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Propagande
sociologique dans le cinéma français de 1940 à
1944
(cours à partir
du texte de Jean-Pierre Bertin-Maghit)
Propagande
sociologique dans le cinéma français
de 1940 à 1944
par Jean-Pierre Bertin-Maghit
(article publié dans La revue du cinéma/Image et son,
1978)
Avec le gouvernement de Vichy se mettait en place toute une réorganisation
du cinéma français. Le corporatisme s'emparait de lui,
et il devenait ainsi une véritable industrie prise entre deux
pouvoirs qui dictaient sans retenue leurs instructions. A partir de
ce moment-là, les films français se voyaient investis
d'une double fonction : porter sur l'écran les thèmes
de la révolution nationale tout en restant une sorte de produit
lénifiant qualifié de léger, divertissant, superficiel
et nul. Malgré cette double contrainte, Roger Régent
écrivait en 1942 : « Le cinéma français
était à peu près le seul au monde, alors, qui
fût affranchi de l'obligation avec laquelle devaient compter
les cinémas russe, américain, anglais et allemand, de
servir la propagande (1) »
Pour comprendre le contenu de ces propos, il faut, je crois, d'une
part se reporter à cette organisation du cinéma dont
je parlais plus haut et d'autre part définir ce qu'on entend
par propagande. Nous pourrons ensuite émettre toutes les réserves
qu'on est en droit d'exprimer devant une telle affirmation.
I - Les deux patrons du cinéma français (2)
1) Le gouvernement de Vichy : En juillet 1939 a été
créé un Commissariat général à
l'information avec un Service du cinéma qui deviendra en avril
1942 une Direction générale du cinéma. Au sein
de ce service, trois sections se partagent les responsabilités
:
-
la section des industries cinématogra
phiques,
- la section de la propagande cinémato
graphique,
- et la section juridique et financière.
La censure dépendait de la section des industries cinématographiques.
Ses statuts furent mis en place par un décret-loi du 27 août
1939 et seront remaniés par un arrêté du 20 décembre
1941 puis par celui du 23 septembre 1942. Le contrôle était
exercé par le secrétaire général de l'information
et de la propagande (à partir du 23 septembre 1942 il sera
remplacé par le directeur général du cinéma)
assisté d'une commission consultative. Trois sortes de visas
étaient délivrés par la censure :
- le visa de production (obligatoire jus
qu'en septembre 1942),
- le visa d'exploitation,
- le visa d'exportation.
Le 16 août 1940, le gouvernement établissait un cadre
provisoire institutionnel pour toute la production industrielle. La
loi du 26 octobre 1940 portait plus précisément sur
la réglementation de l'industrie cinématographique.
Elle sera complétée par un décret du 2 novembre
1940 qui mettait en place et définissait le rôle du C.O.I.C.
(comité d'organisation de l'industrie cinématographique).
Ce dernier devait s'attacher à encourager, coordonner, orienter
et contrôler l'ensemble de la corporation. Il crée à
ce propos une carte d'identité professionnelle renouvelable
trimestriellement sous forme de vignette. Pour l'obtenir, les conditions
étaient les
suivantes : ne pas être Israélite, n'avoir subi aucune
condamnation infamante, jouir d'une probité commerciale ou
professionnelle reconnue.
La réorganisation du C.O.I.C. a lieu en mai 1942. A cette date
le directeur responsable, qui était jusque-là Raoul
Plo-quin, va être remplacé par un comité de direction
de trois à cinq membres. Le 6 novembre 1943, le comité
de direction démissionne et c'est le directeur du cinéma
qui va en exercer les fonctions.
2) Les autorités allemandes : La Propa-ganda Abteilung (section
de propagande pour l'ensemble de la France) est créée
le 18 juillet 1940. Le docteur Dietrich était chargé
du service cinéma à l'intérieur de cet organisme.
Son service avait un triple rôle : censure, surveillance des
règlements du C.O.I.C. et propagande. En fait la censure allemande
n'intervenait que pour le visa de distribution des films. Un accord
passé avec le C.O.I.C. en février 1941 permettra aux
autorités d'occupation de diffuser les films allemands dans
la zone libre, sans censure de la part de Vichy ; en contrepartie
les films français provenant de la zone sud pouvaient être
projetés dans la zone occupée mais après visa
de censure de la Propaganda Abteilung.
Sept ordonnances allemandes signées par le chef de l'administration
militaire en France entre septembre 1940 et juin 1942 s'ajoutaient
à ce contrôle du cinéma français mis en
place par les autorités d'occupation.
A cela nous devons ajouter l'implantation d'une filiale de la UFA,
« La Continentale », qui réalisa 30 des 220 longs
métrages tournés pendant l'occupation et les actualités
pour la zone occupée (les Actualités mondiales), qui
devenaient en août 1942, pour toute la France: « France
Actualité ».
En fait nous pouvons dire que le docteur Dietrich et son service étaient
en relation permanente avec toute la profession par l'intermédiaire
du C.O.I.C. Il n'hésitait pas d'ailleurs pour renforcer sa
mainmise sur la production à utiliser le principe du noyautage
des personnalités françaises du cinéma. C'est
ainsi qu'en mars 1942, Hervé Pleven, à la tête
de la propagande cinéma et de la censure, transféra
le service de la censure de Vichy à Paris.
Il • Propagande politique et propagande sociologique dans les
films français de 194O à 1944
Tout film est une représentation idéologique de la réalité.
Si ce dernier véhicule une certaine conception du monde, celle
de l'émetteur et donc du public qui accepte le film, il doit
toujours être considéré comme instrument de propagande,
même s'il ne se présente pas en tant que tel et surtout
lorsqu'il n'est que rêve, évasion, rire. Tous les films
français de 1940 à 1944 peuvent donc être considérés
comme instrument de propagande, aussi bien La libre Amérique,
Travailleurs de France, Français vous avez la mémoire
courte, réalisés comme tels, que les 220 longs métrages
de fiction. Reste à savoir de quel type de propagande il s'agit.
Selon Jacques Ellul (3), nous pouvons définir plusieurs types
de propagande dont la propagande politique et la propagande sociologique
que l'on peut apparenter à la propagande d'intégration,
leur terrain d'action étant pratiquement le même. Nous
ne reprendrons que très brièvement les définitions
se rapportant à chacune de ces notions car nous pensons que
d'autres interventions iront dans ce sens à l'intérieur
de ce dossier. Dans le premier cas, nous trouvons des « techniques
d'influence employées par un gouvernement, un parti, une administration,
un groupe de pression..., en vue de modifier le comportement du public
à leur égard » (4). Dans le deuxième cas,
au contraire, nous trouvons « un ensemble de manifestations
selon lesquelles une société tente d'intégrer
en elle le maximum d'individus, d'unifier les comportements de ses
membres selon un modèle » (5).
1) Les films de propagande politique
(6) : Après avoir fait cette distinction, nous pouvons séparer
très nettement, au sein de la production, les films qui s'inscrivent
dans l'une ou l'autre pratique. En ce qui concerne les films de propagande
politique, ils relèvent tous du documentaire reconstitué
(Forces occultes - Les corrupteurs). Très souvent courts et
moyens métrages, ils sont projetés en première
partie du programme (Les corrupteurs présenté avec Les
inconnus dans la maison) ; longs métrages, ils suivent le circuit
normal de distribution des films de fiction (Le péril juif.
Forces occultes). Ces réalisations sont généralement
prises en compte par la section de
la propagande cinématographique du Service du Cinéma
et donc produits par le gouvernement français. Mais elles peu
vent aussi être coproduites avec les auto rites allemandes (Le
péril juif, film franco allemand commandé par l'Institut
d'études des questions juives). La finalité de Ia propagande
politique étant la réaction instantanée et ponctuelle
du public à qu elle s'adresse, les films vont suivre cett<
démarche et seront réalisés en fonction des préoccupations
du moment. Auxiliaires du régime d'occupation, le ton de leurs
discours se dirige beaucoup plus comme l'indique Joseph Daniel (7),
ver; une quête des responsables qui vise plu: à détruire
l'ancien régime qu'à créer le; structures d'une
société nouvelle.
Les thèmes développés par ces productions se
divisent en trois volets :
- La propagande vichyste : s'organise
autour du Maréchal (Images et paroles
du maréchal Pétain, Discours anniversaire du Maréchal
17 juin 1940-17 juin
1941, Voyages du maréchal Pétain), de \i
révolution nationale (Un an de révolution
nationale, Deux ans..., Français vous
avez la mémoire courte, projeté à l'occasion
de l'exposition « Le bolchevisme contre l'Europe en 1942 »,
Fidélité, La Terre qui renaît) et des responsables
de
la défaite : les communistes, les Juifs e
les francs-maçons (Français vous avez la
mémoire courte, Le péril juif, réalisé
er
juillet 1942 au moment de la grande rafle
du Vel-d'Hiv, Les corrupteurs, août el
septembre 1942, Forces occultes en mars
1943).
- La propagande anti-alliée : est centrée sur la souffrance
des Français devant les actions militaires des alliés
(La tragédie de Mers-el-Kebir, Dakar, Bombardement de Boulogne-Billancourt
du 3 mars 1942,
Nimbus libéré, dessin animé) et la dévalorisation
de la démocratie dans les pays alliés (Libre Amérique).
- La propagande pro-allemande : s'appuie sur la guerre menée
par l'Allemagne (La guerre russo-allemande, août 1941), la relève
et le S.T.O. (Prisonnier, Permissionnaires n'oubliez pas, Travailleurs
de
France, mai 1944), condamnation de la résistance française
(Résistance, janvier 1944) et la Légion des volontaires
français (Deuxième anniversaire de la L.V.F., fin 1943,
Fort Cambronne).
2) Les films de propagande sociologique: Dans l'expression de Roger
Régen que nous avons citée plus haut, le terme «
propagande » est pris au sens où nous l’entendons
habituellement, c'est-à-dire : propagande politique. Seuls
correspondent à cette pratique les films de la partie précédente.
Les longs métrages de fiction, contrairement au cinéma
allemand de la même époque, ne s'inscrivent pas dans
ce cadre. Malgré ce que nous pourrions croire, au vu des lois
mettant en place la réorganisation du cinéma et des
préoccupations très précises du régime
vis-à-vis de la production cinématographique, nous ne
retrouvons aucune trace, aussi bien dans les procès-verbaux
des réunions de la commission de censure que dans les notes
officielles émanant du Service du cinéma ou du C.O.I.C.,
des interdits et obligations au sujet de la réalisation des
films.
Alors qu'aucune directive orientant les scénarios n'était
donc donnée par le gouvernement, les soixante-cinq réalisateurs
(et leur équipe) qui travaillèrent sur les trente films
de notre corpus (8) sont pratiquement tous allés dans la même
direction en utilisant les mêmes schémas de déroulement
de l'action (9). Cela ne peut pas s'expliquer entièrement,
nous semble-t-il, par le seul fonctionnement de l'autocensure. Il
y a bien autre chose et là nous rejoignons la propagande sociologique.
Lorsqu'un réalisateur français de 1940 à 1944
faisait un film, ses intentions pouvaient très bien être
très précises : «... faire oublier ce qu'il y
avait d'affreux, d'abaissant et de terrible à ce moment-là...
», « ... essayer de faire s'évader les gens de
la vie courante, qui était pleine de coercitions et d'obligations...
» (10), mais ce n'est pas à ce niveau du conscient que
nous décèlerons l'élément de propagande
sociologique. Pour comprendre à quel endroit il se situe, il
nous paraît nécessaire de repréciser quelques
points théoriques. L'analyse morphologique, après avoir
mis le scénario à plat et relevé les combinatoires
des personnages qui expriment les différentes tensions du récit,
aboutit à la signification du film ; elle souligne, à
ce moment-là, le décalage qu'il peut y avoir entre les
intentions du groupe de réalisation et les composantes de cette
signification. Ce décalage s'explique par la présence
d'une part d'inconscient dans la réalisation de toute création.
C'est à ce moment-là que l'on détecte l'élément
de propagande d'intégration car il est l'expression de ce décalage.
Donc, sans le savoir, notre réalisateur exprimait le mode de
vie, la conception du monde des Français de 1940 à 1944.
Et, c'est cette conception du monde qui relève de la propagande
sociologique. Pour replacer notre exemple dans son cadre général,
nous reprendrons notre affirmation ci-dessus : « Tout film est
instrument de propagande » et nous préciserons : la propagande
politique et d'agitation se situent au niveau des intentions exprimées
par le groupe de production et la propagande sociologique et d'intégration
se cachent à l'intérieur du décalage constaté
entre les intentions de réalisation et la signification du
film en tant que produit fini. Nous pensons donc que les longs métrages
de fiction de 1940 à 1944, ne relevant pas de la propagande
politique, s'inscrivent néanmoins dans une pratique de la propagande
sociologique et d'intégration.
III - Règles et techniques de propagande Après avoir
dégagé ces deux facettes de la propagande, il nous a
paru intéressant de voir si nous retrouvions à l'intérieur
de notre corpus les techniques du discours de la propagande politique
définies par Jean-Marie Domenach (11). Quelles sont les transformations
effectuées ? Quels sont les éléments retenus,
rejetés ou déformés ?
1) Règle de simplication : «La vérité énoncée
doit prendre une forme facilement accessible et parfaitement assimilable
(12) » L'analyse morphologique justifie que nous citions en
premier lieu cette règle. En effet, l'étude des récits
nous montre qu'ils présentent tous une progression identique.
Nous partons d'une situation initiale qui est définie par le
scénario comme instable — amour impossible, état
de crise, manque, méfait, mensonges, etc. - pour aboutir à
la négation de celle-ci dans la phase finale. Entre ces deux
moments, une série de temps intermédiaires développent
les améliorations successives de manière ascensionnelle.
Cette évolution est rendue possible par la présence
« d'éléments de rupture » qui entraînent
les modifications nécessaires d'une étape à l'autre.
Nous pouvons donc dire que les 130 récits analysés obéissent
à des règles simples de construction laissant apparaître
deux types de structure — une structure centrifuge et une structure
centripète - définies par les règles de formation
suivantes :
Structure de type centrifuge :
R, ->Ci A (DO A Q A (D2) A SF 34
R2 -» G, A Q A D2 A SF 51
Structure de type centripète :
R3 -» C,A Q A D2 + SF 40
R : récit,
A
c,
D,
-> : se récrit comme. : suivi de. cellule de base.
élément de rupture : temps de l'éclatement. Q
: quête.
D2 : élément de rupture : temps de la mise en lumière.
SF : situation finale.
Les chiffres correspondent au nombre de récits pour chaque
structure.
A l'intérieur du déroulement de l'action, toutes les
unités de signification présentes peuvent se regrouper
selon leur dénominateur commun et en fonction de notre hypothèse
de départ : « Tout film reflète la conception
du monde du système de production. » Les indicateurs
ou critères de classification que nous avons retenus sont :
- composition de la cellule de base,
- les milieux sociaux,
- les éléments de rupture,
- les adjuvants,
- les causes des conflits développés,
- les moyens mis en œuvre,
- le trajet parcouru par les composants
de la cellule de base,
- les situations finales,
Ceci posé, nous arrivons à ressortir de l'ensemble de
notre analyse trois catégories : communauté - lutte
- bonheur. Remarque : Les chiffres symbolisent les fréquences
d'occurrence de l'unité de signification à l'intérieur
du corpus.
Communauté :
I
95 22
13
Couple :
Groupe :
Famille :
//
Aristocratie rurale :
6 >20
Aristocratie de la ville :
Aristocratie de Paris :
Bourgeoisie rurale :
Bourgeoisie de la ville :
Bourgeoisie de Paris :
Milieux populaires ruraux :
Milieux populaires de la ville :
Milieux populaires de Paris :
///
Adjuvants/éléments de rupture :
21
7 5 5
Ami :
Enfants :
Père :
Fiancé(e) :
Épouse : Mari :
Mère célibataire : Sœur : Oncle : Mère:
Cousin : Tante : Gendre :
IV Catégories socio-professionnelles
des héros/adjuvants/éléments de rupture :
Artistes :
Sans profession :
Employés :
« Gars du milieu » :
Professions libérales :
Policiers :
Propriétaires terriens :
Patrons des finances :
Chef d'entreprise :
Commerçants indépendants :
Artisans :
Patrons de l'industrie :
Homme politique :
Agriculteurs exploitants :
Journalistes :
Cadre d'entreprise (ingénieur) :
Enseignants :
Militaire (officier) :
Employé de maison :
Ecclésiastique :
Pêcheurs :
Ouvriers agricoles :
Autres fonctionnaires :
Ouvriers de l'industrie : '
Marin :
Savant :
Écrivain :
Sportif :
Voyageurs de commerce :
Guide :
Routier :
Forestier :
Lutte :
1) Les causes :
Rivalité :
Incommunicabilité : Meurtre : Manque : Adultère :
Vol:
Absence de sentiments sincères :
Mariage de raison :
Devoir :
Maladie dissimulée :
Déshonneur :
Intérêt pécuniaire :
Sacrifice :
Destins différents :
Frivolité :
Jeu :
Rachat d'une faute :
Réussite (recherche de) :
Mère célibataire :
2) La quête :
Action psychologique :
28 21
18 12 10 8 7 5 3 3 2 2 2 1 1 1 1 1 1 1 1 1
Formation d'un autre couple :
Enquête :
Attente physique :
Trajet épreuve :
Attente passive :
Départ à la campagne :
Départ à la ville :
Pacte avec le diable :
Départ à la guerre :
Élever des enfants :
Retour au passé :
Départ pour un voyage :
Retraite au couvent :
Tentation :
Interdiction :
Enlèvement :
Lettre anonyme :
Dénonciation :
Surveillance :
Sorcellerie :
Recherche :
Vie en communauté :
Bonheur :
98
14 4
27 26 17 8 8 8 7 3 2 2 2 1
21
I
Formation d'un couple :
Union de la famille :
Union du groupe :
//
Repentir :
Découverte du méfait :
Amour sincère :
Retour à la terre :
Voyage :
Injustice dévoilée :
Rejet de l'adultère :
Retraite au couvent :
Héros national :
Prendre la succession du père :
Retour en France :
Rejet de la mésalliance :
III
Non-formation de couple :
Ces trois catégories arrivent finalement au slogan politique
qui va unir l'ensemble du public français pendant quatre ans.
Communauté :
Unités de signification : 57
Redondance des unités : 640
Lutte :
Unités de signification : 41
Redondance des unités : 274
Bonheur :
Unités de signification : 16
Redondance des unités : 248
Total des unités de signification : 114 Redondance générale
des unités : 1 162
Tous les trajets analysés dans les films français de
1940 à 1944, reviennent à privilégier la lutte
en fonction de la quête
qui a été présentée dès le départ.
Celle-ci se développe de manière très manichéenne
en posant clairement les valeurs positives ou négatives qui
caractérisent chaque héros. Elle s'articule, quelles
que soient les structures, autour des trois grandes catégories
: « Communauté -Lutte - Bonheur » et engendre une
dialectique de la démonstration aboutissant finalement à
un conflit entre « bons » et « méchants »
qui correspond implicitement à la conception du monde de la
société française de 1940 à 1944.
2) Le plaidoyer : Technique de propagande en principe évitée
car elle heurte le récepteur (public) de front et risque de
produire l'effet opposé de ce qui est attendu. Pour s'en convaincre,
prenons les comptes rendus préfectoraux qui font allusion-aux
chahuts dans les salles de cinéma à la suite des projections
de films de propagande ou de presse filmée réalisés
par les Allemands. Tous deux utilisaient en partie ce procédé
(13).
Nous pouvons, en partie, expliquer cette réaction de rejet
par la hiérarchie qu'établit la perception des éléments
fil-mographiques. Consciemment, elle s'appuie sur la série
linguistique qui fait appel au réfèrent explicite. La
série visuelle devient l'illustration plus ou moins neutre
des propos tenus dans le film. Les plaidoyers sont d'autant plus forts
et virulents qu'ils ne se réfèrent pas à l'explicite.
La différence que nous notons entre ceux des actualités
ou des films de propagande politique et ceux rencontrés dans
les films de fiction tient à ce que les premiers placent leur
champ d'action dans le conscient et à partir de la situation
explicite de l'occupation. Dans ce cas, ils sont rejetés par
le public. Le travestissement du réfèrent qui devient
passé ou futur permet de parler au récepteur de ses
préoccupations contemporaines sans y faire allusion directement.
Notre corpus s'insérant dans une propagande sociologique qui
normalement se meut dans le suggestif reprend, néanmoins, dans
certains cas cette technique. Le plaidoyer, généralement,
se situe alors à la fin du récit comme pour prendre
le public à témoin en faisant une synthèse ou
dénonçant une situation qui a provoqué un état
de crise au début de l'action. A partir de là, il est
intéressant de faire un pointage pour voir qui, dans ces discours,
prend la parole.
Le chef:
- Chef de famille : Andorra, Les inconnus
dans la maison, La loi du printemps, Les
Roquevillard, Patricia, Haut-le-vent.
- Directeur d'école : Nous les gosses.
- Directeur de maison de rééducation :
Carrefour des enfants perdus.
- Le maire : Simplet, Adémaï bandit
d'honneur.
- Chef de groupe : Le chant de l'exilé.
- Le patron : Au bonheur des dames.
2) Le curé :
- Fièvres : La bonne étoile, Le mistral,
Patricia.
3) Les enfants :
- Jeunes filles dans la nuit.
4) L'intellectuel:
- La symphonie fantastique.
Au cours de ces visionnements, nous avons enregistré quelques
séries linguistiques qui nous ont permis de relever mot à
mot certains plaidoyers dont nous regroupons les thèmes évoqués.
/; L'union:
- De la famille : La loi du printemps,
Jeunes filles dans la nuit.
- D'une communauté : Simplet, Adémaï
bandit d'honneur.
- Union = association : Au bonheur des
dames.
2) La terre salvatrice :
Patricia, Haut-le-
- Andorra, Le mistral, vent.
3) La victoire sur soi-même :
- Fièvres.
4) Devenir un chef :
- Carrefour des enfants perdus.
5) L'honneur de la famille :
- Les Roquevillard.
6) L'amour des autres :
- Le chant de l'exilé.
7) Le nationalisme :
- La symphonie fantastique.
8) La bourgeoisie fautive :
- Les inconnus dans la maison.
9) La solidarité :
- Nous les gosses.
10) Fonder un foyer :
- La bonne étoile.
A la lecture de ce classement, il ne faudrait pas conclure trop hâtivement
quant à la signification du film. En effet, il faut prendre
conscience que nous avons
là soustrait un élément très précis
de celui-ci. Isolé, il traduit le thème de son discours
mais dans le contexte général du déroulement
du film, il peut s'inscrire, dans une signification plus large qui
est celle exprimée par l'ensemble des unités. Dans la
mesure où nous préconisons la vision globale du film,
nous n'irons pas plus loin dans la description du plaidoyer. La propagande
sociologique, qui veut obtenir la plus grande adhésion du public,
doit agir au niveau de l'inconscient. Dans cette optique, l'implicite
et le suggestif sont beaucoup plus subversifs. Pour cette raison,
seuls seize films sur cent trente retiennent le procédé
qui consiste, à un moment donné du déroulement,
à stopper l'action et à orienter l'attention du spectateur
sur un personnage qui prononce le discours moralisateur.
3) La loi de sympathie et d'adhésion mentale : Elle est sans
doute la plus importante dans le cadre d'une propagande d'intégration.
Sa motivation première, la séduction du public et son
champ d'action, le subconscient la situent aux antipodes du plaidoyer,
qui attaque de plain-pied. Pour satisfaire ce principe, les films
doivent naviguer dans un monde connu et aimé des spectateurs
tout en diffusant l'idéologie souhaitée. Dans cette
période de restriction et de souffrances à la fois physiques
et morales, que demandaient ceux-ci ?
« Le trait essentiel de cette époque, c'est d'avoir essayé
soi-même et aussi dans l'intérêt du public de faire
oublier ce qu'il y avait d'affreux, d'abaissant et de terrible à
ce moment-là. Pourquoi a-t-on fait L'éternel retour?
Pourquoi a-t-on fait Les visiteurs du soir ? Eh bien toujours pour
la même raison : essayer de faire s'évader les gens de
la vie courante, qui était pleine de coercitions et d'obligations
(14). »
Lorsqu'on s'interroge sur la rupture possible entre le cinéma
des années 30 et celui de l'occupation, on s'aperçoit
qu'en fait elle n'existe pas au niveau explicite. Nous pouvons parler
de continuité malgré le renouvellement des réalisateurs,
qui sont pour la plupart de nouveaux venus (H.G. Clouzot, Robert Bres-son,
Jacques Becker, Louis Daquin...). En effet, les Français voulaient
tout simplement retrouver dans leur rêve les productions qu'ils
voyaient sur les écrans d'avant-guerre. Le système de
censure imposé par les Allemands amena le ci-
néma français à vivre en autarcie. De ce fait
il chercha à pallier, pour répondre à la demande,
l'absence de productions anglo-saxonnes majoritaires (en tant que
produits étrangers) dans les années 30. Celles-ci sont
interdites en zone occupée dès le 9 septembre 1940 par
la première ordonnance allemande concernant l'admission des
films à la présentation publique. En octobre 1942 la
suppression sera effective en zone libre.
Pour rendre compte de cette propension à réaliser un
ersatz de production des années 30, examinons les films selon
un classement qui les différencie par « genre ».
Notion que nous abordons car pour assister à un spectacle cinématographique,
le public, dans une certaine mesure, fonctionne en la prenant en compte.
Auparavant nous tenons à émettre quelques réserves
quant à son intégration dans la signification du film.
L'attitude du public nous montre, d'une part, combien la subjectivité
s'est emparée de cette notion puisque les critères de
classification retenus sont extrêmement variables selon le récepteur
et, d'autre part, fixée sur la répétition de
certains codes (décors, époque historique, caractère
des personnages, mouvements de caméra...), elle reste attachée
à des ressemblances qui ne se réfèrent qu'à
l'impression de réalité du récit filmique.
Là aussi, nous pensons que seule la vision globale des récits
et l'analyse des structures profondes permettraient de mieux définir
le « genre cinématographique ». Ces réserves
faites un pointage donnerait :
Films à caractère « sentimental » : 73
Films fantastiques : 2
Films de science-fiction : 2
Comédie à l'américaine : 21
Films policiers : 24
Étude de moeurs : 25
Films historiques (au sens large) : 23
La totalité des chiffres correspondant aux genres ne représente
pas le total des récits filmiques car bien souvent nous faisons
figurer un film dans plusieurs rubriques. Exemple : « Lettres
d'amour » : Film à caractère sentimental, étude
de mœurs, film historique, comédie.
Nous voyons par là le flou d'une telle notion. Chaque spectateur
ne retient en effet que ce qui le motive au moment où il assiste
à la projection.
Nous pourrions développer cette analyse et voir que plusieurs
éléments explicites de l'image entrent également
dans
ce souci de plaire mais nous soulignerons simplement l'importance
que prennent le bal et la fête dans les actions, à une
période où ceux-ci étaient interdits. Ils ne
doivent d'ailleurs pas être considérés uniquement
comme un moyen de divertir, ils rentrent à part entière
dans la signification du film. Éléments de constitution
dramatique, ils participent dans la situation initiale à la
mise en place du « conflit » où généralement
se précise la quête que les héros vont entreprendre
(Caprices, La duchesse de Langeais, Mam 'zelle Bonaparte, Premier
bal, Les visiteurs du soirs). Ils se trouvent, au cours du déroulement,
à une charnière, à une rupture de phase (La duchesse
de Langeais, Le baron fantôme, Patricia, Vautrin, L'assassinat
du père Noël). Ils s'insèrent dans la situation
finale ou le temps de la mise en lumière et participent à
la mise en place du devenir de la société (L'Artésienne,
Le club des soupirants, Le mariage de Chiffon, Le soleil a toujours
raison, L'ange gardien, Sortilèges, Lettres d'amour, Le lit
à colonnes, Lumière d'été, Au bonheur
des dames, Le Bossu). Replacés dans le contexte de l'œuvre,
le bal et la fête expriment l'union par le brassage des différentes
couches sociales qu'ils mettent en scène, ils montrent que
la lutte des classes était un problème du passé.
Ajoutés à cela, la disproportion numérique entre
la représentation de la bourgeoisie (74 films) et le monde
ouvrier (4 films) laisse ainsi entrevoir la vision d'une société
sans lutte de classes. Dire que cela est l'expression des schémas
mentaux du français des années 40-44 sera rejeté
par certains. Ceux-ci mettront en avant l'omniprésence d'une
censure très puissante qui dictait les « images mentales
» à fournir au public. Cependant nous pensons que la
signification du film ne peut pas s'expliquer entièrement '
par les directives d'une censure, comme elle ne peut pas s'expliquer
non plus exclusivement par les désirs du groupe de réalisation.
Synthèse
La propagande sociologique et d'intégration (nous pouvons les
rapprocher ; elles ont la même finalité) s'expriment
par des voies multiples sans action délibérée
de propagandistes volontaires. La publicité, les programmes
scolaires, le cinéma et l'ensemble des mass média diffusent
un climat général, une atmosphère. Les films
français qui ne répondent pas aux critères de
la propagande politique trou-
vent leur raison d'être dans la propagande sociologique. Ils
reflètent le mode de vie des années 40-44, qui n'est
pas que la seule expression d'un appareil de production, d'un groupe
de pression ou de la classe dirigeante. Ils traduisent la dialectique
permanente qui s'engage entre l'œuvre et la société.
Les règles définies dans le cadre de cette propagande
visent à mettre en place une structure de diffusion qui doit
permettre l'adhésion totale du public par le biais d'un travail
en profondeur prenant appui sur ce qui est connu, aimé et désiré
par lui. Les techniques de construction de la propagande politique
sont donc adaptées en fonction de ces motivations différentes.
Celles-ci ainsi dégagées refusent tout « mot d'ordre
» qui entraînerait une action ponctuelle explicitement
exprimée. (C'est ici le rôle complémentaire des
films de propagande politique dont nous avons parlé.)
Ce « way of life » passait par un discours manichéen
qui refusait le heurt, l'attaque perpendiculaire et la mise en images
d'une réalité de tous les jours. La disporportion entre
les référents explicites (films sur la période
de guerre : 7, films historiques : 25, films contemporains imprécis
: 98) se place dans cette même perspective. Derrière
la comédie américaine, le retour au passé, le
contemporain imprécis, l'histoire sentimentale, le bal, la
fête, le banquet, les costumes luxueux, était développée
une idéologie qui permettait aux Français de se situer
par rapport au critère du bien et du mal défini par
la révolution nationale. Tout cela correspondait effectivement,
au niveau de l'impression de la réalité, à la
diffusion de films « légers, superficiels et divertissants
», mais qui aboutissaient par . l'intermédiaire du subconscient
à incorporer l'individu dans l'ensemble du corps social de
la France de Vichy.
Une analyse complémentaire qui permettrait la recherche des
combinatoires de personnages, tout au long des déroulements
des récits, dans une approche diachronique des films, ajouterait
à cette première conclusion une dimension sociologique
et idéologique supplémentaire. Elle nous amènerait
à constater, dans les transformations sociales proposées
par les films de 1940 à 1944, que les différentes conceptions
du monde dégagées suivent révolution politique
des Français. Le cinéma de Vichy a été
l'enjeu d'une lutte. Va-t-il jouer un rôle dans l'affrontement
politique entre d'une part les forces d'occupation et vichyssoises
et d'autre part la résistance qui va développer une
assise de masse ? Où se situe-t-il par rapport à ce
conflit ? Va-t-il le refléter ? Va-t-il prendre position ?
Va-t-il servir exclusivement le gouvernement ? En quelque sorte est-ce
que cette propagande sociologique diffusée par le film est
une propagande dynamique ?
J.P. Bertin-Maghit
Nous remercions la Cinémathèque de Toulouse, qui a fourni
les documents présentés dans cet article.
(1 ) Roger Régent : Cinéma de France,
Ed. Bellefaye, Paris, 1948, p. 45.
(2) Lire à ce sujet : Paul Léglise, Histoire de la politique
du Français, Tome 2 : entre deux Républiques 1940- 1946,
Ed. Pierre Lherminier, Paris, 1977.
(3) Ouvrage de référence cité déjà
par Alain Marty dans sn article d'introduction à ce dossier.
La Revue du Cinéma, n° 325, p. 38
(4) Op. cit. p. 75
(5) Op. cit. p. 76
(6)'Nous avons utilisé pour cette partie les travaux de Joseph
Daniel : Guerre et cinéma, Armand Colin, Paris, 1972, p. 194
et Paul Léglise, op. cit. p. 90. Lire également : Pascal
Ory, Les collaborateurs 1940-1945, Ed. du Seuil, Paris, 1976, p. 83.
(7) Joseph Daniel, Aspects politiques du cinéma sous le régime
de Vichy, Colloque des 6 et 7 mars 1970. p. 18.
(8) Nous avons visionné 130 films sur 220, soit 65 % de la
production.
(9) Lire à ce sujet notre étude sur « Le film
historique en France de 1940 à 1944 », La Revue du cinéma,
déc. 75, n°312, p. 55 à 61.
(10) Jean Delannoy, interview, Noël 77.
(11) J.M. Domenach, « La propagande politique », P.V.F.
Paris, 1973.
(12) Goebbels : cité par Paul Maine, « La propagande
•nazie par le cinéma, en France 1935-1945 », mémoire
de maîtrise, Université de Paris X, Nanterre, Octobre
1972, p. 134.
(13) Paul Léglise, op. cit., p. 89.
(14) Jean Delannoy, op. cit.
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