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Esthétique versus technique ?:
la "politique des auteurs" (à
partir du texte de Serge Daney (préface de La politique
des Auteurs, Cahiers du cinéma, 1972) |
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La
génération de la Nouvelle Vague eut de la chance : elle
sut se faire des ennemis et longtemps, elle les garda. Avoir des ennemis
est un privilège qui n'est pas donné à tout le
monde : la génération suivante, par exemple, n'en eut
pas et, d'une certaine façon, cela lui manquera toujours. La
Nouvelle Vague, elle, se poussa et fut repoussée, invectiva
et fut haïe, légiféra et fut suivie. N'eût-elle
été qu'un îobby vague d'arrivistes, elie se serait
vite évaporée. En fait, elle avait le temps avec elle.
Sept ans de réflexion, d'abord, à partir de 1953, dans
les pages des Cahiers jaunes d'André Bazin, pour se faire une
certaine idée du cinéma. Puis un quart de siècle
pour la mettre à l'épreuve du réel. Et si, aujourd'hui,
nous avons tant de plaisir à écouter Godard, Truffaut
ou Rivette parler du cinéma, le leur et celui dont ils se savent
les héritiers, ce n'est pas un hasard. Cinéastes, ils
sont restés critiques et ceci d'autant plus facilement que
critiques, ils parlaient déjà en cinéastes.
C'est ainsi que ce qui allait devenir la règle partout commença
par être l'exception en France : la Nouvelle Vague, c'est la
première génération de cinéastes cinéphiles
de l'histoire du cinéma. Vu la situation de l'industrie cinématographique
française au cours des années cinquante, il était
fatal qu'il se trouve des jeunes gens pour penser que le cinéma
s'apprenait sur plus d'un tas. Le tas des assistants était
le plus lent et le plus décervelant ; le tas des rats de Cinémathèque,
à la fois iconoclaste et pieux, étriqué et généreux,
le valait bien.
Pour qui est alors devenu lecteur assidu des Cahiers du cinéma
— encore jaunes jusqu'en 1964 — il semblait bien qu'une
grande bataille venait d'avoir lieu, opposant des Turcs jeunes à
une qualité dite «française». Combat dans
lequel tout le monde avait plus ou moins perdu son sang-froid. Et
si les gens des Cahiers l'avaient emporté, c'était moins
parce qu'on leur avait donné raison sur leur idée du
cinéma, leurs goûts ou leur machine de guerre baptisée
« Politique des auteurs » — cela viendrait plus
tard — que parce qu'on passant « derrière la caméra
», ils avaient prouvé que leur façon d'admirer
certains cinéastes — et pas d'autres — ne les empêchait
pas, bien au contraire, de faire très vite leur cinéma,
un cinéma d'auteur, évidemment. Disons, a contrario,
qu'un jeune homme fou de René Clair en 1960 n'aurait jamais
tiré de cette admiration l'énergie qu'il fallait, à
ce moment-là, pour devenir cinéaste. Signe des temps.
Cette génération eut une autre chance : elle se crut
justicière. L'histoire du cinéma, avec ses valeurs établies,
celle que Sadoul et Mitry racontaient, était injuste, pleine
de partis pris, de trous et d'approximations. Grâce à
Henri Langlois, il y avait tous les soirs matière à
découvrir et à redécouvrir, à évaluer
et à réévaluer. Le Panthéon du «
septième art » n'était pas encore ce monument
où l'on accepte, par avance et sans révolte, de se perdre.
La tâche de la génération précédente
— celle de Bazin et du mouvement des ciné-clubs —
avait été de se réapproprier le cinéma
comme une seule histoire. Il avait fallu, dans une ambiance de guerre
froide, réhabiliter le cinéma américain, se servir
du néo-réalisme italien comme d'un maître levier,
garder un œil théorique sur le cinéma soviétique,
reprocher son académisme au cinéma français voué
aux « adaptations littéraires ». Et être
prêt à découvrir autre chose, ailleurs, le Japon
par exemple.
C'est dans ce paysage qu'éclata, vers le milieu des années
cinquante, sous la plume des Truffaut, Rohmer, Chabrol. Godard et
Rivette, la scandaleuse « politique des auteurs ». Quatre
noms et deux initiales sont ses emblèmes : les deux R : Renoir
et Rossellini et les deux H américains : Hawks et Hitchcock.
Mais le scandale, d'emblée, est triple. Il y eut toujours trois
façons au moins de dire « non » à la politique
des auteurs.
Les scandalisés du premier type voient mal. de toutes façons,
comment un film pourrait n'avoir qu'un auteur, puisqu'il est de notoriété
publique que le cinéma « ne se fait pas seul ».
Pour eux, un film est la fusion plus ou moins harmonieuse entre divers
corps de métier et le réalisateur n'est jamais que celui
qui «réalise» les potentialités inscrites
dans les noms du générique. Cete vision du cinéma
est propre aux moments où l'industrie cinématographique
est assez forte pour abriter en son sein — en plus — une
véritable exigence artisanale. C'est, en gros, celle de «
la profession » toutes les fois que celle-ci se reconnaît
et s'auto-plébiscite dans les films ici « césarisables
», là-bas « oscarisables ».
Les scandalisés du second type, eux, comprennent mal qu'à
supposer qu'un film parfois ait un auteur, on puisse affirmer que
celui-ci le serait « de droit divin » pour tous ses autres
films. Un auteur, c'est quelqu'un d'assez libre pour prendre, seul,
de l'écriture du scénario au choix des acteurs, toutes
les grandes décisions qui préexistent à la mise
en scène. Ou bien c'est un homme et une équipe portés
par un mouvement assez puissant — social, politique, esthétique
— pour que leur film « reflète » ce mouvement.
C'est ainsi que nul n'avait refusé au Lang allemand, au Renoir
d'avant-guerre ou au Rossellini néo-réaliste le statut
d'auteur. Le scandale, c'est lorsque les jeunes critiques de la Nouvelle
Vague prennent tout à fait au sérieux la « période
américaine » de Lang ou de Renoir ou les films de Rossellini
avec Ingrid Bergman, soit parce que ces films sont des commandes,
soit parce qu'ils ressemblent trop à des films de circonstance.
Les scandalisés du troisième type, enfin, ne saisissaient
pas pourquoi, tant qu'à étudier les auteurs, on ne se
contentait pas de ceux qui l'étaient depuis toujours, ostensiblement
et parfois dramatiquement. Le concept d'auteur allait à la
limite à une galerie de monstres, trop singuliers pour la machine
hollywoodienne qui les avait rejetés, de Griffith à
Welles, en passant par Chaplin, Sternberg ou Stroheim. Mieux, il allait
comme un gant aux cinéastes qui s'affirmaient dans le cadre
de la vieille Europe ébranlée et à moitié
détruite. Nul n'a jamais bataillé pour que Bresson,
Fellini, Tati ou Antonioni soient reconnus comme «auteurs».
A Cannes, en 1960, toute la critique digne de ce nom était
avec Antonioni pour L'Avventura. En fait, le vrai scandale des Cahiers
jaunes avait été d'aller chercher, au cœur même
du cinéma américain de divertissement et loin de toute
aura culturelle, les deux cinéastes les moins romantiques du
monde, Hawks et Hitchcock, et de dire : ceux-là sont des auteurs
et non pas des faiseurs. Le scandale, c'était un peu d'être
renoiro-rossellinien et beaucoup d'être « hitchcocko-hawksien
».
Le scandale, c'était aussi profiter de cette possibilité,
inscrite dans la nature même du cinéma, de citer à
comparaître, en chair et en os, les auteurs en question. Afin
de donner un corps à cette « politique », d'en
faire une histoire de filiation, de relais et de témoin. C'est
ce qui se produisit en 1963 avec Le Mépris de Godard, coup
de sonde génial et tableau prémonitoire de l'état
à venir du cinéma. On se souvient des quatre personnages
du film : un producteur (Jack Palance), un metteur en scène,
un scénariste (Michel Piccoli) et sa femme. Et dans le rôle
de celle-ci, une star : Brigitte Bardot. Le producteur est américain
et vulgaire, le metteur en scène est un vieux monsieur allemand,
le scénariste et sa femme sont français : ils doivent
tourner un film antique, a Capri, rien moins que « L'Odyssée
». Or que se passe-t-il dans Le Mépris ? Le producteur
et la star (du moins, le personnage joué par la star) se tuent
accidentellement au volant d'une Alfa-Roméo rouge, plus godardienne
que nature et il ne reste pour finir le film, pour « le mener
à bien », que le vieil homme, le scénariste et
un jeune assistant à lunettes qui dit à la fin du film
quelque chose comme « on est prêts, Monsieur Lang ».
Car si Fritz Lang joue son propre rôle, l'assistant respectueux
n'est autre que Jean-Luc Godard.
Plus de stars, plus de producteurs. Comment, sans eux, continuer à
faire du cinéma ? Du cinéma désirable par un
public en voie de raréfaction ? Du cinéma qui fasse
pièce à la télévision ? Ces questions
ne deviendront évidentes, et cruelles ô combien, qu'au
cours des années soixante-dix. Dans un premier temps, l'affaiblissement
des grandes machines de production, du « système »
des stars et des studios, la démission des producteurs «
à l'ancienne » paraissent peu de choses en regard de
l'euphorie née de l'éclosion, un peu partout dans le
monde, des « nouvelles vagues ». Peut-être l'auteur
du Mépris est-il déjà l'un des rares à
ne pas trop se réjouir et à soupçonner qu'il
aurait quand même fallu un producteur pour filmer « L'Odyssée
».
En 1984, « avec le recul », il est permis de penser que
c'est la crise du film de série qui libère du même
coup des possibilités de films prototypes. Or, quoi de plus
prototypique, voire atypique, qu'un film «d'auteur»? Si
bien qu'avec le recul, toujours, on peut dire que les Cahiers jaunes,
en lançant leur fameuse politique, n'ont peut-être que
parachevé un processus depuis longtemps entamé : la
reconnaissance du cinéma comme un art et du cinéaste
comme artiste, selon la conception romantique de l'auteur-demiurge-propriétaire
de son œuvre qui avait déjà cours en littérature.
Trop totale, cette victoire a toutes les apparences d'une victoire
à la Pyrrhus. Généralisé, le mot «
auteur » perd, outre son sens, sa valeur polémique et
ne scandalise plus personne. Même quand la critique des années
soixante se met à fouiller dans l'histoire du cinéme
avec la volonté bien arrêtée d'exhumer, au mépris
de tout bon sens, d'innombrable? « auteurs » méconnus,
particulièrement dans le cinéma de série américain,
confondant les stylistes. Ici maniéristes, les petits maîtres
avec les vrais auteurs.
Dans les pays anglo-saxons, du reste, la chose avait été
exportée à titre de curiosité, mais sous l'appellation
plus décente d'« author theory ». Théorie,
pas politique. Il n'y avait eu de « politique » que celle
du choix par les gens des Cahiers de leurs auteurs. Si Godard, Truffaut,
Rohmer et Rivette avaient été, disons, « fellino-eisensteiniens
», ce n'est pas que l'avenir leur aurait donné tort,
c'est que — par mimétisme identificatoire — ils
se seraient crus obligés d'avoir « un monde à
eux » et une « vision personnelle » avant même
de se lancer dans l'aventure du cinéma. Tandis qu'en bataillant
ferme pour le Renoir d'après-guerre ou le Rossellini des films
avec Bergman, ils en apprenaient déjà beaucoup —
et peut-être sans le savoir — sur les aléas du
métier de cinéaste, ses ruses, ses compromis, ses irrégularités
et ce désir de faire avec ce qu'on a plutôt que de maîtriser
à tout prix ce qu'on n'a pas. Et en défendant mordicus
Hawks et Hitchcock, ils réfléchissaient déjà
— le livre d'entretiens Truffaut-Hitchcock date de 1966 —
à ce qu'est un publie, un effet, une morale du spectacle. Dans
les deux cas, ils apprenaient l'humilité.
Si bien que lorsque l'euphorie de la Nouvelle Vague fut bel et bien
retombée, faisant place à l'inquiétude des marchands
et à la solitude des artistes, les inventeurs de la politique
des auteurs surent souvent mieux s'organiser que d'autres, au point
que de cette politique, ils ont été les seuls réels
bénéficiaires. Sauf que, par une jolie ruse de la dialectique,
des hommes comme Godard, Truffaut ou Rohmer, s'ils ne furent —
à la différence de ceux qu'ils avaient admirés
et défendus — jamais niés comme auteurs, durent
bricoler au cours des arides années soixante-dix des mini-stratagèmes
de producteurs. En gros, ils devinrent des petits patrons. Ils eurent
plus de chance que ceux, de la même génération,
qui avaient besoin de la résistance d'un producteur pour s'affirmer
comme auteurs. Et a fortiori que ceux qui débutèrent
après eux et qui trouvèrent, prête à leur
être collée, l'étiquette d'« auteur ».
Flattés du mot, beaucoup oublièrent qu'ils auraient
peut-être mieux travaillé dans un cadre plus contraignant
et sans le poids de cette étiquette inhibante. Si bien que
vers la fin des années soixante-dix, on commença à
entendre un peu partout une vague rumeur du genre : « Nous n'avions
rien contre les producteurs... ». C'est de ce discours que les
grands circuits entre temps reconstitués — Gaumont en
tête — héritèrent. Mais le réveil,
tôt ou tard, serait rude. Et ce réveil, c'est pour aujourd'hui.
Beaucoup d'egos ont déjà été piétinés.
Entre-temps, ce qui avait disparu, c'était l'interrogation
sur ce petit mot, « auteur ». Comment le définir
? Etait-ce, tout simplement celui qui signait le film ? Ou celui qui,
dans des conditions hostiles, faisait en sorte que son désir
— son « désir de cinéma » —
triomphe de tous les autres et se les assujettisse ? Ou celui qui
est devenu tout pour son film, instigateur, promoteur, scénariste,
réalisateur, acteur, attaché de presse ? Ou encore l'artiste
salarié d'une institution étatique, comme dans les pays
communistes ? Ou le
pionnier franc-tireur d'un pays sans cinéma — comme en
Afrique — « auteur » par définition d'un
film qu'aucune industrie aurait voulu — ou refusé de
— faire à sa place ? Un peu de tout cela, sans doute.
Mais un peu, seulement.
Puisqu'il est question ici, non du concept d'« auteur »
en soi mais de la « politique » des Cahiers d'il y a trente
ans, il est possible de hasarder une hypothèse. La voici. Dans
un art aussi impur que le cinéma, fait par beaucoup de gens
et fait de beaucoup de choses hétérogènes, soumis
à la ratification du public, n'est-il pas raisonnable de penser
qu'il n'y a d'auteur — c'est-à-dire de singularité
— que par rapport à un système — c'est-à-dire
à une norme ? L'auteur ne serait pas seulement celui qui trouve
la force de s'exprimer envers et contre tous mais celui qui, en s'exprimant,
trouve la bonne distance pour dire la vérité du système
auquel il s'arrache. Comme Godard le faisait pour Le Mépris
ou Hitchcock pour Fenêtre sur cour. Les films d'auteurs nous
renseigneraient mieux sur le devenir du système qui les a produits
que les produits aveugles du système lui-même. L'auteur
serait, à la limite, la ligne de fuite par laquelle le système
n'est pas clos, respire, a une histoire.
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