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          Frédéric GIMELLO-MESPLOMB, Maître de conférences

 
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Notes sur quelques voyages à travers l'histoire du cinéma


ÉMERIC DE LASTENS

Destin des images survivantes

(notes sur quelques voyages à travers l'histoire du cinéma)
Cinergon n° 16, 2004

à Safia

"Ainsi le destin ne nous livre pas avec les ouvres de cet art leur monde, (...) mais seulement le souvenir voilé ou la récollection intérieure de cette effectivité. "

Hegel, Phénoménologie de l'esprit.

L'épreuve des images

Le procès de Fury, qui clôt la dénonciation langienne du lynchage et de la logique aveugle d'entraînement d'une foule, va s'avérer être le lieu de deux apparitions spectrales fort différentes. Celle classique du héros que tous croyaient mort (c'est le procès de ses assassins - effectifs avant le coup de théâtre de sa " résurrection ", juste intentionnels ensuite), et celle des preuves cinématographiques filmées par des reporteurs durant les événements. Fritz Lang s'y permet la réalisation d'un fantasme de vision omnisciente. La séquence projetée devant l'assemblée plonge les suspects dans la terreur, et il y a de quoi ; contre toute vraisemblance (le film a assigné aux journalistes un seul point de vue, d'une fenêtre en face du commissariat, bien trop loin pour avoir autant de détails), chaque plan décrit précisément l'action coupable de chacun des prévenus. Ce film projette la culpabilité, légifère à lui seul par son omniscience visuelle. Le pouvoir mabusien est pour une fois retourné du côté de la Loi morale, en même temps que s'expose par extrapolation le mythe d'un cinéma qui aurait été là et aurait vu, témoin véritable et à charge, à Nuremberg ou ailleurs.

C'est cela qui fait défaut dans les archives cinématographiques du siècle passé profère Godard. Une puissance terrifiante de ressemblance et d'inscription d'une image nue, devant laquelle non plus seulement le regard chancellerait, mais aussi le tribunal de l'Histoire - une image " dialectique ", au sens où l'entendait Benjamin dans ses thèses sur la philosophie de l'Histoire, articulant d'une part présence du passé, d'autre part métaphore des structures et forces historiques, une image sauvant ainsi l'honneur des victimes et les mettant à l'abri de l'oubli. Selon Godard, on n'a bien sûr encore jamais vu, mais juste entr'aperçu, cette puissance révélatrice, voire auratique, de l'image au cinéma, ce dernier étant placé dans ses Histoire(s) du cinéma sous le signe en devenir de la résurrection.

De fait, de Godard aux innombrables praticiens du found footage, c'est une réflexion en acte sur le statut de l'image cinématographique qui s'est engagé sous le discours d'une puissance supposée du cinéma à inscrire les traumatismes du siècle passé. À travers installations, re-projections diverses, expositions muséographiques, les images du cinéma, décomposées et recomposées dans des sites les séparant de leur efficience première, ont été elles-mêmes placées au banc des accusés d'un vaste procès en mémoire du siècle, où leur valeur vacille sans cesse entre trace de l'Histoire, présence ineffable de l'icône et symptôme des productions imaginaires sociales, selon un jeu d'indis-cernabilité dialectique entre ces trois catégories1. Sous toutes ses formes, la reprise des images du cinématographe signifie leur redescription, assignée à un regard second qui les creuse, les renomme, les relie à d'autres agencements de récits et de figures que ceux qui les motivèrent, en dévoile un sujet caché sous celui représenté, à tous coups le grand scénario catastrophique du vingtième siècle. Toute reprise réflexive, en tant que critique esthétique et symptomatologie historique, tend à requalifier l'image en souvenir voilé, en murmure proféré dans une langue oubliée. C'est toujours à une construction instable que le cinéaste archiviste travaille, soit l'intersection de son imaginaire esthétique, du discours de l'Histoire et de l'énigme muette d'une image arrachée de son sol, de ses effets et liaisons, contemplée comme icône lointaine de l'Autrefois. Ainsi l'image demeure dans le pathos du regard historique, qu'il soit selon les catégories de Nietzsche, monumental, antiquaire ou critique.

Constellations, spéculations, destinations

Godard n'est pas aussi esseulé qu'il le pense dans le tombeau d'images qu'il a érigé au nom de l'histoire de son art. Pas seulement, comme le dirait Deleuze, parce qu'il a peuplé sa solitude d'icônes et de plans fétichisés, de gestes ralentis et ainsi monumentalisés, d'une litanie de cinéastes morts et de films inachevés ou disparus, toutes figures arrachées au temps, (ressus)citées quelques instants le long de l'oraison du cinéaste mué en thaumaturge du passé. Mais parce que bien d'autres cinéastes, souvent dans une solitude concrète au moins égale à la sienne, se sont entêtés dans ce chantier des images à réanimer.

Pour paraphraser Benjamin, dont les thèses sur la philosophie de l'Histoire informent précisément du programme poétique de Godard, sauver de l'oubli les images du passé, c'est sauver le passé lui-même, c'est mettre les morts à l'abri. D'où chez lui la voix sépulcrale, le retour de l'image comme trace mnésique lointaine, comme imago (la plastique du motif résiduel extrait du plan, les modes chancelants de sa résurgence - battements, surimpressions, irisation -, ses réemplois métaphoriques multiples). D'où aussi la dépossession de ses figures de leurs origines factuelles, confondues dans le fond générique tragique de ce passé qui ne passe pas. C'est en définitif rédimer ce monde d'images animées, lui donner comme une finalité eschatologique, un fulgurant remontage de la " vie " historique du cinéma qui lui donnerait son sens : avoir été l'abri du Temps, et, à ce titre, une promesse, hélas non tenue puisque l'horreur du siècle saccagea le Temps, condamnant la pensée historique à une fatale involution, un éternel ressassement.

Induit chez Godard par une conception hégélienne de l'Histoire, infléchie par le sentiment catastrophiste d'un désastre continué (Nietzsche, Benjamin, Blanchot, pour citer trois sources revendiquées ouvertement), ce messianisme tragique rencontre une conception duale de l'image, d'un côté l'image comme présence ineffable, empreinte ontologique, et de l'autre comme élément substituable de généalogies formelles, de constellations métaphoriques. Comme le constate Rancière, dans les Histoire(s) du cinéma, l'image, extraite d'" agencements d'actions fiction-nels ", est d'un côté " une singularité incommensurable, de l'autre (...) une opération de mise en communauté "2. C'est bien sûr la réduction de l'image, du plan, de la scène, à l'icône, le rabattement superlatif du visuel sur le pouvoir biface de l'icône (visibilité de la substance), lié au travail intensif de la ressemblance, selon les principes de rapprochements trans-historiques et analogiques du musée imaginaire de Malraux (Augustine à la Salpetrière rapprochée de Lilian Gish chez Griffith), c'est ce double mouvement formel qui fonde l'apparent paradoxe iconologique de la poétique godardienne. Car tout élément de la longue déploration godardienne, pour reprendre Rancière à nouveau, de ce qu'il qualifie de " phrase-image ", ce monologue intérieur rendu aux morts, tout élément y est défini comme rare (l'Histoire authentiquement, c'est la rareté de ce qui rachète le Temps qui passe), mais continuellement substituable. Ce n'est que la conception dialectique du montage, comme rappro-chement de deux images les plus éloignées possible et créant une troisième image, un choc authentique, soit un devenir dans le tourbillon du passé (Benjamin), qui est censée résorber la contradiction, attester la double puissance de l'Image, d'un côté présence absolue et rédemptrice, de l'autre signe (" parmi nous "), allégorique ou indiciel, du discours de l'Histoire. Mais comme les deux faces se reversent continuellement l'une dans l'autre, une même figure d'actrice pourra symboliser l'Ange de l'Histoire benjaminien, et à ce titre son reflet sera enluminé par Godard comme une icône, une absolue présence (en même temps que son élection à ce statut générique lui ôtera toute singularité), et ensuite renvoyer, par tout un jeu métonymique de sous-texte et d'indices, à son propre destin - la figure de l'actrice est alors forcément " fatale " : amour godardien pour les clichés, Rita Hayworth, Marylin Monroe, la star sacrifiée sur l'autel de la création ou vampirisée par l'adoration des masses.

En tout cas, la conséquence de cette insoluble combinatoire des icônes est d'ouvrir le discours moderniste d'une téléologie dramatique de l'art au vingtième siècle - perte définitive du sublime dans la séparation marchande (Adorno) et de l'aura dans la reproduction technique (Benjamin) - aux vertus pathétiques des images muettes (en ce qu'elles sont arrachées à leur destination première), à la vie prolongée des formes réanimées.

C'est en cela que le jeu infini de Godard constitue moins un méta-récit édifiant de l'histoire du cinéma, dans lequel il s'égale à la pensée de l'Histoire, de sa naissance remplie de devenirs virtuels à sa mort par impuissance face au réel (comment le voile de Véronique de l'écran aurait-il pu absorber autant de souffrance ?), qu'une manière de vivre avec en soi des constellations d'images indéchiffrables, des survivances de figures illisibles, des cristallisations d'analogies défaillantes, des antichambres de dissemblances inquiétantes. Cette nouvelle passion artistique, qui aurait pour objet la seule mémoire (individuelle, collective, inconsciente, nécessairement indéfinie), Aby Warburg avait pour projet d'en faire une science nouvelle, basée sur le montage, une archéologie de rencontres trans-historiques qui s'émanciperaient du mortifère destin hégélien des formes de l'art comme de la raison iconologique, un atlas de symptômes et résonances visuelles. Il lui trouva un nom, Mnémosyne, en entama la réalisation par quelques planches, constellations d'images reproduites sur fond noir qui devaient être accrochées dans un musée-bibliothèque (resté grandement imaginaire) dont les salles se seraient appelées, entre autres et comme autant de cellules psychiques : salle des fragments de mémoire, des noms voués à l'oubli, des images de l'extase, des figures de l'épouvante, des voix oubliées, du plan des enfers perdus, des dieux oubliés, des solitudes, des ombres de la mémoire, des images de la mélancolie, des mythes oubliés, des paradis perdus, des simulacres et du néant, de l'antériorité inaccessible, des fragments infimes et innombrables de la mémoire, des visages effacés, des illusions de la mémoire, des parfums de l'enfance, des ouvres inachevées, des utopies oubliées, des errances de la mémoire, des vertiges intellectuels...

L'objet perdu

De ce savoir en mouvement, cette anthropologie de l'image dont le motif central est sa " survivance ", Godard retrouve la méthode, le montage, et l'objet, ce " temps perdu-perdre-retrouver-retrouvé " (Proust), cet inconscient du temps qu'incarne sa chorégraphie d'images cristallisées, condensées, répétées, de motifs détourés, de figures surimprimées les unes aux autres - autant de souvenirs enfouis, de traces fugaces émergeant du néant, remontant du temps perdu.

Dans la filiation de Godard, un vidéaste comme Régis Cotentin, reprenant au cinéaste des Histoire(s) du cinéma les modalités plastiques de l'apparition-disparition de l'image dans le plan (" les choses sont là dans l'étincelle de l'absence possible " écrit-il), réinvestit ce savoir mélancolique dans de semblables " salles " noires où l'image, telle une hantise ou un murmure, fait retour, épiphanie déployée sur une scène fantomatique, une boîte noire figurant comme l'intérieur d'une machinerie mnésique : enfermé dans cette boîte de Pandore ou cette sorte de Black Maria, le motif, résidu miniaturisé de visages flottants, oil énucléé en Rorschach, corps de ballerine sans tête tournoyant telle une petite figurine, est réanimé comme par un mécanisme d'horlogerie déclenché par la seule vision, le souvenir, le fétichisme. À ce titre, l'image n'a même plus besoin de provenir effectivement de l'histoire du cinéma pour pleinement la retraverser. Elle participe d'une histoire " naturelle " de formes s'engendrant, se chevauchant, s'hybridant, proliférant dans les mémoires, d'une sorte de bestiaire imaginaire qui serait au cinéma sa mémoire biologique, ou l'intériorité propre de ses figures. Cette intériorité propre de l'image serait ce qui en elle survit, hante, fait symptôme, sa part de négativité mouvante. Cette reprise intime de l'image, qui la condense en reflets vaporeux, ressort de cette tradition tragique de la culture propre à la philosophie de l'Histoire post-hégélienne : couches d'attractions visuelles et tourbillons de temps précipitent le regard de celui qui veut éprouver jusqu'au bout l'intériorité des images mouvantes vers un inconscient de la vision, collectif comme individuel. Tout found footage trouve avant tout cette impression d'une intériorité " naturelle " de l'image.

C'est la morphologie évolutionniste des motifs pré-cinématographiques dans les films de Bill Morrison, qui dans ses derniers travaux (Acedia) se reporte mélancoliquement sur la vie même de la pellicule, abîmée par le temps (traces plastiques de sa dégradation chimique), abymée par la mémoire ; ce sont les motifs d'angoisse du cinéma expressionniste mis en miroir à la manière de Rorschach par Al Razutis dans Ghost Image ; c'est le travail du rêve inscrit à même une pellicule dédoublée par Peter Tscherkassky (Dream Work), matière photogrammatique (perfo-rations, etc.) et matière déposée en négatif (utilisation du rayogramme, en référence à Man Ray) s'amalgamant aux lambeaux de figuration survivant à leur lent effacement ; c'est le " monde agité " mis à jour par l'étude intégrale de toutes les dimensions de l'image effectuée par Ken Jacobs dans Tom Tom The Piper's Son où, sous la joyeuse confusion sociale représentée, germe un peuple de formes inconnues, et où les prélèvements et grossissements, spatiaux ou temporels, font apparaître d'étranges signes, comme secrètement adressés à l'analyste : regard-caméra, gestes suspendus, paroles muettes ; c'est le vaste traité encyclopé-dique de Gustav Deutsch (Film ist), exposant la typologie la plus exhaustive possible des images, multiplicité grouillante toujours référée au motif central de l'oil ; ou encore, ce sont les figurines des Cinemnesis de Martin Arnold, corps classiques soudain prisonniers d'un mouvement contraint et " rayé " (comme on dit d'un disque), dont les saccades répétées n'ont pas pour seul effet de rendre patent un sous-texte pathologique mais de décoller les figures de leur fond - en supprimant par le truchement de l'informatique le personnage central d'un vieux film noir dans sa dernière ouvre, De-animated, Arnold approfondit par la négative l'étude de ce rapport essentiel à l'empathie fictionnelle : reste un décor fantôme, des contrechamps habités d'une présence invisible, des vides et des lacunes comblées par une forme seconde de l'empathie, la mélancolie.

À chaque fois, le représenté bascule dans un mode d'imagéité qui n'est plus soumis et référé qu'à un discours esthétique lancinant, discours qui n'a plus besoin d'être énoncé (comme encore chez Godard où l'art est indissociable de son art poétique, sa théorie explicitée), qui affirme que l'on ne voit plus que des fantômes, des formes absentes à elles-mêmes mais qui pourtant survivent à leur disparition : la visibilité paradoxale du passé.

Toute grande entreprise d'auto-réflexion historique de l'image cinématographique constitue ainsi une métapsychologie en acte de la réception, configure un circuit fermé du travail spectatoriel, où l'image effective coïnciderait déjà avec son souvenir, avec l'ensemble des schémas psychiques qu'elle mobilise. Significativement, ce régime d'une image confondue à son effet mnésique s'attache à l'aura perdue de la star aimée et fétichisée : encore Peter Tscherkassky et ses recompositions multiples du visage de Barbara Hershey, mais aussi le destin itératif et carcéral des héroïnes hitchcockiennes dans les (ré)collections de Mathias Muller (Home Stories et aussi Phoenix Tape, vaste catalogage des schèmes hitchcockiens).

Temps des fantômes

De même que selon Georges Didi-Huberman, la démarche de Warburg vise à révéler l'image " comme le théâtre intense de temps hétérogènes qui prennent corps ensemble "3, le vaste chantier qui, de Godard à toutes les formes de found footage, de détournements ou d'études visuelles, instaure une sorte de cinéma second d'images perdues et retrouvées, archivées et abîmées, auscultées et ressuscitées, vengées et sauvées, un cinéma de spectres réanimés, de pantins désarticulés, ce chantier labyrin-thique expose les temps entremêlés du rapport collectif aux images et de l'imaginaire historique propre à chaque spectateur. L'histoire du cinéma devient ainsi le grand film de notre mémoire et de notre histoire, et, conséquemment, de notre culpabilité à oublier. Comme si les images passées se relevaient tels les morts du J'accuse d'Abel Gance, et venaient à notre rencontre, se pressaient en masse contre nos regards solitaires, alors qu'autrefois elles régnaient sur les foules. La déploration démesurée de Godard a poussé au plus loin cette hypothèse eschatologique, qui fait de l'image ce qui ne cesse de hanter et de revenir du néant, ce qui doit porter à nos yeux une faute incommensurable, l'oubli du passé (et bien sûr l'oubli de l'extermination comme forme définitive de cet oubli).

C'est le même sentiment déchirant qui hante l'exploration d'archives documentaires des Gianikian, cette archéologie du visuel qui recherche dans l'insignifiance l'inscription même du mal historique. Ce n'est pas la teneur en faits significatifs ou édifiants, et sans doute encore moins son ontologie photographique, qui motive cette enquête visuelle : trouver au coin d'un plan abandonné les racines du mal qui ravagea l'Europe ou décima les Balkans est de l'ordre du fantasme, d'une sorte d'hallucination auratique provoquée par la contemplation obsidionale de ces pauvres images d'actualités passées. Ainsi Inventaires balkaniques fait défiler une théorie de carnavals le long du Danube, de portraits de masques monumentalisés par le ralenti-figé, un visage d'homme brûlé par la dégradation chimique de la pellicule, une vie apaisée au rythme du fleuve dans laquelle se coulent quelques soldats allemands. L'objet perdu des Gianikian est bien l'image dont ils ne feront jamais l'archéologie, l'image actualisée des Camps à laquelle ne peut se substituer que l'étrange et envoûtant " parfum " que prennent ses bandes oubliées. Moins par une énième spéculation sur l'irreprésentable, le travail des Gianikian fait accéder l'archive au sublime par une hypostase interne des imaginaires qui la traversent sous forme d'indices " neutres ", cachés par excès de visibilité (de banalité) telle la lettre volée d'Edgar Poe. Arrêter le regard sur les détails d'époque, le geste d'un soldat ou d'une enfant, cataloguer ou inventorier des images à l'origine déjà indexées à une pure fonction descriptive et indicielle, c'est métamorphoser ces ruines en représentations de l'imaginaire historique. Un passé qui semble revivre hors de tout regard, sans destinée, seulement répétable à l'infini, un " ça a été " dans lequel s'oublier. Le sublime, mais aussi la limite possible du cinéma hallucinatoire des Gianikian, pourrait bien tenir dans cet effet de monumentalisation, renforcé par la perspective temporelle creusée sans cesse par le ralenti. Il retrouve l'ancien constat, au cour de toute psychologie de l'art, que la vue des ruines console. La retraversée des images peut mener à leur embaumement fétichisé, l'égalisation d'un pandémonium de figures gelées dans un passé éternisé.

Visions sans métaphore

Rendre à l'image insoutenable sa prégnance sans la réduire à un monument fut le soucis de Stan Brakhage dans 23rd Psaume, par ailleurs le seul film notable où il pratiqua le found footage, à partir d'images de la seconde guerre mondiale (Hitler, des bombardements, les cadavres des Camps, etc.) film dont la meilleure description serait d'imaginer un film de Bruce Conner parasitant un film de Jonas Mekas. Il s'agit en effet pour le cinéaste d'exorciser ces images en travaillant leur avènement comme intervalle (au point que le film constitue l'un des traités les plus exhaustifs des modes de raccords et de chevauchements développés par Brakhage), et en problématisant, y compris par des effets de sens d'habitude exclus par le cinéaste, l'irruption violente et quasi subliminale de ces visions cauchemardesques. Encadrées de flickers rouges, elles trouent littéralement un flux de scènes de voyages du cinéaste, non sans entretenir avec elles des rapports de signification par association : une ballade dans les rues de Vienne avec Hitler ; un travelling filé sur des sous-bois, qui pourrait être pris d'un train en marche, avec les images des Camps ; la vue d'un hublot d'avion avec des lâchés de bombes. L'image traumatisante revient hanter le présent et la vision, mais, puisque l'on est chez Brakhage, non pas comme une image seconde, réfléchie par une conscience historique (à la façon dont, dans les Histoire(s) du cinéma, les mêmes images viennent hanter par anticipation et association visuelle sur le motif du squelette, la fête funèbre de La règle du jeu), mais comme une présence immédiatement insupportable, un véritable parasitage psychique. Des maux visuels, d'ailleurs assimilés aux mots puisque Brakhage se filme à plusieurs reprises en train d'essayer d'écrire une sorte de poème sur une feuille, ce renvoi inhabituel chez lui à la langue dénotant un aveu de malaise. C'est le cinéaste apparemment le moins attaché à l'historicité de l'image (pas de sédimentation autre que perceptive dans ses films) qui dégage de l'archive la plus grande violence visuelle, en jouant sur une tension permanente entre l'immanence perceptive du visuel qui fonde son esthétique et la signification langagière (et, par extension, ses dimensions historiques) qu'il exclut d'ordinaire.

Contrôle de l'univers et cinéma du diable

En quelque sorte, ces deux propositions délimitent le vaste éventail d'une archéologie visuelle du mal historique qui informe et motive la quasi-totalité des travaux de reprise du fond documentaire (par exemple, sur les motifs de l'impérialisme et du spectaculaire américain, les modes de la répétition opérées par Bruce Conner). L'une comme l'autre se confrontent à divers tropes visuels de l'Humanité, dont la figuration " totale " constitue l'impossible horizon de l'explorateur d'archives. Dès lors, dans une histoire du cinéma envisagée comme celle du siècle, le motif des masses pressantes, de la foule compacte4, devient pour le méta-historien du cinéma l'emblème tant de la catastrophe qu'il post-figure que de son pouvoir sur le passé. Pour Godard comme pour Syberberg, la foule est associée à la figure diabolique et mabusienne du dictateur apprenti cinéaste, Hitler, selon un rapport pseudo-allégorique. Occasion sans doute pour le méta-historien, dans la solitude de sa rétrospection, de se confronter à son mauvais double, au " réalisateur " principal du film du siècle - donc de prendre à la lettre et au sérieux la mise en rapport instituée par Kracauer et Benjamin entre formes cinématographiques et représentations politiques, le fascisme comme esthétisation de la vie politique (tendance dont, rappelle Benjamin, " le point culminant est la guerre ").

Dans les Histoire(s) du cinéma la foule est partout, au pas de la fiction ou des totalitarismes, et par des raccourcis violents (notamment au premier chapitre), c'est la même, faite de souffrance impersonnelle, qui se révolte en Russie, qui brûle de l'imaginaire dans les salles obscures avant que le réel ne se venge, et qui sera précipitée dans la guerre et les Camps. Il est notable que le remontage effectué par Godard de séquences d'Octobre le rapproche d'Al Razutis aussi bien par l'objet que par le constat mélancolique : un des épisodes des Visual Essays, Storming the Winter Palace, investit et déplie une séquence d'Octobre en la " murant " d'une grille alvéolée et de sous-titres marxistes derrière lesquels ne se perçoit plus qu'un pur mouvement de masses grouillantes, mouvement distancié qui évoque les analyses d'Elias Canetti (Masse et puissance) sur l'entropie possible d'une masse démobilisée.

En tout cas, tant par la constellation visuelle (train, chef d'orchestre, main menaçante du " diable ", le Siegfried de Fritz Lang), sonore (bruit de défilé militaire, discours du Führer, chanson style cabaret berlinois) et sémantique (la manipulation, la main), le Hitler figuré par Godard - dont le pendant le plus évident dans les Histoire(s) du cinéma est la figure d'Hitchcock, celui qui aurait eu un pouvoir encore supérieur (" le contrôle de l'univers ") - répond au Hitler-cinéaste de Syberberg, les deux ressortant du même type de construction figurative, selon la poétique schlégélienne du fragment et de l'association infinie.

Vampirique et métamorphique, sa figure s'immisce dans les deux cas dans toutes les productions d'imaginaire collectif. Mais selon deux directions déterminées par la présence ou non d'images cinématographiques authentiques du dictateur : chez Godard leur présence raccorde avec l'impossibilité de penser la visibilité des Camps, chez Syberberg leur absence avec celle de concevoir le lien hypnotique entre le Führer et son peuple. N'employer aucune image d'archive cinématographique d'Hitler, limiter sa présence " documentaire " et nue à quelques photo-graphies anodines et floues, en redistribuer les symboles et attributs grotesques (marionnettes, insignes, etc.) dans un musée imaginaire figuré par la maquette de la Black Maria, et, dans ce musée, ne représenter le peuple, abusé et sacrifié, que par synecdoque (les figurations grotesques, les visages de l'ombre d'où défilent les officiers SS, etc.). Une double absence d'archives d'époque qui place le chiffre de l'Histoire sous le double signe du symbole et de l'éternel retour via les revisites par transparence des demeures d'Hitler et la convocation d'un imaginaire cosmogonique. En ses rares occurrences, l'archive cinématographique ne revient qu'en tant que pur passé, notamment sous la forme d'une rétro-projection du survol des ruines de Berlin alors qu'en avant-plan l'un des lecteurs du film énumère les moments de bonheur intime des pontes du régime abattu. (Chez Godard, c'est similairement par une perception " logistique ", une vue vers la terre prise depuis un avion bombardant, qu'une sentence nietzschéenne de déréliction retentit.)

Dans les deux cas, c'est comme s'il fallait réincarner le maléfice du siècle, presque s'identifier à lui. En l'occurrence pas parce que l'histoire du cinéma est un long martyrologe, mais plutôt parce qu'il faut identifier, sous les représentations et les fictions du siècle du cinéma, le souffle mortifère qui tua tant qu'il fit des images mêmes des cadavres tristes, et de leur mise en scène contrôlée, un outil du désastre historique.

La sortie et l'arrivée

Puisqu'il faut dans toute histoire pensée comme généalogie toujours remonter à l'origine, celle-ci se voit dotée d'une double puissance, téléologique et réflexive. Les premiers plans de l'histoire officielle du cinéma revêtent un déterminisme tant historique - ils metaphorisent toute la fable cinématographique - que morphologique - l'architectonique du cinéma leur serait consubstantielle. Ainsi, l'arrivée d'un train et la sortie d'une foule d'ouvrières d'une usine ne seraient pas seulement les choix circonstanciels de deux industriels en villégiature ou au travail. Parce que la vulgate les confond avec la naissance du cinémato-graphe, pour les cinéastes qui les retravaillent leur réalité historique devient cela même - les deux cellules génétiques du cinéma. Quelques exemples notables.

Un des autres Visual Essays d'Al Razutis, The Train arriving at the Station, retraite la fameuse vue Lumière comme un surgissement puissant dans l'imaginaire humain (d'où le mythe de son effet mimétique violent sur les premiers spectateurs), qui se prolonge dans toute une cinématographie de catastrophes et d'accidents, de voitures percutant des trains, etc.

The Death Train de Bill Morrison, partant d'une vue primitive prise depuis l'avant d'un train en marche, allégorise l'ensemble du dispositif cinématographique sous la figure du train : la pellicule comme rail défilant, le projecteur comme locomotive, etc. Comme balayés par son inexorable trajet, des plans primitifs de foule ou des petites performances de danses rituelles enregistrées dans la Black Maria d'Edison, des figurines animés et hachurées de bandes noires d'un zootrope, s'inscrivant dans ce qui seraient les " fenêtres " du train, semblent précipitées vers le néant : difficile, derrière la figure du train fantôme de ne pas penser à d'autres trains de la mort, même si le film se clôt sur l'assomption abstraite et sublime d'une descente de nuit en avion sur le quadrillage de lumière dessiné par Los Angeles.

Quant à elle, La sortie des usines Lumière a donné suite, près d'un siècle après, à deux formes de reprise les plus antagoniques possible : Motion Picture de Peter Tscherkassky, processus d'impression sur pellicule du film original par projection, dont ne résulte qu'un film abstrait fait de variations monochromatiques grises (chaque photogramme ainsi impressionné ne correspondant qu'à une quantité lumineuse déposée sur une parcelle d'écran) ; La sortie d'usine d'Haroun Farocki, patiente étude didactique et comparatiste d'une configuration sociale et logistique, décodée suivant ses diverses actualisations visuelles et formelles, aussi bien dans le documentaire que dans la fiction. (Farocki continue, sur d'autres motifs, cette anthropologie générale du visuel qui prend de plus en plus la forme d'un cours d'analyse comparée devant deux moniteurs, à la façon employée par Godard se montrant au travail pour l'émission Cinéma cinémas afin de prouver la pertinence de sa méthode comparatiste, juste avant d'entreprendre les Histoire(s) du cinéma).

Malgré l'opposition radicale des moyens et des fins affichées, les deux extrêmes affirment peut-être la même coalescence du motif, en tant que configuration sociale, et de son image, en tant que forme artistique permettant un regard esthétique sur ce motif, c'est-à-dire une série de déplacements et réagencements imaginaires de son substrat historique. Depuis ce premier événement, toute sortie d'usine rejoue la même figuration du contrôle social (mais aussi sexuel, il ne s'agissait que de femmes). La surveillance a étendu son empire alors que le spectacle, exemplairement la salle de cinéma, là où justement les ouvriers " rentraient " après la sortie d'usine pour s'oublier - prescience des Lumière qui auraient d'emblée figuré ce mouvement de vase communiquant entre le travail et le cinéma, art des masses laborieuses -, n'a donné à voir qu'un royaume d'ombres grises.

Dans le panthéon de ma mémoire, je me consume à jamais

L'histoire du cinéma comme imaginaire historique, le passé des images comme mémoire, le devenir de ses représentations comme autodafé, leur signification première comme oubli : se dessine le cercle d'un récit à la fois apocalyptique et intime, récit d'une conscience de ces temps d'images hétérogènes, d'une conscience survivant à toutes les formes fantomatiques. C'est bien sûr celle de l'historien, sujet intime et premier de son enquête.

Chez Debord, parmi les séquences de fiction détournées, soumises au discours impérial et à l'homogène épure plastique de La société du spectacle à In girum..., reviennent de façon récurrente d'héroïques charges guerrières (Walsh, Eisenstein), métaphores réversibles de la lutte prophétisée du prolétariat, de l'inflexibilité héroïque de l'avant-garde situationniste, et de la tactique à adopter face au désastre moderne. Mais ils forment aussi, plus secrètement, le portrait mélancolique du cinéaste en stratège, un peu à l'image de la foule serpentine qui semble sortir du profil d'Ivan le terrible : une même solitude prophétique, peuplée de manouvres obscures, de diagrammes limpides. Chez Debord, l'histoire du cinéma n'est convoquée qu'en vue d'une utopie définitive, l'impossible triomphe sur l'Histoire, mais elle garde le charme du grandiose qui la distingue étonnamment (par rapport à la pratique généralisée du détournement) et absolument des autres productions visuelles (publicités, défilés de mode, etc.). Il n'y a bien sûr pas, comme chez Godard ou Syberberg, de personnification du maléfice qui anamorphosa la représentation en domination, Debord ne croyant qu'aux structures de l'aliénation spectaculaire. Mais il y substitue un autoportrait mélancolique en figure héroïque à travers les avatars de Welles, Johnny Guitar ou le Lacenaire de Carné : un homme qui revient du néant, qui défait par son seul charme ceux du monde.

Ainsi, si Debord en appelle à un dépassement de l'art par sa dilution dans la vie authentique, s'il prophétise une apocalypse du spectaculaire, égalisant plastiquement toutes les images et tous les signes dans le régime général du détournement, les plans extraits de grandes fictions cinématographiques, repris en tant que signifiés, contenus exemplaires, figurent un passé héroïque et les quelques instants immémoriaux de ceux qui surent vivre hors du spectacle. Une parabole wellesienne extraite de Confidential Report se comprend comme trope de la geste légendaire du situationniste. Les évidentes analogies n'en affirment pas moins un rapport à ces images teintées d'amour et de fascination. Ce charme contredirait les doctes attaques contre le spectacle, n'était que ces images ont toujours existé dans une sphère bien plus intime de l'expérience, en retrait des flux dominants de l'imagerie sociale, au cour du roman imaginaire de chaque cinéphile.

Qu'il s'agisse de plans cartographiques ou de portraits détournés, les stratégies de Debord esquissent un mythe borgésien d'immortalité, par absence paradoxale de l'auteur à son ouvre, à la façon dont le final des Histoire(s) du cinéma (et aussi la conclusion anodine, générique et mélancolique de chaque épisode), sous le signe du réveil et de la dépossession, semble contempler et ressaisir l'ensemble historique comme la symbolisation énigmatique de soi : " Mais qu'ai-je à voir avec tout ça ? "

Que nulle image ne soit de moi, mais que toutes me fassent signe. Dans la reprise d'images - collection, récollection - s'est réfugiée le désir même d'un cinéma de l'intériorité, du soliloque, du monologue intérieur. Si le cinéma est à tous, il est à chacun, à personne, dernier miroir ou peut-être dernier stade du régime esthétique de l'art, mais matière première de nos souvenirs revenants.

 

1 Jacques Rancière nomme, en parlant plus généralement de tous types d'images exposées dans les musées, ces trois catégories d'imagéité : image nue, ostensive et métamorphique. J. Rancière, Le destin des images, éd. La Fabrique, 2003, pp. 31/39.

2 Ibid., p. 44.

3 G. Didi-Huberman, L'image survivante, histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg, éd. de Minuit, 2002.

4 Motif de la masse que Walter Benjamin voyait sinon inventé du moins révélé à la connaissance par le moyen du cinéma, et consubstantiel à son développement. " La masse est une matrice où le comportement habituel vis-à-vis des ouvres d'art connaît aujourd'hui une seconde naissance. [...] Les masses considérablement accrues des participants ont produit une nouvelle forme de participation. " Walter Benjamin, " L'ouvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique " (1936) in Sur l'art et la photographie, trad. par Christophe Jouanlanne, éd. Carré, coll. " Arts & esthétique ", 1997, p. 62. Cette coalescence définit le cinéma en tant que phénomène social en un sens " totalitaire ", pour le moins comme le miroir panoptique et homologique de la civilisation moderne de la foule. L'" inconscient optique " est le nom par lequel il désigne la visibilité que le cinéma donnerait à une sorte d'inconscient collectif. (" [la caméra] nous permet pour la première fois de connaître par expérience l'inconscient optique, comme la psychanalyse l'inconscient pulsionnel. ", p. 57.)

 

source : http://cinergon.free.fr/pages16/article16_EdL.htm