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          Frédéric GIMELLO-MESPLOMB, Maître de conférences

 
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Le cinéma : l'Art du lien social : entretien avec Bruno Pequignot (2001)





L'Art du lien social
ENTRETIEN AVEC BRUNO PÉQUIGNOT
(Vertigo n° 21, 2001)

À l'heure où l'on ne parle plus que de lien social (sa disparition, sa fracture, ses retours), il nous importait de rencontrer un sociologue qui puisse entretenir avec le cinéma un autre discours que celui, convenu, du « cinéma comme reflet des sociétés », suivant une paresseuse pente qui fait attribuer l'épithète de « film sociologique » à plus d'une production, au risque de dénaturer tant la sociologie que le cinéma. Bruno Péquignot (CNRS) revient ici sur ce malentendu et nous parle de l'intérieur d'une cinéphilie entendue, comme il se doit, comme une ouverture et non comme une fermeture mélancolique. C.-M. B.

BRUNO PÉQUIGNOT : II me paraît très compliqué de relier de façon mécanique des éléments d'une théorie sociologique du lien social avec tel ou tel type de films. En revanche, en raison de la place accordée dans le cinéma aux différentes formes de liens pouvant se tisser dans une communauté et aux problèmes liés à l'organisation du lien et à son fonctionnement dans la société, on pourrait avancer que, sur la question du lien, la totalité des films forment corpus. Dans le fond, tout scénario, toute scène du cinéma de fiction relève de la construction et de la destruction d'une relation et, éventuellement, de sa reconstruction. Mais cette relation n'est que très rarement interpersonnelle : la plupart du temps, les relations, même si elles passent par des relations d'individu à individu, impliquent en fait des groupes tout entiers. Alors, selon le type de film, l'époque, les idéologies, l'action sera davantage centrée sur certains groupes professionnels, politiques, familiaux, d'intérêt ou d'amitié (je pense ici par exemple aux « films de divorce » des années 70, aux « films de blousons noirs » des années 60, etc.). Ce que je viens d'évoquer est particulièrement identifiable dans le western. Prenons le cas des Sept Mercenaires : un groupe de gens ne se connaissant pas se constitue, et entre eux vont se tisser des liens socio-logiquement intéressants car ils se fondent non pas sur une relation psychologique entre individus, mais sur leur expérience sociale commune, leur statut d'hommes de main. Ces personnages sont complémentaires dans leurs fonctions, du fait que chacun suit un parcours particulier dans cette expérience commune. Malgré cette appartenance au même groupe, le fils de paysan finira par retrouver le lien social d'où il est issu, le lien paysan, par l'intermédiaire d'une rencontre amoureuse. Il va ainsi se retrouver partagé entre deux types de relations qui ne sont pas interpersonnelles, encore une fois, car la vraie question est de savoir si ce personnage peut s'envisager comme paysan (à l'instar du père ou du frère de la femme qu'il aime). À la fin du film, il peut apporter une réponse à son interrogation et ses acolytes comprennent alors qu'il n'appartenait pas en réalité à leur système social, celui des mercenaires. En poussant l'analyse, cette situation fictionnelle peut servir d'illustration à la théorie sociologique de l'habitus chez Bourdieu, qui met l'accent sur l'intégration par l'individu d'un certain nombre

de règles sociales influant par-là même sur son comportement. On reproche souvent à Bourdieu de faire de l'habitus une sorte de détermination absolue, alors que l'on voit dans cet exemple qu'au sein du personnage s'opère une lutte entre deux réactions antinomiques. Il est possible, j'ai eu l'occasion de me livrer à cet exercice, de regarder Rio Bravo comme un film sur la mise en scène de théories sociologiques. Dans la fameuse scène où Dude (Dean Martin) reverse le whisky dans la bouteille et renonce à l'alcool, que vise Hawks ? Est-ce la mise en place d'une théorie individualiste (je suis un individu qui est capable de trouver en lui-même la force de ne plus boire) ou la force de l'habitus (John Wayne, en le rejetant, lui a signifié qu'il n'appartenait plus au même groupe social) ? On peut établir sur cette base un débat sociologique entre Boudon et Bourdieu et comparer deux interprétations sociologiques d'une même scène (ou encore y voir simplement une histoire de poivrot et de rédemption, comme l'ont analysé certains critiques). Il a fallu que Hawks fasse en quelque sorte le remake de ce film (Rio Lobd) pour que les gens se rendent compte que, dans la première version, le réalisateur avait exprimé quelque chose de totalement inédit dans son cinéma, à savoir que la rédemption était possible. Dans Rio Bravo, Hawks traite du discours de son époque relevant de la force de l'individu face à ses difficultés, mais dix ans plus tard il dit qu'il n'y a que ceux qui restent dans le droit chemin qui s'en sortent. Rio Bravo est à ce titre le seul film pratiquement non protestant de Hawks. Au cours de la même scène que nous évoquions à l'instant, dans le bureau du shérif assiégé, Dude prend la bouteille, se sert un verre, pose la bouteille et à ce moment-là survient la musique venue du camp des assaillants, la musique d'Alamo. Le vieux Stumpy s'apprête à fermer les volets et Dude lui dit de les laisser ouverts, il reverse le whisky et dit : « Je crois que j'ai été sauvé par cette musique. » II est secouru par toute l'histoire de l'Amérique, l'héroïsme de la conquête du Texas, par le Fort Alamo, aussi il ne peut continuer à boire. Ici on rejoint l'histoire du groupe social et la musique sert de marqueur de cette histoire.
Je suis également frappé par l'omniprésence dans les intrigues d'amour, qui sont a priori les plus interpersonnelles, de la question de l'appartenance à des groupes sociaux (voire à des classes sociales). On peut citer ici Pretty Woman où le personnage interprété par Richard Gère prodigue dans chaque scène des leçons de maintien à Julia Roberts. Il lui apprend ainsi à être d'une autre classe que celle dont elle est issue. Il est vrai que des sociologues comme René Girard, dans les années 60, ont bien montré que le choix du conjoint n'est pas socialement anodin, mais le cinéma magnifie cela, en fait une règle scénaristique. Il n'y a jamais d'intrigue d'amour à deux, tout se joue en fonction du groupe.

VERTIGO : Ce qui tranche nettement avec la comédie hollywoodienne, qui semble précisément dire au spectateur que tout est possible en dehors des cadres sociaux et des déterminations...

Oui, mais le propos en revient toujours à un apprentissage du cadre, ce qui est précisément un ressort à la fois comique et dramatique, au sens où existe un parallèle entre l'apprentissage des règles d'une catégorie sociale à laquelle un personnage n'appartient pas et la constitution du rapport amoureux.


VERTIGO : Qu'éprouvez-vous à l'égard d'un cinéma actuel du consensus, un cinéma de la réconciliation qui serait incarné, notamment, par Le Goût des autres ?

Je me méfie plus que tout de ces films dont on dit qu'ils sont « sociologiques ». Prenons l'exemple de La Vie est un long fleuve tranquille. Il s'agit d'un film drôle mais assez plat, au sens où il entreprend une sorte de plaquage grossier, obligatoirement anticlérical, mais qui ne dit pas grand chose sur la vie sociale. Or, on en apprend bien plus dans un film de Rohmer ou de Cassavetes que dans Tatie Danielle ou Le Goût des autres, auxquels on a collé le label « sociologique ». La sociologie demeure une discipline méconnue du grand public : elle traite finalement assez peu des problèmes sociaux en tant que tels, et, même dans ce cas, elle ne prétend pas les résoudre. Je ne crois pas que Bourdieu traite de problèmes sociaux, y compris dans la Misère du monde. Il parle plus précisément de la manière dont un certain nombre de personnes sont capables ou pas de comprendre ce qu'elles disent de la réalité sociale dans laquelle elles se trouvent. Le succès du livre me semble dû à une mauvaise lecture du projet sociologique de Bourdieu, et on retrouve cette méprise dans l'accueil fait au cinéma dit « social », de Ma Petite Entreprise à Rosetta, où le réalisme est supposé être garant d'une « vérité » sociologique. Le cinéma force toujours le trait, sauf certains cinéastes dont le génie consiste justement en leur capacité à jouer sur les nuances, tel Rohmer qui, selon moi, parvient à constituer des ensembles extrêmement forts à partir de choses infinitésimales. Même s'il existe un cinéma du consensus, de la réconciliation, je trouve que la tendance du cinéma contemporain penche plutôt du côté de la dissension. Un autre aspect à relever me semble concerner le passage du communautaire au sociétaire, théorie que l'on trouve notamment chez Weber et Tonnies. Cet élément est aisément repérable dans le western, mais aussi dans le genre policier ou les films de cape et d'épée. L'analyse des westerns liés à la modernisation de l'Ouest (au moment de l'arrivée du train par exemple) met au jour une rupture avec une communauté originaire, que ce soit celle des Indiens ou celle des pionniers, pour accéder à l'établissement de rites sociétaires ou d'une organisation davantage réglée de la société, société où l'on ne va pas fonctionner au consensus mais selon la loi écrite. Les films reprenant le thème de OK Corral marquent la fin du communautaire, et ce à partir du moment où le shérif ne règle plus les problèmes selon son bon vouloir mais décide de faire respecter la loi. En agissant de la sorte, il « tue » définitivement la communauté, car dès lors est démontrée l'impossibilité de vivre selon une loi se réduisant à la loi du talion ou à la vendetta. Il est intéressant de noter que dans ces films ce sont souvent les femmes, réputées plus « communautaires » que les hommes, qui rappellent à l'ordre le shérif et représentent ici la loi de la société. Le western raconte en définitive le passage de l'Amérique des pionniers à celle de l'industrie. Mais on retrouve également cette transformation dans les films de gangsters des années 30 ou 50, dans lesquels les bandes se délitent et où apparaissent des personnages « hors bandes » : Delon ou Eastwood en ont été à plusieurs reprises l'incarnation. La fin de Breaking the Waves de Lars Von Trier illustre à ce propos le prix à payer pour les individus qui transgressent les règles communautaires : la folie ou la mort, bien souvent.

Les films qui se proclament ou que l'on proclame « sociaux » sont en général assez maladroits dans le traitement du lien social, notamment, je prends un cas limite, un film comme Germinal de Claude Berri. Les personnages du roman de Zola n'existent que parce qu'ils appartiennent à une classe, à un groupe, parce qu'ils sont l'émanation d'une communauté qui les détermine. On pourrait dire l'inverse dans cette adaptation au cinéma, qui par souci d'économie narrative isole les personnages de leur groupe de manière caricaturale. La force du roman réside dans cette solidarité des mineurs face aux patrons (et y compris face aux traîtres, car il s'agit d'un lien interne entre les jaunes et les grévistes, entre les « bons » et les « mauvais » ouvriers), alors que chez Berri les classes ont disparu et ne demeurent que des numéros d'acteurs sur fond de masse indéterminée et de terrils : on ne comprend plus rien aux solidarités qui apparaissent dans le roman, plus rien aux liens complexes que tressait Zola. Ce sont le plus souvent des films qui ne sont pas étiquetés comme « sociaux » qui réussissent paradoxalement à réellement mettre en scène la question sociale. On peut citer Y aura-t-il de la neige à Noël ? de Sandrine Veysset, film où transparaît la pesanteur de la structure sociale sur ce groupe familial, l'absence et la distance du père, la mère qui élève ses enfants et agit comme le gyroscope du groupe familial, une sorte d'emblème mais qui n'est que l'incarnation de ce groupe. On perçoit également une structure de production désuète et vaguement inscrite dans le marché, ce dont elle souffre. Tous ces éléments permettent au film de rendre compte d'une réalité sociale, d'un type de vie qui existe, bien plus que le cinéma « sociologique » dont on nous rebat les oreilles. Là, le cinéma peut véritablement témoigner de quelque chose : un certain type de films actuels, comme ceux de Kassovitz, essaient de montrer que l'on est dans un système où l'élément déterminant pour se penser socialement ne serait plus l'appartenance à une classe, mais plutôt l'unité de lieu, comme pour les groupes de gamins en banlieue qui se réfèrent aux quartiers, aux cités, thèmes amplement développés par les sociologues des banlieues. Dans d'autres films, je pense ici à Romance de Catherine Breillat, ne subsistent que des atomes, des sortes de monades leibniziennes qui se déplacent dans un espace quasiment indéterminé, où la rédemption vient de l'orgie et où le lien est par essence un lien pervers. On n'est plus du tout dans le cinéma des années 50 où un tueur fou traverse les États-Unis et où la société semble s'organiser autour de cet élément étranger, doit le gérer et parvient finalement à le détruire, un peu comme un phénomène biologique. Alors que le spectateur de Romance a tout bonnement l'impression que la société n'existe pas, ce que l'on retrouve dans certaines théories actuelles de la déliaison.

VERTIGO : Peut-on considérer le film-catastrophe des années 70, qui embarquait dans une situation de crise un échantillon de représentants des différentes composantes de la société, comme le cinéma du lien par excellence, ou mieux comme le cinéma de la mise à l'épreuve du lien ?

La représentation de la société varie dans ces films : dans la Tour infernale, par exemple, les protagonistes appartiennent tous au même monde, mis à part les . pompiers de base. Dans les films de catastrophes aériennes (les Airport et leurs avatars), jusqu'au Titanic de James Cameron, pour prendre un film qui hérite des règles de ce genre, toutes les classes sociales sont présentes, et le scénario en joue énormément (le courage du pauvre, la couardise du riche, etc.). Le film-catastrophe place les personnages dans une situation extrême au cours de laquelle leur réelle personnalité est censée se révéler. En réalité, se dévoilent bien plutôt leur éducation et la force de leur foi, c'est-à-dire l'intensité de leur attachement à leur communauté d'origine, laquelle est toujours définie comme religieuse aux États-Unis. On trouve donc réuni une sorte d' « échantillon représentatif » de la population, et on voit dès lors comment chacun ne vit que parce qu'il est inscrit dans un groupe : dès qu'un personnage n'obéit pas aux règles du groupe et s'en désolidarise en situation de danger, il « tombe », au sens propre dans la Tour infernale.


VERTIGO : L'Armée des ombres de Melville peut-il être vu comme un film où prédomine un lien presque abstrait et d'ailleurs plutôt inquiétant, l'appartenance au « réseau » de la Résistance, ne laissant pas déplace à l'existence de personnages individualisés puisque tous sont soumis à une règle qui les dépasse largement ?

En France, les films sur la guerre intérieure s'attachent à montrer que les résistants sont venus de milieux différents pour former une communauté, comme dans Paris brûle-t-il ?, film « gaulliste » par excellence puisque tous se soudent dans l'héroïsme et que les Américains sont montrés comme gênant presque cette trop belle réconciliation nationale. Mais les barrières demeurent : Dans la Bataille du rail, la rencontre entre le cheminot de base, qui sabote les rails, et l'ingénieur, qui conçoit les opérations, reproduit une relation hiérarchique très forte. Chez le Melville de L'Armée des ombres, les choses sont plus complexes : les personnages sont effectivement secondaires, ce que l'on perçoit nettement à la conclusion du film, au moment de l'exécution de Madeleine (Simone Signoret), qui a été prise par les SS et que ses camarades de lutte veulent tuer pour éviter qu'elle ne trahisse le réseau. Un des personnages se refuse d'abord à le faire, mais ses compagnons l'avertissent du danger qui menace l'existence du groupe au cas où elle parlerait et ils lui disent qu'au nom du groupe, elle souhaiterait elle-même être éliminée : alors, au nom de la communauté, ils peuvent aller l'abattre. Il est d'ailleurs intéressant de noter que la seule « faute » de Madeleine, qui la rend vulnérable et menace ainsi le groupe, a été d'avoir conservé des liens familiaux au lieu de se fondre dans 1' « armée des ombres » : on craint qu'elle ne parle parce que les Allemands ont pris sa fille et la menacent. La mise en place du lien communautaire de la Résistance est un thème très important, ce dont on se rend compte à l'écoute des récits de Résistance au cours desquels les témoins insistent particulièrement sur la force d'une solidarité humaine qu'ils n'ont jamais retrouvée par la suite. À ce titre, comme dans le western, l'oscillation entre communauté et société est peut-être l'une des meilleures entrées pour analyser la mise en place des relations sociales dans le cinéma.

VERTIGO : Vous insistez sur l'abus fait du terme de « sociologie » en cinéma, mais pourtant un cinéaste comme le Godard de Deux où trois choses que je sais d'elle se proclamait ouvertement « sociologue »...

Le rapport de Godard au lien social me semble tout à fait particulier. D semblerait que chez lui le lien social soit en perpétuelle reconstruction, comme en bascule. Ce rapport peut se rétablir ou non dans certaines de ses réalisations (il explose littéralement dans Pierrot le Fou), mais Une femme est une femme est un film qui semble tendre à la mise en danger du lien social, une destruction que l'on retrouve dans ses premiers et derniers films. On pourrait ainsi avoir l'impression d'un cinéma de la mise en question de l'évidence du lien social.
La théorie du reflet ne tient pas si on en fait une théorie mécanique, mais si l'on considère le cinéma comme mettant en lumière une partie d'un phénomène, quitte à forcer le trait, alors je pense que cet art nous dit quelque chose, parfois avec un décalage car bien souvent on ne comprend ce que dit le cinéma d'un moment que dix ou quinze ans après la sortie du film, en tout cas pour les grands réalisateurs. Godard a repéré ce qui se tramait dans la société française et l'on a pu reconnaître la véracité de son propos des années après. Même les gens qui ont aimé Godard ne savaient pas pour quelles raisons au moment où ils voyaient ses films. Godard pointait du doigt quelque chose qui était en train de bouger, d'être ébranlé.
Concernant Deux ou trois choses que je sais d'elle, Godard lui-même a pu parler de cinéma sociologique car y est décrite la prostitution dans les cités sur le mode de l'enquête, mais là n'est pas l'important dans ce film. Godard y présente la transformation des rapports sociaux, notamment familiaux, dans un certain système de cités et l'on a compris seulement plus tard ce qu'il désignait comme un élément en train de bouger alors. Il me semble que les vrais grands films relèvent de cet ordre, entraînant un décalage dans notre compréhension. D'une certaine manière, les grands artistes nous aident à comprendre quelque chose que peut-être eux-mêmes ne saisissent pas ; il s'agit d'une sorte d'intuition, comme pour le scientifique. Einstein parlait de « 5 % d'intuition et 95 % de travail » : on ne peut pas comprendre l'intérêt scientifique de l'intuition tant que la démonstration n'a pas été faite, ce qui nécessite la mise en place d'un protocole expérimental pour arriver à expliquer ce qu'on a découvert, mais on n'apprend rien de plus. Les œuvres d'art majeures me semblent relever de l'intuition car elles disent quelque chose sur la réalité sociale qui nécessitera un lourd travail de mémoire, pour comprendre que tout était énoncé dans ce pressentiment. De ce point de vue, le cinéma peut être considéré comme l'art majeur de notre siècle car il a ponctué le temps d'un certain nombre de ces balises.
Je ne connais pas les États-Unis, mais si je me fie au cinéma, ce pays m'apparaît comme un monde effrayant dans lequel on ne peut ni sortir ni parler aux gens sans se faire flinguer. La question à creuser est de savoir pourquoi, à un moment donné, une société a envie de se voir représentée ainsi. Si un archéologue du futur retrouve seulement un Rohmer, un Godard et un Lelouch, il aura du mal à faire un monde, mais s'il retrouve toute la Cinémathèque alors il pourra peut-être reconstituer de façon réaliste une partie non négligeable de la société française, avec les films de Renoir, Rohmer, Pialat, mais aussi les Caroline chérie, etc. Cet ensemble montre des facettes différentes de notre univers social et rend compte des manières dont des groupes humains se sont représentés à eux-mêmes à un moment donné.
La théorie du « cinéma comme reflet » des sociétés a souvent été bien pratique (et trop pratique !). Elle a nourri tout un pan de la critique, mais elle est nulle et non avenue : parlons plutôt du cinéma comme art de l'intuition. Le cinéma éclaire la réalité sociale sous un angle différent, ce qui nous permet de repérer quelque chose qu'on n'aurait peut-être pas vu autrement, tout simplement parce que l'on ne fait pas attention. Le point commun entre Godard et Rohmer est leur capacité à filmer des choses rarement exceptionnelles, mais toujours de telle manière que ce qui nous paraît anodin ne l'est plus.


VERTIGO : Le cinéma est aussi un art du temps, propre à rendre compte des changements, des évolutions...

La force du cinéma par rapport à d'autres arts tient peut-être aux trajets qu'il décrit, les évolutions d'un groupe humain donné selon les circonstances, ramenant par-là même le cinéma à une forme d'expérimentation sociale que l'on retrouve poussée à l'extrême dans le film catastrophe : on observe des individus lambda dans une situation extrême, comme dans un laboratoire. Luis Bunuel a caricaturé cela dans le Charme discret de la bourgeoisie, où les protagonistes sont enfermés dans une pièce, confrontés à une situation impossible qui se suffit à elle-même, sans histoire. Le cinéma a le privilège de pouvoir user du mouvement, c'est-à-dire qu'il peut jouer à la fois sur le mouvement des personnages mais aussi sur celui de leur environnement. Duras le faisait très bien : on avait quelquefois l'impression dans ses films que les choses bougeaient d'elles-mêmes, alors qu'il s'agissait d'un effet de caméra. La capacité du cinéma à montrer le mouvement lui permet de décrire la progression d'un phénomène comme la mort : dans la peinture, les individus sont vivants ou morts, alors que dans le cinéma ils meurent réellement. Je pense ici à 7900, où l'on assiste à la dégradation physique des deux personnages principaux : le spectateur observe ainsi la mort se constituer physiquement de scène en scène. Aucun autre art ne peut ainsi rendre compte de ce travail du temps. Le cinéma est également à même de montrer le peuplement de la solitude, notamment dans Persona de Bergman, où les deux solitudes sont accompagnées de la présence d'autres personnages qui n'apparaissent jamais mais qui demeurent omniprésents dans là manière dont sont filmées les deux héroïnes. Ce sentiment est bien plus difficile à faire passer dans le roman, car l'image permet de suggérer des choses dont l'écriture ne peut rendre compte. Le cinéma permet de dire l'absence, ce qui revient à évoquer la présence par la même occasion.


VERTIGO : Ce qui «fait lien » au cinéma n'est-il pas d'une part le fait que le cinéma est, au plan de la création, un travail collectif et d'autre part, pour les spectateurs, une expérience communautaire ?

Le cinéma est particulier, comme le dit Godard à propos des frères Lumière : « II fallait être deux pour inventer le cinéma ». Et il faut reconnaître que le cinéma ne se conçoit pas seul : un scénario ne constitue pas le film. Peut-être est-il au vingtième siècle ce que la peinture est à la Renaissance, c'est-à-dire un art collectif. Aujourd'hui, les communautés de peintres ont disparu, la peinture reste avant tout une action individuelle, alors que le cinéma s'élabore avec la coopération de tous, d'où peut-être sa capacité à parler du lien. À ce sujet, il est intéressant de voir Godard, dans le reportage fait à l'occasion du tournage de Détective, engueuler un caméraman en disant que les caméramans n'ont jamais rien inventé : il se plaint ici de ce qu'ils n'arrivent pas à faire du cinéma ensemble. Si le cinéma a un sens comme art aujourd'hui c'est parce que tout le monde invente sur un tournage : l'acteur, le caméraman, l'éclairagiste, etc. Concernant le public, je ne sais pas ce qui se passera le jour où tout le monde aura des grands écrans plats chez soi, peut-être que le cinéma perdurera ou ressuscitera à travers la télévision, si encore il disparaît. On aurait pu être très sceptique il y a dix ans encore, mais on aurait eu tort car le cinéma disait déjà qu'il allait survivre : il s'est renouvelé depuis, a inventé des formes nouvelles. Et il survit, effectivement, comme forme de lien, celui des spectateurs devant l'écran, qui reste une expérience irremplaçable.


Propos recueillis par Christian-Marc Bosséno et Jean-François Mathieu, Paris le 27 décembre 2000.