
FICHE DE LECTURE
PIERRE BOURDIEU - ALAIN DARBEL
INTRODUCTION: LA SCIENCE CONTRE L'ART
I- L'ART: UN DOMAINE SOUMIS AU CONDITIONNEMENT SOCIAL
II- LES DEMARCHES DE LA RECHERCHE
CONCLUSION: UNE METHODE PEU CONTESTABLE?
LA SCIENCE CONTRE L'ART
L'amour de l'art pourrait être un simple essai d'analyse sociologique sur un domaine que
l'on croyait inattaquable, celui de l'Art; une tentative de démonstration du conditionnement des
hommes aussi (en France, 32% des "classes populaires" ont pour motif déclaré de leurs visites le
hasard, contre 5% seulement des "hautes classes"1)… Et certes ce sont des buts avoués de cet
ouvrage. Mais pour les épistémologues méthodologistes que nous sommes, L'amour de l'art est
un exemple parfait de méthodes scientifiques appliquées à la sociologie, de modélisation
mathématique et de recueil organisé et contrôlé de données. Les auteurs se sont ainsi répartis les
tâches: Pierre Bourdieu la direction de l'ensemble des recherches et la rédaction, Alain Darbel la
construction du plan de sondage et l'élaboration du modèle mathématique; une armada de
chercheurs, sondeurs et autres "dépouilleurs" les ont assistés pour recueillir des données qui
couvrent six pays d'Europe. Un travail de chimiste tant il paraît complexe, et qui fait le double
intérêt de l'ouvrage.
La thèse elle même est la suivante: on a longtemps attribué la différence d'attitudes des
hommes face aux oeuvres d'art à des questions de facultés et de prédispositions innées. Certes il
est des hommes qui ont "une bonne oreille" et d'autres "qui n'en ont pas", de même que certains
ont la vue juste et d'autres pas. Mais si ceux qui n'ont pas d'oreille ne se disent pas mélomanes,
ceux qui n'ont pas la vue juste l'ignorent, et on ne manquera pas d'en retrouver dans les musées
d'Europe, pour peu qu'ils y soient prédisposés, ou plutôt si leurs caractéristiques sociales et
culturelles les y prédisposent.
C'est donc contre ceux qui abandonnent entièrement les chances de salut culturel aux
hasards insondables de la grâce, ou, mieux, à l'arbitraire des dons, que Pierre Bourdieu et Alain
Darbel partent en croisade. Nous étudierons en première partie, de manière succincte, les trois
temps de cette thèse qui veut que le goût pour l'art ne soit que le fruit d'un apprentissage.
L'approche méthodologique des auteurs sera l'objet suivant de notre étude.
1 Motifs déclarés de la visite selon les catégories socio-professionnelles, Enquête réalisée en mars-avril 1964 sur unéchantillon du public de 21 musées. L'amour de l'art, Les Editions de Minuit, 1969, p.195
I- L'ART: UN DOMAINE SOUMIS AU CONDITIONNEMENT SOCIAL
A) LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE
Cette partie de la thèse consiste à analyser les relations empiriquement constatées entre la
fréquentation des musées et les caractéristiques économiques, sociales et scolaires des visiteurs.
Un certain nombre de faits apparaissent: la fréquentation des musées est croissante en
fonction qu'augmente le niveau d'instruction des visiteurs. Les classes cultivées les fréquentent
donc plus. Le diplôme est ici un indicateur grossier du niveau culturel. Le tourisme favorise une
intensification de la pratique culturelle; or le tourisme, statistiquement lié au niveau
d'instruction, réactive chez les gens le sentiment d'appartenir à une classe cultivée. C'est à la
seule relation niveau d'instruction-fréquentation que tout peut donc se réduire; le niveau
d'instruction lui même n'est une variable décisive que s'il est soutenu par un environnement
familial porteur, par une éducation. Un autre type de relation peut être établi: celui de la
proportion des visiteurs dotés des différents niveaux d'instructions et la proportion des
populations correspondantes dans la population. La sur-représentation des classes cultivées, et
l'inversion des ratios au fur et à mesure que l'on descend l'échelle sociale est flagrante.
B) OEUVRES CULTURELLES ET DISPOSITION CULTIVEE
La statistique révèle que l'accès aux oeuvres culturelles est le privilège de la classe
cultivée. Ce privilège ne semble pas choquant étant donné le fait que rien ne semble plus ouvertà tous que les musées. On en vient donc à invoquer l'inégalité des besoins culturels entre les
individus. Il n'en est rien. La possibilité réelle qu'ont les individus de profiter des musées dépend
de leur place sur l'échelle sociale. L'attitude du spectateur vis à vis des oeuvres (sa capacité à les
appréhender ou à les comprendre), tout d'abord, dépend de son instruction, de même que le
temps qu'il passera effectivement dans le musée. Ecole et famille sont les deux sources de ces
facultés d'appréhension. Une oeuvre sera ainsi interprétée différemment en fonction de
l'appartenance sociale, les classes populaires se sentant parfois incompétentes quand les classes
cultivées souhaiteront, par sentiment aristocratique, rendre plus difficile encore l'accès aux
oeuvres. Ce sentiment passera sous couvert de l'idéologie du don naturel . Les visiteurs des
classes populaires seront ainsi plus portées vers les musées d'objets historiques ou folkloriques,
plus abordables et moins élitistes.
La démarche de Bourdieu et Darbel vient bien ici s'opposer à l'idéologie charismatique
qui pose l'expérience de l'oeuvre d'art comme "affection" du coeur .
C) LES LOIS DE LA DIFFUSION CULTURELLE
La troisième partie de la thèse examine quelles sont les conditions adéquates pour qu'un
individu se sente attiré vers les oeuvres d'art.
Le public d'un musée répond par sa présence dans les musées à un appel. Cet appel vers
la culture est adressé à tous. Cependant seul un public précis sera apte à recevoir l'appel. En effet
la réception de l'appel est fonction des schèmes de perception, de telle sorte que pour un musée
il s'établit un rapport entre la nature du message d'appel (la publicité par exemple) et la structure
du public de ce musée. Le schème de réception du public, c'est la nature de sa relation à la
culture; ainsi les classes cultivées répondront elles plus favorablement aux appels des musées. Il
y a certes eu des tentatives de vulgarisation de l'accès à l'art, mais l'analyse statistique tend à
montrer que ce sont les classes cultivées qui en ont le plus profité. Comme la prédication
religieuse, la prédication culturelle n'a toutes les chances de réussir que lorsqu'elle atteint les
convertis . Ceux qui lancent ces appels sont en partie responsables de cette mauvaise réception,
bien qu'ils n'en soient pas conscients: le Corps des Conservateurs, indique Bourdieu, possède en
France tous les éléments d'un groupe traditionnel, fortement uni et lié par des interconnaissances
très étroites et très intenses, limitant donc la portée vulgarisatrices de ses appels vers les musées.
C'est à toutes ces raisons qu'il faut attribuer l'échec (relatif) des Maisons de la culture et
des entreprises d'éducation populaire, qui n'ont pu réduire les inégalités culturelles. S'ajoute à
cela le fait que les "besoins culturels" ne sont nullement des besoins primaires (comme celui de
s'alimenter), contrairement à ce qu'avancent les adeptes du "don", mais bien plutôt des besoins
secondaires, qui s'accroissent à mesure qu'on les assouvit, et dont la conscience de la privation
décroît à mesure que croît la privation. Le fossé culturel en matière d'amour de l'art peut donc
aller s'agrandissant.
II- LES DEMARCHES DE LA RECHERCHE
Le recueil, le traitement et l'interprétation des données qui ont permis à Pierre Bourdieu
et Alain Darbel d'effectuer la démonstration ici évoquée n'ont pas été laissés au hasard. La
rigueur méthodologique de l'enquête repose sur un certain nombre de techniques qu'exposent les
auteurs. Il est à noter tout d'abord que cette enquête systématique sur le public des musées
européens obéit à une démarche de vérification, confrontant un système cohérent de
propositions théoriques à des faits statistiques.
A) LE QUESTIONNAIRE
La technique du questionnaire, administré à un large échantillon de visiteurs de musées
européens, est l'instrument de base de cette enquête. Sa rédaction répond à un besoin de
simplicité, en réponse aux attentes que le public avait exprimé lors de pré-enquêtes et
d'entretiens libres: les questionnaires étant distribués aux visiteurs en début de visite, ceux-ci se
devaient d'être brefs, clairs, et de ne rien contenir qui pût choquer les visiteurs des différents
milieux sociaux.
B) L'ECHANTILLON ET L'ENQUETE
Pour que les données obtenues par les questionnaires représentent à sa juste valeur le
public européen, l'échantillonage étudié se devait d'être extrêmement précis. Pour cela il était
nécessaire de récolter le plus d'information possible sur la fréquentation des musées étudiés.
L'absence de statistiques mensuelles des visites dans certains musées et l'hétérogénéité de la
comptabilité des entrées selon les pays ont obligé les enquêteurs à dresser des moyennes
journalières, afin de vérifier la validité des statistiques officielles, et de dresser ainsi des
moyennes par jour, par saison, ou par an, pour ensuite pouvoir hiérarchiser l'importance des
musées. Un jury a ainsi sélectionné un échantillon de 123 musées (pour la France) représentatifs
des différents types de musées; de cet échantillon un panel représentatif mais plus restreint a été
tiré; la même procédure a été suivie pour le reste de l'Europe. La dernière phase consistait à
procéder à un choix aléatoire des personnes interrogées, pour qu'il soit le plus représentatif des
visiteurs (posant donc un certain nombre de problèmes, par exemple quant à la valeur à accorder
aux visites de groupes scolaires…).
La période d'administration des questionnaires posait elle aussi des problèmes: quel
poids donner aux vacances, et quels jours enquêter…? Différents recoupements statistiques ont
permis de recomposer un modèle des plus valables.
L'échantillonage ainsi obtenu n'était certes pas sans lacunes, mais à petite échelle
susceptible de donner des valeurs représentatives de l'ensemble du public des musées européens.
C) LE CODAGE ET L'ANALYSE DES RESULTATS
Il convenait d'adapter les résultats obtenus aux articulations du réel; pour cela les grilles
d'analyse des résultats ont été établies après une exploitation partielle des résultats, et ces grilles
ont été précisées à chaque fois que cela s'avérait nécessaire. De même lorsqu'il a été établi un
modèle mathématique de relations entre les différentes données enregistrées (programme
d'analyse factorielle et programme de traitement mécanographique), c'est seulement après
l'analyse d'un échantillon de 1000 questionnaires qu'on l'a effectivement appliqué.
L'observation des premières données a donc permis d'établir nombreux schémas de
corrélation entre les différentes parties du questionnaires: l'enquête portait ses premiers fruits, Il
fallait à présent en vérifier les apports, afin de voir si les relations significatives et signifiantes
entre les caractéristiques sociales des visiteurs et leurs attitudes ou opinions correspondaient
dans la réalité avec les résultats de la première partie de l'enquête. Cela a été l'objet d'une
enquête de vérification, ou des "inspecteurs" se sont par exemple attachés à contrôler la
différence entre le temps de visite déclaré par les visiteurs et le temps de visite réel. Des
coefficients correcteurs ont ainsi pu être établis.
La méthode ainsi employée est celle des enquêtes successives, comblant les lacunes des
premiers recueils de données et éprouvant la validité des hypothèses de départ.
D) L'ESSAI DE FORMALISATION
S'en suit une longue série de démonstrations mathématiques établissant les corrélations
entre les données, les variables, les coefficients de correction d'un musée à l'autre, les moyennes
et les écarts-types… Les démonstrations sont inscrites dans le texte de L'amour de l'art , tenant
lieu de gage de rigueur, alourdissant surtout l'ouvrage. Pierre Bourdieu invite son lecteur à sauter
ces démonstrations qui sont par ailleurs toujours reprises en langage commun. Le lecteur ne
manquera pas de suivre ses conseils.
E) L'ETUDE COMPARATIVE
Pour assurer la validité des comparaisons des résultats d'un pays à l'autre, les méthodes
d'investigation ont été homogénéisées. Le danger (dont étaient parfaitement conscients les
auteurs) était, avec l'homogénéisation des résultats, de s'autoriser à comparer l'incomparable, du
fait d'indices abstraits ne tenant aucunement compte des particularités nationales. Mais s'arrêterà cette objection aurait rendu impossible toute comparaison internationale. En fait les
comparaisons d'un pays à l'autre devaient se limiter à des comparaisons structurales. Celles-ci
même présentent encore de nombreuses incertitudes.
On voit donc avec quel souci de rigueur scientifique Pierre Bourdieu et Alain Darbel ont
mené leur enquête. De la précision de l'échantillonage à l'analyse des données, et surtout dans la
construction des liens entre les résultats, la méthode relève presque de la géométrie. Il paraît
difficile d'établir quelle part de subjectivité a pu s'immiscer dans l'interprétation des résultats.
UNE METHODE PEU CONTESTABLE?
La méthode d'enquête et d'analyse qu'emploient Pierre Bourdieu et Alain Darbel nous
laisse peu à redire. Peu tout du moins qui ne regarde le spécialiste. La thèse avancée par les
auteurs peut, elle, laisser plus sceptique, ou tout au moins plus prompt à émettre des réserves.
En effet la conclusion de l'ouvrage est la suivante: le sociologue est en droit de suspecter
le naturel d'un sentiment comme "l'Amour de l'art", comme il suspecterait de prédestination
toute forme d'amour. Soit. Se dessine derrière le plaisir éprouvé face à une oeuvre d'art un
arbitraire culturel , un habitus qui détruit le mythe du goût inné . Retournant la formule de Kant
pour qui "le beau est ce qui plaît sans concept", le sociologue peut affirmer que seul ce dont on a
le concept peut plaire . La culture est déterminée par les caractéristiques sociales, culturelles et
nationales du sujet, avec ce paradoxe que le premier principe de la culture est de rejeter ce lien
originel. La culture est un substitut à la notion de privilège du sang dont se recommandaient les
nobles, la culture est un mérite non-acquis qui justifie les différences de richesse dans la société
bourgeoise. La division de la société en barbares et en civilisés justifie le monopole des
instruments de l'appropriation des biens culturels .
Telle est la conclusion de la thèse de L'amour de l'art . Le rapport entre cette thèse et la
méthode scientifique d'enquête est à interroger. Certes Pierre Bourdieu lui même parle, a propos
des techniques d'enquête employées, d'une démarche de vérification destinée à confronter un
système cohérent de propositions théoriques avec un système cohérent de faits produits par -et
non pour- les hypothèses qu'il s'agissait de valider . Savoir dans quelle mesure ce contrat de
lecture est honnête relève de l'impossible, mais l'intention de Bourdieu de se dégager de toute
subjectivité dans la collecte de ces données implique que tout autre chercheur aurait pu mettre
une part de subjectivité dans la collecte des données, et les orienter dans le sens de la validations
de thèses préconstruites. Bourdieu s'en absout; croyons-le.
Plus que des questions méthodologiques cet ouvrage pose des questions dans la
définition des problèmes et dans la vision a priori de l'Art qui sert au sociologue. Celle-ci est
orientée par le sujet-spectateur: l'oeuvre existe en tant qu'objet regardé; l'amour porté à l'oeuvre
est motivé par les caractéristiques du sujet regardant. Qu'en est-il de l'amour de l'art qui motive
le créateur, l'artiste? Le geste créateur est-il lui aussi déterminé, malgré l'immense variété
d'origine des oeuvres d'art (dans le temps et dans l'espace géographique comme social)? Un acte
créateur non déterminé et un goût du spectateur nécessairement déterminé seraient-ils
conciliables?
Autant de questions qui, non éclaircies, peuvent laisser sceptiques sur l'objectivité du
sociologue lorsque il déclare produire les faits par et non pour ses hypothèses de départ.
source : http://www.etudiant.ch/