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Frédéric GIMELLO-MESPLOMB, Maître de conférences |
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Hollywood, l'usine à rêves (Hollywood the dream factory) - Hortense Powdermaker (1951) Mais là elle se heurte à un univers qui lui est bien plus étranger que celui des tribus des mers du sud. A côté d'Hollywood, les indigènes - dont elle raconte qu'ils classent les films américains en deux catégories, les « bang bang » et les « kiss kiss » (et ça marche !) - font figure de sages. Le monde qu'elle a entrevu est fou, caractériel, souvent absurde. Du moins l'a-t-elle vu comme cela. Des films, elle parle peu parce qu'aucun de ses interlocuteurs n'en parle. Le cinéma, ce sont des personnalités en lutte les unes avec les autres, et ce sont ces individualités qui l'intéressent, à travers leurs croyances, leurs mythes, leurs rituels. Hollywood c'est aussi une machine, mais une machine déréglée, une industrie devenue folle qui jette la matière première et génère une chaîne de travail absurde : les scénarios vont à la poubelle, les réalisateurs sont payés à ne rien faire du moment qu'ils ne travaillent pas pour d'autres, les producteurs chôment, les comédiens attendent. Pourquoi ? la réponse de l'anthropologue est claire : la communauté du cinéma a refoulé, collectivement, la dimension artistique de son projet. Un film est une ouvre d'art, mais personne ne peut aborder cet aspect. Hollywood ne peut parler que de pouvoir, d'argent, et de signes extérieurs de réussite. Et pourtant derrière toutes ces interactions ratées, il y a le désir et la jouissance de l'ouvre. Occultés. Le livre a été publié en 1950 - et l'enquête faite entre 47 et 49 -, à un moment donc où les grands studios - les majors - sortaient d'une période extraordinairement faste après le démarrage du cinéma parlant. Le cinéma américain est alors une industrie énorme, qui vient de traverser trois décennies de profits inégalés. Le déclin va s'amorcer, mais Powdermaker ne sera plus là pour l'observer. Elle décrit encore un empire, où les tyrans font la loi, et où chacun rêve de devenir tyran à son tour. Est-elle objective ? Non. Elle n'a pas aimé Hollywood, c'est sensible à chaque ligne qu'elle écrit. C'est presque une leçon de morale qu'elle fait ici, qui rompt à bien des égards avec le devoir d'objectivité des ethnologues. Et pourtant l'univers qu'elle décrit a des accents étonnamment contemporains : ceux qui travaillent aujourd'hui sur les professionnels de la télévision française ne manqueront pas d'être frappés par les similitudes avec les dysfonctionnements de l'usine à rêves hollywoodienne. De l'ouvrage complet, Hollywood the dream factory, sont ici traduits partiellement deux chapitres et demi portant plus précisément sur les producteurs. Les premiers extraits concernent ceux qu'on appellerait en France des producteurs exécutifs, i.e. des producteurs qui supervisent la production du film sans avoir investi dans son montage financier. Les extraits suivants portent sur les dirigeants des studios. Doit-on les considérer comme des producteurs ? Oui, au sens de producteur délégué dans la terminologie française, c'est-à-dire les producteurs qui, au nom de leur société de production, financent réellement le film, avec bien sûr des partenaires extérieurs (des chaînes de télévision notamment). Les autres chapitres de l'ouvrage, non traduits ici, portent respectivement sur les scénaristes, les comédiens, les stars, les réalisateurs et les imprésarios, sans compter deux chapitres sur les questions de censure et les tabous de la profession. Tout est écrit de la même manière, au vitriol, avec des portraits d'individus qui illustrent des profils, avec des remarques acerbes, des anecdotes, des jugements personnels de l'anthropologue. Le livre est un classique, repris et cité depuis près de cinquante ans. Hollywood vu par Hortense Powdermaker. ![]()
Les producteurs exécutifs sont un maillon très important à Hollywood. Le contraste entre le pouvoir qu'ils exercent et les compétences dont ils disposent pour jouer leur rôle est frappant. En général, le producteur choisit le type d'histoire qu'il veut monter en film. Il peut suggérer aux responsables du studio d'acheter les droits d'un livre ou d'une pièce de théâtre, ou proposer une idée originale pour qu'elle soit développée par un scénariste. Il peut aussi reprendre une formule qui a fait ses preuve au box office. Ou se voir affecter le suivi d'un film par les patrons du studio. Quelque que soit le point de départ de l'histoire, le producteur contrôle ensuite de très près l'écriture du scénario. Il travaille étroitement avec le scénariste, en relisant ce qu'il a écrit et en faisant des critiques et des suggestions : c'est lui qui décide de tout pendant tout le processus d'écriture. C'est aussi lui qui décide si, et quand, d'autres scénaristes doivent être adjoints au premier, et le scénario doit obtenir son OK avant d'être soumis aux dirigeants pour recevoir l'accord final. Le pouvoir du producteur va au-delà du contrôle du scénariste et du contrôle du contenu du scénario. Il a du pouvoir sur le choix du casting et son autorité au montage - qui est un moment décisif dans la fabrication d'un film - l'emporte sur celle du réalisateur. Il doit aussi donner son accord final pour la musique, les décors, et tout ce qui touche à la production du film. On a souvent comparé les producteurs à des contremaîtres, dans la mesure où ils sont chargés de nouer ensemble et de surveiller les différents aspects de la production. Mais les contremaîtres dans les usines ont une compétence technique et une réelle compréhension des procédés qu'ils surveillent. Et ils n'ont pas d'autorité sur les ingénieurs et les concepteurs. Or la plupart des producteurs ne savent rien ou presque sur l'écriture de scénario, le jeu d'acteur, la composition de musique ou la décoration. Ils contrôlent des personnes qui sont compétentes dans chacun de ces domaines, et répartissent les tâches aux uns et aux autres. Ce paradoxe a des origines historiques. Dans les débuts du cinéma, le rôle du producteur était peu important. Du temps du cinéma muet il n'y avait pas de producteur. Le responsable du studio supervisait toutes les tâches et une partie des fonctions actuelles du producteur était assumée par le réalisateur. Dans les débuts du cinéma parlant, l'industrie se mit à croître à une vitesse vertigineuse et chaque studio décupla le nombre de ses productions. Le responsable du studio ne pouvait plus contrôler tout directement et il commença à déléguer des tâches à des assistants appelés des « superviseurs » - les ancêtres des producteurs. Ensuite, plusieurs départements du studio prirent de l'importance, ce qui rendit les tâches de supervision plus mécaniques. Mais le producteur, au lieu de devenir moins important, ce qui aurait été dans la logique des choses, devint alors plus puissant dans la mesure où il en vint à représenter les intérêts du studio dans l'éternelle lutte entre les aspects créatifs et les aspects industriels de la production des films. Les producteurs eux-mêmes ne se voient pas toujours sous ce jour. La plupart d'entre eux ne se satisfait pas de devoir simplement défendre les intérêts financiers du studio et d'améliorer leurs gains personnels. Ils aiment aussi parler d'eux- mêmes comme étant des créatifs. L'un d'eux me racontait qu'il aimait aller s'asseoir dans une salle où l'on passait un de ses films et là, dans le noir, il avait l'impression d'être Dieu. Il se disait : « dans trois minutes c'est moi qui vais faire rire cette salle ; dans dix minutes je vais les faire pleurer ». Il avait le sentiment d'avoir créé une magie à laquelle des hommes et des femmes allaient réagir. En réalité la créativité des producteurs reste une question à débattre. Mais il est de toute façon intéressant de remarquer qu'eux, tout comme les dirigeants des studios, ne se satisfont pas d'être des hommes d'affaire qui dirigent des artistes. Ils veulent être des artistes eux aussi. Et comme ils ont peu de compétence en matière de créativité, il leur est plus facile de croire qu'ils le sont effectivement. Cette situation crée plus de problèmes que n'en créerait une distinction bien nette entre d'un côté des artistes, et de l'autre des hommes d'affaire, chacun jouant un rôle spécifique. Bien que les producteurs aient beaucoup de pouvoir, ils ne sont en même temps que des employés dans une situation précaire. C'est là un autre paradoxe d'Hollywood. La plupart d'entre eux sont soumis aux contrats à option qui permet au studio de les renvoyer tous les six ou douze mois, alors qu'eux-mêmes sont liés pour une période de sept ans. Très rares sont ceux qui ont des contrats sans clause d'option. Les salaires vont de 350 à 4 000 $ par semaine selon leurs compétences, leur notoriété, leur pouvoir de négociation et leur insertion dans les réseaux mondains. Leur revenu ne se limite toutefois pas à ce salaire. Beaucoup d'entre eux ont aussi des activités propres. Ils peuvent avoir des acteurs sous contrat personnel, les salarier, et les faire travailler dans des studios pour un prix plus élevé, en empochant la différence. L'acteur est une marchandise que le producteur loue pour dégager du profit. Cela fait partie des petits « plus » qu'Hollywood offre aux producteurs. Ainsi, les producteurs connaissent les mêmes insécurités que tout le monde à Hollywood. Le studio peut ne pas renouveler leurs options et ils se retrouvent au chômage. Ils passent d'un studio à l'autre, comme le font les autres professionnels d'Hollywood. Sur les 72 producteurs employés par les 7 studios les plus importants en 1936, seulement 11 étaient encore dans les mêmes studios en 1947. 17 étaient au chômage, 14 travaillaient pour d'autres studios et 14 étaient devenus producteurs indépendants. Les autres avaient changé de métier, disparu dans la nature, ou décédé. Le sentiment d'insécurité des producteurs n'est pas seulement de nature économique. Ils sont extrêmement sensibles aux réactions d'Hollywood et vivent dans l'angoisse de ne pas avoir en permanence des hits au box office. Si leurs films ne font pas un succès, ils ont peur que les stars ne veuillent plus jouer pour eux ou que le studio ne renouvelle pas leur option. Comme le font les dirigeants des studios, lorsqu'il faut choisir une histoire, soit ils reprennent des formules qui ont déjà marché, soit ils se fondent sur leur intuition. Quand l'intuition n'a pas été bonne, ce qui est souvent le cas, ils essayent de rejeter la faute sur quelqu'un d'autre ou de masquer l'erreur. Comme d'habitude à Hollywood, les projets sont montés avec un enthousiasme délirant, enthousiasme qui apparaît ensuite injustifié. Les producteurs se lancent à fond dans une histoire ou une idée qu'ils ont achetée. Ils engloutissent tellement d'argent à essayer d'en faire un film qu'ils ne peuvent plus reculer, même quand il apparaît certain que l'histoire n'est pas bonne, ou en tout cas pas bonne pour faire un film. C'est ce qui est arrivé à ce producteur. Il avait acheté une mauvaise histoire, et avait ensuite demandé à un scénariste de faire l'impossible, c'est-à-dire d'écrire un bon scénario en faisant des changements qui étaient incohérents les uns avec les autres et contradictoires avec l'histoire du départ. Il demanda ensuite à une autre scénariste de venir « faire le docteur » sur le scénario. C'était une femme très douée, et elle comprit tout de suite que l'histoire originale et les changements qui y avaient été apportés ne tenaient pas la route. Elle réécrivit complètement le tout. De l'histoire achetée au départ il ne restait plus que le titre. Et encore, dans bien des cas, même celui-ci est changé. Les producteurs malgré leurs paradoxes font, avec les dirigeants de studio, partie du petit cercle fermé des gens qui comptent. La plupart des scénaristes, comédiens et autres créatifs n'en font pas partie. On retrouve une distinction de ce type dans toutes les sociétés : il y a un in- group et un out-group, tout le monde voudrait faire partie du in-group et les manières d'y entrer changent d'une société à l'autre. Chez les maori, une tribu polynésienne qui vit en Nouvelle-Zélande, le groupe in est une petite aristocratie fondée en grande partie sur des liens biologiques. A Hollywood aussi, les relations de parenté sont importantes. Comme le métier de producteur ne demande aucune compétence technique particulière, c'est là que les dirigeants de studio placent leur famille ou leurs amis. Le népotisme fait partie des mours de l'industrie. Toutefois la parenté culturelle est aussi importante que la parenté biologique. Les dirigeants se sentent bien avec les gens qui leur ressemblent, c'est-à-dire qui s'intéressent au profit et au pouvoir. On raconte l'histoire de cet homme qui était directeur de production, une sorte de super comptable, et fut nommé producteur par le studio parce qu'il s'était battu sur les coûts de production contre le réalisateur. Le fait d'avoir fait passer les questions financières avant les besoins créatifs du film lui avait valu sa promotion. Cet homme est toujours producteur, et il produit des films de catégorie A. Une autre manière de devenir et de rester producteur est de jouer le jeu social et mondain à Hollywood. Les producteurs investissent souvent beaucoup dans cette pratique : si les dirigeants du studio aiment les courses de chevaux, les producteurs en font autant. S'ils aiment traîner dans les boîtes de nuit et se saouler, les producteurs suivent. Devenir copain avec le patron est une sorte de sécurité sociale. Si le film fait un flop ou si le studio licencie des gens, les chances d'être viré seront moindres. On peut aussi devenir producteur en jouant gros aux cartes avec les patrons des studios. Si ces derniers perdent, le producteur ne parle plus de la dette, et il est sûr de garder son emploi tant que celle-ci ne sera pas réglée. La dette lui sert d'assurance contre le chômage. On raconte aussi l'histoire de cet homme qui est arrivé à Hollywood il y a une vingtaine d'années dans l'espoir de travailler dans le cinéma. Il se débrouille pour se faire inviter sur le yatch privé d'un important responsable de studio. Le week-end se passe à jouer aux cartes avec des mises énormes et le nouvel arrivant perd plusieurs milliers de dollars. Le lundi suivant il vient voir le dirigeant à son bureau et lui dit qu'il ne peut pas payer sa dette car il n'a pas de travail. Il lui propose de travailler pour lui comme producteur et de lui rembourser trois cents dollars par semaine sur son salaire. Il obtient le poste et est toujours producteur aujourd'hui. D'autres ont obtenu leur poste parce qu'ils étaient à Hollywood depuis longtemps. Ils ont commencé à travailler pour le cinéma muet comme superviseurs et sont devenus producteurs à force de ténacité. Ce sont des hommes consciencieux et travailleurs mais apparemment sans grande compétence ou talent. Certains scénaristes, réalisateurs ou comédiens prennent aussi en charge le rôle de producteur en espérant obtenir ainsi un peu plus de liberté créative. Quand ils parlent de leur travail en tant que producteur c'est toujours pour le déprécier, et dire que cela n'a rien de compliqué. Un scénariste- réalisateur-producteur, quand on lui demandait combien il estimait devoir gagner pour ces trois fonctions, aimait à répondre : « 2 500 $ par semaine comme réalisateur, 2 500 $ comme scénariste et 25 $ comme producteur. » Tous ceux qui cumulaient la fonction de producteur avec d'autres fonctions avaient la même attitude : le métier de producteur leur semblait facile, très administratif et peu créatif. Leur plaisir créatif ils le puisaient ailleurs, dans l'écriture, la réalisation ou le jeu d'acteur. Le fonctionnement du producteur ressemble beaucoup à celui du dirigeant de studio. Tous deux ont tendance à projeter dans leurs films leur personnalité, leurs idées sur l'amour et le sexe, et leurs « solutions » aux problèmes sociaux. Si le producteur pense que toutes les femmes sont des allumeuses, alors tous les personnages féminins de ses films, qu'elles soient danseuses de cabaret ou médecins, seront des allumeuses, dans les limites bien sûr de ce qui est acceptable aux yeux de la censure. S'il a une conception fleur bleue de l'amour, elle prévaudra dans son film. S'il s'intéresse aux affaires qui font les gros titres de la presse, il va produire des films sur les problèmes sociaux, mais toujours sur un mode irréaliste et simplifié. GALERIE DE PORTRAITS M. Toujours-sur-la-Brèche est un producteur à succès de westerns et de feuilletons, qui dirige sa propre unité au sein d'un important studio. Il parle avec modestie de ses débuts dans la vie alors qu'il venait d'une famille pauvre à New York et n'avait pratiquement pas fait d'études. Pour son premier job dans le cinéma, du temps du muet, il était simple garçon de bureau dans un studio installé à New York. Il fut ensuite accessoiriste, monteur, fit quelques petits rôles comme acteur, le tout avant les débuts du cinéma parlant. Il produit maintenant des films dont les budgets vont de 200 000 à 500 000 $. Il contrôle tout sur ses films qui racontent toujours des histoires de héros bravant un danger avec un sauvetage excitant à la fin. Il peut y avoir des couples mais pas d'histoires d'amour. Les personnages sont très manichéens, le gentil est tout blanc et le méchant tout noir, selon les bonnes règles du mélo. Il utilise les mêmes formules depuis le cinéma muet, en changeant juste le cadre : dans ses derniers films il s'agit d'histoires d'aviation ou de technologie, deux décors qui risquent de séduire les jeunes qui constituent le gros de son public. Pour les feuilletons il utilise quatre scénaristes, dont un est directeur d'écriture. Une fois les personnages établis, chaque scénariste écrit ses propres séries d'intrigues et le directeur d'écriture est chargé de réunir le tout. Le scénario est ensuite transmis à M. Toujours-sur-la-Brèche, qui relit et suggère des corrections. Sur le plateau de tournage M. Toujours-sur-la- Brèche travaille très vite, rien à voir avec la lenteur et les nombreuses reprises de scènes des films à gros budgets. Le tournage est aussi rapide que le tempo de ses films. Il sait exactement ce qu'il veut et sait le communiquer aux comédiens. Comme il a joué quelques petits rôles du temps du cinéma muet, il se considère comme un comédien, même s'il n'a pas l'ambition d'en faire carrière. Cela relève plutôt de la superstition : dans chacun de ses films il fait une apparition dans un tout petit rôle. Comme si cela devait assurer le succès du film. Il ne vit pas comme on le fait habituellement à Hollywood. Il a une maison sans prétentions, qu'on dirait meublée de meubles achetés sur catalogue. Il n'appartient à aucun cercle social. Il a fourni du travail à certains membres de sa famille et à plusieurs associés, mais il n'a pas de groupe d'amis. En dehors des scénarios de ses films, M. Toujours-sur-la-Brèche ne lit jamais. Il aime raconter que le cinéma est une industrie qui rapporte, mais qu'il ne connaît rien et ne veut rien connaître au côté artistique. Selon lui les westerns et les feuilletons sont des produits extrêmement rentables car il y a toujours une demande, alors que les films de catégorie A traversent des hauts et des bas. Il fait d'ailleurs figure d'exception parmi les autres producteurs puisque ses films n'ont jamais perdu d'argent. Contrairement aux autres, il n'aime pas parier sur un film. En même temps, les westerns et les feuilletons ne sont pas juste de bonnes affaires : il les aime vraiment. Il produit exactement le genre de films qu'il irait voir s'il était un simple spectateur. Il adore l'excitation, les aventures, l'action, et quand il voit ses propres films il passe un excellent moment. Il n'a pas d'ambition artistique : il sait ce qu'il veut et il sait comment l'obtenir. Il est stable économiquement comme psychologiquement. Il ne cherche pas à concurrencer les producteurs de films de catégorie A, ne se soucie pas de prestige, et, phénomène étonnant à Hollywood, sa vie se déroule sans conflit ni frustration. Il n'y a pas de décalage entre ses objectifs, ses acquis, et ses capacités. M. Médiocre, un homme d'un certain âge, a commencé sa carrière de producteur avec des films B. Contrairement au bouillonnant M. Toujours-sur-la-Brèche il a une personnalité calme. M. Médiocre a derrière lui un long passé sans histoire dans le show business. Ses deux parents travaillaient dans le music-hall, et il commence par vendre des tickets à l'entrée des théâtres. Puis il écrit des sketches satiriques, s'occupe de relations publiques pour des spectacles, et d'autres petits boulots. Aux débuts du parlant, le music-hall traverse une crise et il doit se reconvertir ailleurs. Il ne connaît que le monde du théâtre, et se dit que le cinéma a sans doute de l'avenir. De plus, il a toujours eu envie de vivre en Californie. Il s'installe donc à Hollywood où il a quelques amis et relations. L'un d'eux lui offre l'opportunité d'écrire des scénarios pour des films B. Le producteur pour lequel il travaille lui propose ensuite de le suivre lorsqu'il est recruté par un studio plus important. Là il devient son assistant pour des films B. Lorsque le producteur quitte le studio quelques années après, M. Médiocre le remplace. Plus tard, il est promu à la production de films A. M. Médiocre raconte que lorsqu'il doit faire des choix pour un nouveau film, il se réfère toujours aux thèmes qui font les succès du moment. Si ce sont les drames psychologiques qui marchent, il produit un drame psychologique. Mais bien sûr, bien souvent, il ne fait que produire ce que les dirigeants du studio lui demandent de produire. Une fois, le studio avait acheté les droits d'un roman, l'avait adapté sous forme de scénario, et lui avait demandé de le produire. Il travailla de la façon suivante. Il pensait que le scénario demandait pas mal de changements, et confia ceux-ci au Scénariste Numéro 1. Quand Numéro 1 eut fini son travail, M. Médiocre montra le scénario au réalisateur qui jugea qu'il manquait une histoire d'amour. Un Scénariste Numéro 2 fut chargé d'intégrer une histoire d'amour. Puis un Scénariste Numéro 3 s'occupa de retravailler les dialogues pour les rendre plus incisifs. M. Médiocre jugea alors que le scénario manquait de gags, et les scénaristes Numéros 4 et 5 furent chargés de donner à l'ensemble une touche de comédie. Pour les gags, M. Médiocre avait fait un ensemble de suggestions qui lui avaient été inspirées par des succès du moment, d'où certaines incohérences avec le sujet du film. Mais les scénaristes suivirent ses instructions à la lettre. Il fallut environ six mois pour aboutir au scénario final. Le film, comme d'autres productions de M. Médiocre, était peu intéressant. M. Médiocre se considère comme fait pour le show business. Dans son métier, il est assez passif, et s'il ne parle pas d'art et ne se prétend pas être un artiste, il aime bien évoquer le frisson de la création qui le saisit quand il voit ses films à l'écran. C'est un homme sans opinions arrêtées, et qui refuse de s'engager de peur de se tromper. Il travaille de façon mécanique avec un certain nombre de gens autour de lui, un peu comme dans une chaîne de montage, et en utilisant des formules et des gags déjà éprouvés. Il est heureux quand un de ses films a du succès. Il me racontait qu'une fois, lors d'une projection en avant-première, il eut l'impression que la fin d'un film n'allait pas. C'était trop tard et il se sentit très mal. Peu de temps après, les responsables du studio le félicitèrent car le film avait beaucoup de succès. Il ne se sentait plus mal du tout. M. Courbette, la trentaine, a déjà eu quelques succès - dans des films de catégorie B. Il est intelligent et habile, et sait manier le compromis. Il sait s'y prendre, et met un point d'honneur à s'entendre bien avec tout le monde et à être aimé. Il sait attraper une opportunité dès qu'elle se présente. Lui aussi a commencé sa carrière dans le cinéma en vendant des tickets à l'entrée d'une salle et fait plein de petits boulots dont celui de garçon de course. Ensuite, il a travaillé dans la presse professionnelle et exercé différents métiers dans plusieurs studios. Juste avant de devenir producteur, il était assistant d'un producteur : il surveillait le travail d'écriture, le casting et servait d'intermédiaire entre le producteur et les créatifs. C'est là qu'il a tout appris. Il s'est aperçu qu'un des films que le producteur s'apprêtait à produire allait être un échec. Il savait que le scénario auquel travaillaient plusieurs scénaristes allait déboucher sur une impasse et qu'il serait impossible à tourner. Il s'en rendit compte plusieurs semaines avant que cela n'arrive effectivement. Il savait déjà que le producteur serait obligé de refuser le scénario et se retrouverait sans rien alors qu'il avait signé des engagements avec un réalisateur et deux stars pour un film bien défini que le studio avait prévu de tourner à des dates données. M. Courbette ne dit rien de ce qu'il avait pressenti au producteur. Au lieu de cela, il met à profit le temps qui passe pour se préparer à sauver la situation quand le désastre arrivera. Il travaille sur un livre dont le studio avait les droits, livre dont il pensait qu'il y avait matière à faire un bon film, et commence tout de suite à en faire un scénario. Il y travaille la nuit, et chez lui. Tout se passe comme prévu. Le producteur voit le premier scénario dès qu'il est fini, comprend immédiatement qu'il n'est pas bon et qu'il vaudrait mieux le passer directement à pertes et redémarrer avec quelque chose d'autre. Le problème c'est qu'il n'a rien d'autre de prêt sous la main. C'est la panique. C'est alors que M. Courbette arrive et sort le scénario sur lequel il vient de travailler. Le producteur le trouve bon et il est bien sûr très reconnaissant à son assistant d'avoir sauvé la situation. M. Courbette est élevé au rang de producteur associé. De là, il devient rapidement producteur. M. Courbette raconte que les films qu'il aime le mieux produire sont des films avec des sentiments et des intrigues sentimentales. Mais il fait toute sorte de choses très différentes aussi. L'homme qui dirige le studio où il travaille est connu pour être une personne brutale et dictatoriale mais M. Courbette a la réputation de s'entendre bien avec lui - c'est-à-dire qu'il lui cède tout. Toutefois, il aime avoir une image de lui-même comme de quelqu'un qui sait se battre et dire non, si c'est nécessaire, pour produire un film auquel il tient. Il dit que c'est important de faire cela, ne serait-ce que pour garder une bonne image de soi- même, et qu'on ne doit pas toujours céder. En même temps, ajoute-t-il dans la foulée, il sait que la plupart du temps il ne peut pas gagner et qu'il n'y a rien d'autre à faire que d'obéir - ou partir. Et il ne souhaite pas partir. On m'a souvent dit de M. Courbette qu'il s'était « faufilé » dans la position qu'il occupe. Il a la réputation de ne jamais se disputer avec qui que ce soit et de toujours garder son calme. Personne au studio ne dit du mal de lui, ce qui est rare. Personne non plus n'en dit grand bien. Il n'a pas particulièrement de flair pour dénicher de nouvelles idées, et même s'il en avait il n'aurait pas assez de force de caractère pour les imposer. Son art c'est le compromis. On l'imagine bien ayant de plus en plus de succès, sans rien faire de vraiment spectaculaire, tenant bien la route, même s'il nourrit un vague regret de ne pas faire quelque chose de mieux. Il oscille entre le plaisir d'avoir réussi et la déception de ne pas arriver à vraiment aimer les films médiocres qu'il produit. M. Persévérant est un autre producteur « moyen » dont la carrière, particulièrement à ses débuts, illustre bien les difficultés qui viennent du front office. Il commence par travailler dans la presse, et pénètre dans le cinéma par l'intermédiaire d'un parent proche. Au départ, il produit des courts métrages pour un des petits studios, puis devient scénariste pour un studio plus important en ayant la promesse de se voir plus tard confier des tâches de production. La promesse est tenue : au bout de quelque temps, on propose à M. Persévérant de choisir parmi les ouvres dont le studio a les droits quelque chose qu'il aimerait produire. Il choisit une histoire sentimentale qu'il aime beaucoup, parce qu'elle correspond bien à ses propres conceptions sur l'amour. Le responsable approuve son choix et il se lance dans le traitement. Il travaille dur et le résultat est très satisfaisant. Un scénariste se met à la tâche et le travail d'écriture commence. Tout se passe bien jusqu'au moment où, au grand désappointement de M. Persévérant, les dirigeants du studio, se disant que le film est trop gros pour être confié à un producteur débutant, lui retire l'affaire. Elle est confiée à un producteur plus expérimenté qui a déjà plusieurs succès aux box office. Quelque temps plus tard, M. Persévérant se voit confier un autre projet et commence à travailler dessus avec un scénariste. A deux semaines du tournage, alors que tout est pratiquement prêt, le studio passe un accord avec un producteur de Broadway pour monter d'abord le film sous forme de pièce de théâtre. Encore une fois, M. Persévérant a beaucoup travaillé pour rien. Il est découragé mais se dit que cela fait partie des règles du jeu, et le prend comme une bonne expérience. C'est alors que le studio lui redonne la charge du premier film sur lequel il avait travaillé. L'autre producteur n'avait pas été capable de mener à bien le scénario. Il y retravaille avec un scénariste. Arrive le moment du casting. Ils passent un accord avec un autre studio pour louer deux acteurs, dont un qu'ils voulaient absolument avoir, l'autre faisant partie du deal imposé par le studio. Ils sont obligés de confier à ce dernier un rôle masculin important, tout en sachant qu'il ne fait pas l'affaire pour ce rôle. Heureusement, l'acteur en question tombe malade, doit arrêter le film, et ils peuvent prendre un autre comédien qu'ils auraient voulu avoir au départ mais qui n'était pas libre plus tôt. Le film est un gros succès. M. Persévérant est consacré comme producteur. En racontant tout cela, il dit avoir l'impression que son succès est entièrement dû à des coups de chance. Certes, il a eu la chance de pouvoir remplacer un acteur médiocre par un acteur de grande qualité. Mais il a aussi beaucoup travaillé, toujours fait de son mieux, et surmonté de nombreuses déceptions. Ce sont des choses qu'il sous-estime et il s'étonne de m'entendre lui dire qu'elles ont peut-être joué dans sa réussite. Comme beaucoup de gens à Hollywood, il a l'habitude de penser que le succès est lié à la chance et non au travail ou à la compétence. Il aime le métier de producteur mais le trouve difficile. Son objectif est de faire des films qui soient divertissants mais qui élèvent aussi un peu le niveau. Il ne cherche pas à faire passer des messages sociaux, et préfère les films sentimentaux. Il a les mêmes goûts en matière de littérature. Pour lui, la production est un travail créatif dans la mesure où il suit tout le processus, du démarrage de l'idée à la réalisation du film (...). M. Scoop est un des producteurs les plus connus d'un studio très important. Il a une longue liste de records au box office derrière lui, dont certains films excellents. Il a commencé comme nègre, dans la presse et à la radio, puis au cinéma, le tout sans succès particulier. En revanche en tant que producteur sa réussite est solide. De son passage dans la presse il a gardé un goût pour les histoires qui font les gros titres. Il cherche à faire des films qui traitent d'un problème de société et à les faire le premier. Pour trouver des idées il dévore la presse et les magazines populaires et écoute énormément la radio ; il tient un fichier très détaillé de toutes les idées qui pourraient constituer un sujet de film, avec des renvois par numéros, qu'il consulte en permanence. En général il confie une idée ou un concept à un scénariste qui la développe en synopsis puis en scénario. M. Scoop aime dire qu'il considère le travail avec un scénariste comme un « mariage entre le cerveau, le cour et l'esprit », et il choisit en général des scénaristes talentueux qui . partagent ses goûts. Il leur accorde beaucoup de liberté, même si dans les réunions de travail, lorsqu'il y a un désaccord, c'est toujours lui qui emporte la décision. Le réalisateur participe à toutes ces réunions de travail, et les principaux comédiens ainsi que le chef décorateur participent aux dernières. M. Scoop aime intégrer le travail d'équipe et conçoit son rôle comme celui d'un guide, une sorte de pilote des créatifs. Il considère que le scénario est un élément décisif dans la réussite du film. M. Scoop travaille tout le temps et travaillent durement. Sa vie ce sont les films. On dirait qu'ils ont pénétré par tous les pores de sa peau. Le cinéma est un dieu qu'il est là pour servir. Tout ce qu'il voit, tout ce qu'il lit, tout ce qu'il entend est un matériau potentiel pour un film. Il a de la persévérance et peut négocier inlassablement avec les dirigeants du studio pour un film qu'il a envie de faire. Il peut perdre mais il s'obstine. S'il pense que l'idée est toujours bonne, il revient à la charge six mois ou un ou deux ans plus tard, et cette fois il l'emportera. Quand on discute avec lui on a l'impression qu'il n'écoute les autres qu'aussi longtemps qu'ils disent des choses qui pourraient lui servir pour un film. Une telle dévotion, presque fanatique, jointe à une certaine intelligence, a donné des résultats. Il a atteint une situation prestigieuse et a assez de pouvoir pour mener à bien la plupart de ses idées. Et pourtant, ses films, même s'ils sont dans l'ensemble bien construits, bien produits et d'une qualité supérieure à la moyenne, ne font que renvoyer à son standard du scoop journalistique. Il se préoccupe plus d'être le premier à faire un film sur un sujet jusqu'alors considéré comme tabou au cinéma, que d'approfondir les dimensions d'une question de société. Il se perçoit comme un homme courageux qui tente de faire avancer les choses. Or, dans la plupart de ses films, les problèmes sont présentés de façon tellement caricaturale, sans aucun traitement des implications et avec des solutions qui sonnent si faux, qu'ils en deviennent factices. Ses films sont un miroir de lui-même comme les westerns sont un miroir de M. Toujours-sur-la-Brèche. M. Scoop a de vagues idéaux humanitaires mais une faible connaissance ou compréhension des problèmes sociaux qu'il se soucie tant d'être le premier à porter à l'écran. Il ressemble à M. Toujours-sur-la-Brèche. Il n'est pas frustré. Comme lui il sait ce qu'il veut, il arrive à l'obtenir, et il tire une immense satisfaction du fait de parvenir à son but. A la différence des deux derniers hommes, M. Schizo souffre très clairement d'un conflit entre ses objectifs. La trentaine, élevé à New York dans une famille de la middle class, il a nourri des ambitions littéraires mais n'est jamais parvenu à écrire quelque chose qui réussisse à le faire connaître. Il était un simple reporter de presse. Il est venu à Hollywood avec un très petit poste, mais commence immédiatement à se lancer dans le jeu mondain. Il fait la connaissance des gens qu'il faut connaître, est invité dans les grandes fêtes, fréquente les restaurants et les boîtes à la mode. Il a beaucoup de charme et les gens l'aiment. Il a du succès auprès des femmes et fait un beau mariage avec une femme riche qui a des relations dans les studios. C'est ainsi que M. Schizo est devenu producteur. Mais il était trop occupé avec ses activités mondaines pour apprendre quoi que ce soit sur la fabrication des films, et il ne semble pas avoir amélioré ses connaissances sur ce point depuis. Il n'a pas renoncé à ses anciens idéaux et continue à se percevoir comme un littéraire. Il est capable de tenir une conversation intéressante et intelligente sur les écrivains contemporains, discutant de leurs qualités et de leurs défauts d'un point de vue d'auteur. En même temps, il est extrêmement désireux de devenir quelqu'un d'important dans l'industrie du cinéma. Il veut de l'argent et surtout du pouvoir. Ces deux images concurrentes de lui-même, d'un côté auteur littéraire de l'autre homme d'affaires, sont en conflit permanent. Comme aucune n'est assez nette pour l'emporter, le conflit se traduit par une sorte d'impuissance dans le travail. M. Schizo ne sait pas ce qu'il veut. Un jour, il discutait d'une scène avec un réalisateur en lui suggérant de la rendre plus complexe. Les deux hommes travaillent ensemble toute une matinée pour ajouter des éléments à la scène. A la fin de la matinée de travail, au moment de partir déjeuner, M. Schizo, sur le point d'ouvrir la porte, se retourne et dit : « Tu sais je crois que la scène allait bien comme elle était, maintenant elle est trop compliquée. » Bien qu'il dirige sa propre unité au sein d'un studio, il a la réputation de céder facilement aux responsables ou aux stars ou à n'importe qui qui a du pouvoir. Il va parler à un réalisateur ou un scénariste connu d'un film qu'il prévoit de faire et dont l'idée est suffisamment originale pour les convaincre de promettre d'y travailler. Mais au moment venu, rien ne va se faire comme prévu parce qu'il y aura eu des changements trop importants à l'idée de départ. Souvent il se retrouve avec une plage de tournage planifiée pour lui par le studio et pas d'histoire à mettre en film. Alors, pris dans l'urgence, il achète les droits de n'importe quoi, souvent des his-toirs qui ne peuvent pas faire un bon film. Il est incapable de planifier à l'avance, et les quelques semaines avant le tournage sont chaotiques, hystériques et inefficaces. Tout se passe comme s'il avait besoin de se mettre dans un état de panique et de communiquer cet état à tous ceux qui travaillent avec lui. Il est toujours sur le dos de ses scénaristes, va tout le temps les interrompre et les déranger. Les scénaristes excédés vont le menacer de tout laisser tomber. Alors M. Schizo va les implorer de ne pas partir, de ne pas le lâcher au milieu d'une telle crise. Et le scénariste va rester au nom de ses liens personnels avec M. Schizo et du principe selon lequel il ne faut jamais abandonner un film en cours. Schizo choisit habituellement des scénaristes qui sont connus, et très bien payés -comme ce qu'il aurait voulu être lui-même -, et il établit avec eux des liens d'amitié. Ce ne sont pas ses fantaisies que M. Schizo projette sur ses films mais bien plutôt son état de confusion dû au conflit qui existe entre les deux aspects de sa personnalité. Comme on pouvait s'y attendre, aucun des films qu'il a produit, n'a réellement eu de succès au box office ni recueilli de bonnes critiques. M. Perspicace est différent de tous les producteurs déjà décrits. Il a la quarantaine et est producteur depuis quatre ou cinq ans. C'est un diplômé de l'université avec une licence d'art dramatique qui a pratiqué toutes sortes de choses - de la réalisation, de la comédie, de l'écriture et de la production. Il voulait devenir producteur à Broadway. Après l'université, il vient à New York et gagne des revenus modestes avec des petits boulots plus ou moins liés au théâtre. Il y a une dizaine d'années, M. Perspicace est venu à Hollywood pour essayer de vendre des histoires originales aux studios. Pas de succès. Plusieurs fois il faillit faire une vente mais les choses ne se font pas au dernier moment, pour des raisons diverses. Pendant plus d'un an et demi il doit vivre en empruntant de l'argent. Par l'intermédiaire d'un ami scénariste qui travaillait pour un gros studio, il obtient un travail payé 50 $ la semaine. Il travaille là pendant neuf semaines sur des scripts de westerns et de films B, à la suite de quoi on lui offre un contrat à 50 $ la semaine. Trouvant la somme modeste, il refuse. Il n'avait accepté de commencer à ce prix-là qu'en espérant se voir offrir plus à l'issue de ses premières semaines (depuis, la guilde des scénaristes a négocié un minimum de 75 $ la semaine pour les débutants et un salaire minimum de 187 $ la semaine ensuite). Pendant plusieurs années M. Perspicace va donc vivre comme scénariste free lance sur des westerns et des films B. Il a beaucoup de succès et gagne 150, puis 350 et enfin 750 $ la semaine. Il a acquis la réputation d'un bon auteur de films B. Il ne s'était jamais considéré particulièrement comme un bon scénariste et voulait toujours devenir producteur. On lui propose un travail de producteur sur des films B. Il hésite à accepter en se disant qu'il aimerait sortir des films B. Mais comme on ne lui propose rien du côté des productions A et que le dirigeant qui lui offrait le poste lui avait dit que le studio souhaitait à l'avenir produire des films B de meilleure qualité sous la direction d'un scénariste talentueux et intelligent, il finit par accepter. Il jette un oil sur les droits détenus par le studio et trouve un roman dont il pense qu'on peut faire un excellent mélodrame. Il demande au producteur s'il peut engager comme scénariste à 150 $ la semaine un de ses anciens amis avec lequel il avait travaillé pour un magazine. Cet homme n'avait jamais écrit de scénario de film mais M. Perspicace était convaincu qu'il pourrait bien travailler avec lui. Le salaire de 150 $ la semaine était si bas que M. Perspicace eut gain de cause. Les deux hommes se mettent à travailler ensemble, et en trois semaines ils obtiennent un synopsis de 85 pages qui obtient le OK des responsables. Ils commencent à écrire le scénario, travaillant nuit et jour. M. Perspicace aide son ami auteur sur des problèmes de structure ou des questions techniques. Entre-temps un producteur de films A d'un autre studio voulut acheter les droits du roman sur lequel était basé le scénario. Le responsable du studio ne savait rien de ce roman si ce n'est qu'il était dans leur département des films B et que M. Perspicace y travaillait. Mais quand il vit qu'un autre studio, très prestigieux, s'intéressait au livre, il convoqua M. Perspicace pour discuter de son scénario. Ce dernier fut très enthousiaste et parla en termes convaincants du film remarquable qui pouvait être fait. Le responsable fut impressionné, surtout du fait que quelqu'un d'autre était aussi intéressé, et lui demanda pourquoi il n'avait pas pris un meilleur scénariste pour travailler avec lui. Dans son esprit, il était impensable qu'un scénariste payé 150 $ la semaine puisse être bon. M. Perspicace lui répondit que ce scénariste valait au moins 3 000 $ la semaine, et qu'il avait une chance incroyable de l'avoir eu ce prix-là. Il réussit à communiquer sa confiance au responsable qui aurait sans doute sinon hésité. On lui permet donc de continuer dans les mêmes conditions. Le scénario fut terminé en neuf semaines, et quand les responsables le lurent, ce fut l'enthousiasme ; ils refusèrent donc de revendre les droits du roman et donnèrent aux deux auteurs le temps qu'ils voudraient pour peaufiner leur scénario. Ce fut fait en trois mois. Le film eut un budget plus important que prévu, pas tout à fait un budget de film A, mais plus qu'un budget habituel de film B. Ce fut un énorme succès qui rapporta des bénéfices colossaux. M. Perspicace est maintenant un producteur de films A. Il a gardé son ami scénariste avec lui et ils travaillent régulièrement ensemble en équipe. Ils ont les mêmes goûts, les mêmes idées sur les choses et se respectent mutuellement. Le scénariste est timide et mal à l'aise en société, le producteur a suffisamment de force de caractère et d'entregent pour imposer ses choix aux responsables quand c'est nécessaire, tous deux forment une très bonne équipe. M. Perspicace a eu plusieurs hits au box office, et il a maintenant beaucoup de pouvoir dans le choix de ses films. Il ne se prend pas pour un génie créatif, mais il se sait capable de reconnaître une bonne idée et de bien s'entourer en choisissant des scénaristes et des réalisateurs qui sauront la mener à bien. Il est une des rares personnes d'Hollywood qui ne croit pas démesurément à la chance. Il a toujours su ce qu'il voulait, s'est régulièrement dirigé vers son objectif, et l'a atteint sans avoir eu à jouer le jeu d'Hollywood. Bien qu'il ait abandonné son précédent métier de scénariste, il est d'accord avec les réalisateurs, les scénaristes ou les comédiens qui sont devenus producteurs, pour dire que le rôle du producteur n'est pas si important que cela. Lui-même, pourtant, aime bien l'exercer et il y apporte l'expérience et les compétences qu'il a pu acquérir auparavant. Les producteurs, comme d'autres professionnels du cinéma, ont des antécédents et des trajectoires variés, parfois typiques, parfois atypiques. M. Perspicace, ce diplômé qui a des goûts intelligents et croit en ses choix, est quelqu'un de tout à fait exceptionnel. M. Scoop, avec sa dévotion fanatique aux films et aux questions sociales, n'est pas typique non plus. La grande majorité des producteurs de films A serait plutôt représentée par M. Médiocre qui est producteur depuis très longtemps et travaille selon des formules toutes faites. Par M. Courbette, un homme habile et intelligent, mais qui manque de courage et de confiance en lui-même. Par M. Persévérant, un homme consciencieux et travailleur mais sans talent. Ou par M. Schizo, qui travaille dans la panique et vit un conflit permanent. M. Toujours-sur- la-Brèche, qui prend un réel plaisir à produire des westerns et des feuilletons, est assez représentatif à sa manière du groupe auquel il appartient, même si on trouve aussi là comme ailleurs des personnalités frustrées ou prétentieuses. LES DIEUX A Hollywood il est très rare d'entendre qui que ce soit parler en termes élogieux des dirigeants des studios. La plupart des professionnels, qu'ils soient des réalisateurs connus, des producteurs exécutifs, des stars, des scénaristes ou des personnalités moins importantes comme des assistants ou des commerciaux, n'ont aucun respect pour les « grands patrons » et jugent qu'ils ne sont arrivés là que par chance ou par manouvre. Les grands patrons ne sont pas pour eux des gens qui ont une compétence attestée dans leur secteur. Et pourtant ces mêmes personnes sont tout à fait capables de reconnaître le talent, quand il existe, et peuvent très bien témoigner de l'admiration ou du respect envers les quelques rares dirigeants auxquels ils concèdent un véritable savoir-faire dans le cinéma. Le profil du patron de studio emprunte à trois types : le seigneur médiéval, le leader politique et le dirigeant d'entreprise. Comme tous les hommes d'affaires ces patrons sont à la recherche du profit, mais ce n'est jamais leur objectif prioritaire, et rarement leur seul objectif. Pour la plupart d'entre eux, le pouvoir est plus important. (...) Un des patrons de studio, maintenant décédé, avait toujours une pièce d'or de cent dollars dans sa poche, et pendant qu'il discutait avec un réalisateur ou un producteur, il avait l'habitude de la jeter en l'air et de la rattraper après qu'elle ait rebondi sur son bureau. On imagine bien que le bruit métallique de la pièce sur le bureau en verre ne facilitait guère la discussion pour ses interlocuteurs. Il aimait aussi tenir des réunions avec les réalisateurs chez le barbier du studio. Il s'allongeait dans le fauteuil, le visage couvert de mousse à raser, pendant que le barbier le rasait, qu'une manucure lui faisait les ongles des mains et qu'un petit noir lui cirait ses chaussures : le réalisateur debout à côté était censé écouter avec attention ce que son patron lui disait à propos du film qu'il était en train de réaliser. Pourtant cet homme était capable de se montrer aimable et même affectueux avec ses subalternes. Mais il ne les respectait pas. Une autre dimension du pouvoir à Hollywood consiste à considérer les individus comme des objets, des objets qui ont un prix donné. Cette attitude existe du haut en bas de l'échelle hiérarchique. Une personne c'est toujours quelque chose que l'on peut acheter par l'intermédiaire d'un imprésario. Un producteur demandera un « scénariste à 750 $ la semaine » ou un « scénariste à 2 000 $ la semaine ». Un comédien peut être loué par un studio à un autre studio, sans qu'on lui demande son avis ni qu'il sache quelles sont les clauses de l'échange. Le studio gagne de l'argent en demandant à l'autre studio plus cher que le salaire qu'il verse lui-même au comédien. Les divisions Relations Publiques des studios considèrent les comédiens comme une propriété dont ils doivent maintenir la valeur marchande. Une star qui refusait de donner des détails sur son mariage prochain - dont le studio n'était pas content -, expliquait à un journaliste « je leur appartiens. S'ils me disent de ne rien dire, je ne dis rien ». Ce sentiment que l'on peut toujours acheter quelqu'un ou quelque chose est bien illustré par cette anecdote qui circulait alors à Hollywood : un producteur qui avait envoyé sa fille à l'université apprit qu'elle n'était pas gardée à cause de ses trop mauvaises notes et que les enseignants estimaient qu'elle n'était pas capable de faire des études supérieures. « Je vais lui acheter une capacité », répondit-il. Cette dimension féodale du pouvoir repose sur le principe des contrats à option qui lient au studio les réalisateurs, acteurs ou autres pour une période de sept ans. Le signataire ne peut rompre le contrat sous aucun prétexte. S'il refuse un rôle, le studio suspend le paiement de son salaire, et jusqu'à une période récente, la durée de suspension était ajoutée aux sept années du contrat. Cette clause n'est plus légale aujourd'hui. Si un comédien reçoit une offre plus intéressante pendant qu'il est sous contrat, il n'a pas le droit de l'accepter. Et les recours en justice faits par des comédiens ou des réalisateurs qui cherchent à rompre leur contrat se soldent presque toujours en faveur du studio. S'il est assez rarement fait appel à la justice, les cas de comédiens qui connaissent un succès inattendu alors qu'ils sont sous contrat sont en revanche plus fréquents. En général, le studio leur donne un bonus et augmente leur salaire régulier, mais évidemment dans des proportions bien moindres que s'ils avaient été en position de négocier. Pour la plupart des comédiens toutefois, le problème est plutôt de parvenir à rester sous contrat puisque tous les six mois, le studio a la possibilité de rompre leur contrat. En réalité, que le problème se pose dans un sens ou dans l'autre, le principe de ces contrats à option qui lient l'artiste au studio pour une période de sept ans alors qu'il permet en même temps au studio de le renvoyer tous les six ou douze mois, sans avoir à donner de justification, s'inscrit plus dans la lignée des relations entre seigneur et serf, que de celle des relations entre employeur et employé dans le monde de l'industrie moderne. Curieusement les guildes ne se sont jamais battues contre les contrats à option, même si elles ont lutté en faveur d'une réduction de leur durée. Elles préfèrent militer pour des salaires de plus en plus élevés, qu'elles ont l'air de considérer comme une compensation suffisante à des conditions de travail serviles et humiliantes. Au moins on vend cher sa liberté. Bien sûr tout le monde n'est pas sous contrat. Certains professionnels prennent le risque de travailler en free lance, sur la base d'un nouveau contrat à chaque nouveau film. C'est le cas des stars et des acteurs les plus connus. Bien que les relations entre ceux qui ont du pouvoir et ceux qui n'en ont pas suivent toujours un schéma bien connu domination versus soumission, il y a toujours un peu de souplesse et de manipulation possible au niveau interindividuel. Dans le Sud, avant la Guerre civile, les relations entre les esclaves et leurs maîtres avaient souvent un caractère personnalisé ; avec un peu de savoir-faire et en jouant des relations sexuelles qui existaient souvent entre les maîtres et les femmes esclaves, certaines choses pouvaient être négociées. Il en est de même à Hollywood : en principe les situations sont régies par les contrats et d'autres règles officielles ; en réalité, les liens sociaux, la flatterie, les cadeaux et les relations sexuelles jouent aussi leur rôle. Des cadeaux somptueux sont échangés entre les stars et leurs réalisateurs ou producteurs, ou même entre les stars et leurs cameramen. Les relations sociales ou sexuelles sont très nombreuses au moment du tournage du film, mais elles existent aussi en dehors de ces moments-là. Elles sont toutes les deux utilisées par ceux qui veulent réussir comme par ceux qui ont réussi. Les hommes qui ont du pouvoir n'ont en général pas d'estime pour ceux qu'ils contrôlent de cette manière, et, de leur côté, ces derniers en tirent du ressentiment, ce qui les conduit à manipuler à leur tour de la même façon ceux qui leur sont subordonnés (...). La structure du pouvoir varie d'un studio à l'autre, comme elle variait d'une plantation à l'autre dans le vieux Sud. Le pouvoir peut être entre les mains d'un seul homme ou de plusieurs. Toutefois ce sont toujours les dirigeants des studios qui prennent les décisions importantes, et notamment celle de choisir les scénarios ou les histoires qui pourraient être produits. Plusieurs producteurs ont la réputation de ne jamais lire les scripts, les romans ou les pièces qui seraient susceptibles d'être adaptés mais de se décider en se faisant raconter l'histoire par quelqu'un. Leur jugement dépend largement de l'enthousiasme et du talent du conteur. Le scénario final doit aussi recevoir le OK des principaux dirigeants. Dans un studio où le pouvoir est réparti ente quatre ou cinq dirigeants, le scénario final est envoyé à chacun d'entre eux. Il revient en général de ces lectures largement amputé : seules les parties les plus faibles, celles qui ne suscitent aucune controverse, sont gardées. Les intrigues les plus fortes ont la plupart du temps inquiété ou irrité un des dirigeants, et sont donc supprimées. Il arrive aussi qu'un dirigeant se sente obligé de demander des coupes ou des changements simplement pour montrer son esprit critique et confirmer son autorité. Le patron lit ou écoute une histoire, il agit seul ou en concertation avec d'autres dirigeants, mais dans tous les cas, il se fonde sur ses propres goûts pour évaluer ceux du public. Il raisonne en se disant que s'il n'aime pas un film, personne d'autre ne l'aimera. Cette stratégie projective qui consiste à attribuer à d'autres ses propres sentiments est somme toute très humaine, mais elle devient anormale quand elle a ainsi une fonction défensive et qu'elle repose sur des éléments à la fois partiaux et superficiels qui risquent fort de ne correspondre en rien à l'expérience d'autrui. On peut légitimement se demander si cette projection des goûts personnels sur les goûts collectifs est normale ou exacte : et pourtant toutes les décisions importantes sur les scénarios sont prises en fonction d'une personnalité individuelle. Comme le sont aussi les décisions concernant le casting, le montage ou le choix des décors. (...) Comprendre la personnalité de ces patrons est donc aussi important qu'étudier leurs coutumes. Et pour les comprendre il faut s'intéresser à la manière dont ils en sont arrivés là. La plupart d'entre eux ont été dans l'industrie du cinéma depuis ses débuts, ce qui fait qu'une multitude d'anecdotes sur leurs commencements de carrière circulent à Hollywood. La légende de M. Malin, aujourd'hui décédé, remonte aux jours des pionniers en Californie, quand il vendait, avec un associé, du savon aux chercheurs d'or. Il commença par doubler son associé en coupant les savons en deux et en les vendant pour le prix d'un savon entier. Il devint très vite riche et commença à acheter des cabarets et des salles de spectacle un peu partout dans l'Ouest. Un concurrent arriva sur le même marché, et la compétition entre les deux hommes fut terrible au point que quiconque travaillait pour M. Malin ne pouvait travaillait pour son concurrent et vice- versa. M. Malin régla le problème avec son habilité habituelle en mariant sa fille avec son concurrent, ce qui lui permit de fusionner les deux affaires. Quand l'industrie du cinéma démarra, il acheta un circuit de salles qu'il revendit ensuite à un studio. La clause de vente stipulait que son fils serait engagé comme producteur permanent par le studio. Le fils était alcoolique et finalement le studio dut lui verser une rente sans obtenir aucun travail en échange. On raconte aussi l'histoire de ce patron qui était issu d'un milieu social très pauvre et avait commencé sa vie comme employé de bureau. Par hasard il fait la connaisance, sur une plage de Coney Island, du président d'une compagnie de films qui le prend comme secrétaire à son bureau de New York. Il commence à grimper dans l'échelle hiérarchique. Peu après il se fiance avec la fille du patron, et obtient un poste de producteur exécutif. Il reçoit alors une meilleure offre venant d'un studio concurrent, offre qu'il s'empresse d'accepter. Il rompt ses fiançailles. Comme la plupart des patrons ayant son profil, il s'entoure d'assistants, issus d'un milieu populaire comme lui et qu'il avait connus dans sa jeunesse. La plupart d'entre eux n'étaient pas particulièrement formés ou doués pour le cinéma, mais c'était les seules personnes en qui il pouvait avoir confiance. C'est un phénomène fréquent, et pas seulement dans l'industrie du cinéma, les hommes qui sont partis de rien et qui ont réussi à la force du poignet se méfient des hommes qui ont reçu une formation. Mais tous les responsables des studios ne sont pas des autodidactes. M. Intelligent, une personnalité très exceptionnelle dans le milieu, vient de la classe moyenne et avait l'ambition de devenir un auteur dramatur- gique. Pendant des années, il écrit des pièces qu'il n'arrive jamais à monter à Broadway et vit de petits boulots. Comme beaucoup d'auteurs sans succès, il passe ses étés à faire de l'animation de spectacles dans des colonies de vacances. Il part à Hollywood et tente sa chance comme scénariste. C'est le succès. Puis il devient producteur, là aussi avec une grande réussite. Il vient d'être nommé à la tête du secteur production d'une major, accomplissant ainsi une trajectoire tout à fait sans précédent pour un ancien auteur. A la différence des deux exemples précédents, il aime à s'entourer de collaborateurs qui sont formés, capables et intelligents. Les patrons de studios sont souvent des personnalités très complexes. M. V.I.P., qui dirige un studio important, a la réputation de vouloir contrôler tout et diriger tout le monde. Mais malgré cette folie du pouvoir, il est aussi passionné de cinéma, et compte quelques films très originaux et très bons parmi l'ensemble de ses productions. M. V.I.P. ne supporte aucune intervention de quiconque et se mêle du moindre détail. Tous les employés du studio, petits ou grands, ont une anecdote à raconter à ce sujet. Un réalisateur très connu lui disait qu'il ne trouvait pas bons les effets sonores du film. M. V.I.P. se tourne vers lui en hurlant : « Qui a dit que VOUS étiez bon ? Foutez le camp ! » Le réalisateur ne parla plus de la bande son, mais il quitta le studio peu de temps après. (...) Une autre fois, il reprocha à un chef costumier qui avait trente ans de métier d'avoir fait un col de costume trop long de quelques centimètres. Le costumier dut s'exécuter et raccourcir le col. M. V.I.P. a un besoin de dominer si fort qu'il lui arrive d'imposer ses ordres même si cela joue contre les intérêts du studio. Un réalisateur très talentueux essaie de refuser de faire un film parce qu'il trouve que l'histoire sonne faux et que le film ne peut être qu'un flop. Il dit à M. V.I.P. qu'il n'aurait aucun plaisir à tourner un mauvais film et que cela risquait de compromettre sa réputation. Celui-ci lui rétorque que le scénario est OK et que le film doit être tourné. Le réalisateur insiste, en vain. M. V.I.P. raconte ensuite partout qu'il voulait que ce réalisateur fasse un flop car il venait de réussir trois films coup sur coup et qu'il devenait trop indépendant. Un échec le ferait souffrir et le rendrait plus malléable. Beaucoup d'acteurs et de réalisateurs n'aiment pas travailler pour M. V.I.P. parce qu'il introduit des changements de dernière minute dans les scénarios. Les comédiens se plaignent que les réalisateurs ne savent pas au jour le jour ce qu'ils vont tourner. Ils arrivent au studio ayant appris leur rôle, et tout a changé, parce que M. V.I.P. a fait remplacer cinq pages du scénario sans prévenir personne. Ils ne peuvent avoir confiance ni dans le réalisateur, ni dans le producteur car tous deux sont complètement soumis aux directives de M. V.I.P., qui intervient tout au long du tournage. La scène suivante, qui se passe dans une salle de montage, illustre bien cette atmosphère. Quand M. V.I.P. assiste à la première projection d'un film qui vient d'être monté, c'est toujours son projectionniste personnel qui est derrière le projecteur. Dans la salle il y a un certain nombre de personnes : le producteur, le réalisateur, les monteurs, les comédiens, et d'autres qui ont participé au film. Ils attendent tous l'arrivée de M. V.I.P. Quand le projectionniste entend son pas dans le hall, il éteint immédiatement les lumières et tout le monde se tait. Le grand homme entre et la projection commence. La situation est inversée quand un des banquiers du Conseil d'Administration visite le studio. Là c'est M. V.I.P. qui devient un laquais aux ordres. Le studio était en train de faire un film tiré d'une pièce à succès de Broadway. A la première projection, M. V.I.P. avait reconnu aimer le film sauf une scène de rêve dont il avait dit au réalisateur : « Cette scène est nulle, il faut la couper. » Ce qui avait été fait. Seconde projection en présence du banquier. Ce dernier avait vu la pièce à Broadway, et à la fin de la projection se tourne Vers M. V.I.P. en lui disant : « Mais qu'est devenue la scène du rêve ? » M. V.I.P. reste silencieux pendant quelques secondes puis lui répond : « Nous y travaillons. » Dès que le banquier eut quitté la salle, M. V.I.P. dit au réalisateur de remettre la scène du rêve. Ce qu'il y a d'intéressant, c'est que M. V.I.P. avait fait supprimer cette scène parce qu'il la trouvait mal réalisée et pas essentielle dans le film. Il ne souhaitait pas payer un nouveau tournage de la scène et décida de la couper plutôt que de la refaire. Mais quand le banquier lui posa la question, il ne pouvait pas se permettre d'être en désaccord avec lui, pas plus qu'il ne pouvait permettre à un de ses subordonnés d'être en désaccord avec lui-même. Pourtant M. V.I.P. n'est pas quelqu'un qui manque d'intuition. Au montage, ses suggestions sont parfois bonnes et peuvent contribuer à améliorer le film. Le problème, c'est que ce ne sont souvent pas tant des questions de qualité filmique ou de bénéfices qui sont en cause, que l'obsession de dominer ceux qui l'entourent. M. V.I.P. a l'ambition de dire « JE l'ai fait » quel que soit le nombre de gens qui ont contribué au film. (...) Généralement, ceux qui ont travaillé pour M. V.I.P. passent leur temps à dénoncer son égocentrisme, mais beaucoup sont aussi prêts à reconnaître qu'il lui arrive d'être compétent sur un film et que sa vie est entièrement consacrée au cinéma. Au moins, disent-ils, il passe du temps au studio. Le simple fait que ce dernier point soit mentionné fréquemment et spontanément en dit long sur ce qui est reproché aux autres dirigeants de studio qui passent leur vie à s'intéresser à des choses extérieures au cinéma, comme les chevaux de course, le yachting, l'aviation ou les femmes. Ce qui les motive dans le cinéma c'est l'argent, pas les films. M. Intelligent, dont il a déjà été question, fait partie d'un nouveau type de dirigeant. Il estime que le contenu d'un film est au moins aussi important que les stars qui y jouent, si ce n'est plus, et que les meilleurs films sont ceux sur lesquels un homme, un producteur, un réalisateur ou un scénariste laisse son empreinte. Son objectif est qu'au sein de l'ensemble des productions du studio - qui compteront des comédies musicales, des films burlesques, et des westerns - il y ait quelques films plus sérieux qui illustreront un des aspects de la vie contemporaine. Il sait bien qu'il doit faire gagner de l'argent au studio s'il veut continuer à être aussi bien payé. Mais ni la question des bénéfices ni celle des gains personnels ne l'ont dissuadé de chercher à produire des films de qualité. C'est un homme intelligent et cultivé, et pourtant c'est probablement une des personnes les moins prétentieuses des studios d'Hollywood. Jamais il n'a besoin de faire comme ces autres dirigeants qui tentent sans cesse de se faire passer pour des intellectuels. (...) M. Intelligent ne joue pas aux courses, ne fréquente ni les yachts ni les boîtes de nuit, et de manière générale il pratique peu toutes ces activités qui sont supposées permettre de « jouer le jeu » à Hollywood. Il ne néglige pas les relations personnelles pour autant. En réalité il a une personnalité tout à fait à part : il est d'un caractère égal, peu tendu, et capable de s'entendre avec toutes sortes de gens très différents. Plus étonnant encore, il respecte les gens avec lesquels il travaille. Il ne se fait pas traiter avec la pompe et les rituels des autres patrons de studios et a des relations directes avec presque tous les professionnels qui travaillent dans son entreprise. Quand il est en désaccord avec un producteur ou un réalisateur, la discussion ne se transforme pas en une lutte pour le pouvoir, elle se déroule autour d'arguments rationnels liés au film et sans que l'issue en soit connue d'avance. Un comédien d'Hollywood connu pour ses seconds rôles dans les films des douze dernières années me racontait que son expérience dans le studio de M. Intelligent avait été franchement unique. Dans le studio de M. V.I.P., où il avait tourné plusieurs films, les producteurs passaient de temps à autre sur le pateau pour dire bonjour. Les relations s'arrêtaient là. Dans un autre studio, plus important, où il avait travaillé pendant cinq ou six ans, il n'avait aperçu les responsables que deux fois et sans jamais qu'ils lui adressent la parole. Chez M. Intelligent, les comédiens avait reçu une lettre personnelle et une épingle de cravate au début du tournage, et les comédiennes des fleurs et une lettre d'encouragement. A la fin du tournage, M. Intelligent lui avait envoyé une copie du scénario avec une dédicace personnelle et manuscrite. Pendant le tournage, M. Intelligent venait sur le plateau, faisait des suggestions très utiles, toujours d'une façon courtoise et calme, rien à voir avec ces ordres péremptoires habituellement hurlés par les autres producteurs. Ce comédien, qui avait beaucoup de succès et de prestige, ne se lassait pas de me donner des détails sur cette expérience, et il me dit à la fin de la conversation : « J'adorerais retravailler pour lui. » M. Intelligent est le seul dirigeant d'un studio important qui suscite un tel attachement chez des professionnels qui ont réussi. Tous, producteurs, réalisateurs, comédiens, scénaristes ou commerciaux lui vouent une véritable admiration et le respectent. On est bien loin des relations, fondées en face à face sur la flatterie et en coulisses sur le dénigrement ou même le mépris, qui existent avec la plupart des autres dirigeants. L'atmosphère de son studio n'a rien à voir avec celle des studios où l'autorité s'exerce par la peur. Dans un de ces derniers, tout le monde, des responsables de département aux petits rôles, en passant par des auteurs ou des réalisateurs payés 3 000 $ la semaine, ne parle qu'en chuchotant même pour dire des choses insignifiantes et même quand le patron n'est pas présent. Finalement, on peut se demander si les producteurs sont si nécessaires que cela. On pourrait très bien produire des films où les réalisateurs auraient le pouvoir qu'ont actuellement les producteurs, et où les questions purement financières seraient assurées, comme elles le sont aujourd'hui, par les responsables du budget - qui eux, au moins, n'ont pas tendance à se considérer comme des créatifs. Mais à partir du moment où ce système dans lequel les producteurs font la loi existe, il ne semblerait pas déraisonnable que les producteurs soient au moins capables de choisir de bonnes histoires pour faire des films et sachent s'entourer de gens susceptibles de les aider à les mener à bien. On ne peut pas acquérir une telle compétence en voulant simplement gagner de l'argent : il faut comprendre et connaître le théâtre, la littérature, les gens et le cinéma. Et il faut en même temps avoir les qualités de planification et d'organisation des hommes d'affaire. Or, très peu de producteurs ont toutes ces qualités. Un homme ne fera pas un bon président d'université s'il n'a pas un minimum d'expérience de l'enseignement et des questions de scolarité. En même temps, un bon président d'université sait se contenter d'être un administrateur et ne se mêle pas dans le détail des intérêts de recherche de chacun des universitaires. Le problème à Hollywood c'est qu'alors que le métier de producteur est fondamentalement administratif, ceux qui l'occupent sont rarement de bons administrateurs, et encore moins souvent des hommes qui ont envie de jouer ce rôle. Traduit de l'américain par Dominique Pasquier pour la revue Reseaux |
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