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Frédéric GIMELLO-MESPLOMB, Maître de conférences |
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LE THÉATRE FILMÉ De S.M. Eisenstein à André Bazin, de Bela Balasz à Jean Mitry et Christian Metz, les rapports entre théâtre et cinéma ont toujours suscité - au-delà des adaptations cinématographiques proprement dites - de brillantes analyses. Car si nous tenterons seulement de tracer ici un parcours historique des œuvres théâtrales portées à l'écran (classiques, tragédies grecques, théâtre de boulevard), nous rappellerons brièvement l'importance de l'élément scénique au cinéma, qui existe indépendamment de toute adaptation. Opposés ou confondus, rejetés en bloc ou encensés avec discernement, les deux arts sont indissociables dès 1895. Lors du passage au parlant, on assistera logiquement à une avalanche d'adaptations, souvent réalisées dans l'urgence et l'incohérence. Mais de quel théâtre et de quel cinéma s'agit-il ? Peut-on impunément faire abstraction des contraintes techniques et matérielles inhérentes à chacun ? Doit-on donner raison à Luigi Pirandello qui opposait l'immatérialité des personnages de cinéma à la présence physique des acteurs de théâtre ? Peut-on adhérer aux débats théoriques et esthétiques sur les analogies plan/scène et montage/narration ? S'accordera-t-on enfin à définir ce qu'est et ce que n'est pas une adaptation fidèle ? A la liberté créatrice de Georges Méliès s'oppose très vite le théâtre « noble », dont les tableaux vivants avaient été les premiers avatars. Pour l'Exposition universelle de 1900, le Phono-Cinéma-Théâtre propose Sarah Bernhardt dans Hamlet et Réjane dans Madame Sans-Gêne. Huit ans plus tard, Paul Laffitte crée la célèbre Société Le Film d'Art, qui n'a d'art que le nom et scandalisera tant les détracteurs de l'adaptation cinématographique. Les vedettes de la scène peuvent ainsi s'essayer à l'écran (Julia Bartet, Mounet-Sully) et Le Bargy réalise L'Assassinat du duc de Guise, prototype de cette école démodée pour laquelle sera inventée l'expression négative de « théâtre filmé ». La volonté de transformer un art privilégié en art de masse s'affiche d'emblée. La popularité des acteurs engagés et le choix des sujets renforcent le succès public de ces bandes conventionnelles. Si, en Italie, l'inspiration grecque et romaine constitue une certaine forme de théâtralité et si, aux États-Unis, les producteurs achètent, à l'aveugle, les droits de tout ce qui ressemble de près, ou de loin à une pièce de théâtre, la France reste sans doute l'exemple unique d'une entreprise organisée, institutionnelle et - oserait-on dire ? - à vocation pédagogi que. « Le cinéma sera le théâtre, le journal et l'école de demain » déclarait Charles Pathé en 1901. On mettra à part l'école allemande des années 20 du Kammerspiel (théâtre de chambre) dont la définition est trompeuse puisqu'il s'agit là précisément de non-théâtralité, en réac tion contre la vision subjective de l'expressionnisme. Cari Mayer et F.W. Murnau - qui adaptera notamment Tartuffe - suivront ainsi la voie du réalisme et du naturalisme. Dès les origines se pose donc, en termes de fidélité, d'éthique et d'esthétisme, le problème de l'adaptation. Le cinéma doit-il être au service du théâtre ou le théâtre au service du cinéma ? Pour certains, le septième art doit, s'il se pique de théâtre, le reproduire fidèlement. Ainsi, filmer passivement une mise en scène, enregistrer une pièce de façon impersonnelle surpasse une transposition originale. À l'opposé, l'éclatement de l'espace temporel et scénique, des lieux et des décors, donne naissance à une authentique recréation cinématographique. Entre ces extrêmes, les entreprises les plus audacieuses peuvent s'insé rer à loisir. Si les problèmes soulevés par l'adaptation théâtrale s'apparentent à ceux de l'adaptation romanesque , en particulier en ce qui concerne la trahison ou la fidélité à l'esprit de l'ouvre originale, on peut s'interroger plus particulièrement ici sur le bien-fondé et la cohérence de l'adaptation d'un texte qui, pendant plus de trente ans, ne sera pas entendu par le spectateur. En toute logique, le passage au parlant aurait dû permettre au genre de faire un bond gigantesque. Paradoxalement, il n'en est rien - pour un temps du moins. Mais on objectera aussi que tout théâtre est dramatique - du grec drama : « action » - et que, par définition, l'art du geste supplante la parole. C'est à partir des deux genres théâtraux - la comédie et la tragédie - que nous allons tenter d'éclairer les tendances et de cerner les films clés qui marquent l'histoire de l'adaptation à l'écran, en choisissant de privilégier la suprématie cinématographique de William Shakespeare - comédies et tragédies confondues. La comédie, dans laquelle on choisira d'inclure le vaudeville, le théâtre de boulevard, le comique, la farce ou encore la commedia dell'arte, fut, dès les balbutiements du septième art, un genre de prédilection. Le public veut se divertir, retrouver à l'écran les pièces, les auteurs à succès et ses interprètes fétiches. Mais peu de réalisateurs se démarquent de la production courante, pensent cinéma et transposent véritablement l'ouvre choisie. En utilisant pleinement l'espace et les extérieurs, en jouant du montage et des trucages, René Clair retrouve, dans Un chapeau de paille d'Italie (1927) et Les Deux Timides (1928), l'authenticité, la fraîcheur et la folie de Labiche. Si ces deux films sont aujourd'hui cités en référence à juste titre, on retiendra cependant des adaptations moins spectaculaires qui restituent l'esprit et le mouve ment « cinématographique-avant-l'heure », des auteurs de vaudeville. Si Georges Feydeau domine la production avec On purge Bébé (1931) de Jean Renoir, L'Hôtel du Libre Échange (1934) de Marc Allégret, La Dame de chez Maxim's (Emile Chautard, 1912/Alexandre Korda, 1932) et Occupe-toi d'Amélie (Emile Chautard, 1912/Weisbach et Viel, 1932/Claude Autant-Lara, 1949), Georges Courteline inspire Les Gaî tés de l'Escadron (1932) de Maurice Tourneur avec Raimu et Fernan del. Fiers et Caillavet - grâce à Miquette et sa mère (Henri Pouctal, 1914/Henri Diamant-Berger, 1933/Henri-GeorgesClouzot, 1950) et Le Roi (1936) de Pierre Colombier - et Louis Verneuil - grâce notamment à Ma Cousine de Varsovie, 1931 de Carminé Gallone - prolongent leurs succès. Quant à Sacha Guitry, il porte à l'écran ses anciens triomphes scéniques : Mon père avait raison (1936), Faisons un rêve et Désiré (1937), Quadrille (1938). On peut s'étonner que Molière, Marivaux ou Beaumarchais aient si peu inspiré les cinéastes (c'est à la télévision et à Marcel Bluwal qu'on doit de grandes réussites comme Dom Juan et Le Jeu de l'amour et du hasard). Roger Coggio, en réalisant Le Bourgeois gentilhomme, Les Fourberies de Scapin, L'Avare - que Louis de Funès interpréta par ailleurs pour Jean Girault en 1979 - et Le Mariage de Figaro, trans forma les matinées classiques en séances de cinéma. On se plaît alors à rêver à l'adaptation de L'École des femmes, entreprise par Louis Jouvet et Max Ophùls en 1940. Mais les deux fortes personnalités s'opposèrent, la querelle s'envenima et le tournage fut interrompu. La pellicule impressionnée, malgré de nombreuses recherches, reste in trouvable. Au cours des années 30, une nouvelle génération d'auteurs de boulevard s'installe sur les scènes et les écrans français. Après une première version de Jean de la lune réalisée par Jean Choux en 1931, Marcel Achard filme lui-même sa pièce en 1948. Noix de coco (1939) de Jean Boyer et plus tard Patate (1964) de Robert Thomas confirme ront la popularité de cet auteur à la mode. Edouard Bourdet assure le scénario et les dialogues de l'adaptation de sa pièce Le Sexe faible, pour Victor Boucher et Pierre Brasseur (Robert Siodmak, 1933), et obtient un triomphe lorsque Michel Simon et Arletty reprennent à l'écran une pièce qu'ils avaient créée sur scène quelques années plus tôt Fric-Frac (1939) réalisé par Maurice Lehmann. Côté comédie acide, on souli gnera la réussite de Clérambard (1969) d'Yves Robert, d'après Marcel Aymé. La Cage aux folles de Jean Poiret - le triomphe scénique des années 70 - est portée à l'écran par Edouard Molinaro en 1978. Le théâtre de boulevard, une fois encore, rassure les producteurs et permet aux exploitants de remplir leurs salles. À l'étranger, le phénomène est identique. La Grande-Bretagne s'enthousiasme ou se scandalise des comédies de mours et des contes de Sir James Barrie récupérés par les Américains - Male and Female/ L'Admirable Crichton (1919) de Cecil B. DeMille et Peter Pan (Herbert Brenon, 1924/Walt Disney, 1953/Steven Spielberg, 1991) -, célèbre les deux films tirés de la pièce de George Bernard Shaw - Pygmalion (1938) d'Anthony Asquith et Leslie Howard, et My Fair Lady (1963) de George Cukor - et acclame Noël Coward, l'auteur le plus brillant de cette première moitié du siècle à qui l'on doit notamment Blithe Spiritl L'Esprit s'amuse (1944) réalisé par David Lean et Noël Coward lui-même. Aux États-Unis, Philip Barry, coqueluche de Broadway puis de Hollywood dans les années 30, est l'exemple type de l'auteur « sérieux » de comédies spirituelles sur le monde désabusé et futile d'une certaine bourgeoisie. Mais Holiday (Edward H. Griffith 1930/George Cukor, 1938), The Philadelphia Story/Indiscrétions (1940) de George Cukor et sa version musicale High Society/Haute Société (1956) de Charles Walters, nous semblent aujourd'hui bien peu criti ques envers cette société américaine que l'auteur se proposait - gentiment il est vrai - de fustiger. Si la comédie permet, par essence, toutes les fantaisies possibles, on remarquera paradoxalement que les plus grands films du genre proviennent directement de l'imagination des cinéastes. À l'opposé, la tragédie - grecs, classiques, mélodrames, etc. - dont les règles imposées, les unités de temps et de lieu limitent a priori toute velléité d'échappée, a suscité davantage d'invention, d'audace et d'originalité proprement cinématographique. Eschyle et Euripide ont inspiré Michael Cacoyan- nis (Electra, 1961 ; Les Troyennes, 1971 ; Iphigénie, 1977) et Pier Paolo Pasolini (Odipe roi, 1967 ; Médée, 1970, avec Maria Callas). Mais on oubliera l'adaptation moderne de Phaedra/Phèdre (1961) par Jules Dassin, pour retenir la transposition de l'Orestie d'Eschyle au temps de la guerre de Sécession dans la pièce d'Eugène O'Neill, Mourning Becomes Electra/Le Deuil sied à Electre (1947) par Dudley Nichols. Le cinéma des origines se contenta de filmer mollement les classiques, dont le respect des règles et des caractères esthétiques de l'Antiquité gréco-latine correspondaient à la fois à une mode populaire, à un parti pris éducatif et à une tradition du théâtre français. Il s'agit donc d'une gageure lorsque, en 1961, Anthony Mann réalise Le Cid d'après Corneille et De Castro, fresque épique avec Charlton Heston, Sophia Loren, 7 000 figurants et 35 navires. Si Racine et Corneille ont été oubliés par le cinéma - malgré l'approche originale mais hermétique de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Othon (1969) -, le dramaturge Victor Hugo inspira à foison des adaptations libres ou littérales. Albert Cappelani en fit son auteur de prédilection (Lucrèce Borgia, 1909 ; Hernani, 1910 ; Marie Tudor et Marion Delorme, 1912), Mario Bon- nard permit à Michel Simon d'interpréter le bouffon Triboulet dans Le roi s'amuse (1941) et Jean Cocteau écrivit le scénario et les dialogues de Ruy Blas (1947) pour Danielle Darrieux et Jean Marais (réalisé par Pierre Billon). La tradition tragique glisse ainsi subrepticement vers le drame populaire. L'outrance des sentiments, des expressions et des situations atteint son paroxysme au tournant du siècle dans la « comédie-drame héroïque » d'Edmond Rostand Cyrano de Bergerac (près de dix versions dont le succès international de Jean-Paul Rappeneau en 1989), puis dans les mélodrames scandaleux d'Henry Bataille comme L'En fant de l'amour (Marcel L'Herbier, 1930/Jean Stelli, 1944), La Femme nue (cinq versions) et Maman Colibri (Julien Duvivier, 1929/Jean Dréville, 1937). Henry Bernstein, avec Le Bonheur (1934) de Marcel L'Herbier ou Mélo (quatre versions dont Paul Czinner, 1932 et 1937, Alain Resnais, 1986) voit aussi son public s'élargir grâce au cinéma. Des grands metteurs en scène de théâtre du début du siècle, seul André Antoine - fondateur du Théâtre libre - passera avec conviction et succès derrière la caméra, contrairement à Charles Dullin ou à Louis Jouvet qui ne considéreront jamais le cinéma comme un art autonome. Côté auteurs, Jean Anouilh adaptera (avec Jean Aurenche) et réalisera le film tiré de sa pièce Le Voyageur sans bagages (1943), mais c'est incontestablement Marcel Pagnol qui, en fondant sa société de produc tion et en adaptant ses pièces - Marins (1931), qu'il co-réalisa avec Alexandre Korda, Fanny (1932), réalisé par Marc Allégret, etc. -créera un style unique de « cinéma théâtre réaliste ». Si ses options théoriques, souvent contradictoires, sont incertaines - « le cinéma est un moyen d'expression dramatique beaucoup plus commode, beaucoup plus riche que le théâtre, soit du théâtre en conserve », déclara-t-il - l'évidence et l'originalité de son ouvre sont indiscutables. On rappel lera enfin le parcours multiple de Marguerite Duras qui filme ses propres pièces (La Musica, 1966 ; Détruire dit-elle, 1969 ; India Song, 1975 ; Des journées entières dans les arbres, 1976). Parmi les auteurs étrangers transposés à l'écran, on retiendra en particulier les Russes : Maxime Gorki pour Les Bas-Fonds (Jean Renoir, 1936/Akira Kurosawa, 1957), Anton Tchékhov pour La Mouette (Sidney Lumet, 1968/Iouli Karassik, 1971). Oncle Vania (Franchot Tone et John Goetz, 1958/Andréi Kontchalovski, 1972) et Les Trois Sours (Samson Samsonov, 1964/Laurence Olivier, 1970), Alexandre Ostrovski pour Coupable quoique innocent (Tcheslav Sa- binski, 1916/Vladimir Petrov, 1945) et L'Orage (Kaï Hansen, 1912/Vladimir Petrov, 1934). On mentionnera aussi l'influence de Bertolt Brecht (L'Opéra de Quat'sous, 1931, de G.W. Pabst), d'August Strindberg (Mademoiselle Julie, 1951, d'Alf Sjôberg ; la Danse de mort, 1946, de Marcel Cravenne sur un scénario et une adaptation d'Erich von Stroheim) et de John Osborne, « jeune homme en colère » de l'Angleterre des sixties adapté par Tony Richardson (Look Back in Anger/Les Corps sauvages, 1959 ; The Enter tainerj Le Cabotin, 1960). Le théâtre américain fut largement adapté dans son pays d'origine. Eugène O'Neill inspira platement Clarence Brown et Jacques Feyder (Anna Christie, 1930) mais fut servi par Sidney Lumet (Long Day's Journey Into Night/Le Long Voyage vers la nuit, 1961). Lillian Hellman assura elle-même la transposition de son chef-d'ouvre pour William Wyler (The Little Foxes/La Vipère, 1941). Edward Albee provoqua le duel Elisabeth Taylor/Richard Burton dans Who 's Afraid of Virginia Woolf ?/Qui a peur de Virginia Woolf? (1966) de Mike Nichols. Les deux auteurs de prédilection restent cependant Arthur Miller et Tennessee Williams. Arthur Miller reniera la première version de Death of a Salesman/Mort d'un commis voyageur (1952) de Laszlo Benedek et supervisera la" seconde (1985) réalisée par Volker Schlôn- dorff. Il laissera Jean-Paul Sartre adapter Les Sorcières de Salem (1957) réalisé par Raymond Rouleau et permettra à Sidney Lumet de .tourner A View from thé bridge/Vu du Pont (1962). L'effervescence artistique new-yorkaise de l'après-guerre et la popularité de l'Actors' Studio gagnent Hollywood grâce notamment à Tennessee Williams. Il colla bore étroitement avec ses metteurs en scène, à commencer par Elia Kazan qui crée trois de ses pièces au théâtre et porte à l'écran A Streetcar Named Désire/Un tramway nommé Désir (1951). Richard Brooks (Cat on A Hot Tin Roof/ La Chatte sur un toit brûlant, 1958 ; Sweet Bird of Youth/Doux Oiseau de jeunesse, 1962), Joseph L. Man- kiewicz (Suddenly Last Summer/Soudain, l'été dernier, 1959), Sidney Lumet (The Fugitive Kindj L'Homme à la peau de serpent, 1960), John Huston (The Night of thé Iguana/La Nuit de l'Iguane, 1964) et Joseph Losey (Boom !, 1968) réaliseront des ouvres marquantes interprétées par les plus prestigieux acteurs du moment. L'auteur dramatique le plus adapté à l'écran - et sans doute le plus détourné - reste William Shakespeare, qui demanderait à lui seul une entrée unique. Les versions récentes de Henry V (1990), réalisé par Kenneth Branagh, ou d'Hamlet (1991) par Franco Zeffirelli montrent la pérennité du mythe, la fascination qu'il continue d'exercer, mais aussi la caution artistique qu'il apporte à certains. Paradoxalement, le Henry V de Laurence Olivier (1945), tout en décors naïfs de carton- pâte et volontairement théâtral, est infiniment plus aéré, vivant et épique que celui triste, sombre et statique du jeune réalisateur-producteur-interprète. Cet exemple prouve de façon éclatante que l'écueil du décor, si souvent évoqué par ses détracteurs, est un faux problème. Le concept « faire cinéma » est ailleurs : dans l'intelligence, l'intuition et le goût du metteur en scène. Après les Hamlet féminins avec Sarah Bernhardt (1900) et Asta Nielsen (Svend Gade, 1920), les interprétations tragiques de Mounet-Sully (1909) et parodiques de Georges Méliès (1907) et de Buster Keaton (1912), Laurence Olivier - qui avait déjà donné la réplique à Elisabeth Bergner dans Comme il vous plaira (Paul Czinner, 1937) - choisit d'adapter la pièce pour son deuxième film shakespearien (1948). En 1956, il terminera sa trilogie personnelle avec Richard III avant d'apparaître dans une représentation filmée d'Othello (1965) de Stuart Burge. Mais le Maure de Venise, qui fut notamment interprété par Emil Jeannings (1922), par Ronald Colman dans la version éloignée de George Cukor intitulée A Double Life (1948) et par Serguéi Bondartchouk (Serguéi Youtkiévitch, 1956), reste dans les mémoires grâce à la mise en scène et au jeu d'Orson Welles (1952). Quatre ans plus tôt, Orson Welles avait choisi de porter à l'écran Macbeth, qui inspira aussi brillamment Akira Kurosawa (Le Château de l'araignée, 1957) et Roman Polanski (1971). Fidèle à William Shakespeare, Welles s'inspira encore de quatre pièces (Les Joyeuses Commères de Windsor, Henri IV, Henri V, et Richard II) pour incarner le héros gargantuesque, truculent et déchu de Chimes at Midnight/Falstaff(l965). On ne cessera d'admirer les réussites shakes peariennes du réalisateur de Citizen Kane, à propos desquelles Philippe Carcassonne soulignait dans la défunte revue Cinématographe : « Sur la scène de Welles comme sur les tréteaux élisabéthains, il n'y a pas de décors. Il n'y a pas non plus de décors sur le théâtre du monde. » Une fois encore, le décor disparaît pour laisser place à l'imaginaire. Et si le lyrisme du Songe d'une nuit d'été (1935) de Max Reinhardt et William Dieterle, nous paraît aujourd'hui surfait, n'est-ce pas précisément à cause de la surabondance de forêts mouvantes, de costumes éthérés et de brume hollywoodienne ? La mise en scène dépouillée, la primauté du texte et l'interprétation exemplaire de Jules César (1953) de Joseph L. Mankiewicz conduisent la tragédie inéluctable et accentuent la froide prédiction des ides de mars. Adapté à deux reprises par Peter Brook (1953 et 1970), Le Roi Lear inspira notamment Edward Dmy- tryk (The Broken Lance/La Lance brisée, 1954), Akira Kurosawa (Ran, 1985) et Jean-Luc Godard (King Lear, 1987). Le Marchand de Venise permit à Harry Baur (Henri Desfontaines, 1912) et à Michel Simon (Pierre Billon, 1953) d'interpréter Shylock, et La Mégère apprivoisée provoqua le face-à-face de deux grands couples de la ville et de l'écran : Douglas Fairbanks/Mary Pickford (Sam Taylor, 1929) et Elisabeth Taylor/Richard Burton (Franco Zeffïrelli, 1967). Roméo et Juliette, enfin, fut interprété par Leslie Howard et Norma Shearer sous la houlette de George Cukor (1936), inspira Les Amants de Vérone (1948) d'André Cayatte, et le chef-d'ouvre de Robert Wise et Jérôme Rob- bins, West Side Story (1961). On ne peut achever cet aperçu historique sans évoquer - indépen damment de toute adaptation - les liens privilégiés qui. existent entre théâtre et cinéma. S.M. Eisenstein, Ernst Lubitsch, Max Ophùls, Jean Renoir, Vincente Minnelli, Ingmar Bergman, Luchino Visconti et Orson Welles - pour ne citer qu'eux - ont aussi été metteurs en scène de théâtre, et on ne compte plus leurs films où les deux arts s'entremêlent, s'opposent ou se complètent. Si Le Carrosse d'or (1952) de Jean Renoir reste l'hommage référence au monde théâtral et si les unités de temps et de lieux constituent la raison d'être de Marie Octobre (1959) de Julien Duvivier, de Rope/La Corde (1948) d'Alfred Hitchcock ou de Sleuth/Le Limier (1972) de Joseph L. Mankiewicz, on rappellera l'importance narrative des scènes théâtrales dans La Règle du jeu (1939) de Jean Renoir, Det Sjunde Inseglet/Le Septième sceau (1957) d'Ingmar Bergman, Les Enfants du Paradis (1945) de Marcel Carné, To Be or not To Bel Jeux Dangereux (1942) d'Ernst Lubitsch, ou Lola Montés (1955) de Max Ophùls. Chez Alfred Hitchcock, l'espace scénique est moteur du récit et théâtre du dénouement final, qu'il s'agisse d'un numéro de music-hall (The Thirty-Nine Steps/Les 39 Marches, 1935 ; Stage Fright/Le Grand Alibi, 1949) de l'orchestre de jazz d'une salle de bal (Young and Innocent/Jeune et Innocent, 1937) ou d'un concert classique à l'Albert Hall (The Mon Who Knew Too Much/L'Homme qui en savait trop, 1934 et 1955). Comme on l'a souligné auparavant, le cinéma américain des an nées 50 et 60 a développé - grâce à l'Actors' Studio et à des metteurs en scène comme Elia Kazan et Sidney Lumet - une certaine idée de l'adaptation. Ainsi, le cinéma devient parfois témoin d'une expérience, sauvegarde d'un travail de groupe ou d'une mise en scène théâtrale, Roberto Rossellini prolongera ainsi sa recherche scénique de Jeanne au bûcher avec Ingrid Bergman (1954), Peter Brook fera de même pour Marat-Sade (1966) qui révélera Glenda Jackson, Ariane Mnouchkine filmera son 1789 (1974) et Paul Newman immortalisera la prestation de sa femme Joanne Woodward dans La Ménagerie de verre (1987). Manoel De Oliveira, enfin, transposera fidèlement Le Soulier de satin (1985) en respectant les six heures cinquante de l'ouvre de Paul Claudel. Les limites entre les deux arts sont donc plus floues qu'il n'y paraît et les paradoxes ne cessent de nous interroger. Comment peut-on imaginer que la parole théâtrale puisse être reproduite par un art muet? On objectera que les silences sont parfois plus parlants... En 1929, bien que le texte soit cette fois audible, les contraintes techniques du micro figent l'action. On ne « dit » pas un texte de la même façon au théâtre qu'au cinéma... Enfin, comme le souligne André Bazin « une vaste tentative de "théâtre-cinéma" a précédé celle du "cinéma-théâtre" ». Et il ajoute : « Antoine peut bien mettre de véritables quartiers de viande sur la scène, il ne peut comme le cinéma y faire défiler tout le troupeau. » Roger Icart (article "Théâtre filmé" in Dictionnaire du cinéma mondial, Editions du Rocher, 1992) Bibliographie : André bazin, Qu'est-ce que le cinéma ?, tome II : Le cinéma et les autres arts, Cerf/Septième Art, 1959 - « Théâtre et cinéma », Cinématographe, n os 40 et 41, octobre et novembre 1978. |
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