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          Frédéric GIMELLO-MESPLOMB, Maître de conférences

 
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La Nouvelle Vague, un événement moderne





La Nouvelle Vague, un événement moderne
Jean-Michel Frodon


Je voudrais revenir sur le problème de l'appellation de « Nouvelle Vague », à la fois pour proposer une clarification des termes et pour essayer de suggérer ce que l'utilisation de ce vocable engage, aujourd'hui et dans le contexte du cinéma contemporain. L'expression « la Nouvelle Vague », en France et avec des majuscules, a été utilisé essentiellement pour désigner trois phénomènes différents, quoique concomitants, au tournant des années 50-60.

Le premier sens décrit ce qu'on appellerait aujourd'hui un phénomène de société : l'irruption massive de jeunes réalisateurs signant leur premier film au cours de ces années. Durant les neuf premières années de la décennie ont été tournés en moyenne 16 premiers films français par an. Durant les quatre années suivantes, 1959-1962, la moyenne bondit à 33 — plus du double. En 1962, une liste des « nouveaux cinéastes » (pas tous débutants) comporte 162 noms de réalisateurs. Ce phénomène est celui auquel est d'abord appliquée l'expression Nouvelle Vague. Comme on sait, cette expression a été inventée par Françoise Giroud pour désigner, dans L'Express du 23 août 1957, la relève d'une nouvelle génération dans tous les domaines de la vie sociale. En réutilisant, dès février 1958, cette expression pour le cinéma, Pierre Billard prend acte de ce phénomène statistique, et de ses corollaires sociologiques.
Massivement, ces nouveaux réalisateurs sont porteurs de comportements différents de ceux de la génération qui les précède, qu'il s'agisse d'attitudes vestimentaires, langagières, amoureuses, de rapport à la musique, à la famille, à la politique, etc. Finalement, chez la majorité de ces jeunes réalisateurs, ce qui change le moins c'est le rapport au cinéma traditionnel : la plupart d'entre eux auront à cœur, s'ils poursuivent dans la carrière, de reproduire les modèles classiques de narration, de tournage, de montage, de rapport entre images et son, etc., tout en intégrant quelques modernisations, dont certaines sont dues à des améliorations techniques et d'autres au recyclage de « trouvailles stylistiques » de leurs collègues plus audacieux. Cette question de l'« absorption » (voire de ce qu'on nommait naguère la « récupération » d'innovations artistiques) est un enjeu important et complexe, qui appelle des commentaires nuancés.

La question des effets des innovations techniques, si actuelles avec les questionnements sur le numérique, peut même faire l'objet d'un véritable révisionnisme, comme on a pu le constater aux journées de Beaune d'octobre 2001, où la profession a ovationné Claude Lelouch affirmant : « en 1957, Kodak sort la pellicule 400 asa. On appellera cette révolution la Nouvelle Vague. Mais je la considère plus comme une révolution de chef-opérateur que de mise en scène ».

Les membres de ce qu'il me semble plus approprié de nommer « cinéma de la jeunesse » dont le nom deviendra connu s'appellent Philippe de Broca, Edouard Moli-naro, Claude Lelouch, Michel Deville, Marcel Camus, Jacques Deray, Sergio Gobbi, Robert Hossein, Robert Enrico, Jean Girault, Gérard Oury, Pierre Granier-Deferre... Une des raisons majeures de l'efflorescence de cette génération de nouveaux réalisateurs est le soutien plus ou moins discret que leur accorde le ministère des Affaires culturelles, créé en 1958 par André Malraux dans le premier gouvernement nommé par le général De Gaulle lors de son retour à la tête du pays. Ce soutien obéit à une double logique : d'une part Malraux est porteur d'une véritable vision de l'action publique dans le domaine culturel. Et pour lui qui écrivait dès 1939 Esquisse d'une psychologie du cinéma, texte où il affirmait bien haut la nature artistique de celui-ci, alors nullement reconnue, le cinéma fait évidemment partie de cette action. Mais simultanément, aider cette génération montante, c'est affaiblir l'organisation corporative des professionnels du cinéma, organisation encadrée par la CGT, et donc attaquer un bastion du Parti communiste. Cette double motivation, si elle prend de l'ampleur grâce à Malraux, n'a d'ailleurs pas commencé avec lui : le cinéma ne passe sous la tutelle du ministère de la culture qu'en février 59, auparavant il dépendait du ministère de l'industrie, mais le patron du CNC d'alors, Jacques Flaud, avait anticipé cet encouragement à la jeunesse non dépourvu d'arrière-pensées, qui deviendra l'attitude systématique de son successeur à partir de 59, Michel Fourré-Cormeray. Ce comportement de l'État fonctionne comme une puissante incitation pour des producteurs, les principaux étant Georges de Beaure-gard, Anatole Dauman et Pierre Braunberger, qui par goût, par défi ou par nécessité, donnent leur chance aux jeunes talents. II est clair toutefois que cette explication par l'action des pouvoirs publics et 1 'initiative de quelques producteurs est insuffisante : ce surgissement en masse d'une nouvelle génération de réalisateurs ne s'explique pas sans un ensemble de pratiques et de représentations valorisant le cinéma, depuis l'Occupation et la Libération. Le développement des ciné-clubs, des revues, de la cinéphilie, la fascination pour de nouveaux modes de comportements venus d'Amérique aussi, ont amplement contribué à donner à tant de jeunes gens (à l'exception d'Agnès Varda, pas de femmes) le désir de faire du cinéma, et qui va donner le phénomène statistique et sociologique qu'est le cinéma de la jeunesse.

Dans un texte (au moins aussi important, quoique moins célèbre que Une certaine tendance du cinéma français) publié dans Arts en 1958 et intitulé Seule la crise sauvera le cinéma français, François Truffaut écrit : « Il faut filmer autre chose, avec un autre esprit ». La deuxième acception de « Nouvelle Vague », comme caractérisée par une double rupture — des objets et du regard — est parfaitement résumée. A mon sens, l'événement majeur se passe là. Il existe naturellement une généalogie, et de nombreux antécédents qui (rétrospectivement) annonçaient l'événement. Il n'empêche qu'il y a bien rupture, c'est-à-dire avènement dans le domaine du cinéma de ce qui est irréversiblement advenu aux autres arts : la modernité. Et il se trouve que c'est bien en France, au tournant des années 50-60, que comme phénomène historique cet événement a lieu. Il existe d'innombrables raisons de vouloir toujours diluer ce moment, et de nombreux arguments pour le faire, affirmer ce que je dis ici relève d'un point de vue critique, pas d'un fait scientifiquement avéré.

Il me semble toutefois qu'on ne peut pas comprendre l'onde de choc qui va balayer non seulement le cinéma français, non seulement le cinéma mondial, mais tout le rapport aux procédures de représentation dans le sens le plus large, disons toutes les modalités de l'« être-au-monde » des 40 dernières années, y compris dans des domaines de la vie humaine très éloignés du cinéma, si on refuse de reconnaître la puissance et la profondeur de ce séisme. Ce qui advient là, et auquel se référera l'utilisation de l'expression « les nouvelles vagues » pour désigner l'ensemble des mouvements mobilisant le cinéma dans de nombreux pays du monde (alors même que certains sont antérieurs au phénomène français), n'a pas de fin. On peut prendre selon différents sens le terme de « post-moderne », mais en aucun cas il ne signifie la fin de la modernité, au sens où celle-ci, latente dans la nature du cinéma dès sa naissance, y reste à jamais active comme potentiel critique revendiqué dès lors qu'elle a explicitement été mise en œuvre - au sens strict de l'expression « mise en œuvre » : des œuvres naissent de son concept même, et font sens en tant que tel.

Sans en nier évidemment l'importance ni la qualité, des films incontestablement modernes, et fondateurs, comme La Règle du jeu, de Renoir, Citizen Kane, de Welles, Rome ville ouverte, de Rossellini, ou Monika, de Bergman, n'auront pas produit cette déflagration historique. Il me semble qu'appeler cela « Nouvelle Vague » engendre de la confusion, il est plus approprié, et plus clair, de parler de cinéma moderne. Et c'est comme une des composantes de cette moder­ nité, à côté des apports déterminants d'Alain Resnais, de Chris Marker, d'Agnès Varda, de Jean Rouch, d'Armand Gatti, qu'il a paru judicieux d'employer l'expression Nouvelle Vague dans une troisième acception. Elle désigne le petit groupe de réalisateurs issus de la rédaction des Cahiers du cinéma et qui réalisent leurs premiers films à ce moment. Et encore, pas tous, mais essentiellement le fameux « Club des 5 », ou « poker d'as », Godard, Truffaut, Rohmer, Chabrol, Rivette (mais pas Doniol-Valcroze ou Pierre Kast, qui écrivent aussi aux Cahiers, et signent alors chacun leur premier film). Chacun de ces cinq cinéastes est singulier, leurs films ne se ressemblent pas - tout comme, d'ailleurs, leurs textes dans les Cahiers ne sont pas du tout interchangeables. Pourtant, dans le creuset de la revue, avec d'autres qui ne passeront pas à la réalisa­ tion, en tous cas de manière pérenne à la réalisation de longs métrages (Douchet, Labarthe, Delahaye), une idée du cinéma s'est constituée, que sous des formes chaque fois très personnelles, le cinéma de chacun d'eux va mettre en forme. Ils ne sont pas seuls, des jeunes confrères comme Jacques Demy, Jacques Rozier, Jean-Daniel Follet, bientôt Jean-Marie Straub puis Jean Eustache, Luc Moullet, puis Philippe Garrel, vont, chacun selon son style très personnel, enrichir la Nou­ velle Vague stricto sensu, sens donné ultérieurement par les Cahiers à l'expression, lorsqu'ils commenceront à parler des « auteurs NV » et des « films NV »).

Dans ce sens, il n'y a pas de raison non plus de désigner une fin de la Nouvelle Vague vers 1962, au moment où c'est le moment sociologique inexactement désigné par la première acception qui reflue. Et, quoi qu'ils en disent, Tétât des liens personnels entre les membres de la Nouvelle Vague n'a qu'une importance anecdotique. Contrairement à un discours répandu, il n'y a pas lieu, là non plus, de parler de « fin de la Nouvelle Vague », pour deux raisons. La première est que les cinéastes qui la constituent ont, sauf quand la mort les a inter­ rompus, continué de filmer, avec des évidentes évolu­ tions, parfois très importantes, mais qui dans aucun de ces cas ne représentent (j'exprime ici, à nouveau, un point de vue critique, en particulier à propos de l'ouvre capitale, et beaucoup plus cohérente qu'on ne le dit généralement, de François Truffaut) un renie­ ment ou un abandon des engagements esthétiques dont étaient porteurs leurs premiers films respectifs. La deuxième raison est que ce rapport spécifique au (inéma n'a cessé de trouver de nouveaux cinéastes .ippartenant à de nouvelles générations pour s'en emparer à leur manière : André Téchiné, Chantai Akerman, Benoît Jacquot, Jacques Doillon, Olivier Assayas, Leos Carax, Arnaud Desplechin, Patricia Mazuy, Mathieu Amalric, Jean-Paul Civeyrac, Sebastien Lilchitz, François Ozon, en sont selon moi, et quels <|iie soient les rapports de filiation qu'ils se reconnais­ sent ou pas avec la génération antérieure, de dignes icprésentants - étant entendu que cette veine ne représente pas davantage qu'alors, et même sans doute rncore moins, la totalité de la modernité dans le cinéma français contemporain.

La question telle qu'elle se pose aujourd'hui est celle d'une fossilisation de ce mouvement, de l'apparition petit à petit d'un nouvel académisme. Après tout, il est tentant d'appliquer à la Nouvelle Vague le traitement que ses fondateurs ont infligé au cinéma artistiquement dominant en leur temps. Mais il s'agit d'une fausse symétrie, justement parce que la Nouvelle Vague n'est pas une école artistique, au sens de la mise en ouvre d'un cer­ tain nombre de modes d'agencements d'éléments for­ mels. L'ouvre de Rohmer ne ressemble pas du tout à celle de Godard, qui ne ressemble absolument pas à celle de Truffaut, qui n'a rien à voir avec celle de Cha­brol et moins encore avec le cinéma de Rivette, sur le plan des outils stylistiques. Leur communauté, bien réelle, se joue sur un autre terrain, ce qui lui permet non pas d'échapper à l'académisme qui les menacerait comme il menace tout dispositif formel, mais d'empê­ cher que la question elle-même se pose à la Nouvelle Vague comme tendance certaine, pérenne et féconde, du cinéma français. Ce terrain est, précisément, celui de la modernité - qui n'est pas une école parmi d'autres, mais une rupture radicale et irréversible dans l'histoire d'un art, rupture dans la relation que cet art entretient avec le monde, et avec lui-même. Cette rupture, qu'on pourrait appeler une perte d'innocence, ou un passage à l'âge adulte, entraîne une reformulation problématisée de rapport du cinéma au monde réel, aux idées, aux affects, aux pulsions, aux autres arts et modes de symbolisation, à sa propre histoire passée et présente, qui se joue à chaque film. Elle se caractérise par une « insurrection moderne » fondée sur le rapport au cinéma, comme art classique infiniment aimé mais appartenant à une histoire déjà advenue, et comme expérience personnelle, expérience amoureuse et aven­ ture intellectuelle en phase avec leur jeunesse, et qui nourrit une caractéristique de la Nouvelle Vague : la mélancolie - qui, faut-il le rappeler (après Baudelaire, Benjamin, Agamben et tant d'autres), n'est pas la nos­ talgie, mais une relation dynamique, personnelle et esthétique à la mort au travail comme principe vital.

Cette question reste indéfiniment ouverte, elle ne « passe pas » et n'a pas à le faire, elle est aussi nécessaire au cinéma dès lors que la révolution moderne a eu lieu, que son absence était indispensable à son état classique. Il est évident que, dans le temps réel, ces deux états peu­ vent cohabiter - la modernité est, clairement, présente comme hypothèse dans le cinéma dès son époque primi­ tive, mais le classicisme n'est pas forcément balayé sans retour par l'avènement moderne, même si le risque est grand de ce que ses différentes formes se figent en aca­ démisme. Aux États-Unis, des cinéastes comme Clint Eastwood, Martin Scorsese ou Francis Coppola entre­ tiennent la vitalité d'un classicisme encore fécond, tout en étant conscients de l'événement moderne. Leur situation est différente de celle d'un François Truffaut, dont on a pu dire qu'il retournait vers le classicisme, sinon l'académisme, après l'échec de Fahrenheit 451. Mais Truffaut portait, lui, la mélancolie, et très vite le deuil de ce cinéma, avec un désespoir qui suggère qu'il aurait sans doute effectivement préféré vivre à l'âge classique, mais qu'il savait que celui-ci était passé.

Il est en tous cas certain que l'essentiel de ce qui fait vivre l'art du cinéma est aujourd'hui, comme depuis la révolution du tournant des années 50-60, sa composante moderne - ou sa dimension moderne.

Et c'est au sein de celle-ci que l'héritage, selon moi bien vivant, de la Nouvelle Vague au sens strict, continue de dynamiser le cinéma dans son ensemble. Ce qui caractérise cette veine Nouvelle Vague est la prise en compte comme essentiels du dispositif et de l'histoire du cinéma. La Nouvelle Vague est fille de la cinéphilie, c'est dans ce creuset qu'elle a fourbi ses armes théo­ riques et accumulé son énergie créatrice, alors que dans le même temps, d'autres courants de la modernité ciné­ matographique puisaient, eux, à d'autres sources : l'influence d'autres arts contemporains, celle de diffé­rents courants philosophiques et théoriques (dont la phénoménologie, le structuralisme, la sociologie, la sémiologie...), la construction d'un rapport aux événe­ ments sociaux politiques. La vitalité de ces interactions demeure intacte, et des cinéastes contemporains pas­ sionnants, de Maurice Pialat à Raymond Depardon, de Claire Denis à Alain Guiraudie, de Pascale Ferran à Patrice Chéreau, d'Alain Cavalier à Vincent Dieutre, de Cédric Kahn à Olivier Py, incarnent d'autres hypothèses esthétiques, d'autres chemins d'aventure - pour ne parler que des cinéastes français, alors qu'il est clair que dans le monde chinois, en Iran, mais aussi aux États- Unis (et y compris dans le cadre des Studios), peut-être aujourd'hui en Argentine, peut-être demain en Afrique ou en Russie, affleurent des propositions toutes aussi riches. Et les nouveaux métissages avec d'autres arts, les options ouvertes par les innovations techniques, laissent parfaitement envisager encore bien d'autres options. Cela ne change pas la validité et la pertinence de cette forme de modernité dans le cinéma qu'incarné l'esprit de la Nouvelle Vague.

Texte d'une communication prononcée dans le cadre du colloque « La Nouvelle Vague, un demi-siècle de cinéma », organisé par Michel Marie à l'Université de Paris-III, 19 janvier 2002. Publié dans L'Exception, Le Banquet imaginaire, Gallimard, 2002.