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          Frédéric GIMELLO-MESPLOMB, Maître de conférences

 
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LA MISE EN SCENE D'EISENSTEIN



Le cinéma a été en Russie, avant la révolution de 1917, ce qu'il était partout : un divertissement. Lui aussi avait eu ses vedettes, ses stars. Des réalisateurs s'affirmèrent dans des genres différents tandis que le cinéma russe commençait à trouver ses pistes et à affirmer ses genres.
Les courants artistiques au début du siècle en Russie sont nombreux. Le cinéma, comme la peinture, voit émerger de nouvelles vagues d'influence, doublées d'une théorisation importante. Boris Bougaïev, par exemple, écrit le premier texte théorique sur le cinéma, en 1907 : l'article Cinématographe dans la revue Vessy. Le cinéma est pour lui un moyen de purification et d'unification, un substitut à la religion ; c'est aussi un lieu où l'utopie des images côtoie parfois l'âpre réalité.
Bauer, Sologoub, Merejkowski font naître le cinéma symboliste en Russie. Lié à la philosophie idéaliste, ce mouvement, fondé sur les théories de Nietzsche et Soloviev, entre autres, considérait l'art (et le cinéma) comme un moyen de s'élever vers la nature qui est harmonie et unité ; l'art cinématographique devait faire du réel une haute et noble réalité : "A realibus ad realiora". L'importance de la symbolique des couleurs (essentiellement le bleu et le blanc) se ressent. En 1917, Bauer réalise La Mort du Cygne. Le blanc y incarne la mort, l'idée de l'éternité et de la paix mortuaire. L'esthétique prime.
Maïakovski trancha avec la production classique de son temps en affirmant le futurisme dans le cinéma, de même que Khelnikov ou encore Vertov. La place de la caméra et l'action prennent alors un sens lorsqu'elles sont placées dans les hauteurs, symboles d'une progression, d'une volonté d'aller de l'avant, de s'élever. Cette démarche est particulièrement visible dans Les Aventures d'Octobrine, film réalisé en 1924 d'après le scénario de Maïakovski. Vertov réalise l'Homme à la caméra, d'un genre se rapprochant du documentaire, mais cependant novateur de par l'absence d'intertitres. Il estime que la narration peut être faite par les images seules et considère la caméra comme un äil suprême qui peut changer la vision du monde. Il se pose en défenseur du cinéma non-narratif qui est, selon lui, la vraie voie que doit emprunter le cinéma.
Venons-en à Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein (1898Ü1948). Il affectionne la mise en scène de situations très riches en événements. Ses bases théoriques de travail sont des pièces du théâtre classique russe et de la littérature internationale. Pour avoir suivi l'enseignement de Meyerholdt chez qui il apprit la mise en scène théâtrale, le travail sur des äuvres de Shakespeare, Balzac, Pouchkine, Tolstoï lui apparut comme indispensable, ce qui influença à jamais son äuvre. Il s'appelait lui-même volontiers un metteur en scène de "compositions inflexibles", et incarnait la voie que doit suivre le réalisateur dans la recherche d'une forme filmique rigoureuse. Signalons qu'Eisenstein travaillait également des thèmes soviétiques contemporains.

Pourquoi parler de mise en scène théâtrale dans la production cinématographique d'Eisenstein ? Quels sont les éléments esthétiques propres aux films d'Eisenstein ? Cette étude analysera trois aspects du cinéma d'Eisenstein, en travaillant de manière presque monographique sur le Cuirassé Potemkine. La description et l'analyse contextuelle des années 20 a pour but de poser un cadre historique et théorique, permettant de mieux comprendre les idées novatrices dans le cinéma d'Eisenstein. Cette étude sera également axée sur la théorie de la mise en scène d'Eisenstein et tentera de montrer la manière de procéder du réalisateur lors du tournage de ses films. Le montage est ensuite pour Eisenstein la phase capitale du film ; c'est la formulation du langage cinématographique.
Donc, tout d'abord, il faut examiner le contexte cinématographique russe des années 1920, afin de mieux comprendre comment Eisenstein travailla à ses débuts.
Dans un second temps, on considérera la mise en place scénique d'Eisenstein, qui occupait une place prépondérante dans ses conceptions sur l'art de la réalisation.
Ensuite, nous pourrons voir comment l'action, organisée sur un mode théâtral, parvient à devenir, grâce au montage, un film structuré et composé selon des principes établis par Eisenstein.

Soit le plan de structure suivant :
1 - Le cinéma russe des années 20 et les débuts d'Eisenstein
2 - La mise en place scénique
3 - Le montage, créateur de sens

1 - Le cinéma russe des années 20 et les débuts d'Eisenstein

Il est important de constater que le cinéma russe a été florissant pendant la guerre de 1914-1918, ce qui a réduit l'importation des films étrangers.
Le contexte cinématographique russe du début du siècle restait empreint d'une forte culture théâtrale. Le cinéma s'affirmait dans les salles, certes, mais aussi sur les scènes de théâtre, où la diffusion de films en arrière-plan offrait de nombreuses possibilités esthétiques de mise en scène.
C'est ainsi que débuta Eisenstein, chez Meyerholdt, vers 1921-22.Il est le père du nouveau théâtre avant-gardiste et certainement père spirituel d'Eisenstein. En 1923, Eisenstein, qui est alors metteur en scène de théâtre, monte Le Sage, au Proletkult. Son film - la vision des pensées d'un homme, Gloumov - est projeté sur la scène en arrière-plan, cependant qu'un acteur incarne le même personnage aux actions décalées et hypocrites. Il n'en demeure pas moins qu'Eisenstein n'a pas, au départ, d'idées sur le cinéma. Il commence à approcher le cinéma de plus près lorsqu'il se met à travailler avec Ester Schub, au remontage des films de fiction pour le parti. Par ailleurs, Eisenstein avoue que son intuition de l'importance primordiale du montage lui était venue de sa connaissance des langues orientales, de leur logique différente. C'est avec le même intérêt qu'il découvre l'âme asiatique, le théâtrerévolutionnaire et le cinéma. Son äuvre résulte peut-être avant tout d'une grande passion avant d'être le fruit d'une prodigieuse intelligence. La Grève (1924), Le Cuirassé Potemkine (1925), Octobre (1928) témoignent du tempérament lyrique d'Eisenstein, montrent une rigueur de composition qu'il mettra en äuvre dans tous ses films.
Puis, en 1929, Eisenstein "rencontre" le théâtre de Kabuki. Cette approche du théâtre japonais sera décisive pour le réalisateur, qui désormais va inclure de manière presque systématique une part d'esthétique japonaise dans ses films. C'est à dire que le théâtre de Kabuki fonctionne essentiellement par masques, permettant de faire tenir à des hommes des rôles féminins. Cette dualité des visages permise par les masques le marque. Ainsi, par exemple, lorsqu'il met en scène Ivan le Terrible, Eisenstein joue sur ce concept en l'adaptant à sa thématique : les acteurs aux visages aigüs deviennent principalement des actants, et les acteurs aux visages ronds sont de nature plus passive et subordonnée.
Parallèlement, le cinéma russe des années 20 subit l'influence de Chaplin, qui est idolâtré. Mardjanov fait rentrer le cirque dans le théâtre, ce qui va orienter plusieurs films vers une ouverture sur le monde du cirque (Tais-toi ma tristesse, tais-toi, de Tchardinyn, en 1918).

Le travail de Mosjoukine et de Koulechov marqua un tournant dans la théorie du cinéma. L'expérience Koulechov-Mosjoukine est l'exemple le plus fameux de l'efficacité du montage, que les Soviétiques découvrent et développent dans les années 20. On sait que Koulechov avait emprunté à un vieux film un gros plan de Mosjoukine qui s'y montrait impassible. Il avait monté ce plan successivement après une image d'une table bien garnie, puis après celle d'un cadavre, puis après celle d'un enfant. Chaque fois le public crut que l'acteur avait un jeu différent, exprimant tour à tour son appétit, sa peur ou sa faiblesse. Cette expérience, devenue légendaire, est révélatrice du véritable esprit révolutionnaire de l'époque. Par elle, Koulechov veut démystifier l'acteur qui a fait lesbeaux soirs du cinéma tsariste. Le cinéma de montage succède au cinéma d'acteur, comme le marxisme a renversé la bourgeoisie décadente. Mais Koulechov avoue ainsi l'énorme influence de Griffith sur le cinéma soviétique naissant. Il est un lien précieux entre l'épopée américaine et l'épopée russe naissante. Koulechov demeure un théoricien, incapable de réaliser dans des äuvres ce qu'il a pressenti : après avoir démystifié l'acteur, il dirige les interprètes de ses propres films en les poussant à la grandiloquence et à une gesticulation forcenée.

Eisenstein, lui aussi admirateur passionné du cinéma américain, bouleversé par les films de Griffith, retient la leçon. Quand il tourne La Grève, il n'a que vingt-cinq ans. C'est à vingt-sept ans qu'il tourne Le Cuirassé Potemkine, fait en deux mois. C'est son premier grand film qui va le propulser aux yeux du public. Il en dira : "Ce film m'a amené à repenser le rôle du gros-plan, à en faire un élément capable d'éveiller chez le spectateur la conscience et le sentiment du tout. Ainsi le pince-nez du médecin-major se substitue à celui-ci, au moment voulu, par un emploi du gros-plan comparable à la «synecdoque», reconstituant le tout par la représentation de la partie. Le film tout entier était une «synecdoque», incorporant directement la révolution de 1905, dont l'histoire tout entière avait d'abord été le sujet".
Eisenstein signifie par ces mots que le gros-plan devient presque un "pronom", un moyen plus synthétique et plus efficace de substituer - avec sens - le tout par la partie, un moyen de s'approcher du signifié par le signifiant, et en y ajoutant sans aucun doute une valeur affective et émotive encore plus grandes. Ainsi, le médecin-major, vu une première fois avec son pince-nez, sera représenté par la suite par le pince-nez seul, vu en gros-plan. La valeur émotive du plan s'en retrouve alors accrue et crée chez le spectateur un affect plus violent.

Toujours dans Le Cuirassé Potemkine, on peut trouver une démarche de montage et de mise en scène similaires à celle du pince-nez. Dans la séquence des escaliers, c'est une voiture d'enfant avec un nourrisson qui termine l'image de la masse dévalant les escaliers. Cette voiture d'enfant cristallise et condense l'ensemble de l'action et la répète. Mais ce n'est pas une répétition mécanique, c'est d'une intensité différente : la première fois, l'action se déroule à grande échelle - la foule et quelques individus qui en ressortent - alors que maintenant elle est condensée - une voiture d'enfant toute seule, sur le même chemin que la foule.
Dans une certaine mesure, on peut mettre en parallèle ces deux "unités de montage" (pour reprendre la terminologie d'Eisenstein qui sera développée plus tard, cf. 3 - Le montage, créateur de sens, §2) que sont le pince-nez et le landau ; Eisenstein arrive ainsi à ce que le thème fondamental ne soit pas purement et simplement répété, mais se développe à un niveau différent.
C'est en quelque sorte ce "savoir-faire" qu'Eisenstein développera par la suite dans ses autres films. En effet, nous allons voir ce qui, dans l'analyse du Cuirassé Potemkine et d'autres films passe pour le résultat de calculs très compliqués, s'obtient en fait presque "immédiatement" pour Eisenstein en découpant chaque scène - les escaliers, le pont arrière, etc. - en unités de montage. Nous verrons que chaque plan semble bien amené car chacun d'entre eux cadre bien avec l'unité de montage qui le contient.

2 - La mise en place scénique

Eisenstein considérait le travail du scénariste et celui du réalisateur de cinéma comme un processus créateur continu ; le réalisateur continuait pour sa part, sans hiatus, le travail amorcé par l'auteur. Il insistait surtout sur l'importance qu'il fallait attacher à la capacité de concevoir une mise en scène qui puisse rendre de façon claire et suggestive l'idée force du scénario, dans la composition comme à d'autres niveaux.
La mise en place (ou mise en scène) est, selon Eisenstsein, la disposition spatiale et temporelle des éléments sur la scène. La mise en cadre est la disposition de ces éléments dans le plan.
Eisenstein, dans ses recherches plastiques, travaillait essentiellement avec des acteurs, des décorateurs de théâtre, des musiciens, des historiens d'art, des psychologues. Ces entretiens et discussions visaient à lui apporter information et culture pour ensuite faire preuve d'un plus grand réalisme dans ses films. Comme en témoignent, par exemple, ses entretiens, à l'Institut Cinématographique d'Etat (VGIK) de Moscou (où il était professeur), avec des acteurs comme Tcherkassov, Strauch ou bien encore Glizer : leur travail de création, le processus de cristallisation d'un personnage dramatique l'intéressaient tout particulièrement. Ceux-ci lui décrivaient leur recherche des traits typiques et des traits individuels dans leur héros ; leur analyse de ces traits, leurs efforts pour parvenir à une cohérence stylistique dans le comportement de leur personnage. Cela intéressait Eisenstein tout particulièrement.
Mais ce qui passionnait Eisenstein était bien évidemment les études tournant autour des questions liées à la composition cinématographique, qui passe par la mise en place d'une scène.
Bien entendu, au théâtre, la surface de jeu reste constante. On peut varier à souhait son habillement, elle restera inchangée vis-à-vis du spectateur. Au cinéma, en revanche, Eisenstein cherche de manière systématique, à construire pour chaque partie de l'action son espace propre.
Eisenstein dit : "Dans les mises en scène de théâtre, l'on part toujours d'un espace scénique déterminé, en épuisant ensuite à l'intérieur de cet espace toutes les possibilités de découpage de l'image. En passant de la mise en scène théâtrale à la mise en scène cinématographique, la première question qui se pose, c'est de savoir comment construire l'espace particulier de chaque plan. Il faut tenir compte de ce que cet espace ne doit pas être construit seulement en fonction de la prise de vues, mais aussi en tenant compte des données optiques. À côté du lieu de l'action, je produis toujours un index optique. Ce qui veut dire que, au cinéma, la scène dramatique et l'action elle-même ne sont pas construites seulement devant la caméra, mais aussi que c'est au moyen de la caméra qu'elles vont se réaliser, et que pour cela il faut tenir compte des caractéristiques des différents objectifs". (Le Mouvement de l'art).
Eisenstein a accordé une place prépondérante au positionnement de la caméra, qui va être au cäur de l'action. En effet, tandis qu'au théâtre la mise en scène ne peut se dérouler que sur l'espace de la scène, en permanence devant le spectateur, au cinéma, la caméra, et donc le spectateur avec elle, se trouve au centre des événements représentés. La mise en scène peut être représentée depuis n'importe quel point.
En outre, la mise en place scénique occupait une place prépondérante dans ses considérations sur l'art de la réalisation, ce qui s'explique par l'importance capitale de la mise en scène au cinéma. D'après les écrits d'Eisenstein, on peut voir que la mise en place des scènes de ses films est dictée et conditionnée par les principes stylistiques qu'impose le sujet. Eisenstein cherche à maîtriser la globalité de son film, du scénario au montage, en pensant, à l'écriture du scénario, au montage. Le lieu de tournage (la scène) est ce autour de quoi s'articule le langage cinématographique, le découpage des plans. Eisenstein écrit, dans Le film : sa forme / son sens : "Au cinéma, la mise en place scénique est la «cause première» d'où procèdent les moyens de réalisation spécifiques de la mise en scène cinématographique. La fragmentation en plans et le montage ne sont pas seulement déterminés par le scénario, mais aussi par la mise en scène, c'est à dire par la façon dont l'action dramatique est concrétisée par l'acteur, dans le temps et l'espace". Il s'agit presque d'une distinction contenu - forme, entre scénario et mise en scène, où l'acteur viendrait en tant qu'unificateur de ces deux phases de la réalisation. Néanmoins, cette distinction, avec Eisenstein, se retrouve quelque peu dépassée, lorsqu'il déclare : "Le contenu est un principe d'organisation (S¼) Le principe d'organisation de la pensée constitutive en fait le véritable «contenu» de l'äuvre (S¼) En cela réside l'inséparabilité, techniquement fondée, de l'ensemble contenu - forme et de l'idéologie".
Eisenstein, comme dit précédemment, accorde une place déterminante au détail, qu'il soit d'ordre visible - dans le champ - ou d'ordre plus général - le contexte et le décor. En témoignent ses entretiens avec des historiens, psychologues ou autres. Pour lui, le réalisateur de cinéma doit disposer d'une réserve mentale d'images et de formes architecturales. Cette réserve a pour but de permettre au réalisateur, si des cas de problèmes pratiques de décor se présentent, d'entrevoir rapidement une solution grâce à un flot d'associations qui doivent, selon lui, "se déchaîner dans l'esprit pour suggérer des idées de mise en scène. Un réalisateur ne peut pas, à chaque difficulté, se mettre à un travail de recherche ; il y a trop de questions qui se posent. La mémoire du réalisateur doit avoir enregistré des faits précis." (Réflexions du cinéaste)
Eisenstein affirme dans son Programme d'enseignement de la théorie et de la technique de la réalisation publié en 1933 dans la revue Iskoustvo Kino : "S¼un drame s'articule en actes, un acte en scènes, et la scène en actions isolées. Le film, lui, s'articule en éléments encore plus fins : une action se divise en unités de montage, et celles-ci en plans".
Cela prouve à quel point Eisenstein a été influencé par la mise en scène théâtrale par laquelle il débuta ; est-ce donc par choix qu'il a décidé de cette conception théâtrale pour son cinéma, ou simplement par aisance et maîtrise des règles régissant la scène, scène de théâtre à la base ? Il donne lui-même un début de réponse : "Les mises en scène en plein air, les mises en scène de masse dans les usines, comme par exemple ma tentative de monter dans une usine de gaz la pièce de Trétiakov Masques à gaz, tout cela était des tentatives de sortie de l'espace scénique fixe, un effort pour créer un espace dramatique spécifique à chaque pièce. En fait, peu de réalisateurs sont parvenus à faire sauter les quatre murs du théâtre, et à monter leurs pièces sur les places publiques et dans les usines. Cette tendance, qui va tout à fait à l'encontre de l'essence de l'art du théâtre, est l'ABC du cinéma." (le Mouvement de l'art). Pour Eisenstein, en effet, le travail sur le film commence par la construction d'un lieu dramatique spécifique à chaque plan. Ce qui, au théâtre, représente l'ultime étape possible, est le point de départ du cinéma.

Un autre axe intéressant d'étude du travail d'Eisenstein est celui de la composition et du mouvement des masses lorsqu'il travaille à la mise en scène. En effet, on peut remarquer en analysant diverses séquences du Cuirassé Potemkine, par exemple, qu'Eisenstein cherche systématiquement le groupement des personnages ayant les mêmes volontés ou appartenant aux mêmes forces. À savoir que "une mise en place des acteurs n'est correcte - selon Eisenstein - que si elle manifeste les tendances des personnages en rapport avec le conflit moteur". Concrètement, dans Le Cuirassé Potemkine, cela se traduit par trois groupes de protagonistes, trois "unités de montage" : le cuirassé révolté, la foule d'Odessa - qui vient au secours des insurgés - , et les opposants à ces deux ensembles : les représentants de l'armée tsariste, qui tentent d'empêcher la jonction des matelots révolutionnaires avec le peuple. Ensuite, dans ces unités de montage, se distinguent des plans qui créent la spécificité de la réalisation. C'est alors qu'intervient l'importance du cadrage, l'échelle des plans.
Vladimir Nijny, qui fut élève et assistant d'Eisenstein, rapporte ses mots : "Si on vous charge de monter une scène, vous devez faire d'abord pour vous-même le plan de la composition d'ensemble, prévoir exactement le développement de l'action. Simultanément, vous devez attribuer approximativement à chaque action un lieu, une zone où elle se déroulera. Le découpage du scénario doit en découler, découpage spatial aussi bien que temporel. À chaque action partielle, on doit attribuer un lieu déterminé où elle peut se développer. Ce découpage de l'action, qui tient compte du développement des différents thèmes et de leurs modifications selon qu'ils sont plus ou moins intenses, et qui tient compte aussi des espaces correspondants, je l'appelle plan dramaturgique des actions".

En tant que réalisateur, Eisenstein accorde aussi une grande attention au rendu pictural. Son travail sur la dramaturgie et la narration pure restent conséquents. En effet, selon lui, dans un passage de Réflexions d'un Cinéaste, il démontre que dans la structure dramatique d'un film, il faut également prendre en considération l'alternance des mouvements de tension et des pauses, en quelque sorte le crescendo et le decrescendo de l'intensité dramatique ; et que la construction doit indiquer les nuanciations voulues. Eisenstein admet que ce principe ne fonde valablement une mise en scène que si les pauses ne sont pas de simples haltes destinées à permettre au spectateur de reprendre son souffle, "s'ils ne vont pas de soi comme de simples moments d'un decrescendo, mais ont leur ligne dramatique propre, qui forme contrepoint à la ligne principale". Eisenstein refuse le compromis et cherche à ce que chaque forme filmique s'ancre et se distingue dans un style propre et précis.
Synthétiquement, l'on peut dire à propos de la mise en scène cinématographique selon Eisenstein, qu'une préparation en profondeur lors de la conception d'ensemble est indispensable pour le réalisateur. Cela passe par la documentation sur l'époque historique comme par la préparation de schémas préliminaires déterminant mouvements de personnages et cadrages. Mais il faut admettre que le travail lors du tournage reste complexe et que les facultés d'organisation sont vitales. De plus, un réalisateur comme Eisenstein se heurtait sans cesse à de nouvelles questions, à des particularités individuelles des acteurs dont il ne pouvait pas avoir tenu compte, à des données concrètes du décor qui remettaient parfois le travail de préparation en causeS¼ Cependant, Eisenstein restait fidèle à son idée de base autant que possible. Ne disait-il pas à ses élèves de l'Institut Cinématographique d'Etat : "Lorsque vous avez une idée nette de la mise en scène que vous voulez, n'essayez pas de la plier à telle ou telle contrainte. Refusez les compromis, cherchez plutôt les moyens de réaliser votre idée".

3 - Le montage, créateur de sens

Au tournage, les manières de filmer la mise en scène permettent d'accentuer différents moments d'une scène, par le changement de valeurs de cadre. L'assemblage de ces plans (de durées variables) forme alors le montage, qui donne son style et son rythme spécifique à une äuvre d'art filmique.
Le travail préalable du découpage est pour Eisenstein ce qui permet de fragmenter une mise en scène en une série d'unités événementielles - en fragments soumis à une logique d'ensemble. Ces unités déterminent chacune une position de la caméra, soit à l'intérieur, soit à l'extérieur de la mise en scène en question. Eisenstein appelait l'ensemble de plans correspondant à une telle unité des "complexes de plans", ou des "unités de montage". Ainsi, la mise en place scénique déterminait pour lui la fragmentation de l'ensemble ; c'est à dire que les actions et l'ensemble de la scène étaient fragmentés en plans séparés, qui devenaient alors des unités de montage cohérentes.
Le montage a été considéré par Eisenstein comme un moyen d'accentuer l'effet émotionnel des plans, tout en donnant une interprétation des événements représentés, puisque, pour le spectateur, chaque nouvelle position de la caméra devient le seul point de vue possible pour observer les événements. Le montage est le moment du film où se fait ce choix, celui de choisir un des angles de vue qui ont été tournés.
La théorie du montage des attractions repose sur une organisation particulière des images, organisation qui révèle brusquement &endash; et comme par surprise &endash; un concept symbolique ou métaphorique à l'aide d'insertions visuelles plus ou moins justifiées par le contexte dramatique. Exemple : dans La Grève , Eisenstein montre avec quelle sauvagerie l'armée tsariste charge les travailleurs. Pour donner plus d'intensité dramatique à la répression, il intercale un plan représentant l'abattage d'un bäuf. Cette intrusion d'un élément arbitraire de comparaison frappe évidemment l'esprit du spectateur avec d'autant plus de force qu'il provoque un décalage et une surprise fulgurants. Un tel procédé a été totalement novateur pour l'époque et a empreint la théorie du cinéma pendant de nombreuses années. Certes, ce procédé semblerait naïf de nos jours, car le cinéma, en vieillissant, accepte de moins en moins de tels subterfuges "signifiants".
En 1938, Eisenstein publie un article sur le montage ; il le considère comme une nécessité intense et conflictuelle. Le montage passe également par un travail sur les dominantes (répétition d'un thème de manière anaphorique dans la quasi-totalité des plans). Les dominantes peuvent être d'ordre chromatique, ou bien encore la longueur d'un plan peut devenir une dominante.

A partir de cette conception, Eisenstein détermine quatre types de montage :

- le montage métrique (qui se fait d'après la longueur absloue d'un plan)
- le montage rythmique (qui se fait, comme son nom l'indique, sur le rythme de l'enchaînement des plans ; ce style de montage est tout à fait visible dans la séquence des escaliers d'Odessa, du Cuirassé Potemkine)
- le montage tonal (basé sur le sens émotionnel des séquences ; il se fait d'après les dominantes)
- le montage ober tonal (il détruit les dominantes, l'harmonie mélodique de l'enchaînement des plans ; il est basé sur la perception physiologique du corps)

Revenons à l'étude du Cuirassé Potemkine. L'escalier d'Odessa. Après le premier coup de feu, on assiste à la panique générale de la masse du peuple rassemblé, dévalant l'escalier. Tous vont dans la même direction, mais à des vitesses différentes selon leurs forces et leurs âges. Après ce premier assaut des gardes tsaristes, la scène est fragmentée par des scènes plus individuelles : celle de la mère avec son enfant, celle de la mère à la voiture d'enfant, celle des vieux sur l'escalierS¼ La composition, au tournage comme au montage, consiste à donner, indépendamment du fait que différents personnages soient présentés, l'impression d'un courant unitaire, une sorte de flux uni. Examinons la manière dont Eisenstein traite la question du temps, quelle place il accorde à l'ellipse temporelle. Dans un premier temps, on constate un nombre important de personnes sur l'escalier, avant la première salve. Puis, une salve, et le "fleuve" humain semble avoir été aspiré par le sol. La scène prend près de six minutes dans le film. C'est une très longue durée pour un film. Pourtant, on n'a jamais l'impression que ce fleuve humain soit interrompu, que l'action meurt. Eisenstein dit que "Les scènes «individuelles» sont montées de telle façon qu'elles viennent plutôt intensifier le flux de l'action d'ensemble. Cela vient pour partie de l'accélération du tempo et du rythme, mais surtout du fait que chaque action partielle est rattachée à l'action d'ensemble. Et c'est là une loi qui vaut aussi bien pour le mouvement scénique le plus simple que pour une scène de masse aussi compliquée que les escaliers d'Odessa". (Le Cuirassé Potemkine, L'Avant-Scène Cinéma n°11, 15/01/1962). Son idée du montage : un rapport de deux plans. Pour lui, "L'idée doit résulter du choc de deux éléments indépendants l'un de l'autre". Et il précise : "Le degré de discordance entre les différentes images détermine la plus ou moins grande intensité de l'impression et de la tension." Il apparaît que cette tension s'exprime en termes plastiques : d'un plan à l'autre, Eisenstein joue avec les lignes, les valeurs (gammes de gris), les rythmes, les mouvements. Dans la fusillade sur les escaliers d'Odessa, on peut voir l'opposition de lignes géométriques, dures, aiguës des soldats descendant les escaliers comme des robots et les formes arrondies, douces, humaines, des femmes et des enfants terrorisés.

Il s'agit donc d'un montage rythmique essentiellement doublé, sur la globalité du film, d'une gradation du pathos, qui trouve son achèvement dans l'élévation du drapeau rouge (colorisé dans la version russe) sur le cuirassé. (D'ailleurs, ce drapeau rouge colorisé sera la base du travail d'Eisenstein sur sa théorie des couleurs, qui reprendra le travail de Young réalisé en 1801 sur la thèse trichromatique. (Succintement : la rétine doit posséder des éléments de 3 espèces, sensibles respectivement au bleu indigo, au vert-jaune et au rouge pour qu'elle possède, par synthèse, la vision totale des couleurs).
Dans la forme filmique qu'il donne à ses äuvres, Eisenstein cherche une forme ayant son répondant mathématique. Dans un article célèbre, il a montré que la composition en cinq parties (trois et deux) du Cuirassé Potemkine obéissait au nombre d'or (qui est un rapport d'harmonie). Mais en revanche, ce que l'on pourrait appeler cette soumission au "prestige du nombre", est loin d'être la preuve d'une forme abstraite et desséchée. Eisenstein a conscience de reformuler dans ses films les lois mêmes de la vie. C'est pourquoi son art peut paraître le plus abstrait ou le plus réaliste selon qu'on s'attache à l'esprit qui l'anime ou au regard qui le crée.

L'influence d'Eisenstein s'est manifestée depuis la Nouvelle Vague. On la retrouve, en France par exemple, chez des cinéastes comme Resnais ou Godard. Il est important de dire aussi que par son äuvre théorique immense, Eisenstein a anticipé sur beaucoup de travaux menés par des linguistes ou structuralistes contemporains.
Il a dépassé ses contemporains tout en affirmant une voie, celle d'un cinéma de structure et de rigueur. Même si sa mise en scène paraît adopter une rigueur mathématique, elle est quand même le résultat d'un travail d'anticipation et de composition. Eisenstein a été profondément et efficacement révolutionnaire. On a pu constater que ses films ont pu être récupérés par la culture bourgeoise.Sa pensée ne peut pas l'être. Elle était déjà accordée au cinéma d'une société à venir.
Eisenstein meurt à cinquante ans, après avoir prophétisé ainsi l'avenir du cinéma dans un texte (ici condensé) :
Le cinéma est bien sûr le plus international des arts. De ses réserves inépuisables le premier demi-siècle n'a pourtant utilisé que des miettes. On n'a pas encore opéré de solution définitive au problème de la synthèse des arts qui aspirent à se fondre dans son sein : totalement, organiquement. Nous assisterons au stupéfiant aboutissement de deux extrêmes. L'acteur thaumaturge, chargé de transmettre au spectateur la matière de ses pensées, tendra la main au mage cinéaste de la TV qui, jonglant avec les objectifs et les profondeurs de champ, imposera directement et instantanément son interprétation esthétique de l'événement, pendant la fraction de seconde où il se produit. Le cinéma a cinquante ans. Un monde immense et complexe s'ouvre devant lui.

Filmographie d'Eisenstein :
La Grève, 1924
Le Cuirassé Potemkine, 1925
Octobre, 1927
La Ligne Générale ou l'Ancien et le Nouveau, 1929
Que viva Mexico, 1931
Le Pré de Bejine, 1935 (non terminé)
Alexandre Nevski, 1938
Ivan le Terrible, 1945 (premier épisode)
Ivan le Terrible, 1958 (deuxième épisode ; non terminé)

Ecrits d'Eisenstein :
Réflexions du cinéaste, Ed. en langues étrangères, Moscou, 1958
Ma conception du cinéma, Buchet-Chastel, 1971
Le Film : sa forme / son sens, Christian Bourgeois, 1976
Esquisses et dessins, Ed. de l'Étoile / Cahiers du Cinéma, 1978
Cinématisme, peinture et cinéma, Ed. Complexe, 1980
Le Mouvement de l'art, Ed. du Cerf, 1986

Mettre en scène, collection 10/18, U.G.E. :
I - Au-delà des étoiles, 1974
II - La Non-Indiférente Nature 1, 1978
III - Mémoires 1, 1977
IV - La Non-Indiférente Nature 2, 1978
V - Mémoires 2, 1979
VI - Mémoires 3, 1985

Bibliographie :
Le Cuirassé Potemkine, L'Avant-Scène Cinéma n°11, 15/01/1962
Le Mouvement de l'art, Ed. du Cerf, 1986
Le Film : sa forme / son sens, Christian Bourgeois, 1976
Réflexions du cinéaste, Ed. en langues étrangères, Moscou, 1958
Encyclopædia Universalis
Dictionnaire des cinéastes, Georges Sadoul, Ed. Microcosme