordres, de toutes catégories" (p. 49). C'est vrai aussi pour les classes d'âge, d'abord entre adultes et enfants ("la grande presse pour adultes s'est imbibée des contenus enfantins - l'invasion des comics notamment - en même temps que la presse enfantine entraîne précocement l'enfant à portée du secteur adulte", p. 50), mais aussi par une juvénilisation généralisée qui rabat les clivages d'âge sur les seules valeurs de la jeunesse (p. 51). C'est vrai aussi des clivages sexués, puisque s'il existe une presse féminine, la grande presse est "parfois plus féminine que masculine, si l'on songe à la place faite au romanesque et aux thèmes sentimentaux", de même que "le cinéma a réussi à dépasser l'alternative, qui caractérise l'époque du muet, des films à caractères féminins, tendres, larmoyants, douloureux, et des films à caractères virils, brutaux, agressifs, en produisant des films syncrétisés où le contenu sentimental se mêle au contenu brutal" (p. 51). C'est vrai enfin avec les différences culturelles ethniques dès lors que la culture de masse américaine universalise ses représentations de façon transnationale, et que simultanément elle "adapte des thèmes folkloriques locaux et les transforme en thèmes cosmopolites, comme le western, le jazz, la samba... etc (p. 57) au moyen d'un puissant "cracking analytique" où "certains thèmes folkloriques privilégiés sont plus ou moins désintégrés pour être plus ou moins intégrés dans le nouveau grand syncrétisme . Le hic n'est pas aboli, il est relativisé. Le nunc devient un nouveau nunc cosmopolitisé" (p. 85).

Cependant ce "grand cracking" n'a pas pour seul effet la production d'une nouvelle culture "moyenne", sa portée symbolique est pour Morin beaucoup plus importante : ce qui est ainsi produit est une véritable "mythologie moderne". De la même manière que Morin s'était saisi du concept d'industrie culturelle francfortien pour en montrer la dynamique conflictuelle plutôt que la totalité unidimensionnelle, il se saisit ici du concept de "mythe" développé par Roland Barthes [20] tout en lui donnant une autre signification. Car le traitement que Barthes fait du mythe apparaît au fond doublement réducteur. D'un côté, dans l'article théorique de Mythologies , intitulé "Le mythe aujourd'hui", Barthes lie la définition du mythe (comme "naturalisation" et "éternisation" des connotations idéologiques) à un nécessaire rapport de domination qui permet au "mythologue" de déduire de l'analyse de la mécanique sémiologique du mythe qu'il en fait, l'interprétation des messages de la culture de masse que doivent en faire les lecteurs et les auditeurs. Alors que pour Morin, le mythe est une proposition (pouvant même être subversive) plutôt qu'une "parole dépolitisée" nécessairement dominante [21] . D'un autre côté, dans les études de cas de la première partie de Mythologies , Barthes rabat la culture de masse sur l'idiotisme ethnocentrique d'une idéologie petite-bourgeoise et chauvine, alors que pour Morin il y a dans la culture de masse une dilatation culturelle syncrétique et cosmopolite intrinsèque ("quelque chose de juif, de non conforme, de non totalement adapté et intégré", p. 64), lié au "moment historique" de son apparition, et auquel Barthes n'était sans doute pas assez sensible [22] .

                Le mythe du bonheur individuel est subversif

La culture, au sens anthropologique ici défendu par Morin, est ce qui "irrigue selon ses réseaux la vie réelle d'imaginaire, l'imaginaire de vie réelle" (p. 108), et le mythe est l'expression de cette interaction entre "l'actuel" et le "virtuel" du monde réel, à travers les deux mécanismes de "projection" (hors de soi) et "d'identification" (vers soi) (p. 110-111). Ceci étant, quelles sont les tensions entre l'actuel et le virtuel dont les "mythes modernes" auraient à rendre compte ? On l'a vu, ces tensions participent pour Morin d'un moment historique de passage d'un type de société à un autre, d'une société industrielle intégrée par le travail, son puritanisme besogneux et la "conscience fière" des ouvriers qualifiés, à une société post-industrielle qui voit de plus en plus se séparer l'esprit du capitalisme et l'hédonisme culturel [23] , le "groupe d'appartenance" et le "groupe de référence". Si donc la mythologie moderne fait une proposition , au titre de nouvel "idéal du moi", c'est bien celle de l'accomplissement privé de l'individu , moins dans la "réussite" (ce qui serait encore "industriel") que dans le "bonheur" (ce qui est typiquement "post-industriel"). C'est cette proposition que Morin explore à travers la construction de divers mythes dont il va montrer l'ambivalence à la fois "adaptative" et "subversive" : "Les hommes subissent dans leur être même les processus d'objectivation, mais en même temps ils subjectivisent leur vie personnelle, s'individualisant  davantage (...), dans ce sens la culture de masse introduit non tant à une vie technicienne qu'à un comment vivre non techniquement dans un monde technicisé" [24] .

L'incarnation du nouvel idéal du moi qu'est le bonheur privé se trouve dans la figure de ce que Morin appelle les "olympiens". Il s'agit de personnes publiques à succès (stars, représentants monarchiques et dirigeants politiques, champions, mannequins, artistes) dont la vie publique et privée fait en permanence la une de la presse, sur le double registre d'un "idéal inimitable" et d'un "modèle imitable", "surhumains dans le rôle qu'ils incarnent, humains dans l'existence privée qu'ils vivent" (p. 145), ils "accomplissent les phantasmes que ne peuvent réaliser les mortels, mais appellent les mortels à réaliser l'imaginaire" (p. 146). Figures du bonheur réalisé, ils apparaissent comme des "modèles de vie" dont "la surindividualisation est le ferment de l'individualité moderne" (p. 148). Et c'est en cela qu'ils sont subversifs, en opposant aux anciennes normes du conformisme social la nouvelle normalité de l'accomplissement de soi dans le bonheur, lorsque bénéficiant du "réalisme identificateur" du "spectacle cinématographique", ils "tendent à détrôner les anciens modèles (parents, éducateurs, héros nationaux", p. 146). C'est au fond cette ambivalence d'une nouvelle normalité subversive qui fait pour Morin la puissance de la culture de masse, dont le happy end est emblématique en ce qu'il expulse la tragédie de la fiction, y compris par le rewriting en ce sens des ouvres littéraires qu'elle adapte (à la fin du film Le pont de la rivière Kwaï , le pont saute alors que ce n'est pas le cas dans le roman de Pierre Boulle, p. 128). En effet, la culture de masse ne propose pas des mythes qui en appellent au renforcement de l'ordre social par la punition et la mort de ceux qui auraient voulu échapper à leur destin (en bien ou en mal), mais propose à l'inverse des mythes qui font surgir le bonheur comme un possible émancipateur. Autrement dit, tandis que la tragédie fait intervenir l'irréel du fatum pour s'achever sur l'hyperréalisme répressif d'un ordre social éternisé, la culture de masse fait l'inverse : "paradoxalement, c'est dans la mesure où le film se rapproche le plus de la vie réelle, qu'il s'achève sur la vision la plus irréelle , la plus mythique : la satisfaction des désirs, le bonheur éternisé" (p. 127).

Cet imaginaire subversif du bonheur se déploie à travers plusieurs figures du désirable. Dans la consommation et le confort matériel où "l'hédonisme" l'emporte sur l'accumulation et la "gratification différée" (p. 174). Dans l'amour aussi, moins dans son opposition à la famille que dans "l'accomplissement de soi dans le couple" (p. 184), moins dans "l'amour absolu" que dans "la recherche de l'amour" (p. 191) et de "l'éternisation projective d'un moment de félicité" (p. 173). D'où l'importance de ce "cliché" de la culture de masse qu'est le "baiser sur la bouche" : plus que "le substitut cinématographique de l'union des corps prohibée par les censeurs" (p. 185), il est, "ce qui fait apparaître le mouvement complexe et profond de l'individualisme moderne, qui est d'essayer désespérément de communiquer avec l'autre - semblable et étranger - d'être reconnu et de reconnaître, de se perdre et de s'affirmer dans le regard d'un alter ego amoureux" (p. 191). Même mise en scène des transgressions libératoires dans les faits divers et le cinéma : les premiers rendent compte de la manière dont "les gardes fous de la vie normale sont rompus par l'accident, la catastrophe, le crime, la passion, la jalousie, le sadisme" (p. 136), tandis que les westerns mettent en scène un monde où "le shérif instaure revolver au poing la loi qui assurera la liberté, véritable synthèse entre le thème de la loi et de la liberté aventureuse" (p. 154) et que les "films noirs" mettent en scène un monde sans lois que transgresse même les policiers. Même ordre d'ambivalence entre ordre et déviance avec l'érotisation généralisée de la culture de masse et de la publicité, dans la mesure où l'érotisme n'est pas l'expression de la transgression des tabous sexuels, mais au contraire un "allumage permanent" produit par la tension entre la "pression du tabou" et la "pression libidineuse" (p. 168). Ainsi le happy end , les faits divers, les films "d'outlaw" et l'érotisation généralisée contribuent-ils à saper l'idée d'une fatalité, d'une sacralité et d'une éternité de l'ordre social et du "surmoi" de la loi, en valorisant expérimentalement la transgression, la déviance, le désir et l'irréalisme du bonheur final comme un gage de liberté dans un monde où continu de régner le réalisme des normes sociales et de leurs sanctions [25] .

Plus encore, la culture de masse étend ses aspects subversifs, parce que néo-normatifs, vers les trois pôles traditionnellement dominés de la culture occidentale : les femmes, les jeunes, et les populations colonisées. Certes, "la femme modèle que développe la culture de masse a l'apparence de la poupée d'amour " (p. 196), valorisant par tous les moyens ses "attributs érogènes", mais il faut voir là moins la soumission au regard désirant des hommes que le ressort d'un individualisme de masse dont la mode est à la fois la ressource et l'expression. En effet, dès lors que l'amour n'est plus commandé par le social mais par les interactions, alors la séduction devient doublement nécessaire : comme nouvel impératif social dans une compétition érotique généralisée (il faut faire comme tout le monde pour avoir sa chance), et comme forme d'expression de son unicité. C'est précisément ce qu'offre la mode, dans son mouvement permanent de changement, contre toutes les conventions et les assignations socioculturelles. De ce point de vue, "la culture de masse joue ce rôle capital dans la mode moderne : elle est l'instrument de démocratisation immédiate de l'aristocratisme (...), pour finalement standardiser dans le grand public les jouissances de la sur-individualité aristocratique" (p. 197-198). Ce mouvement d'individualisation émancipateur des femmes dans la culture de masse trouve son expression syncrétique dans la figure de la "masculine-feminine girl" qui franchit un pas supplémentaire en prenant dorénavant l'initiative dans la relation, et Morin cite la scène du film En avoir ou pas où Lauren Bacall demande à Humphrey Bogart "avez-vous du feu ?" : "A travers ce petit acte d'émancipation tabagique, la femme inaugure son propre love-making . C'est elle qui invite ouvertement l'homme à l'amour" (p. 203) [26] . Concernant la jeunesse, le passage d'une société traditionnelle à une société industrielle avait déjà érodé le pouvoir des anciens, et Morin montre comment la culture de masse met en scène la "fin des pères", non pas à travers la révolte romantique envers une famille haïe, mais à travers le développement d'une "culture jeune" interclassiste par laquelle "les garçons et les filles ne se débattent pas contre la morale de leurs parents ou celle de la société, mais tout simplement les ignorent" (p. 208) [27] . Autant la culture picaresque jusqu'au XVIIIe était masculine, la culture romanesque du XIXe féminine, autant la culture de masse du XXe est une culture juvénile qui s'alimente des fortes tensions propres à l'adolescence, dans sa contradiction fondamentale entre "la recherche de l'authenticité et la recherche de l'intégration dans la société" (p. 215). C'est ainsi que "les comics et les films américains vont imposer le règne du héros sans famille (...) thème moderne dans ce sens qu'on ne sait rien des parents des héros, non pas qu'il y ait mystère dans la naissance, mais parce que cette détermination est purement et simplement ignorée. Un homme et une femme, seuls dans la vie, se rencontrent ou affrontent le destin (...) et veulent toujours rester jeunes pour toujours s'aimer et toujours jouir du présent" (p. 211-212) [28] . Concernant les peuples colonisés ou néo-colonisés, Morin rend compte de la dimension subversive de la culture de masse à travers une analyse mertonienne du principe de frustration et de "conformisme déviant" dont elle porteuse. En effet, jamais une culture comme la culture de masse, issue des sociétés occidentales, n'avait pu ainsi s'universaliser à l'échelle planétaire en raison à la fois de ses moyens techniques de diffusion (et non pas militaires ou institutionnels) et de l'aspect ludique et hédoniste de propositions construites comme cosmopolites et universelles :  "les besoins de bien-être et de bonheur, dans la mesure où ils s'universalisent au XXe siècle, permettent l'universalisation de la culture de masse. Réciproquement, la culture de masse universalise ces besoins" (p. 222). D'où sa dimension extrêmement subversive : d'un côté envers les régimes autoritaires socialistes (et les guérillas qui s'en inspirent) qui prétendent vouloir le bonheur du peuple sans parvenir à un niveau de consommation équivalent à celui de l'occident capitaliste. D'un autre côté, envers les régimes autoritaires capitalistes du Tiers-Monde (en particulier latino-américains) qui voient, par la culture de masse, "le triomphe de l'américanisme" se retourner contre eux (bien qu'ils soient les alliés des Etats-Unis) en raison de la frustration ainsi introduite : car "la consommation imaginaire provoque un accroissement de la demande consommatrice réelle, et tandis que les classes aisées se ruent sur la consommation, la demande qui s'enfle dans les masses populaires demeure bloquée" (p. 229).

                Les mythes de la culture de masse sont réversibles

Ainsi, le double principe d'instabilité et de diversité des industries culturelles trouve-t-il sa traduction dans l'ambivalence et le syncrétisme de la culture de masse. Mais au-delà de l'expression synchronique de cette tension, il en existe une expression diachronique qui rend la culture de masse sensible à l'état des "forces" qui travaillent le social, et qui fait que "l'esprit du temps" est, par nature, instable, et même réversible . D'une part parce que les industries culturelles ne syncrétisent pas tout : il existe une part de l'art, de la littérature, du cinéma même, qui échappe à leur emprise et contribue, de l'extérieur, à saper les mythologies de la culture de masse. D'autre part parce que le mythe n'est qu'une proposition et non un pouvoir, il canalise certes les significations vers certaines représentations et en refoule d'autres, mais il est un compromis qui ne tient que si les termes de ce compromis demeurent acceptables [29] : "La culture de masse est évolutive par nature. Elle évolue en surface, selon le rythme frénétique des actualités, flashes, modes, vogues, vagues ; mais aussi en profondeur selon les développements techniques et sociaux", de sorte qu'elle "adhère à beaucoup plus de processus évolutifs et beaucoup plus aux processus évolutifs que les cultures imposées par l'autorité ou les traditions, comme les cultures scolaires, nationales ou religieuses" (p. 254). C'est toute la thématique de la "crise du bonheur" souligné par Morin à la fin de son livre. Déjà le malheur frappe les olympiens qui n'ont, en fait, jamais connu le bonheur, comme le révèle en particulier le suicide de Marilyn Monroe (p. 256). Au-delà du malheur qui ronge l'Olympe, c'est la totalité des "mythes modernes" des années 1930-1960 qui sont menacés. Le mythe du bonheur en particulier avait permis de refouler la part d'angoisse d'un échec dorénavant devenu personnel (et non plus tragique ou "social") dans la recherche de l'accomplissement individuel, mais ce refoulé de la part d'ombre de la subjectivisation ne manque pas d'effectuer son retour : "d'une part une famille moins oppressive, d'autre part une solitude plus oppressive. D'une part, l'accroissement des relations de personnes à personnes, d'autre part l'instabilité de ces relations. D'une part l'amour plus libre, d'autre part la précarité des amours. D'une part l'émancipation de la femme, d'autre part les nouvelles névroses de la femme. D'une part moins d'inégalités, d'autre part plus d'égoïsme". Autrement dit, et pour conclure sur "l'esprit du temps" de la culture de masse qui s'achève dans les années 1960, "la mythologie du bonheur est devenue problématique du bonheur" (p. 7), à tel point qu'on peut se demander "jusqu'où l'accomplissement de l'individualisme  moderne s'opérera-t-il sans désagrégation " (p. 257).

C'est d'ailleurs à partir de cette "crise du bonheur" de la fin des années 1960 que Morin relira, après 1968, ce qui, dans la culture de masse des années 1930-1960 portait en germe, mais "neutralisé" par son syncrétisme, les débordements contestataires de la fin des années 1960, à la fois dans le domaine politique et dans le domaine culturel [30] : naissance d'un féminisme politique au-delà de la modernité d'un "love making" féminin, irruption d'une jeunesse transgressive et révoltée brisant politiquement les carcans moraux et institutionnels déjà sapés par l'érotisme et l'individualisme de la culture de masse, affirmation d'un point de vue écologiste anti-productiviste et d'un pacifisme anti-impérialiste, émergence d'une contre-culture rock. S'ouvrirait alors une autre période historique, pleinement post-industrielle et post-fonctionnaliste, où non seulement le bonheur devient un problème, mais où la question même de la définition de soi dans un monde de moins en moins contraint par des prescriptions morales et sociales, institutionnelles et organisationnelles, mais de plus en plus par la "contrainte de masse" qu'est devenue l'autonomie, la performance et l'authenticité individuelle au sein d'un monde désinstitutionnalisé et désocialisé [31] . C'est à ce prolongement de l'exploration de ce nouvel "esprit du temps" à travers l'analyse d'un "imaginaire en temps de crise" que véhiculerait la culture de masse des années 1980-1990, que l'on peut rattacher les travaux d'Alain Ehrenberg et de Sabine Chalvon-Demersay, dans un monde social et symbolique cette fois non plus saturé par les aspirations subversives au bonheur privé, mais par les angoisses de l'échec, de l'exclusion et de la trahison, de la part d'individus en mal de réassurance et de liens sociaux [32] .

2. Pour une sociologie contemporaine de la culture de masse

Dans son livre, Morin trace une ligne de raisonnement qui montre comment l'éclectisme des intérêts culturels des publics conduit nécessairement à l'ambivalence (d'où l'aspect "patchwork" de bien des produits de la culture de masse, avec pour seule unité le "style" des dispositifs), mais que cette ambivalence dépasse la seule juxtaposition pour produire par syncrétisme des propositions de nouvelles "valeurs", "représentations" et "modèles" qu'il appelle des "mythes" (supposés correspondre, du point de vue des professionnels des industries culturelles qui les configurent et les proposent, aux formes "d'idéal du moi", "d'identification" ou de "réassurance" des individus constituant les "publics" [33] ), mythes dont l'instabilité est attestée par leur réversibilité ("bonheur" puis "crise du bonheur") en fonction de l'état des rapports de force entre standardisation et innovation au sein des industries culturelles, et entre conformisme et contestation au sein de la vie sociale. Ainsi, avec l'ambivalence et le syncrétisme , le principe de diversité est traité synchroniquement , tandis qu'avec la réversibilité des mythes et l'irruption de la critique sociale, politique et culturelle, le principe d'instabilité est traité de façon diachronique .

De ce point de vue, il me semble qu'il manque au raisonnement de Morin d'un côté un chaînon de l'analyse sociologique de la production de la culture de masse, d'un autre côté une dimension de l'analyse sociologique des contenus de la culture de masse.

Le chaînon manquant dans l'analyse de la production de la culture de masse est celui qui permettrait d'établir un lien social entre la diversité et l'instabilité de l'industrie culturelle et de la culture de masse, et la diversité et l'instabilité non seulement des "publics", mais aussi d'individus socialement situés et culturellement réflexifs. Il me semble que ce chaînon manquant peut être rétabli par l'introduction d'une sociologie de l'espace public (comme "arène" de la conflictualité sociale et symbolique) en réintégrant ainsi dans le raisonnement ce que Morin avait explicitement mis de côté, c'est-à-dire les usages et les formes d'appropriation, dans les conduites individuelles et l'action collective, des produits de la culture de masse. On peut ainsi mieux rendre compte de la dimension diachronique du principe d'instabilité et de diversité qu'est la réversibilité des représentations au sein de la culture de masse, en faisant l'étude des interactions entre la dynamique des mouvements sociaux et culturels d'une époque historique et les modifications, déplacements, transformations des représentations des rapports sociaux médiatisés par les industries culturelles dans la culture de masse [34] (par exemple les représentations des Noirs et des femmes dans la culture de masse américaine avant et après les années 1960, ou bien les représentations des "islamiques" dans les espaces publics urbains et médiatiques de la Turquie contemporaine [35] ).

Cette internalisation par les industries culturelles de l'instabilité et de la diversité du social via l'espace public conduit à introduire dans l'analyse sociologique des contenus de la culture de masse, non seulement cette diversité de façon synchronique comme le fait Morin à travers les notions d'ambivalence et de syncrétisme, et cette instabilité de façon diachronique comme il le fait à travers la notion de réversibilité, mais d'introduire de façon synchronique la réversibilité à travers cette dimension manquante chez Morin qu'est la notion d' ambiguïté . En effet, comme le montre Noël Burch pour le cinéma hollywoodien [36] , la force symbolique des propositions de la culture de masse se trouve moins dans l'unité des mythes proposés successivement (par exemple, dans l'histoire du cinéma), que dans leur superposition originelle et continuelle (à des degrés d'intensité divers), au sein de chaque film et à chaque époque. L'ambiguïté, ou, comme le dit Noël Burch, le "double speak", c'est-à-dire la double (ou triple) couches de significations superposées, est ainsi ce qui permet à la culture de masse (inconsciemment le plus souvent, à travers l'alchimie de la subjectivité des producteurs, réalisateurs et animateurs, mais aussi sans doute parfois consciemment, avec des intentionnalités marketing) de neutraliser la réversibilité diachronique de l'ambivalence et de la critique en la fixant synchroniquement au sein de structures narratives et symboliques ambiguës : "il ne s'agit donc pas d'une ambiguïté de l'indécidable à la manière post-moderniste, mais d'une multiplicité structurellement articulée de polysémies, déterminants des lectures diverses et parfois contradictoires d'un même film dans son ensemble" [37] . Au-delà de l'expression explicite de deux valeurs différentes ou opposées qu'est l'ambivalence, la culture de masse propose ainsi des "textes" emplis de "sous-textes" dont l'ambiguïté permet de fédérer la diversité des publics et des lectures, moins dans un syncrétisme unifié et unificateur (avec leur lot de normativité subversive ou conformiste), que dans un jeu avec le sens qui laisse ouvertes les interprétations et renvoie les individus moins à des mythes qu'à des "problématisations", sinon dans la subjectivité de chacun, au moins dans le débat public de la critique [38] . Autrement dit, "l'esprit du temps" est plus souvent ambigu dans ses représentations que ne pouvaient le faire penser les "blocs" de mythologies réversibles théorisées par Morin.

A partir de là, il me semble possible de proposer une typification sociologique de la culture de masse qui renoue le fil d'une tradition sociologique de propositions et de controverses : la culture de masse, compte tenu d'un contexte de production qui comprend tout autant les contextes de réception, l'espace public et les industries culturelles, est nécessairement ambivalente (principe synchronique de diversité), syncrétique (principe de proposition mythologique), réversible (principe diachronique d'instabilité interne et externe aux industries culturelles) et ambiguë (intégration synchronique des principes de diversité et d'instabilité dans les "textes"). De la sorte, elle est réaliste en ce qu'elle rend compte non pas de la "réalité" du social (dont les sociologues sont eux-mêmes bien en peine de pouvoir rendre compte objectivement), mais de la réalité d'un état des représentations collectives (produit par tous à travers mille médiations et connu de tous du fait de sa diffusion de masse) à chaque moment historique de chaque société nationale, elle-même inscrite dans un contexte de plus en plus transnational [39] . On trouvera ainsi à analyser dans les programmes actuels de la télévision française et américaine toutes les ambivalences, les mythologies et les ambiguïtés relatives aux représentations des identités et des rapports sociaux de sexe à travers les multiples combinaisons d'un sexisme ordinaire, d'un volontarisme féministe et égalitariste, des rhétoriques anti-féministes ("backlash") et des ambiguïtés du "post-féminisme" [40] .

Sur la base de cette typification sociologique de la culture de masse, il est sans doute possible de la réintégrer dans la galerie des objets légitimes de la sociologie au moyen de sa banalisation .  Acceptons ainsi l'idée que la culture de masse, comme tout objet ou fait social , est le produit "objectivé" d'un ensemble de médiations inscrites dans des rapports sociaux, et dont la fixation dans un produit culturel particulier (un film, un reportage, une affiche... etc.) n'est jamais qu'un moment dans un processus continu de "configuration" et de "reconfiguration" des représentations symboliques du monde dans lequel se trouvent les individus. C'est précisément ce dont parle Howard Becker lorsqu'il s'interroge sur les objets artistiques et techniques qui "disent la société" : "Nous nous sommes vite rendu compte que c'était une erreur de nous focaliser sur les objets, comme si le sujet de nos recherches était des tableaux statistiques, des cartes, des récits ethnographiques ou des films. Il a semblé plus fécond de considérer ces artefacts comme les traces figées d'une action collective ( as the frozen remains of collective action ), réanimée à chaque fois que quelqu'un se les approprie : en rédigeant ou en lisant une carte ou un texte, en produisant ou en regardant un film. Parler d'un 'film' renvoie autant à 'faire un film' qu'à 'voir un film' " [41] . Par là, Becker montre d'un côté comment les objets sont en réalité des rapports sociaux et des points de vue dont la chaleur de leur production (les coups de force, les dominations, les conflits) se trouve en quelque sorte attiédie, refroidie par leur "chosification", et d'un autre côté la manière dont ces objets, une fois produits et diffusés, réalimentent un nouveau cycle de production, retrouvant en cela la dynamique de transformation réciproque de "l'actuel" et du "virtuel" montrée par Morin. C'est de ce point de vue me semble-t-il qu'il faut considérer la culture de masse : comme un ensemble d'objets culturels qui garde en lui la trace de ce que son contexte de production y a plié (par de multiples médiations, traductions, déplacements, diversité et instabilité), et qui, par le fait même de son existence, redéploie le contexte dans lequel il est à nouveau traduit, déplacé, produit, pour enfin, d'une manière ou d'une autre,  entrer dans les plis de nouvelles productions [42] .

C'est ce qui conduit à définir trois "moments" d'une sociologie de la culture de masse. Tout d'abord, l'observation de la "réception" des produits de la culture de masse, c'est-à-dire la manière dont ces objets, une fois diffusés, s'inscrivent dans les usages et redéploient, à travers l'action de ceux qui se l'approprient, le monde dans lequel ils apparaissent (dans la mesure où les contextes de "réception" sont ipso facto compris dans les contextes de "production"). Ensuite, l'étude de ce qui se trouve "plié" dans la production de la culture de masse, au moyen, comme le propose Bruno Latour pour les objets techniques [43] , de "l'inversion du mouvement du film dont ces objets sont la terminaison", pour accéder aux multiples médiations qui configurent la culture de masse, des arbitrages internes aux industries culturelles aux conflits aux sein des espaces publics nationaux et internationaux, jusqu'aux expériences spectatorielles les plus intimes. Une troisième approche enfin, magistralement inaugurée par Morin, qui est l'observation pour elles-mêmes des "traces" culturelles et symboliques que sont ces objets de la culture de masse et ce qu'ils nous "disent" du monde qui les a produit (sans jamais permettre d'en déduire les usages qui en seront fait). Nous en savons, certes, toutes les dimensions et les médiations de sa configuration, des usages à sa production, et de sa diffusion à sa reconfiguration. Mais si nous acceptons de nous en tenir à ce qui nous est donné à voir , alors nous avons accès à un "monde social" relativement autonome dont nous savons qu'il nous "dit" la "réalité" d'un certain imaginaire collectif du moment, fruit de ce compromis qu'a été sa configuration conflictuelle. Il s'agit en quelque sorte, à l'exemple d'Edgar Morin, d'en faire à la fois une ethnologie compréhensive et une sociologie comparative avec le monde social "réel" (celui montré par les sociologues), afin d'un souligner toutes les intrications et tous les contrastes, tous les idéaux et tous les refoulés, et toute l'intensité de leurs ambivalences, de leurs mythologies, de leurs réversibilités et de leurs ambiguïtés [44] .

De ce point de vue, la sociologie de la culture de masse n'est au fond qu'un aspect d'une sociologie plus générale s'attachant à l'étude des formes de production, d'usage et de significations des représentations collectives et publiques de la réalité sociale, à travers l'analyse des tensions qui y sont pliées par les acteurs et qu'elles redéploient par leur médiation symbolique. Il en est sans doute ainsi de ces représentations publiques qui combinent et médiatisent chacune à leur manière la part de virtuel et la part d'actuel du "réel" de notre monde commun, en une configuration plastique plus ou moins "durcie" par l'état des rapports sociaux : l'esprit du temps de chaque moment historique des sociétés contemporaines n'est pas ainsi pas réductible à la seule culture de masse. Elle peut aussi sans doute être saisi, plus largement, dans les interactions de cette dernière avec d'un côté la création artistique (où la charge de virtuel et d'ambiguïté est la plus forte) [45] , et d'un autre côté la configuration du droit et des "référentiels" des politiques publiques (plutôt définis par l'actuel et la moindre ambiguïté possible) [46] . Autrement dit, et pour généraliser encore davantage, on peut avancer l'idée que cette sociologie des représentations culturelles publiques et collective du "réel" (art, culture de masse, droit et politiques publiques) peut être définie comme une sociologie de l'espace public (considéré à la fois comme arène et comme scène), dont la plasticité sous tension (réflexivité et conflictualité) en fait l'espace central de production de l'historicité des sociétés modernes et post-industrielles ( reflexive modernity ) [47] .

Eric Macé
Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (EHESS - CNRS) /
Université Paris III - Sorbonne Nouvelle

Article paru dans Hermès , n° 31, 2002

 

 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BARD, C. (dir.), Un siècle d'antiféminisme , Paris, Fayard, 1999.

BARTHES, R., Mythologies (1957) Paris, Seuil, 1970.

BAXANDALL, M., L'Oil du Quattrocento , Paris, Gallimard, 1983.

BECK, U., GIDDENS, A., LASH, S., Reflexive modernization : politics, tradition and aesthetics in the modern social order , Cambridge, Polity Press, 1994.

BECKER, H., Les mondes de l'art , Paris, Flammarion, 1988.

BECKER, H., Propos sur l'art , Paris, L'Harmattan, 1999.

BELL, D., Les contradictions culturelles du capitalisme , Paris, PUF, 1979.

BOURDIEU, P., PASSERON, J-C., "Sociologues des mythologies et mythologies de sociologues", Les Temps Modernes , n° 211, pp. 998-1021, 1963.

BOURDIEU, P., Sur la télévision , Paris, Liber, 1996.

BURCH, N., "Double speak. De l'ambiguïté tendancielle du cinéma hollywoodien", Réseaux , n° 99, 2000.

CHALVON-DEMERSAY, S., "La confusion des conditions. Une enquête sur la série télévisée Urgences, Réseaux , n° 95, 1999.

CHALVON-DEMERSAY, S., "Une société élective. Scénarios pour un monde de relations choisies", Terrains , n° 27, 1996.

CHALVON-DEMERSAY, S., Mille scénarios. Une enquête sur l'imagination en temps de crise , Paris, Métailié, 1994.

CHALVON-DEMERSAY, S., PASQUIER, D., Drôles de stars. La télévision des animateurs , Paris, Aubier, 1990.

DAYAN, D., "Les mystères de la réception", Le Débat, n° 71, 1992.

DAYAN, D., (dir.), "A la recherche du public", Hermès, n° 11-12, 1993.

DOW B. J., Prime time feminism. Television, media culture, and the women's movement since 1970 , Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1996.

DUBET, F., MARTUCCELLI, D., Dans quelle société vivons-nous ? , Paris, Seuil, 1998.

EHRENBERG, A., La fatigue d'être soi. Dépression et société , Paris, Odile Jacob, 2000.

EHRENBERG, A., Le culte de la performance , Paris, Calmann-Lévy, 1991.

EHRENBERG, A., L'individu incertain , Paris, Calmann-Lévy, 1995.

GOLE, N., "The gendered nature of the public sphere", Public culture , 10 (1), 1997.

HEINICH, N., Ce que l'art fait à la sociologie , Paris, Minuit, 1998.

HOGGART, R., La culture du pauvre. Etude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre (1957), Paris, Minuit, 1970.

HORKHEIMER, M., ADORNO, T., "La production industrielle des biens culturels. Raison et mystification des masses", dans La dialectique de la raison (1947), Paris, Gallimard, 1974.

KRAKOVITCH, O., SELLIER, G., L'exclusion des femmes. Masculinité et politique dans la culture au XXe siècle , Bruxelles, Complexe, 2001.

KRAKOVITCH, O., SELLIER, G., VIENNOT, E., Femmes de pouvoir : mythes et fantasmes , Paris, L'Harmattan, 2001.

LATOUR, B., "La fin des moyens", Réseaux , n° 100, 2000.

LAZARSFELD P., MERTON, R., "Mass communication, popular taste and organized social action" (1948), dans Wilburg Schramm, Mass communication , Illinoy, University of Illinoy, 1960.

LIEBES, T., "Serais-je belle, serais-je riche ? Images culturelles de la réussite chez les adolescentes", Réseaux , n° 98, 1999.

MACE, E., "Qu'est-ce qu'une sociologie de la télévision ? Esquisse d'une théorie des rapports sociaux médiatisés. 1. La configuration médiatique de la réalité", Réseaux , n° 104, 245-288, 2000.

MACE, E., "Qu'est-ce qu'une sociologie de la télévision ? 2. Production, usages, représentations", Réseaux , n° 105, 2001.

MAIGRET, E., "Strange grandit avec moi. Sentimentalité et masculinité chez les lecteurs de bandes dessinées de super-héros", Réseaux , n° 70, 1995.

MARCUSE, H., L'homme unidimensionnel (1964), Paris, Minuit, 1968.

MISSIKA J.-L., WOLTON D., La folle du logis. La télévision dans les sociétés démocratiques , Paris, Gallimard, 1983.

MORIN, E., L'Esprit du temps 1, Névrose (1962), Paris, Grasset, 1975.

MORIN, E., L'Esprit du temps 2, Nécrose , Paris, Grasset, 1975.

MULLER, P., Les politiques publiques , Paris, PUF, 1990.

PASQUIER, D., La culture des sentiments. L'expérience télévisuelle des adolescentes , Paris, MSH, 1999.

PASQUIER, D., Les scénaristes et la télévision , Paris, Nathan, 1995.

PASSERON, J-C., Richard Hoggart en France , Paris, BPI/CGP, 1999.

ROBERT, M., Roman des origines et origines du roman , Paris, Gallimard, 1972.

TOURAINE, A., La société post-industrielle , Paris, Denoël, 1969.

TOURAINE, A., Pourrons-nous vivre ensemble ? Egaux et différents , Paris, Fayard, 1997.

WOLTON D., Eloge du grand public , Paris, Flammarion, 1990.

 

NOTES

[1] Je remercie François Dubet, Dominique Pasquier et Eric Maigret pour leur lecture critique d'une première version de ce texte, ainsi que les enseignants et les étudiants de l'UFR Communication de l'Université Paris 3, qui m'ont offert l'occasion de relire mes classiques et d'exposer les prémisses du raisonnement présenté dans cet article.

[2] Toutes les indications de page de L'Esprit du temps renvoient à l'édition de 1975 (tome 1, Nevrose ).

[3] Bourdieu et Passeron, 1963.

[4] Bourdieu et Passeron, 1963, p. 998.

[5] Bourdieu et Passeron, 1963, p. 1003 : "Pour s'épargner la tâche mineure et mesquine de distinguer, au risque de les relativiser, les pouvoirs, les contenus et les publics de chaque système de diffusion et pour couper court aux interrogations impertinentes, on forge des concepts massifs et obscurs où s'anéantissent les différences" (voir aussi p. 1002 et 1004).

[6] Dayan, 1992, 1993.

[7] Ironie de l'histoire de la pensée sociologique, Pierre Bourdieu avance exactement l'inverse trente ans après dans son livre Sur la télévision , Paris, Liber, 1996, p. 17 : "Il y a une proportion très importante de gens qui ne lisent aucun quotidien ; qui sont voués corps et âmes à la télévision comme source d'informations. La télévision a une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d'une partie très importante de la population". On peut opposer à ce propos ce que Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron disaient très justement en 1963, p. 1009 : "Faut-il rappeler que la signification n'existe pas dans la chose lue, mais qu'elle a, ici comme ailleurs, la modalité de la conscience intentionnelle qui la constitue ?".  Pour une critique détaillée de Sur la télévision , voir Macé, 2000.

[8] De ce point de vue, Dominique Wolton (avec Jean-Louis Missika) est l'héritier tocquevillien de Morin : Missika et Wolton, 1983 ; Wolton, 1990.

[9] Touraine, 1969.

[10] Marcuse, 1968.

[11] Hoggart, 1970.

[12] Pour une mise au point concernant l'ambiguïté structurelle du livre de Richard Hoggart, qui balance en permanence entre la thèse de la "résistance" et celle de "l'acculturation" de la culture populaire dans sa relation à la culture de masse, voir Passeron, 1999 et Macé, 2000.

[13] Horkheimer et Adorno, 1974.

[14] Baxandall, 1983.

[15] Pasquier, 1995

[16] Becker, 1988, 1999.

[17] Becker, 1988, 1999.

[18] C'est moi qui souligne.

[19] Il manque ici dans le raisonnement de Morin l'opérateur de traduction de cette instabilité et de cette diversité du social en un système de tensions internes aux industries culturelles : nous avons déjà montré ailleurs en quoi ce n'est pas "l'audience" qui commande la programmation de la culture de masse (Macé, 2000), mais que c'est le concept d'espace public comme "arène" et comme "scène" qui permet d'établir ce "chaînon manquant" de l'analyse sociologique du continuum de la culture de masse, dont la production, les représentations et la réception ne sont que des "moments" (Macé, 2001).

[20] Barthes, 1970.

[21] Barthes, 1970, p. 230.

[22] Mais je pense qu'il faut voir là, au-delà d'une différence de sensibilité, non une opposition de lecture, mais l'illustration de la dimension non seulement ambivalente mais structurellement ambiguë de la culture de masse.

[23] Daniel Bell, 1979.

[24] En ce sens, Morin est un moderne Toquevillien là où Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron voudraient le voir en ethnologue d'une néo-primitivité communautaire, portant ainsi à nouveau contre L'Esprit du temps une critique aussi rude que non pertinente. Bourdieu et Passeron, 1963, p. 1018 : "Par rapport à la communauté et à la société, si l'on veut reprendre le couple de Tönnies, ou par rapport à la solidarité organique et à la société mécanique, pour parler comme Durkheim, le terme de "masse" veut nommer un nouveau type de solidarité, défini par l'absence de solidarité et l'anomie généralisée, dernier aboutissement de la déségrégation de la Gesellschaft et parfois, plus naïvement encore, de la Gemeinschaft. Mais en même temps, la "masse" produit de la "massification", action nivelante des mass media, réaliserait une nouvelle forme d'intégration fondée sur "l'homogénéisation" ou, si l'on veut, sur la "solidarité par similitude", typique selon Durkheim des sociétés primitives : la "culture de masse" serait alors l'équivalent du système de modèles de comportement que l'ethnologue découvre en une société fortement intégrée".

[25] De ce point de vue, changement de regard ou de contexte historique, Morin voit dans la culture de masse une valorisation de la déviance là où Lazarsfeld et Merton (1960) voyaient plutôt, à la Durkheim, un renforcement de la norme par la publicité du crime et de sa sanction. Comme je le faisais remarquer à propos de Barthes, il faut sans doute voir là non pas une contradiction ou une réfutation, mais, plus structurellement, non seulement de l'ambivalence , mais de l'ambiguïté .

[26] Morin indique que "les premières enquêtes systématiques de sociologie du cinéma en 1930 ( Movies and conduct par Herman Blumer) avait révélé que le "love making des adolescents (faire la cour, embrasser) était quasi mimé sur le comportement amoureux des films" (p. 189). Pour une actualisation de cet apprentissage mimétique adolescent, voir le chapitre "bang bang ou kiss kiss" dans Pasquier, 1999 ; l'article de Liebes, 1999 et celui Maigret, 1995.

[27] Mai 1968, et en particulier l'affaire originelle des dortoirs de Nanterre, montrera comment cette culture jeune passera au politique dès lors, entre autres, que les adultes s'intéresseront de trop près, pour mieux la contenir, à cette autonomisation culturelle et sexuelle de la jeunesse.

[28] De ce point de vue, la culture de masse rompt avec le roman bourgeois, dont Marthe Robert (1972), a montré qu'il avait pour origine les troubles liés au "roman familial" du petit enfant et futur écrivain. Sur les usages des "superhéros" par leurs lecteurs, voir Maigret, 1995.

[29] En ce sens, Barthes à raison de discerner une mécanique sémiologique de la domination dans la structure de significations des mythes de la culture de masse, mais c'est par un pur coup de force théorique qu'il fait comme si seul le mythologue pouvait "dénaturaliser" les connotations idéologiques ainsi "naturalisées", alors que Morin montre en quoi ces significations mythologiques sont réversibles sous les coups de la critique intellectuelle et sociale.

[30] Morin, 1975, t. 2.

[31] Dubet, Martuccelli, 1998.

[32] Ehrenberg, 1995 ; Chalvon-Demersay, 1994, 1996. En paraphrasant Weber, on peut dire que les individus de Morin "voulaient être heureux", tandis que ceux d'Ehrenberg sont "forcés de l'être" - et finissent par déprimer après avoir tenté toutes les prothèses symboliques et chimiques pour être à la hauteur (Ehrenberg, 1991, 1995, 2000).

[33] Macé, 2000.

[34] Macé, 2001.

[35] Göle, 1997.

[36] Burch, 2000.

[37] Burch, 2000, p. 110.

[38] Burch illustre ceci par l'évocation des controverses générées par de nombreux films : Taxi Driver, Delivrance, Thelma et Louise, Robocop , peuvent être lu comme le signe d'une saine éradication et punition de la déviance, ou bien comme l'expression de dominations et d'injustices sociales conduisant à des conduites désespérées ; tout comme les films de Hitchcock peuvent être lus à la fois comme misogynes et féministes.

[39] C'est ce que, avant ma relecture de Morin, j'avais désigné comme étant le "conformisme instable" ou "provisoire" de la culture de masse : Macé, 2000, 2001.

[40] Dow, 1996. Pour une analyse des représentations des rapports sociaux de sexe dans un corpus de représentations culturelles étendu au XXe siècle, voir Krakovitch et Sellier, 2001.

[41] Becker, 1999, p. 152.

[42] Je reprend ici les termes que Bruno Latour emploie à propos des objets techniques (2000, p. 43-44).

[43] Latour, 2000.

[44] C'est l'objet de mes travaux en cours, à l'échelle d'une "journée témoin" de télévision française diffusée (celle du 28 janvier 2000), telles qu'elles sont archivées et rendues accessibles par L'Inathèque de la Bibliothèque Nationale de France.

[45] D'où la nécessaire approche compréhensive de l'art par ceux qui le font, voir Heinich, 1998.

[46] Sur "l'historicité" des politiques publiques et leurs "référentiels" comme construction d'une "image de la réalité sur laquelle on veut intervenir", voir Muller, 1990. A cet égard, les "mythologies du bonheur" propres aux années 1950-1960 dont parle Morin sont aussi la matière du "pop art" et de la littérature (Pérec, Les Choses ), comme de la plupart des plans en faveur de la consommation des ménages et de la "modernisation" d'après-guerre. Il faudrait être capable de rendre compte par une telle interaction de "l'esprit du temps" de la société française du début du XXIe siècle à travers les équivalents contemporains de la culture de masse et de contre-culture (cyber, raver et autres).

[47] Beck, Giddens et Lasch, 1994 ; Touraine, 1997.