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Frédéric GIMELLO-MESPLOMB, Maître de conférences |
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LE CINEMA ET LE SURREALISME "Au lieu d'expliquer les images, on ferait mieux de les accepter comme elles sont."
Luis Buñuel : L'Âge d'or, 1930
Très tôt le cinéma a fasciné André Breton et ses amis. Si la musique a toujours laissé indifférents les membres du groupe surréaliste, si la peinture s'est imposée presque tardivement, le cinéma s'est trouvé, avant même que le groupe ne soit constitué, l'objet d'un culte fervent. Le dandysme de l'anti-culture Il est vrai qu'à l'époque le cinéma n'était encore qu'un divertissement forain, malgré quelques tentatives assez emphatiques pour lui donner des lettres de noblesse à grand renfort d'acteurs de prestige et de scénaristes académiciens. Dans les milieux cultivés, un sourire condescendant était de rigueur lorsqu'on parlait de ce qui ne s'appelait pas encore le septième art. C'est précisément en grande partie ce qui séduisait les jeunes surréalistes qui affichaient un dandysme certain de l'anti-culture. Du mouvement Dada, les surréalistes ont gardé le refus de l'art sérieux. Ils accordent aussi peu d'intérêt aux tentatives avant-gardistes de Jean Epstein qu'à celles, très culturelles, de Marcel L'Herbier qui cherchent à hausser l'art du cinéma au rang de grand art. Ils n'ont guère plus d'attention pour les essais de "cinéma pur" ou abstrait, venus de plasticiens pourtant assez proches d'eux comme Marcel Duchamp, Fernand Léger ou, en Allemagne, Hans Richter et Viking Eggeling. "Une salle où l'on donnait ce que l'on donnait" Le pouvoir magique du cinéma tient à ce que les surréalistes s'engouffrent dans une salle obscure, au hasard, comme on plonge la nuit dans ses rêves, sans savoir lesquels vont naître dans notre conscience endormie. Avec un brin de cynisme, Man Ray ne cache pas sa propre "méthode" quant au choix des films: "Je vais au cinéma sans choisir les programmes, sans même regarder les affiches. Je vais dans les salles qui ont des fauteuils confortables." [2] Les scénarios écrits à l'époque par Benjamin Péret, Robert Desnos ou Philippe Soupault traduisent bien (à leurs seuls titres déjà: Les Mystères du métropolitain , Y a des punaises dans le rôti de porc , Minuit à quatorze heures, Pulchérie veut une auto ) un goût militant pour le cinéma le plus populaire, souvent héritier des courses-poursuites à la Mack Sennett. Le débraillé de la composition reflète assez bien cette méthode qui consistait à entrer et sortir d'un film sans crier gare. Il est très vrai aussi que viendra, mais plus tard, un engouement unanime pour des films plus sérieux: Le Cuirassé Potemkine d'Eisenstein et Nosferatu de Murnau, ressorti en 1928, dont le carton: "Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre" enchantera durablement les surréalistes, avant que n'apparaisse Louise Brooks dans Loulou de Pabst. Si "aller au cinéma" compte davantage que le film projeté, simple facteur pour déclencher le rêve, les surréalistes sacralisent cette opération. Robert Desnos parle d'une "obscurité bénie, propre aux illusions". Et pour Breton: "il y a une manière d'aller au cinéma comme d'autres vont à l'église et je pense que sous un certain angle, tout à fait indépendamment de ce qui s'y donne, c'est là que se célèbre le seul mystère absolument moderne." [3]
UN CHIEN ANDALOU (1929) Le jeune Luis Buñuel, l'auteur d' Un chien andalou, n'est pas un surréaliste; du moins ne l'est-il pas encore au moment où il tourne et présente son film. "À vrai dire, dans les premiers temps, le surréalisme m'intéressait assez peu" devait-il écrire plus tard. [4] Luis Buñuel est venu en France en 1925 pour faire du cinéma. Il a été assistant de Louis Delluc pour Mauprat et La Chute de la maison Usher , film phare de cette avant-garde que n'apprécient guère les surréalistes et il peut, grâce à l'argent de sa mère, financer un film de court métrage. Un chien andalou est né fortuitement d'une conversation à bâtons rompus entre deux amis. Luis Buñuel était pour quelques jours à Cadaquès l'invité de Salvador Dalí au moment des fêtes de Noël, en 1928. Ces deux très grands noms de l'art au XXe siècle étaient encore deux parfaits inconnus, dont l'amitié remontait au temps de leurs études à Madrid. Buñuel a ainsi raconté cet épisode: "Dalí me dit: Moi, cette nuit, j'ai rêvé que des fourmis pullulaient dans ma main . Et moi: Eh bien ! Moi, j'ai rêvé qu'on tranchait l'oil de quelqu'un ". [5] L'idée d' Un chien andalou était née. Le scénario fut écrit en six jours, le temps des vacances selon un procédé que Buñuel fait revivre ainsi: "Par exemple, la femme s'empare d'une raquette de tennis pour se défendre de l'homme qui veut l'attaquer; celui-ci regarde alors autour de lui cherchant quelque chose et (je parle avec Dalí): Qu'est-ce qu'il voit ? - Un crapaud qui vole. - Mauvais ! - Une bouteille de cognac. - Mauvais ! - Bon, je vois deux cordes. - Bien, mais qu'est-ce qu'il y a derrière ces cordes ? - Le type les tire et tombe parce qu'il traîne quelque chose de très lourd. - Ah, c'est bien qu'il tombe. - Sur les cordes, il y a deux gros potirons séchés. - Quoi d'autre ? - Deux frères maristes. -Et ensuite ? - Un canon. - Mauvais; il faudrait un fauteuil de luxe. - Non, un piano à queue. - Très bon, et sur le piano, un âne. non, deux ânes putréfiés. [6] - Magnifique ! C'est-à-dire que nous faisions surgir des images irrationnelles, sans aucune explication. [7] Ce montage de rêves enchaînés, sans aucune intervention de la volonté des deux scénaristes, ouvre au cinéma les portes du surréalisme. "Dali et moi, en travaillant sur le scénario d' Un chien andalou , nous pratiquions une sorte d'écriture automatique, nous étions surréalistes sans l'étiquette." [8] Buñuel repartit à Paris avec son scénario, et c'est à Paris, mais au Havre également pour la séquence au bord de la mer, qu'eut lieu le tournage en une quinzaine de jours au mois de mars 1929. Buñuel et le groupe surréaliste La rencontre entre Buñuel et le groupe de Breton se fit à la fin du mois de juin 1929 par l'intermédiaire de Fernand Léger qui le présenta à Man Ray. Celui-ci cherchait un complément de programme pour son propre film Le Mystère du château de Dé , commandité par le vicomte et la vicomtesse de Noailles sur la maison qu'ils venaient de faire construire à Hyères selon les plans de Robert Mallet-Stevens. Un chien andalou , qui passait déjà depuis le 6 juin au Studio des Ursulines, pouvait faire l'affaire. Comme on avait parlé de surréalisme à son sujet, cela avait éveillé la suspicion de Breton et de ses amis, toujours sourcilleux quant à l'attribution de l'adjectif "surréaliste" sans leur autorisation expresse. Et c'est dans un climat de franche défiance réciproque que les surréalistes se rendirent à une projection du film et que Buñuel le leur présenta, car il avait en mémoire l'accueil réservé quelques mois plus tôt à La Coquille et le clergyman . Pendant la projection, le réalisateur se tint derrière l'écran afin de sonoriser le film (nous sommes encore à l'époque du cinéma muet) à l'aide de disques, faisant alterner paso-dobles et extraits du Tristan de Wagner. Buñuel raconte qu'il avait pris soin de remplir ses poches de cailloux afin de les jeter sur les surréalistes s'ils réservaient un mauvais accueil à son film. Mais la réaction fut unanime et enthousiaste: Buñuel devint immédiatement le cinéaste "officiel" du groupe. Un succès inacceptable C'est exactement le même état d'esprit qui animait alors André Breton écrivant en lettres majuscules dans le Second Manifeste du surréalisme (1930): " Je demande l'occultation profonde, véritable du surrealisme ".
LE SURREALISME Un chien andalou et L'Âge d'or comptent ainsi au nombre, très petit nombre, de films surréalistes. [15] Et peut-être même sont-ils les seuls, car les seuls à avoir reçu la pleine et entière approbation du groupe. Le surréalisme au cinéma doit donc en priorité s'observer à partir d'eux et, pour ce faire, il convient de voir comment les trois techniques de création chères aux surréalistes, l'écriture automatique, le cadavre exquis et le collage, ont pu trouver leur expression dans le cinéma. L'écriture automatique est la pierre de touche du surréalisme. Mais un réalisateur n'est pas, à l'inverse d'un écrivain ou un peintre, seul face à son ouvre, dans un contact étroit et immédiat qui permet à l'inconscient de s'exprimer. Dans la majorité des cas, la réalisation d'un film exige un appareillage, une technique et un travail d'équipe. Au cours du processus de fabrication, un film passe par différents moments: écriture, tournage, montage. L'improvisation, qui ne peut concerner qu'une part de ces différentes phases, ne saurait en rien être assimilée à l'écriture automatique. Peut-être celle-ci n'est-elle tout simplement pas concevable au cinéma. Toutefois, dans le cas d' Un chien andalou (et il n'en est pas de même pour L'Âge d'or ), retenons que l'écriture du scénario a, pour l'essentiel, fait appel à une sorte d'écriture automatique à deux, comme d'ailleurs l'avait été Les Champs magnétiques , le premier opus surréaliste, signé André Breton et Philippe Soupault. "Nous travaillions en accueillant les premières images qui nous venaient à l'esprit et nous rejetions systématiquement tout ce qui pouvait venir de la culture ou de l'éducation. Il fallait que ce soient des images qui nous surprennent et qui soient acceptées par tous les deux sans discussion", [16] raconte Buñuel. Ces premières images qui venaient à l'esprit relèvent parfaitement des expériences que menaient à la même époque de leur côté les surréalistes. Mais une fois passée cette phase de l'écriture du scénario, tout de la rédaction, du découpage au tournage lui-même, tout a été planifié, l'image n'ayant d'autre mission que de garder sur pellicule la poésie née dans l'écriture. L'Âge d'or est un film trop conscient de sa démarche et de ses intentions pour qu'on puisse parler à son sujet d'écriture automatique même si nombre d'images, d'idées ou de séquences peuvent en relever. L'ampleur du développement, le propos iconoclaste et la portée sociale revendiquée obligent son auteur à suivre une ligne qui n'était pas de mise dans le premier film, à cet égard bien plus libre de conception. Le cadavre exquis Mais ne peut-on pas voir une composition à la manière des "cadavre exquis" dans la façon dont s'enchaînent les différentes histoires de L'Âge d'or , où l'on bascule d'une séquence à l'autre sur un détail: par exemple, les plumes de l'oreiller éventré par l'amant se transformant en neige du décor de la dernière séquence ? Le film serait ainsi à l'image d'un immense "cadavre exquis", au cours duquel se succèdent six séquences n'ayant rien en commun sinon un détail qui permet l'enchaînement. Le collage Image / image: un nuage effilé s'approchant d'une lune pleine + une lame de rasoir s'approchant d'un oil. ( Un chien andalou ) Image / image / son: un cycliste + des vêtements de poupée + le Tristan de Wagner. ( Un chien andalou ) Image / son: deux amants dans un parc + en voix off, un dialogue entre ces mêmes amants (la voix de l'homme n'est pas celle de l'acteur mais du poète Paul Éluard). ( L'Âge d'or ) Texte / image: carton "Parfois le dimanche" + façade d'immeuble qui s'écroule. ( L'Âge d'or ) On voit bien que le réalisateur a dégagé les possibilités qu'offrait le montage cinématographique dans un esprit surréaliste pour offrir de nouvelles associations poétiques et fuir l'esprit de sérieux. Par cette exploration, il a d'ailleurs été le premier à utiliser ce qui deviendra une convention très répandue, par la suite, de la "voix de la pensée". On peut voir une autre application du principe de collage dans L'Âge d'or , avec le recours du réalisateur à un matériau pré-existant, les images d'un documentaire sur les scorpions, et des bandes d'actualité lors de l'évocation de la Rome éternelle puis à l'occasion de la conversation téléphonique entre l'amant et le ministre de l'intérieur. Dans tous ces cas, le collage convoque l'irrationnel et suscite la rencontre incongrue de réalités fort éloignées les unes des autres. UNE SITUATION PARADOXALE Le surréalisme est un des mouvements esthétiques qui ont marqué le plus profondément le XXe siècle. On peut s'étonner, vu l'importance considérable prise par le cinéma dans ce mouvement, qu'il ait donné si peu d'ouvres . Il est surprenant que, dans l'histoire du cinéma, on ne trouve pas avec le surréalisme l'équivalent, en abondance et en qualité, des ouvres expressionnistes ou néoréalistes. Il y a peut-être une piste pour expliquer ce phénomène dans le fait que Breton et ses amis ont aimé le cinéma mais qu'ils l'ont aimé avant tout en tant que spectateurs. Il était impensable de tourner les scénarios qu'ils avaient écrits et ils n'y songeaient vraisemblablement pas. Le cinéma a été pour eux un stimulant plus qu'un moyen d'expression artistique. L'enthousiasme qu'a provoqué parmi eux un film américain très académique comme Peter Ibbetson (1935) d'Henry Hathaway le montre assez et l'exaltation de films le plus souvent médiocres, voire franchement stupides, à laquelle ils se sont livrés ne pouvait aller sans un certain mépris pour le cinéma. Seul Buñuel a su penser surréalisme en termes de cinéma et le cinéma selon les procédés et les buts surréalistes. Sa puissance créatrice lui a permis de donner des images dont la force atteint celles des poètes et des peintres. Il a su par le cinéma accéder aux profondeurs de l'être et faire de ses deux films "cet appel à l'irrationnel, à l'obscurité, à toutes les impulsions qui viennent de notre moi profond". [17]
BIBLIOGRAPHIE Luis Buñuel Sur Buñuel Liens - Luis Buñuel Notes [1] Comme dans un bois in L'Âge du cinéma , numéro spécial - août / novembre 1951 . [2] Surréalisme et cinéma in Études cinématographiques , 1965. [3] Comme dans un bois in L'Âge du cinéma , numéro spécial - août / novembre 1951 . [4] Mon dernier soupir , Luis Buñuel - Ramsay Poche Cinéma, 1986, p.104. [5] Conversations avec Luis Buñuel, Tomas Pérez Turrent et José de la Colina - Ed. Cahiers du cinéma, 1993, p. 30. [6] On reconnaîtra dans ces images de fourmis, de pianos et d'ânes putréfiés des éléments qui composent les toiles de Dali à l'époque: L'Âne pourri (1928), Guillaume Tell (1930), Hallucination partielle (1931), trois ouvres qui font partie des collections du Musée national d'art moderne. [7] Conversations avec Luis Buñuel, Tomas Pérez Turrent et José de la Colina - Ed. Cahiers du cinéma, 1993, p. 30-31. [8] Mon dernier soupir , Luis Buñuel - Ramsay Poche Cinéma, 1986, p.127. [9] Revue-programme du Studio 28, reproduit en fac-similé dans L'Âge d'or, correspondance Luis Buñuel - Charles de Noailles - Les Cahiers du Musée national d'art moderne, 1993. [10] Conversations avec Luis Buñuel, Tomas Pérez Turrent et José de la Colina - Ed. Cahiers du cinéma, 1993, p. 36. [11] Mon dernier soupir , Luis Buñuel - Ramsay Poche Cinéma, 1986, p.39. [12] Revue-programme du Studio 28, reproduit en fac-similé dans L'Âge d'or, correspondance Luis Buñuel - Charles de Noailles - Les Cahiers du Musée national d'art moderne, 1993. [13] L'Âge d'or, correspondance Luis Buñuel - Charles de Noailles - Les Cahiers du Musée national d'art moderne, 1993, p. 108. [14] Las Hurdes , tourné après Un chien andalou et L'Âge d'or , peut difficilement être vu comme un film surréaliste en dépit des propos de son réalisateur: "Les deux premiers relèvent de l'imagination, l'autre est pris dans la réalité, mais moi je me sentais dans le même état d'esprit." Conversations avec Luis Buñuel, Tomas Pérez Turrent et José de la Colina - Ed. Cahiers du cinéma, 1993, p. 50. [15] À signaler toutefois le très curieux Dreams That Money Can Buy ( Rêves à vendre ) réalisé par Hans Richter en 1947 à partir de séquences conçues par Max Ernst, Man Ray, Fernand Léger, Calder. [16] Conversations avec Luis Buñuel, Tomas Pérez Turrent et José de la Colina - Ed. Cahiers du cinéma, 1993, p. 31. [17] Mon dernier soupir , Luis Buñuel - Ramsay Poche Cinéma, 1986, p.149.
© Centre Pompidou, Direction de l'action éducative et des publics, janvier 2004
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