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          Frédéric GIMELLO-MESPLOMB, Maître de conférences

 
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ANDRE MALRAUX : Esquisse d'une psychologie du cinéma


André Malraux et Robert Florey. copiright BIFI (Bibliothèque du Film)


Esquisse d'une psychologie du cinéma
Revue Verve, n° 8, 1940

I

Si Giotto, et même Clouet, avaient voyagé en Asie, la peinture leur y eût semblé quasi familière. Un dialogue se fût établi sans peine entre eux et les peintres persans ou chinois : pour représenter les choses, ils se posaient les mêmes problèmes.

Que Rubens ou Delacroix eussent fait le même voyage, la peinture rencontrée leur eût semblé archaïque ; et la leur eût été entièrement étrangère aux peintres d'Asie : leurs systèmes de représentation n'étaient plus les mêmes. Chinois et Persans ignoraient et dédaignaient profondeur, perspective, éclairage, expression. L'Europe et l'Asie avaient cessé de concevoir de la même façon la fonction de la peinture. Dès la Renaissance, il y eut entre l'art de l'Occident et tous les autres, passés et contemporains, une différence fondamentale: les re­ cherches de la peinture occidentale se passaient dans un monde à crois dimensions.

Dans le monde pictural, qui n'avait guère connu que des représentations plus ou moins subtilement symboliques, le christianisme avait introduit la représentation dramatique, inconnue avant lui. Le bouddhisme a des scènes, mais pas de drame ; l'Amérique préco­ lombienne a des figures dramatiques, mais peu de scènes. L'affaiblissement même de la chrétienté, loin d'affaiblir le sens occidental du drame, le renforçait; renforçait en même temps un sens plus profond, dont celui-ci n'est qu'une des apparences : cette conscience de l'Autre, ce besoin de relief, de volume, ce besoin fanatique de l'Objet, essentiel à l'Occident et lié à sa conquête politique du monde. L'Europe substitue le relief à l'unité du ton, l'histoire aux annales, le drame à la tragédie, le roman au récit, la psychologie à la sagesse, l'acte à la contemplation : l'homme aux dieux.

L'idée que nous nous faisons nous-mêmes de la qualité risque de nous égarer : notre plus grande peinture, elle aussi, est souvent à deux dimensions. Mais le problème tient à la civilisation même, aux relations de l'homme et du monde. À l'un des pôles de l'expres­ sion humaine sont le mime, le danseur chinois ou javanais, l'auteur grec et le récitant de nos qui psalmo­ dient sous leur masque; à l'autre, une parole apparemment sténographiée et tous les bruissements de la nuit, un visage dont la fugitive expression em­ plit un écran de cinq mètres : le film.

Un homme insensible à la peinture en tant qu'art, s'il visite aujourd'hui un musée, se sent en face d'une suite d'efforts, assez semblables à ceux des sciences, pour représenter les choses. Un Rubens est pour lui plus « ressemblant », plus convaincant qu'un Giotto; un Botticelli plus qu'un Cimabue. Il voit dans la pein­ ture un moyen de recréer l'univers conformément au témoignage de ses sens. Or, du XIII° siècle aux maîtres baroques, la peinture n'a cessé de perfectionner ses moyens de représentation. Et la peinture européenne fut, des primitifs aux baroques, à la fois ce que nous aimons en elle et un effort pour représenter des êtres et des choses, - scènes de fictions en particulier - de la fa­ çon la plus évocatrice et la plus persuasive. La confusion entre ce que nous appelons aujourd'hui l'art de la peinture et les moyens de représentation, confu­ sion qui fait dire aux visiteurs du dimanche des mu­ sées, devant telles figures (toujours postérieures à la Renaissance): « II va parler », est celle-là même qui faisait dire au peuple de Florence parlant des person­nages de Giotto : « Ils sont plus vtais que la vie » ; et l'enthousiasme toscan devant les nouvelles madones était peut-être assez semblable à celui que fit naître la découverte de la photographie.

Mais à la fin de l'époque baroque se produit un fait nouveau dans l'histoire de la peinture : celle-ci cesse de découvrir de nouveaux moyens de représentation du monde. Elle va devenir ce que nous appelons peinture, - affaire d'artistes. Nulle foule ne défilera plus passionnément devant un tableau. Lignes et couleurs deviendront de plus en plus l'expression d'un monde intérieur. Pendant que monte la clandestine floraison de la peinture moderne, les recherches de représentation se pétrifient dans une quête délirante et traquée du mouvement.

Ce n'était pas une découverte « artistique » qui devait permettre la possession du mouvement. Ce qu'appellent les gestes de noyés du monde baroque n'est pas une modification de l'image, c'est une suc­ cession d'images ; il n'est pas étonnant que cet art tout de gestes et de sentiments, obsédé de théâtre, finisse dans le cinéma...

 

II

Au milieu du XIX° siècle, alors que naît la photographie, la peinture occidentale commence à dédai­ gner deux domaines qui jusque-là lui avaient appar­ tenu : la représentation des sentiments et la fiction. Elle redevient plastique pure, et redécouvre l'art des deux dimensions.

La « concurrence à l'état civil » s'exerce par la photo. Maïs pour représenter la vie, la photo, qui passe en trente ans d'un primitivisme immobile à un baroque frénétique, ne fait que retrouver l'un après l'autre les anciens problèmes de la peinture. Elle s'arrête où s ar­ rête celle-ci. Et d'autant plus paralysée qu'elle ne dis­ pose pas de la fiction ; elle fixe le saut d'une danseuse, elle ne fait pas entrer les Croisés à Jérusalem. Or, de­puis le visage des saints jusqu'aux reconstitutions his­ toriques, la volonté de représentation des hommes s'est toujours appliquée autant à ce qu'ils n'avaient jamais vu qu'à ce qu'ils connaissaient.

L'effort poursuivi pendant quatre siècles pour cap turer le mouvement s'arrêtait donc au même point en photo qu'en peinture ; et le cinéma, bien qu'il permît de photographier le mouvement, ne faisait que substituer une gesticulation mobile à une gesticulation immobile. Pour que se continuât le grand effort de représentation enlisé dans le baroque, il fallait arriver à l'indépendance de la caméra par rapport à la scène représentée. Le problème n'était pas dans le mouvement d'un personnage à l'intérieur d'une image, mais dans la succession des plans. Il ne devait pas être résolu techniquement par une transformation de l'appareil, mais artistiquement, par l'invention du découpage.

Tant que le cinéma n'était que le moyen de re­production de personnages en mouvement, il n'était pas plus un art que la phonographie ou la photographie de reproduction. Dans un espace, généralement une scène de théâtre véritable ou imaginaire, des ac­ teurs évoluaient, représentaient une pièce ou une farce que l'appareil se bornait à enregistrer. La naissance du cinéma en tant que moyen d'expression (et non de re­ production) date de la destruction de cet espace circonscrit, de l'époque où le découpeur imagina la division de son récit en plans, envisagea, au lieu de photographier une pièce de théâtre, d'enregistrer une succession d'instants ; d'approcher son appareil, (donc de faire grandir les personnages dans l'écran quand c'était néces­saire), -- de le reculer; surtout de substituer au plateau d'un théâtre le « champ », l'espace qui sera limité par l'écran - le champ où l'acteur entre, d'où il sort, et que le metteur en scène choisit, au lieu d'en être pri­ sonnier. Le moyen de reproduction du cinéma était la photo qui bougeait, mais son moyen d'expression, c'est la succession des plans.

La légende veut que Griffith ait été si ému par la beauté d'une actrice en train de tourner un de ses films, qu'il ait fait tourner à nouveau, de tout près, l'instant qui venait de le bouleverser, et que, tentant de l'intercaler en son lieu, et y parvenant, il ait inventé le gros plan. L'anecdote montre bien en quel sens s'exer­ çait le talent d'un des grands metteurs en scène du ci­néma primitif, comment il cherchait moins à agir sur l'acteur (en modifiant son jeu par exemple) qu'à mo­ difier la relation de celui-ci avec le spectateur (en aug­ mentant la dimension de son visage). Et elle contraint à prendre conscience de ceci : des dizaines d'années après que les photographes les plus médiocres, abandonnant l'habitude de photographier leurs modèles « en pied », eurent pris celle de les photographier à mi-corps, ou d'en isoler le visage, oser couper un personnage à mi- corps transforma celui-ci. Parce que, quand l'appareil et le champ étaient fixes, tourner deux personnages à mi-corps eût contraint à tourner ainsi tout le film. Jusqu'à l'instant où, précisément, on découvrit plans et découpage.

C'est donc de la division en plans, c'est-à-dire de l'indépendance de l'opérateur et du metteur en scène à l'égard de la scène même, que naquit la possibilité d'expression du cinéma - que le cinéma naquît en tant qu'art. À partir de là, il put chercher la succes­ sion d'images significatives, suppléer par ce choix à son mutisme.

III

Le cinéma parlant devait modifier les données de ce problème. Non pas, comme on l'a dit, en « perfectionnant » le cinéma muet. Le parlant n'est pas plus un perfectionnement du muet que l'ascenseur n'est un perfectionnement du gratte-ciel. Le gratte-ciel est né de la découverte du béton armé et de celle de l'ascenseur; le cinéma moderne est né, non pas de la possi­ bilité de faire entendre des paroles lorsque parlaient les personnages du muet, mais des possibilités d'expression conjuguées de l'image et du son. Tant que ce­ lui-ci ne fut qu'une phonographie, il resta aussi déri­ soire que le fut le film muet tant qu'il demeura une photographie. Il devint un art quand les metteurs en scène comprirent que le grand-père du son des films parlants n'était pas le disque, mais la composition rad iophonique.

Lorsque des artistes reconstituaient pour la radio la séance du 9 Thermidor, il s'agissait d'abord pour eux de faire jouer une ouvre nouvelle, dont le texte était commandé par les moyens de reproduction aux­ quels il était destiné. Il ne s'agissait pas de choisir des acteurs pour dire les phrases du Moniteur, mais, d'abord, de tirer de la « sténographie » du Moniteur certains instants de la séance célèbre, d'en faire un montage. La sténographie de la séance de Thermidor qui nous est parvenue est inécoutable, comme toute sténographie, par sa longueur.

Nous sommes tentés de croire que ce choix est donné une fois pour routes ; qu'il existe, de la nuit où tomba Robespierre, des instants privilégiés que tout art mettra en ouvre. Il semble, à première vue, que certaines parties déterminées de tout chaos, de toute vie, soient la matière première de tout art; et que d'autres parties soient à jamais informes, et mortes par là. Confusion entre le mot historique et l'instant suggestif, significatif, proprement « artistique ». Certes, il existe de tout chaos des instants privilégiés, mais ils sont dé­ terminés précisément par chacun des arts qui doivent exprimer ce chaos. À l'instant où Robespierre ne peur plus se faire entendre, l'accent décisif pour la radio est peut-être sa voix qui sombre ; mais, pour le cinéma, c'est peut-être la distraction d'un des gardes, tout occupé en cette seconde même à flanquer des gosses dehors ou à chercher son briquet...

Au XX° siècle, pour la première fois, se sont créés des arts inséparables d'un moyen mécanique d'ex­pression; non seulement susceptibles de reproduction, mais expressément destinés à la reproduction. Déjà les plus beaux dessins peuvent être reproduits avec une perfection de faussaire; sans doute en sera-t-il de même des tableaux bien avant la fin du siècle. Mais ni dessins, ni tableaux n'ont été faits pour être repro­ duits. Ils sont en eux-mêmes leur propre fin. L'infime instant qui permet de tourner un plan de cinéma, avec ses acteurs vivants, est fait pour la photographie qui en sera prise, et pour cela seulement, de même qu'une pièce radiophonique n'est faite que pour être enregistrée sur un disque, puis transmise au micro.

Mais la puissance d'expression des sons enregistrés, assez faible tant que seuls la transmettaient le disque et la radio, devint très grande quand elle trouva dans l'image son contrepoint. L'invention du relief ne sera, elle, qu'un perfectionnement ; mais le cinéma sonore est au cinéma muet ce que la peinture est au dessin.

On se rendit si peu compte, au début, que le son était un domaine d'expression, que le cinéma parlant sembla ramener à ses débuts le cinéma tout court. Comme les premiers metteurs en scène cherchaient à photographier les images du théâtre, de même le parlant n'eut rien de plus pressé que de photographier des pièces : le dialogue était assuré, le métrage convenable, le résultat navrant.

 

IV

Le théâtre, dans les pays où il était resté puissam­ment vivant, - Russie, Allemagne, États-Unis - appelait le cinéma depuis vingt ans, qu'il le sût ou non. Les grands metteurs en scène s'étaient efforcés de contraindre une pièce à devenir plus qu'une suite de conversations. Une pièce, ce sont des gens qui parlent ; tout le génie de Meyerhold tendait à suggérer un monde autour de leurs discours. Discours autour desquels le film parlant permettait de mettre la rue véritable et le décor fantastique, aussi bien que le ciel et la mer, l'ombre de Nosferatu. Que le théâtre ne puisse exprimer les sentiments par d'autres moyens que la parole et le geste, fait de lui, en face de la menace du film parlant, un art presque aussi amputé que le cinéma muet. Un acteur de théâtre, c'est une petite tête dans une grande salle ; un acteur de cinéma, une grande tête dans une petite salle. Avantage infini, tels instants que le théâtre ne pût jamais exprimer que par le silence, l'écran muet les avait déjà emplis de l'infinie diversité du visage humain.

Et la dimension des personnages sur l'écran per­ mettait à l'acteur d'échapper à l'inévitable gesticula­tion, à tout ce que le jeu du théâtre, pour être perçu, doit conserver de symbolique. Comparée à un bon film muet, c'était la pièce de théâtre qui avait l'air d'une pantomime. Et, grâce au micro, la voix rapide ou chuc hotée du cinéma devenait plus vraie que celle des meilleurs acteurs dans une grande salle.

Le problème principal de l'auteur d'un film par­ lant est de savoir quand ses personnages doivent parler. Au théâtre, ne l'oublions pas, on parle toujours. Sauf pendant les entr'actes. L'entr'acte est un des grands avantages du théâtre. Des choses se passent pendant que le rideau est tombé. L'auteur dramatique les fera connaître par allusion. Pour se délivrer des instants morts, le roman a la page blanche qui sépare les parties, le théâtre l'entr'acte ; le cinéma n'a pas grand-chose.

Un professionnel répondra qu'il dispose de la di­ vision en séquences; que chaque séquence se termine par un fondu, et que le fondu suggère au spectateur le passage du temps. C'est vrai, mais d'une façon route relative : il suggère le passage d'un temps dans lequel il ne s'est guère produit d'actes imprévisibles. Au contraire, du temps de l'entr'acte, qui peut être un temps meublé, celui du fondu permet mal l'allusion à ce qui l'a rempli, si ce qui l'a rempli implique la modifica­tion des personnages.

Par contre, alors que le drame ne peut en aucun cas reculer dans le temps, passer de l'homme mûr à l'adolescent, le cinéma y parvient. Malaisément, d'ailleurs.

La séquence est l'équivalent du chapitre. Le cinéma n'a pas cette division plus large qu'expriment les par­ ties dans le roman et les actes dans le théâtre. Le muet connaissait les parties, le parlant ne les connaît plus, et les découpeurs rencontrent là un obstacle permanent; car le parlant ne veut pas de vides; et met la continuité du récit au premier plan de ses moyens d'ac­ tion.

Parce qu'il est devenu récit ; et que son véritable rival n'est plus le théâtre, mais le roman.

V

Le cinéma peut raconter une histoire, et là est sa puissance. Lui, et le roman; et, lorsque le parlant fut inventé, le muet avait beaucoup pris au roman. On peut analyser la mise en scène d'un grand ro­ mancier. Que son objet soit le récit de faits, la pein­ ture ou l'analyse de caractères, voire une interrogation sur le sens de la vie ; que son talent tende à une pro­lifération, comme celui de Proust, ou à une cristalli­ sation, comme celui de Hemingway, il est amené à ra­ conter -- c'est-à-dire à résumer, et à mettre en scène - c'est-à-dire à rendre présent. J'appelle mise en scène d'un romancier le choix instinctif ou prémédité des instants auxquels il s'attache et des moyens qu'il emploie pour leur donner une importance particulière.

Chez presque tous, la marque immédiate de la mise en scène, c'est le passage du récit au dialogue. Le dialogue dans le roman sert d'abord à exposer. C'est le procédé anglais de la fin du XIX' siècle, celui de Henry James et de Conrad. Il tend à suppri­ mer l'absurdité du romancier omniscient, et remplace une convention par une autre. Le cinéma essaie de se servir le moins possible de ce dialogue-là, comme le roman moderne, d'ailleurs.

Ensuite, à caractériser les personnages. Stendhal pen­ sait beaucoup plus à caractériser Julien Sorel par ses actes que par le ton de sa voix ; mais le problème du ton passe avec le XX 1 siècle au premier plan du roman. Il est devenu un des moyens d'expression du caractère, un des moyens de l'existence même du personnage. Proust, qui voyait peu ses personnages, les fait parlet avec un art d'aveugle, qui donne l'impression que nombre de ses scènes, bien lues, seraient plus ai­guës à la radio, où l'acteur est invisible, qu'au théâtre. Mais le cinéma, comme le théâtre, attache moins d'importance que le roman au dialogue de ton, parce que l'acteur suffit à donner au personnage une existence physique et même une part de personnalité.

Enfin, le dialogue essentiel : celui de la « scène ».

Celui-là n'est pas généralisable. Il est ce que fait de lui chaque grand artiste : suggestif, dramatique, el­ liptique, isolé soudain de tout au monde comme chez Dostoïevski, ou lié à tout l'univers comme chez Tolstoï. Mais, chez chacun, il est le grand moyen d'action sur le lecteur, la possibilité de rendre une scène présente - la troisième dimension.

Et c'est sur ce dialogue - dont le film vient de découvrir la nature et l'efficacité - que le cinéma fonde maintenant une partie de sa force. Dans les derniers films, le metteur en scène passe au dialogue, après de longues parties de muet, exactement comme un romancier passe au dialogue après de longues parties de récit.

Le romancier dispose d'un autre grand moyen d'expression; c'est de lier un moment décisif de son personnage à l'atmosphère ou au cosmos qui l'entoure. Conrad l'emploie presque systématiquement et Tolstoï en a tiré l'une des plus belles scènes romanesques du monde, la nuit du prince André qui contemple les nuages après Austerlitz. Le cinéma russe l'employait avec force à sa grande époque.

Le roman semble pourtant conserver sur le film un avantage: la possibilité de passer à l'intérieur des per­ sonnages. Mais, d'une part, le roman moderne semble de moins en moins analyser ses personnages dans leurs instants de crise ; d'autre part, une psychologie dramatique - celle de Shakespeare, et, dans une bonne mesure, de Dostoïevski - où les secrets sont suggé­ rés soit par les actes, soit pat les demi-aveux (Smerdia kov, Stavroguine), n'est peut-être ni moins puissante artistiquement, ni moins révélatrice que l'analyse. Enfin, la part de mystère de tout personnage non élu­cidée, si elle est exprimée, comme elle peut l'être à l'écran, par le mystère du visage humain, concourt peut- être à donner à une ouvre ce son de question posée à Dieu sur la vie, d'où quelques rêveries invincibles - les grandes nouvelles de Tolstoï par exemple - tirent leur grandeur.

 

VI

De ses débuts puérils aux derniers films muets, le cinéma semblait avoir conquis des domaines im­ menses ; depuis, qu'a-t-il gagné ? Il a perfectionné son éclairage et son récit, sa technique: mais dans l'ordre de l'art...

J'appelle art, ici, l'expression de rapports incon­ nus et soudain convaincants entre les êtres, ou entre les êtres et les choses. Le grand cinéma muet n'a pas ignoré ce domaine. Le cinéma américain de 1939, suivi par les autres, s'occupe avant tout (ce qui lui est naturel en tant qu'industrie) de perfectionner sa puissance de distraction et de divertissement. Il n'est pas une littérature, il est un journalisme. Mais, en tant que journalisme, il retrouve, qu'il le veuille ou non, un domaine d'où l'art ne peut rester à jamais absent: le mythe. Et la vie du meilleur cinéma, depuis une bonne dizaine d'années, consiste à ruser avec le mythe.

Le premier symptôme de ce jeu de cache-cache, c'est le rapport du scénario et des stars, hommes et femmes - femmes de préférence. Une star n'est en aucune façon une actrice qui fait du cinéma. C'est une personne capable d'un minimum de talent dramatique dont le visage exprime, symbolise, incarne un instinct collectif; Marlène Dîetrich n'est pas une actrice comme Sarah Bernhardt, c'est un mythe comme Phryné. Les Grecs avaient incarné leurs instincts en de vagues bio­ graphies ; ainsi font les hommes modernes, qui inventent pour les leurs des histoires successives, comme les créa­ tures de mythes inventèrent les travaux d'Hercule.

II en est si bien ainsi que les stars connaissent obs­ curément les mythes qu'ils ou elles incarnent, et exi­ gent des scénarios capables de les continuer. Le pu­ blic, à cause des gros plans, les connaît comme il ne connut jamais les acteurs de théâtre. Et la vie artistique des uns se développe en sens inverse de celle des autres : une grande actrice est une femme capable d'incarner un grand nombre de rôles dissemblables, une star est une femme capable de faire naître un grand nombre de scénarios convergents.

Les pantomimes, jadis, attribuaient d'innombrables aventures aux quelques personnages de la comédie ita­lienne. Et les fervents du cinéma savent bien que, mal­ gré les efforts du scénario pour particulariser les per­sonnages, l'acteur domine tout : de même que l'on vit Pierrot voleur, Pierrot pendu, Pierrot ivrogne et Pierrot amoureux, on va voir Garbo reine et Garbo courtisane. Marlène putain et Matlène espionne, Stroheîm à Gibraltar et Stroheim à la guerre, Gabin légionnaire et Gabin cheminot. L'exemple parfait, c'est Chaplin. J'ai vu en Perse un film qui n'existe pas et qui s'appelait La vie de Charlot. Les cinémas persans sont en plein air ; sur les murs qui entouraient les spectateurs, des chats noirs, assis, re­gardaient. Les exploitants arméniens avaient fait un montage de tous les petits Charlots, astucieusement, et le résultat, un très long métrage, était surprenant: le mythe apparaissait à l'état pur.

Ce que l'acteur nous montre à l'évidence est sans doute vrai du scénario. Les Niebelungen sont un mythe illustre; le plus grand succès international de René Clair, Le Million, est le mythe rajeuni de Cendrillon ; plus subtilement, il y a du mythe dans le Potemkme, dans la Mère, dans les grands suédois, dans Caligari, dans l'Ange bleu, dans Je suis un évadé; dans tout Charlot. Entre autres mythes modernes, la justice sous sa forme individuelle ou collective, l'aventure et la sexualité, sont loin d'avoir épuisé leur puissance.

Le cinéma s'adresse aux masses, et les masses ai­ ment le mythe, en bien et en mal. La guerre suffirait à nous le montrer, si nous voulions l'oublier: le stratège de café est un personnage moins répandu que « celui qui sait de source sûre que l'ennemi coupe les mains des enfants ». Le journalisme, des fausses nouvelles aux feuilletons, ne ment que par mythes.

Le mythe commence à Fantômas, mais il finit au Christ.

Les foules sont loin de préférer toujours ce qu'il y a de meilleur en elles ; pourtant elles le reconnaissent souvent.

Qu'entendaient celles qui écoutaient prêcher saint Bernard? Autre chose que ce qu'il disait? Peut-être; sans doute. Mais comment négliger ce qu'elles com­ prenaient à l'instant où cette voix inconnue s'enfon­çait au plus profond de leur cour ?

Par ailleurs, le cinéma est une industrie.

 

Ce texte d'André Malraux est disponible dans une version commentée par Jean-Claude Larrat aux Editions Nouveau Monde.