Frédéric GIMELLO-MESPLOMB, Professeur des Universités
Centre Norbert Elias UMR 8562 UAPV - CNRS - EHESS

 
   

 

 
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Alexandre Astruc : la théorie de la "caméra-stylo"


 


Biographie
: Réalisateur, Acteur, Scénariste, théoricien du cinéma né le 13 Juillet 1923 à Paris.Alexandre Astruc est journaliste à France-Dimanche, Combat, Objectif 49 puis plus tard aux Cahiers du Cinéma, il est rendu célèbre par un article paru dans L'Ecran français le 30 mars 1948, Naissance d'une nouvelle avant-garde : la caméra-stylo . Il voit dans le cinéma un moyen d'expression neuf, une forme "dans laquelle et par laquelle un artiste peut exprimer sa pensée, aussi abstraite soit-elle, ou traduire ses obsessions exactement comme il en est (...) de l'essai ou du roman", d'où la fameuse caméra-stylo.
Sa carrière cinématographique avait débuté un an plus tôt lorsqu'il avait assisté Marc Allégret sur Jusqu'à ce que mort s'ensuive (1947). Mais ses vrais débuts de metteur en scène ont lieu avec un moyen métrage adapté de Barbey d'Aurevilly, Le rideau cramoisi (1953 ; un des premiers films d'Anouk Aimée), qui obtient le prix Louis Delluc. Ses films suivants, notamment des adaptations de Maupassant (Une vie) et Flaubert (L'éducation sentimentale, 1961), se situent à la périphérie de la Nouvelle vague, sans vraiment en faire partie. L'échec en 1968 de Flammes sur l'Adriatique va marquer la fin de sa carrière cinématographique. Il reviendra, à la télévision, en coréalisant en 1976 avec Michel Contat un long documentaire sur Jean-Paul Sartre, Sartre par lui-même. [ Lire une interview d'A. Astruc donnée en 2000 ]


Naissance d'une nouvelle avant-garde
Alexandre Astruc

L'Ecran français,
n°144, 30 mars 1948

 


Ce qui m'intéresse au cinéma, s'est l'abstraction.

(Orson welles.)

Il est impossible de ne pas voir qu'il est en train de se passer quelque chose dans le cinéma. Nous risquons de devenir aveugles devant cette production courante qui étire d'un bout de l'année à l'autre ce visage immobile où l'insolite n'a pas sa place.

Or, le cinéma aujourd'hui se fait un nouveau visage. A quoi cela se voit-il ? Mais il suffit de regarder. Il faut être critique pour ne pas voir cette transformation étonnante du visage qui s'opère sous nos yeux. Quelles sont les ouvres par où passe cette beauté nouvelle ? Précisément celles que la critique a ignorées. Ce n'est pas un hasard si de La Règle du jeu de Renoir aux films d'Orson Welles en passant par Les Dames du Bois de Boulogne, tout ce qui dessine les lignes d'un avenir nouveau échappe à une critique à qui, de toute façon, elle ne pouvait pas ne pas échapper.

Mais il est significatif que les ouvres qui échappent aux bénissements de la critique soient celles sur lesquelles nous sommes quelques-uns à être d'accord. Nous leur accordons, si vous voulez, un caractère annonciateur. C'est pourquoi je parle d'avant-garde. Il y a avant-garde chaque fois qu'il arrive quelque chose de nouveau...

Précisons. Le cinéma est en train tout simplement de devenir un moyen d'expression, ce qu'ont été tous les autres arts avant lui, ce qu'ont été en particulier la peinture et le roman. Après avoir été successivement une attraction foraine, un divertissement analogue au théâtre de boulevard, ou un moyen de conserver les images de l'époque, il devient peu à peu un langage. Un langage, c'est-à-dire une forme dans laquelle et par laquelle un artiste peut exprimer sa pensée, aussi abstraite soit-elle, ou traduire ses obsessions exactement comme il en est aujourd'hui de l'essai ou du roman. C'est pourquoi j'appelle ce nouvel âge du cinéma celui de la Caméra stylo. Cette image a un sens bien précis. Elle veut dire que le cinéma s'arrachera peu à peu à cette tyrannie du visuel, de l'image pour l'image, de l'anecdote immédiate, du concret, pour devenir un moyen d'écriture aussi sou­ ple et aussi subtil que celui du langage écrit. Cet art doué de toutes les possibilités, mais prisonnier de tous les préjugés, ne restera pas à piocher éternellement ce petit domaine du réalisme et du fantastique social qu'on lui a accordé aux confins du roman populaire, quand on ne fait pas de lui le domaine d'élection des photographes. Aucun domaine ne doit lui être interdit. La méditation la plus dépouillée, un point de vue sur la production humaine, la psychologie, la métaphy­ sique, les idées, les passions sont très précisément de son ressort. Mieux, nous disons que ces idées et ces visions du monde sont telles qu'aujourd'hui le cinéma seul peut en rendre compte ; Maurice Nadcau disait dans un article de Combat : « Si Descartes vivait aujour­ d'hui il écrirait des romans. » J'en demande bien pardon à Nadeau, mais aujourd'hui déjà un Descartes s'enfer merait dans sa chambre avec une caméra de 16 mm et de la pellicule et écrirait le discours de la méthode en film, car son Discours de la méthode serait tel aujour­ d'hui que seul le cinéma pourrait convenablement l'exprimer.

Il faut bien comprendre que le cinéma jusqu'ici n'a été qu'un spectacle. Ce qui tient très exactement au fait que tous les films sont projetés dans des salles. Mais avec le développement du 16 mm et de la télévision, le jour n'est pas loin où chacun aura chez lui des appareils de projection et ira louer chez le libraire du coin des films écrits sur n'importe quel sujet, de n'importe quelle forme, aussi bien critique littéraire, roman, qu'essai sur les mathématiques, histoire, vulgarisation, etc. Dès lors il n'est déjà plus permis de parler d'un cinéma. Il y aura des cinémas comme il y a aujourd'hui des littératures, car le cinéma comme la littérature, avant d'être un art particulier, est un langage qui peut exprimer n'importe quel secteur de la pensée.

Cette idée de cinéma exprimant la pensée n'est peut- être pas nouvelle. Feyder disait déjà : « Je peux faire un film avec L'Esprit des lois. » Mais Feyder songeait à une illustration de L'Esprit des lois par l'image comme Eisenstein à une illustration du Capital (ou à une imagerie). Nous disons, nous, que le cinéma est en train de trouver une forme où il devient un langage si rigou­ reux que la pensée pourra s'écrire directement sur la pellicule sans même passer par ces lourdes associations d'images qui ont fait les délices du cinéma muet. En autres termes, pour dire que du temps s'est écoulé il n'est nul besoin de montrer la chute des feuilles suivie de pommiers en fleur et pour indiquer qu'un héros a envie de faire l'amour il y a tout de même d'autres façons de procéder que celle qui consiste à montrer une casserole de lait débordant sur le gaz comme le fait Clouzot dans Quai des Orfèvres.

L'expression de la pensée est le problème fondamental du cinéma. La création de ce langage a préoccupé tous les théoriciens et les auteurs de cinéma depuis Eisenstein jusqu'aux scénaristes et adaptateurs du cinéma parlant. Mais ni le cinéma muet, parce qu'il était prisonnier d'une conception statique de l'image ni le parlant clas­ sique, tel qu'il existe encore aujourd'hui, n'ont pu résoudre convenablement le problème. Le cinéma muet avait cru s'en tirer par le montage et l'association d'images. On connaît la déclaration célèbre d'Eisenstein : « Le montage est pour moi le moyen de donner le mouvement (c'est-à-dire l'idée) à deux images statiques. » Et quant au parlant, il s'est contenté d'adapter les procédés du théâtre.

L'événement fondamental de ces dernières années, c'est la prise de conscience qui est en train de se faire du caractère dynamique, c'est-à-dire significatif de l'image cinématographique. Tout film, parce qu'il est d'abord un film en mouvement, c'est-à-dire se déroulant dans le temps, est un théorème. Il est le lieu de passage d'une logique implacable, qui va d'un bout à l'autre d'elle-même, ou mieux encore d'une dialectique. Cette idée, ces significations, que le cinéma muet essayait de l'aire naître par une association symbolique, nous avons compris qu'elles existent dans l'image elle-même, dans le déroulement du film, dans chaque geste des personnages, dans chacune de leurs paroles, dans ces mouve­ ments d'appareils qui lient entre eux des objets et des personnages aux objets. Toute pensée, comme tout sentiment, est un rapport entre un être humain et un autre être humain ou certains objets qui font partie de son univers. C'est en explicitant ces rapports, en en dessinant la trace tangible, que le cinéma peut se faire véritablement le lieu d'expression d'une pensée. Dès aujourd'hui il est possible de donner au cinéma des ouvres équivalentes par leur profondeur et leur signification aux romans de Faulkner, à ceux de Malraux, aux essais de Sartre ou de Camus. D'ailleurs, nous avons sous les yeux un exemple significatif : c'est celui de Espoir de Malraux où, pour la première fois peut-être, le langage cinématographique donne un équivalent exact du lan­ gage littéraire.

Examinons maintenant les concessions aux fausses nécessités du cinéma.

Les scénaristes qui adaptent Balzac ou Dostoïevski s'excusent du traitement insensé qu'ils font subir aux oeuvres à partir desquelles ils construisent leurs scéna­rios en alléguant certaines impossibilités du cinéma à rendre compte des arrière-fonds psychologiques ou mé­taphysiques. Sous leur main, Balzac devient une collec­ tion de gravures où la mode tient la plus grande place et Dostoïevski tout d'un coup se met à ressembler aux romans de Joseph Kessel avec saoulerie à la russe dans les boîtes de nuit et courses de troïka dans la neige. Or, ces interdictions ne sont que le fait de la paresse d'esprit et du manque d'imagination. Le cinéma d'aujour­ d'hui est capable de rendre compte de n'importe quel ordre de réalité. Ce qui nous intéresse au cinéma aujourd'hui, c'est la création de ce langage. Nous n'avons nullement envie de refaire des documentaires poétiques ou des films surréalistes chaque fois que nous pouvons échapper aux nécessités commerciales. Entre le cinéma pur des années 1920 et le théâtre filmé, il y a tout de même la place d'un cinéma qui dégage.

Ce qui implique, bien entendu, que le scénariste fasse lui-même ses films. Mieux, qu'il n'y ait plus de scéna­ ristes, car dans un tel cinéma cette distinction de l'auteur et du réalisateur n'a plus aucun sens. La mise en scène n'est plus un moyen d'illustrer ou de présenter une scène, mais une véritable écriture. L'auteur écrit avec sa caméra comme un écrivain écrit avec un stylo. Comment dans cet art où une bande visuelle et sonore se déroule développant à travers une certaine anecdote (ou sans anecdote, il importe peu) et dans une certaine forme, une conception du monde, pourrait-on faire une différence entre celui qui a pensé cette ouvre et celui qui l'a écrite ? Imagine-t-on un roman de Faulkner écrit par quelqu'un d'autre que Faulkner ? Et Citizen Kane serait-il convenable dans une autre forme que celle que lui a donnée Orson Welles ?

Je sais bien encore une fois que ce terme d'avant-garde fera penser aux films surréalistes et aux films dits a bstraits de l'autre après-guerre. Mais cette avant-garde il est déjà une arrière-garde. Elle cherchait à créer un domaine propre du cinéma ; nous cherchons au contraire à l'entendre et à en faire le langage le plus vaste et le plus transparent qu'il soit. Des problèmes comme la traduction des temps des verbes, comme les liaisons logiques, nous intéressent beaucoup plus que la création de cet art visuel et statique rêvé par le surréalisme qui d'ailleurs ne faisait qu'adapter au cinéma les recherches de la peinture ou de la poésie.

Voilà. Il ne s'agit pas d'une école, ni même d'un mouvement, peut-être simplement d'une tendance. D'une prise de conscience, d'une certaine transformation du cinéma, d'un certain avenir possible, et du désir que nous avons de hâter cet avenir. Bien entendu, aucune tendance ne peut se manifester sans ouvres. Ces ouvres viendront, elles verront le jour. Les difficultés économiques et matérielles du cinéma créent ce paradoxe étonnant qu'il est possible de parler de ce qui n'est pas encore, car si nous savons ce que nous voulons, nous ne savons pas si, quand et comment nous pourrons le faire. Mais il est impossible que le cinéma ne se développe pas. Cet art ne peut pas vivre les yeux tournés vers le passé, remâchant les souvenirs, les nostalgies d'une époque révolue. Son visage est déjà tourné vers l'avenir et, au cinéma comme ailleurs, il n'y a d'autre souci possible que celui de l'avenir.