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          Frédéric GIMELLO-MESPLOMB, Maître de conférences

 
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Relativisme et critique de cinéma, par Laurent Jullier (texte inédit)


 

"- Lorsque moi j'emploie un mot, répliqua Humpty-Dumpty d'un ton quelque peu dédaigneux, il signifie exactement ce qu'il me plaît qu'il signifie... ni plus... ni moins.
- La question, dit Alice, est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu'ils veulent dire.
- La question, riposta Humpty-Dumpty, est de savoir qui sera le maître... un point c'est tout
"
(Lewis Carroll, De l'autre côté du miroir, 1871, trad. Henri Parisot).


Olga Hazan, qui enseigne à l'Université de Montréal, a récemment écrit un livre d'histoire de l'art, fort érudit et intéressant, intitulé Le mythe du progrès artistique. Elle y pourfend un certain nombre de lieux communs à la validité douteuse, dont sont responsables les historiens d'art qui l'ont précédée. Or sa préfacière, qui est aussi sa collègue à l'Université de Montréal, après avoir souligné que le prototype de l'historien d'art du passé - celui qui a commis un certain nombre d'erreurs, donc - est "de peau blanche, de sexe masculin et d'origine européenne", nous précise :
"Olga Hazan, elle, est originaire du Moyen-Orient ; on comprend qu'elle n'adopte pas d'emblée le point de vue des histoires générales de l'art".
Une formulation peut étonner dans cette citation : "on comprend". Quel est donc ce mystérieux lien d'automaticité entre les caractéristiques données à la naissance et l'intérêt scientifique du chercheur ? C'est le relativisme. Le relativisme considère deux choses : 1. Tout est relatif. Non seulement le bien ou le mal que l'on pense d'une oeuvre et le sentiment d'être amoureux, mais aussi la géographie et la physique nucléaire, l'âge de l'univers et le temps qu'il fait aujourd'hui. Et, last but not least, comme le pressent déjà Humpty-Dumpty dans De l'autre côté du miroir, le langage. 2. Ce "Tout est relatif" s'applique moins à l'individu isolé (c'est ce qu'on appellerait l'hypersubjectivisme), qu'au groupe auquel appartient celui qui parle, groupe qui lui est donné à sa naissance (par ordre d'importance : sexe, couleur de peau, inclination vers un sexe ou l'autre). La question est de savoir qui sera le maître, conclut Humpty-Dumpty, autrement dit de savoir quel est le groupe le plus puissant parmi ceux qui parlent.
Donc : une personne qui parle le fait depuis sa place, un point c'est tout. Tout est bon aux relativistes pour rappeler cette place : ainsi Nicole Dubreuil prend-elle un soin particulier à écrire "l'auteure" ; s'il y avait une marque orthographique ou typographique qui signale les préférences sexuelles et la couleur de peau, sans doute l'utiliserait-elle également. Le relativisme a de lointaines racines ; Nietzsche l'utilisait dans un sens général lorsqu'il montrait que la beauté est relative puisque son étalon est l'être humain - idée que l'on trouve déjà chez Voltaire ("Pour un crapaud, c'est sa crapaude qui est belle"). Plus près de nous, dans un passage sarcastique et hilarant de Ravelstein - biographie romancée de ce grand pourfendeur du relativisme que fut Allan Bloom - Saul Bellow raconte comment Rudyard Kipling "piqua une crise" antisémite contre Einstein, qu'il accusait d'avoir rendu relative la réalité de l'univers physique elle-même. Mais ces exemples du passé relèvent d'un relativisme à grande échelle, si l'on peut dire, dans ce sens où ils confrontent l'humanité en général au monde qui l'entoure ; la nouveauté actuelle réside dans un découpage qui s'opère à l'intérieur de la communauté des hommes.
Cet article a pour but de montrer ce qu'il y a d'heuristiquement déficient dans la vision relativiste de la recherche en sciences humaines, mais aussi - ne jetons pas le bébé avec l'eau du bain - de suggérer qu'il existe différentes formes de relativisme, et que certaines seraient parfois bien utiles afin d'éviter qu'une terreur théorique, comme dit Jean-François Lyotard, ne s'exerce sur le lecteur. Pour illustrer cette réflexion, il sera question d'un champ bien particulier, celui de la critique de cinéma dans la presse française.

La terreur relativiste

 

Le relativisme possède deux caractéristiques dont va s'emparer, comme de véritables bénédictions qu'elle va interpréter dans un sens qui lui convient, la critique de cinéma en France. La première est le fait que l'auteur réel d'une oeuvre ne puisse en aucun cas s'effacer, encore moins disparaître, derrière le "Je" qui s'énonce dans son oeuvre, et qui s'accorde à merveille avec la notion de "politique des auteurs".
Dès l'entrée, il faut montrer la couleur. Le signataire d'un livre ou d'un article relativiste commence toujours par dire qui il est et avec qui il préfère passer ses nuits. Olga Hazan met sa photo en quatrième de couverture ; on signale que Richard Dyer, qui écrit sur l'homosexualité dans le cinéma hollywwodien, est lui-même homosexuel... Bref, il se coud lui-même - abominable réminiscence historique - l'étoile de couleur qui signalera à ceux qu'il croise sur sa route (c'est-à-dire ici ses lecteurs) tout ce qu'il a reçu des fées dans son berceau, tant et si bien que "tous les visages disparaissent derrière les principes qu'ils incarnent" . Comme le fait remarquer Pierre Bourdieu : "La logique de l'étiquette classificatoire est très exactement celle du racisme, qui stigmatise en enfermant dans une essence négative" - à ceci près (qui ne change rien au résultat) qu'il s'agit ici d'enfermer, à l'inverse, le plus souvent dans une essence positive.
Bien sûr, l'idée que la scientificité et la rationnalité d'un discours puisse être gauchies par un mauvais raisonnement se justifie sans peine ; c'est l'idée qu'il puisse être gauchi a priori par une marque de genre, qui est suspecte. Je ne connais pour ma part que des preuves a posteriori, que l'on amène au grand jour pour démontrer les failles logiques ou heuristiques d'un discours - c'est tout, et c'est bien ce que fait Olga Hazan. Si Ernst Gombrich et Erwin Panofsky, les prédécesseurs d'Olga Hazan, se sont trompés, c'est qu'ils étaient moins brillants et/ou moins scrupuleux qu'elle, non qu'ils étaient blancs et mâles. Réussir dans la vie selon qu'on naît homme ou femme, à Neuilly ou à Ouagadougou, ce n'est pas la même chose ; mais, à instruction égale, élaborer des concepts ? Il suffit de demander la réponse aux sciences cognitives - ce que répugnent à faire les relativistes, qui tiennent en horreur tout ce qui approche, même de loin, la biologie. Beaucoup de chercheurs en sciences sociales, écrivent les cogniticiens Tooby & Cosmides, pratiquent volontiers une forme d'isolationnisme intellectuel, et s'appuient en cas de besoin sur une "vision prémoderne" de la biologie, un "ragoût de généralisations empiriques et de théories moyennes", qui peut aller jusqu'à la biophobie ou au rejet d'un certain scientisme. Cette volonté d'autonomie conduit au Modèle Standard des Sciences Sociales (Standard Social Science Model) , qui inclut le relativisme culturel et la tendance à penser la science comme "un ensemble de plus dans le grand champ des conventions" ou "un outil impérialiste par lequel la culture occidentale entend maintenir sa domination sur le reste du monde" .
Souscrivons tout de même un instant à l'autre modèle, le Modèle d'Intégration Causale (Integrated Causal Model), le temps d'aller chercher quelques informations. La psychologie évolutionnaire nous dit bien, selon la jolie formule de Richard Held en 1990, que les nouveaux-nés arrivent au monde équipés d'une tabula cognitiva, non d'une tabula rasa. Mais l'existence de cette tabula cognitiva, c'est-à-dire ce pré-câblage de notre appareil perceptivo-cognitif, a d'abord été motivée par une adaptation à l'environnement qui a été celui, durant quelques milliers d'années, des chasseurs-cueilleurs du Pléistocène. La seule différence notable entre hommes et femmes, en matière de performances perceptivo-cognitives, est la maîtrise féminine de l'espace, ou plutôt la propension à mieux localiser et mémoriser les objets . C'est tout. Quant aux différences induites par la couleur de la peau ou la ville de naissance, on concevra qu'il s'agit d'une colossale ânerie. Malgré cela, le camp relativiste voit ce recours à la psychologie expérimentale comme une preuve de réductionnisme scandaleux, "la volonté massive et même agressive (car récupérée politiquement sous une forme idéologique) d'interpréter la complexité du monde en se fondant sur une stricte vision biologique de l'homme" . Seuls les extrémistes du camp universaliste soutiennent pourtant de pareilles thèses, ou des nostalgiques du béhaviorisme. Antonio Damasio, universaliste fort connu dont j'ai utilisé par ailleurs les outils pour parler de l'émotion au cinéma, professe tout le contraire, et ses appels à la compréhension de l'autre me semblent relever d'un humanisme idéologiquement peu suspect. Le concept des universaux qui découle de la tabula cognitiva, disent Tooby & Cosmides, ne peut pas servir de motifs racistes pour la bonne raison qu'il intègre l'idée post-darwinienne de brassage génétique aléatoire (le mode de reproduction humain n'engendre que des différences mineures et non-fonctionnelles).
Pour retourner le même type d'arguments, c'est plutôt le découpage catégoriel de ces extrémistes du relativisme que sont certains multiculturalistes, qui exclut le spectateur de la réception de certaines oeuvres (des films, par exemple) sous prétexte qu'elles ont été fabriquées par les membres d'une communauté à laquelle il n'appartient pas. Le progrès des sciences humaines s'en trouve gêné ; "On ne peut critiquer rationnellement les théories scientifiques, les valeurs éthiques, les conceptions métaphysiques du monde, ou que sais-je encore, qu'en restant à l'intérieur du cadre que les interlocuteurs se trouvent à partager par les hasards de la géographie, des événements ou de la sociologie", se désole Jerry Fodor . Même chose pour la critique : un homme peut-il critiquer objectivement le travail d'une femme ? un journaliste blanc le dernier film de Spike Lee ? Pour les relativistes les plus acharnés, non.
La seconde caractéristique relativiste dont la critique de cinéma va faire son miel dans le but de justifier l'une de ses positions conceptuelles, c'est la fin des échelles de valeur. Le livre d'Olga Hazan pris au début comme exemple a pour but de montrer qu'Ernst Gombrich et Erwin Panofsky, entre autres, ont menti en se présentant comme des historiens "objectifs" alors qu'ils ont profité de leurs études pour imposer au lecteur leurs préférences, leur Panthéon (l'habituel Panthéon des DWAMes , comme disent les multiculturalistes). Il serait facile de démonter pareillement les histoires du cinéma écrites par des pionniers appartenant à cette génération. Or, du point de vue relativiste, toutes les échelles de valeur reflètent les préférences, c'est-à-dire l'intérêt que l'auteur a d'écrire ce qu'il écrit, les profits plus ou moins directs qu'il en tirera : Olga Hazan conclut son travail en expliquant que ses prédécesseurs ont essentiellement écrit pour "légitimer leur savoir et leur bon goût" (p. 417). Programme relativiste nietzschéen en diable : "Seuls m'intéressent les mobiles des hommes : la permanence objective de la connaissance m'est en abomination", annonçait Nietzsche en 1876... Bien entendu l'argument relativiste se retourne contre celui qui l'utilise : l'auteure est en droit d'espérer des retombées de son entreprise de démolition des glorieux aînés. Cette autodestruction littérale d'un pan entier du champ intellectuel va laisser toute latitude aux acteurs qui n'ont pas de ces pudeurs relativistes. C'est ainsi que, dans le monde des arts plastiques, comme l'écrit Jean Galard , le refus de tout objectivisme conduit à laisser la critique et les musées opérer une hiérarchisation mystérieuse et promouvoir un élitisme arrogant. C'est ainsi que, dans celui du cinéma, deux systèmes hiérarchiques vont pouvoir s'épanouir en toute liberté, le box-office (que l'on s'abstiendra de traiter ici puisqu'il est indépendant de la sphère esthétique) et l'arbitraire d'une critique dont la seule issue, pour échapper au piège du relativisme, est d'adopter une position néokantienne, dans l'espoir de surnager hors du marais des préférences gâtées par l'intérêt de celui qui parle .
L'idée du Beau qui était celle de Kant apparaît bien séduisante aux yeux de la critique : grâce au système du fameux philosophe de Königsberg, le beau film possède des qualités inaccessibles à la logique et au monde des émotions. Seules ces qualités in-connaissables , données seulement par le truchement d'une mystérieuse intuition aux privillégiés qui forment la communauté des gens de goût, peuvent échapper au relativisme. Le bon goût kantien, puiqu'en théorie, selon la Critique de la faculté de juger écrite en 1790, il transcende à la fois la science et le plaisir sensuel, apparaît donc comme une réponse séduisante à l'hypersubjectivisme : ce n'est plus Tous les goûts sont dans la nature, c'est Le bon goût est dans ma nature (assertion contre laquelle ferraillera Pierre Bourdieu tout au long des six cents pages de La distinction.). Puisque c'est par l'intuition, non par le travail ni encore moins grâce à quelque émotion, que l'on sait, lorsqu'on expertise de façon kantienne, si le film est bon ou ne l'est pas, le tri qui permet de construire la tribu privilégiée est facile, c'est en avoir ou pas. Soit j'ai cette mystérieuse intuition, et je suis en droit de dire ce que vaut le film, soit je ne l'ai pas et je n'ai plus qu'à lire, par exemple, les Cahiers du cinéma pour me faire une idée de sa valeur (je pourrai toujours être en désaccord, mais mon opinion n'aura pas de valeur dans un espace public dominé par le dogme néokantien). On peut vérifier chaque mois que les critiques cinéphiliques refusent la démarche rationnelle (ils n'utilisent pas de grille d'évaluation) et se méfient tout autant des émotions (le corps n'est pas un instrument de mesure fiable, bien plutôt la chair est faible). Au lieu de cela, au lieu d'une analyse (tel plan est raté parce que.) et au lieu d'une autobiographie non déguisée (j'ai ri, j'ai pleuré comme un veau.), le film est re-dit, c'est-à-dire qu'on en extrait un certain nombre de saliences pour les traduire en mots et les réorganiser de façon à construire un texte-bis (comme disaient les déconstructionnistes), Ce texte-bis, résultat de ce que le philosophe du cinéma David Bordwell appelle dans son livre éponyme making meaning (fabriquer du sens), s'accorde en fait à l'habitus de la communauté des gens de bon goût. Ils s'y reconnaissent ; en échange le texte construit leur identité de tribu. On voit la circularité dans cette démarche - Bourdieu a attiré l'attention sur elle (sans réussir à changer quoi que ce soit ou presque) des dizaines d'années durant.

 

Cinéaste réel et cinéaste implicite

 

Le critique de cinéma ne reprend pas à son compte personnel la présence envahissante de l'auteur réel - et c'est très bien ainsi ; je ne vois vraiment pas ce que m'apporterait de savoir de quelle couleur est la peau de Serge Kaganski et avec qui Claude-Marie Trémois passe ses nuits. En revanche il va transférer cette manie relativiste sur l'auteur de l'oeuvre qu'elle juge. L'interprétation par la biographie, le culte de la personnalité et de l'intentio auctoris (= ce qu'a voulu dire l'artiste), seront les passages obligés de cette forme étonnante de relativisme.
La tactique en question joue de la confusion entre le sujet de l'énonciation (l'auctor) et la personne réelle de l'auteur (l'anthropos). Elle semble faire racine commune avec la pensée béhavioriste la plus caricaturale du début du vingtième siècle, en ce sens que tous deux nient l'existence de hiatus entre entrée (input) et sortie (output), sur le modèle du marteau du docteur qui fait remonter la jambe du patient dont les réflexes sont testés. Au sein du béhaviorisme, l'entrée est constituée par les sollicitations du monde extrieur et la sortie par le comportement du sujet sollicité ; dans le culte de l'intentio auctoris, l'entrée est constituée par le désir du réalisateur, et la sortie par le film qui l'a réalisé et qu'il a réalisé. Or en quoi consiste exactement ce désir ?
Il y a belle lurette, avant que Barthes enfonce en vain le clou, que Proust l'avait remarqué et utilisé contre Sainte-Beuve : "un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes" - un film, encore plus sûrement, puisque la plupart du temps on se trouve entouré d'une pléthore de collaborateurs, parfois envahissants . Et quelle importance, si l'artiste est arrivé à fabriquer un film exactement de la façon dont il entendait le faire ? N'est-il pas plus gratifiant pour le spectateur de laisser de côté les habits de biographe pour lire l'oeuvre selon son bon plaisir, sa fantaisie du moment ? N'oublions pas que "l'oeuvre dure en tant qu'elle est capable de paraître tout autre que son auteur l'avait faite" . Nietzsche trouvait d'ailleurs bien plus édifiant de musarder ainsi dans les sens possibles sans s'encombrer d'éléments contextuels - non seulement ceux de la biographie de l'auteur, mais tout ce qui rattache l'oeuvre à l'époque qui l'a vue naître .
La recherche universitaire, pour essayer de dissuader le spectateur de modéliser un être réel quand il prend connaissance du récit filmique, propose de parler d'auteur implicite ou d'énonciateur, entités immatérielles qui concentrent les actions de toutes les personnes qui travaillent à un film. En pure perte. Si l'on met de côté l'argument de la tour d'ivoire (les spécialistes mettant au point des concepts dont on n'a que faire au quotidien), l'insuccès radical dans l'espace public de cette notion d'énonciateur, surtout dans le champ du cinéma (où pourtant elle est plus facile à appliquer qu'en littérature), peut s'expliquer en termes d'intérêts économiques : dans le grand marché, cette notion est subversive. L'énonciation et les outils d'analyse qui l'accompagnent mettent l'accent sur l'oeuvre dans sa dimension immatérielle, co-construction objet-spectateur qui n'existe que si quelqu'un est là pour la recevoir, or le capitalisme voit plutôt l'oeuvre comme un objet matériel, transportable, louable, achetable, collectionnable, marqué de logotypes, copyrights, trade marks, protections et tampons divers. La politique des auteurs réels encourage, elle, un comportement de fan désireux de voir et/ou de posséder l'intégralité des oeuvres de son idole.
Un des effets (positifs) de la diffusion de la notion multiculturaliste déjà citée de DWAMes aurait pu consister à jeter l'opprobe sur les cultes de la personnalité artistique, remettant les oeuvres au premier plan et les individus au second, qu'ils soient blancs, mâles, morts ou non. Mais cela ne s'est pas passé ainsi. Manifestement le discrédit des Grands Récits après Auschwitz, souligné par Adorno puis théorisé par les philosophes de la postmodernité, n'a pas touché les idoles... Dans le cadre de l'exercice professionnel de la critique, le recours à l'auteur réel au sein du processus d'expertise est d'autant plus facile que le journaliste et le metteur en scène appartiennent à des milieux socioculturels qui sont souvent proches, surtout dans le cas des compte-rendus dithyrambiques, des hagiographies et des éloges. Le partage d'un grand nombre des valeurs qui forment l'habitus commun (par exemple habiter à Paris, boire dans les mêmes bars, tenir pour phares les mêmes artistes) balise ainsi le chemin. C'est pour éviter ce genre de travers que Serge Daney avait tenté aux Cahiers du cinéma de promouvoir un modèle de critique-sociologue, menant d'abord une enquête sur le terrain avant d'en tirer des conclusions . Programme difficile à mettre en oeuvre, impossible pour rendre compte de l'actualité cinématographique, puisque les critiques voient le film avant le commun des mortels. Et qu'ils ne sont autorisés à y revenir, c'est-à-dire à mener l'enquête dont parle Daney, qu'en cas de phénomène de société (Trois hommes et un couffin, Le grand bleu, Amélie Poulain...).
De surcroît, la proposition de Daney avait d'autant moins de chances d'être suivie que se faire le greffier du goûts des autres (donc peu ou prou le greffier des tendances dominantes) ne constitue pas une perspective agréable, même dans le cadre de l'exercice quotidien et sauvage de la critique : "nous sommes tantôt prêts à admettre que l'opinion de tout un chacun sur l'art est aussi bonne que celle de n'importe qui d'autre", écrit ainsi Danielle Lories, "tantôt prêts à défendre l'idée qu'il y a des gens qui ont du goût et d'autres pas, et qu'il y a lieu d'argumenter afin de convaincre ceux-ci de se ranger à l'avis de ceux-là" . On trouve encore, dans la presse cinéphilique qui ne craint pas trop de fâcher son lectorat (ou qui est sûre de prêcher à des convaincus), des argumentations de ce genre, à rebrousse-poil de la mode relativiste. Mais il leur faut composer avec les aléas postmodernes du sens des mots

 

Le relativisme appliqué au langage critique

 

Le poids relativiste fait peser une double contrainte sur le langage qui s'offre au critique pour soutenir sa pensée néokantienne. D'une part, le sens des mots est relatif, il dépend du contexte et des types de personnes qui l'emploient - triomphe posthume de la philosophie de Wittgenstein, philosophe dont on ne sera pas surpris d'apprendre qu'il se moquait fort de la critique de type kantien : "je suppose qu'elle (l'esthétique kantienne) devrait également inclure quelle est la sorte de café qui a un goût plaisant", disait-il... D'autre part, ces mots qui circulent comme des marchandises s'usent et se démodent à toute allure ; ils sont soumis à une sorte de surenchère sémantique, la surchauffe menaçant à chaque instant de plonger le discours dans l'aphasie, le feeling, le cri et autres stades anté- ou proto-linguistiques. La langue a de plus en plus de mal à exercer le néfaste pouvoir que Roland Barthes lui prêta dans sa célèbre leçon inaugurale au Collège de France, elle a de plus en plus de mal à être fasciste...
Commençons par la question du sens relatif - du sens multi-usages d'un mot donné, pourrait-on dire. Dans un récent numéro des Cahiers du cinéma, (n°557, mai 2001), se trouve une critique peu amène de La sociologie est un sport de combat, le documentaire dont le sujet est Pierre Bourdieu. On y lit que le "Je ne suis pas un poète !" confessé par le célèbre sociologue à son intervieweur "pointe les limites de l'intellectuel Bourdieu"... Il est logique qu'une revue aussi obstinément néokantienne que les Cahiers méprise le travail de Bourdieu au moins en ce qui concerne l'illusion du bon goût naturel ; mais c'est le déplacement de sens du mot "intellectuel" qui est encore le plus intéressant - ainsi l'intellectuel doit-il se doubler d'un poète pour que son travail acquière de la valeur... Dans ce même numéro des Cahiers, on lit par ailleurs que Jean-Luc Godard se voit en historien - artiste ne lui convient plus, sans doute... "Historien", "intellectuel"... varient donc suivant le contexte et les intérêts de qui les emploie. Tout le monde est d'autant plus susceptible, dans le grand fourre-tout postmoderne, de s'affubler de n'importe quelle étiquette, que son sens flotte au gré des usages. Les partisans de Wittgenstein, effectivement, ne seront pas surpris.
Un autre exemple nous sera fourni par les étiquettes que colla le critique des Inrockuptibles, Serge Kaganski, à l'héroïne éponyme de Rosetta : à la sortie du film, elle était ouvrière ; quelques mois plus tard, à l'occasion de la "polémique Amélie Poulain" dont il était à son corps défendant le héros, le même Kaganski parla, en se souvenant de Rosetta, non plus d'une représentation des ouvriers mais d'une représentation du peuple (n°294, juin 2001). Je ne suis pas certain, pourtant, que l'héroïne de Rosetta puisse statistiquement valoir pour prototype de l'ouvrière ni du membre des classes populaires ; je pense plutôt que cette forme d'autisme qui caractérise le personnage l'empêche d'accéder à une fonction archétypale à ce niveau. Kaganski précise en outre, à propos du peuple : "Figurez-vous que j'en fais partie". C'est là, une fois de plus, se livrer à de fort wittgensteiniens jeux de langage ; car parler, s'exprimer, se raconter parfois à des milliers de personnes chaque semaine n'est pas donné à tout le monde. Imaginons Serge Kaganski, le matin, qui poussant la porte d'un café voit bientôt qu'un(e) inconnu(e) à ses côtés, sur le zinc, sourit à la lecture d'un de ses papiers... Il me semble que ce genre de petit bonheur, et le capital symbolique qu'il permet d'amasser en se répétant, coupent quelque peu d'un "peuple" où l'individu qui parle de ses goûts ne touche que les cercles minuscules de la famille et des amis. Et si Kaganski revendique l'appartenance au "peuple" parce qu'avant d'amasser ce capital symbolique il a vécu dans un milieu où répondre aux seuls besoins matériels occupe toute la journée, il reste au moins en lui ce clivage qu'analyse magistralement Hoggarth dans ce classique de la sociologie qu'est La culture du pauvre, clivage qui le marginalise de même
Et pourtant, comme le pensait optimistement Gottlob Frege, le langage continue vaille que vaille de désigner le monde, au moins dans la vie de tous les jours. Jean-Marie Schaeffer, pour pointer les limites du relativisme, en fait la démonstration à l'aide de l'anecdote suivante : un policier nous arrête ; s'il nous dit "Montrez vos papiers !", on a tout intérêt à admettre "la thèse "naïve" selon laquelle la signification de cette phrase est la signification intentionnelle que lui donne le policier dans le cadre des conventions syntaxiques et sémantiques du français", sinon c'est la prison... Certes l'usage fait la signification, mais tous les usages ne sont pas interchangeables ; certains ont des conséquences matérielles observables directement, d'autres sont effectivement des vues de l'esprit.
Echapper à ces errements sémantiques a été de longue date un souhait des intellectuels et des chercheurs de tout poil. Une piste possible consiste à utiliser une terminologie complexe, qui fait l'effet d'un jargon au non-initié (et le jargon, on le sait, est toujours suspecté de déguiser une pensée faible, Stendahl l'a dit méchamment à propos de Kant ). Lire un auteur, ou les auteurs d'un courant, prend alors des allures de visite d'un univers parallèle, où un glossaire particulier est requis même pour les mots les plus courants, qui se chargent parfois d'un sens que l'usage quotidien leur dénie. La lecture s'en trouve ralentie, plus encore que dans le cas de la prolifération des néologismes (qui pallient explicitement aux manques avérés de la langue), car non seulement il faut se remémorer la nouvelle définition à chaque occurrence du mot, mais effacer l'ancienne qui se présente spontanément. La vitesse de circulation des idées s'en trouve pareillement gênée, le discours s'alourdissant de préalables terminologiques ("au sens de Y, selon le sens que prête Z à ce mot..."). J'en parle d'autant plus tranquillement que j'ai sacrifié à toutes ces manies, et continue de le faire.
Si la limpidité est sacrifiée au profit de la beauté, il y a moindre mal. Raymond Bellour, face à la touffeur que Christian Metz donne à son style par souci d'"exactitude enragée", propose de simplement "goûter cette complexité pour elle-même" . C'est pourquoi Stendahl, à l'endroit où il maltraite Kant, appelle les ouvrages de philosophie des romans... Francis Ponge résume ainsi la situation (en 1922, dans des Fragments métatechniques qui portent bien leur nom) : "Soignons notre palette. C'est une condition de la beauté littéraire : il faut choisir des mots qui ajoutent à la pensée" - or c'est contre ce type d'ajouts que lutte le "scientifique" ou du moins le théoricien (Freud a décrit le moment où il en prend conscience ). Certes, la neutralité du dire est une chimère. La non-fiction du discours théorique, ainsi que l'expliqua Jean-François Lyotard, est une fiction. Le théoricien a beau vouloir "s'ignorer comme artiste, y compris de lui-même", il a beau "déguiser le vouloir feindre qui organise son discours en un vouloir-la-vérité-de-sa-référence", c'est peine perdue, il ne trompe pas grand monde . Mais de là à croire que n'importe quel mot peut servir de support à n'importe quel sens (comme Nelson Goodman et ces autres adeptes du relativisme que sont les conventionnalistes pensent que dans la société humaine n'importe quoi peut valoir pour n'importe quoi d'autre), il y a peut-être une marge.

 

Les charmes fanés du scandale et de l'image subversive

 

Après la question du sens relatif, celle du risque de surchauffe : comme les étoiles trop brillantes finissent par se transformer en trous noirs qui ne brillent plus et servent de poubelle à tout ce qui passe à leur portée, les mots terribles, ceux qui ont résisté au déclin des Grands Récits (souvent parce qu'ils en désignent les événements responsables, d'ailleurs, notamment les camps d'extermination), finissent par se vider de leur énergie. Toute une frange d'artistes et d'intellectuels rechigne néanmoins à prendre en compte le point de vue pragmatique qui consiste à accepter la grande variété d'usages qui est dévolue de nos jours à un signe donné. Ce sont les héritiers des Modernes. Quelque paradoxale nostalgie attache leurs regrets aux temps où les signes - mots et images - étaient encore susceptibles de surprendre, de choquer ou même (merveilleux nirvana) de scandaliser - aux temps où un film dada déclenchait une émeute, un mot de travers un duel au pistolet, un sexe filmé la censure à défaut du bûcher. Ils s'accrochent aujourd'hui aux anciennes significations de censure comme les terroristes de l'ETA continuent imperturbablement à parler de l'état fasciste espagnol... Gaspard Noé scandalise, Amélie Poulain c'est le fascisme, Loft Story Auschwitz - la surchauffe sémantique est bien là.
Pour un exemple précis, on peut lire le journal intime de la semaine de Bertrand Bonello, réalisateur du Pornographe, au moment où une association d'extrême droite essaie d'obtenir son retrait du circuit commercial normal. "Ce que je sais, c'est que la société est de plus en plus distinctement divisée en deux parties. Et que l'une des deux veut que l'autre disparaisse" (Les inrockuptibles n°312, novembre 2001). C'est la guerre ! A ce réalisateur qui fête le samedi soir le fait qu'un Français sur mille a déjà vu son film, on ose à peine suggérer la chose suivante : que le cinéma français d'auteur remplisse ses films d'actes sexuels non simulés indiffère radicalement la grande majorité de la société (il n'y a plus que les fameuses "associations familiales d'extrême droite" pour y faire attention)... L'innovation formelle, en ces temps postmodernes de recyclage permanent, étant devenue difficile, les nostalgiques du pouvoir perturbateur de la Modernité peuvent encore se rabattre sur la lutte contre les lois qui "censurent" la liberté d'expression (celles qui déterminent l'interdiction aux moins de douze et seize ans, celle qui organise le classement X). Mais la seule lutte vraie dans le monde postmoderne, c'est la lutte économique : dans le "J'aime faire chier !" que lança Virginie Despentes au moment de la polémique Baise-moi, il y a en filigrane le processus d'autopromotion qui alimente volontiers la société du spectacle (faire chier = faire parler = donner envie de consommer les marchandises scandaleuses, ne serait-ce que pour se faire une opinion, pour savoir de quoi il est question exactement). Le degré de routine et de circularité est tel que le magazine Première put titrer tranquillement "Scandale à Cannes" un petit mois avant qu'Irréversible, le film visé en couverture, fasse comme prévu "scandale" à l'édition 2002 du médiatique festival...
Les Modernes luttaient peut-être aussi dans le cadre d'une course à l'audience et au chiffre d'affaire, mais ils étaient censés être animés d'une idée progressiste : il leur semblait que leur art allait dessiller les yeux des spectateurs, et allait leur apprendre à voir le monde autrement (héritage romantique) pour les conduire à en construire un plus beau (conséquence politique). C'est un processus qui apparaît clairement dans les premières années de la révolution soviétique, par exemple. Il n'est plus possible aujourd'hui. Adorno se demandait à la fin de sa vie s'il pourrait jamais revenir un jour ; et en tous cas le cinéma n'a jamais été un auxiliaire très efficace en matière d'intervention sociale et de subversion. "L'opération cinématographique (...) sépare les spectateurs les uns des autres pour les entretenir un à un, en tête à tête (...). C'est dans cette mesure que le cinéma n'est pas fait pour la propagande, car ce qui arrive à l'autre (bon comme méchant) m'y arrive aussi", explique Jean-Louis Comolli, spécialiste du cinéma militant . Pour être précis, les cinéastes militants s'en doutaient, et au moins depuis 1968. Dans les Etats Généraux du Cinéma , on peut lire : "Les films des Etats Généraux sont des films politiques et ne peuvent être confondus avec des "objets culturels" offerts aux jugements esthétiques de la "culturocratie". Ce n'est pas qu'ils craignent ces jugements, mais qu'essentiellement ils les récusent (...) Jamais pour les Etats Généraux la beauté du cinéma n'éclipsera la contestation". Dans le n°3 de la revue, les rédacteurs précisent bien, pour lutter contre la récupération esthétique qui n'a pourtant pas atteint à cette époque le niveau qu'elle a aujourd'hui (où il n'est plus une ONG qui n'accepte de visuels glamour pour ses campagnes publicitaires), que le cinéma militant est une "base d'échange d'expériences politiques, d'où nécessité de faire suivre chaque film de débats"... Si la "vérité" ne peut surgir de l'image que dans des cas très particuliers de prises d'empreintes sévèrement policées (décevant toujours au passage), et si le sens des mots n'est garanti par aucun dictionnaire, il reste effectivement le débat, la lutte déguisée en jeux de mots, la conquête du pouvoir d'expliquer les images.

La valeur est un produit de la lutte

 

La question, comme le disait Humpty-Dumpty, est donc de savoir qui sera le maître, un point c'est tout. Jean-François Lyotard a magistralement parlé de la terreur théorique qui accompagne cette façon d'imposer son point de vue en prétendant le tirer d'une Loi immanente censée transcender le relativisme ambiant : "Le discours théorique est indiscernable du discours religieux, car il prétend recevoir son autorité d'une référence qui existe indépendamment du langage qui la façonne" - cette référence peut être le bon goût kantien, par exemple. L'appel à l'évidence du bon goût a pour conséquence de donner le dernier mot au groupe de critiques le plus puissant, non au groupe qui aura déployé les meilleurs arguments. Il facilite et entretient la régulation des idées par les réseaux d'affinités. Par exemple, c'est l'esprit Nouvelle Vague-Cahiers du cinéma, puissant car très visible dans l'espace public, qui informe jusqu'à nouvel ordre l'enseignement du cinéma en France.
Voyons une manifestation de la terreur théorique qui en découle. Le Ministère de l'Education Nationale a choisi de faire enseigner le cinéma en donnant une compétence supplémentaire à, non en formant des spécialistes. Soit. Le Monde du 27/3/2002 s'en étonne cependant auprès d'Alain Bergala, ancien des Cahiers du Cinéma et responsable du plan ministériel Le cinéma à l'école :

"Il est curieux de manquer de jeunes enseignants connaisseurs du cinéma alors que celui-ci est désormais très présent dans les cursus universitaires". Réponse du chargé de mission : "Les étudiants ont un rapport au cinéma très différent, ils se spécialisent sur des corpus de films réduits, et manifestent rarement un amour pour l'art du film en général. Surtout on ne retrouve pas ce désir de partager et de convaincre, si vivant chez les cinéphiles des générations précédentes".
Alain Bergala encense sa propre génération et l'esprit qui l'animait (aux Cahiers du cinéma, cela va sans dire). Il valorise également chez l'enseignant, comme s'il avait intégré le mécanisme de la terreur théorique, la capacité de convaincre - or convaincre quelqu'un, dit le Larousse, consiste à lui représenter quelque chose avec une force qui le contraigne à en admettre la vérité ou la nécessité... Le plus gênant dans tout cela est que cette terreur a des conséquences pratiques : les actuels étudiants en cinéma n'ont plus qu'à incorporer (au sens bourdieusien) la violence de ces deux petites phrases (parce que leur auteur dispose d'un pouvoir réel), petites phrases qui leur interdit d'espérer enseigner un jour ce qu'ils aiment le plus (à moins d'avoir d'abord à se former à enseigner une autre matière, paradoxe qui favorise en outre les étudiants argentés, pouvant faire de plus longues études) .
L'exercice de la terreur néokantienne est beaucoup moins grave dans le cadre des seules critiques de films : "La part prescriptive de la critique n'a cessé de baisser", constate Fr. Bonnaud, critique aux Inrockuptibles; "elle se réduit de plus en plus à une improbable et aléatoire correction de marché" . Jean-Patrick Manchette, qui l'a précédé dans le métier de critique (bien qu'il soit surtout connu comme auteur de polars), avait une idée cynique de la profession :
"On entend souvent dire qu'un des principaux buts de la critique de cinéma (...) devrait être d'attirer l'attention du public sur les films qui ont le besoin et le droit d'être soutenus, parce que d'une part ils sont défavorisés sur le plan publicitaire, d'autre part ils sont méritants. Baliverne. Le rôle de la critique ne peut pas être d'intervenir sur le marché pour soutenir certaines marchandises contre d'autres. Une telle intervention doit plutôt être appelée apologie. Et elle est inutile autant qu'inefficace" .
Serge Daney avait lui aussi signalé cette difficulté à s'extirper du contexte d'énonciation afin de pratiquer une expertise vraiment libre :
"Où commence la publicité, où finit la critique ? Cela sera de plus en plus difficile à dire. Ce qui est sûr, c'est que, même lorsqu'elle est négative, la critique valorise le produit dont elle parle. Parce que, justement, elle accepte de parler d'un produit (...). Or "les films qui sortent" ne sont qu'une petite partie de l'iceberg-cinéma" .
Manchette ne trouve comme excuse (relativiste) au critique - comme Bourdieu avec d'autres mots - que l'intérêt qu'il a à défendre telle oeuvre plutôt que telle autre. Mais cet intérêt est la plupart du temps très difficile à mettre à jour, tant il est intériorisé - Bourdieu l'a montré plusieurs fois . Frédéric Bonnaud, déjà cité, préconise un affichage plus franc du présupposé relativiste, à défaut d'un abandon de la notion de bon goût kantien (ou idéologie du goût naturel chez Bourdieu) : "Peut-être faudrait-il commencer par réapprendre l'emploi délicat de la première personne du singulier, banni sous l'affreux soupçon de complaisance, et désormais introuvable" ... Peut-être aussi faudrait-il que le lectorat perde ce qu'Adorno considérait comme une habitude bourgeoise (le moins que l'on puisse dire est qu'elle a essaimé dans toutes les classes de la société), le refus du décorticage raisonné, antidote possible à l'évidence de l'ininterrogeable Beau kantien... La connaissance intellectuelle de l'oeuvre en enrichit pourtant la perception sensible, plaidait-il - en même temps, qui achèterait une revue ou un journal dont le but serait systématiquement de mettre en oeuvre, à chaque livraison, la même procédure d'expertise de la qualité artistique ?
En dernier lieu, l'exercice du petit pouvoir critique se fait dans deux directions : soit il s'agira de se fondre dans une masse de coreligionnaires vénérant le même film, soit il s'agira de se distinguer en compagnie d'une poignée de happy-fews - toutes les postures intermédiaire étant admises. Emprunter la première direction ne va pas sans accompagner une sorte de terreur du nombre (tout le monde a vu ce film : qu'attendez-vous donc pour y aller ?). Mais on a la satisfaction de faire partie d'un groupe ; l'émotion est collective, le spectacle parfois dans la salle - tout ce qu'aimait Stephan Zweig dans le cinéma... Quant à la seconde direction, la terreur y est plus discrète, mais plus violente, fonctionnant sous forme d'exclusion (vous ne l'aimez pas ? alors vous n'en êtes pas - demeurez parmi les béotiens, tournez en rond dans la nuit). Le succès, dans cette course à la distinction, peut même fonctionner comme signe de mauvaise qualité artistique. Bourdieu parle ainsi de "l'affaiblissement corrélatif de la rareté distinctive des biens et du fait de les consommer" ...

 

Conclusion : pour un relativisme de l'accès à la délectation

 

Du point de vue du bagage nécessaire à la compréhension et à l'appréciation d'un film, il y a beaucoup moins de différences entre un homme et une femme (ou un Noir et un Blanc), qu'entre un riche et un pauvre (ou qu'entre un habitant du sixième arrondissement de Paris et un habitant de la banlieue de Ouagadougou). Car il faut réunir quatre conditions pour apprécier le genre de films que plébiscite la critique française néokantienne : 1. La présence de ces films sur le lieu de résidence 2. Le temps libre que requiert leur vision (car le cinéma est un média homochrone, il impose sa durée au spectateur). 3. L'absence de préjugés culturels et l'ouverture d'esprit qui s'acquièrent grâce à la fréquentation dès l'enfance des objets d'art les plus variés. 4. Un environnement affectif et social qui apporte une forme de reconnaissance (non une forme de marginalisation) à qui consomme ce genre de produits. Pour apprécier le dernier Godard à la hauteur où le place habituellement la critique néokantienne, il faut : 1. Habiter une grande ville. 2. Disposer de deux heures et des moyens de s'offrir la place. 3. N'attendre pas d'un film qu'il raconte une histoire sur le modèle classique du récit-quête avec symétrie de clôture. 4. Lire des articles qui expliquent combien ce film est l'une des créations les plus élevées du génie humain, et avoir des amis qui l'ont tous vu eux aussi (non s'attirer des yeux écarquillés ni des "mais pourquoi diable es-tu allé voir une chose pareille ?").
Or le critique néokantien pense manifestement que tout le monde vit comme lui (ou aimerait en tous cas vivre comme lui). Comme le dit Bourdieu, "nous pouvons reconnaître que l'esthétique de Kant est vraie, mais uniquement comme phénoménologie de l'expérience esthétique de ceux qui sont le produit de la skholè, du loisir, de la distance à l'égard des nécessités économiques et des urgences pratiques" . Par exemple, lorsqu'Alain, dans ses fameux Propos sur l'esthétique, dit qu'il a "connu un prolétaire qui courait au musée du Louvre dès qu'il pouvait dérober une heure" dans l'espoir (jamais réalisé) de "recevoir la grâce" devant les tableaux , il ne fait que la moitié de l'analyse : c'est justement parce que ce malheureux est obligé de dérober une heure - au lieu de baigner à loisir dans le climat d'aficion du grand art pictural - que Rembrandt ne lui dit rien.
Conserver un tête le genre de conditions énumérées ci-avant ne mène pas forcément à un relativisme forcené, et me semble dessiner une voie raisonnable pour échapper à cette illusion du sens commun esthétique des gens distingués, cher au sage de Königsberg comme aux critiques des Cahiers du cinéma... Face à ce relativisme "sociologique", le relativisme le plus en vogue, celui du sexe, de la couleur de la peau et des préférences sexuelles, ne constitue que rarement un progrès ; sa puissance heuristique est faible, et il n'est pas subversif pour deux sous, puisqu'il cloisonne l'humanité en vertu de marques physiques, données dès la conception, et dont on ne peut plus changer ensuite, sauf rarissimes exceptions. Si l'on naît homme blanc, difficile de devenir femme noire. En revanche, si l'on naît pauvre dans une famille inculte, il est légitime d'espérer pouvoir se délecter un jour du dernier Godard et d'en bavarder nonchalamment avec des amis brillants dans la tiédeur d'une terrasse. Là, sur cette question de l'accès à la délectation, bizarrement, de hérauts du relativisme il n'en est plus guère. C'est que le fait de penser que tout est relatif mène assez rapidement au cynisme, ou au mieux à l'indifférence. Bien avant le relativisme, dans son autoportrait de 1755, Jean-Jacques Rousseau se désolait déjà de ce "scepticisme moral qui rend indifférent aux hommes le choix du vice et de la vertu" - celui-là même qu'explore en 1939 La règle du jeu en dressant le sombre portrait d'un monde où, pour agir comme pour juger, tout le monde a ses raisons.

 

source : Canal Education