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Frédéric GIMELLO-MESPLOMB, Maître de conférences |
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L'HISTOIRE CULTURELLE EN DÉBATS Pascal Ory, L'histoire culturelle ; Philippe Poirrier, Les enjeux de l'histoire culturelle
L'HISTOIRE CULTURELLE EN DÉBATS PARIS, PUF, QUE SAIS-JE, 96 P. ; ÉDITIONS DU SEUIL, POINTS HISTOIRE, 2004, 435 P. lundi 21 février 2005, par Stéphane Haffemayer Stéphane Haffemayer , maître de conférences en histoire moderne à l'Université de Caen, membre de l'UMR 6583 du CNRS. Auteur de « L'information dans la France du XVIIe siècle. La Gazette de Renaudot de 1647 à 1663 », Champion, 2002.
L'histoire culturelle est d'abord le produit d'une demande sociale ; son succès auprès des contemporanéistes en atteste. Considérée comme un secteur en sous-développement en 1986 , elle s'installe dans les questions de l'agrégation d'histoire et dans les programmes du secondaire à partir de la fin des années 1980. Son expansion agace, certains n'y voyant, comme François Bédarida, qu'une « tarte à la crème » ; pourtant, deux ans plus tard, Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli observent la prolifération de l'adjectif « culturel » apposé sur tant de travaux historiques et expliquent cet intérêt des historiens par le contexte d'un siècle finissant dans lequel seule la culture créerait du lien et produirait du sens . Philippe Poirrier (Les enjeux de l'histoire culturelle, éditions du Seuil, Points Histoire, 2004, 435 p.), maître de conférences d'histoire contemporaine à l'Université de Bourgogne (thèse sur la politique culturelle de la municipalité de Dijon au XXe siècle) et Pascal Ory (L'histoire culturelle, Paris, PUF, Que sais-je, 96 p.), professeur d'histoire contemporaine à Paris I (thèse sur la politique culturelle du Front populaire) dressent un premier bilan de celle qui s'affiche désormais « en tant que telle dans le paysage historiographique français », et tentent d'en préciser la généalogie, la diversité des territoires et des pratiques, dans le but avoué d'en restituer cette cohérence qu'on lui dénie souvent. Les deux auteurs, partent d'un constat identique qui est l'institutionnalisation et l'autonomisation de l'histoire culturelle dans le champ bibliographique. Malgré le volume inégal des deux ouvrages, la similitude de l'enjeu autorise une présentation comparative, qu'on aura soin de rapporter toutefois à la vocation différente des deux collections : le Que sais-je présente une mise au point épistémologique et méthodologique, tandis que L'Histoire en débats adopte une posture davantage historiographique, premier bilan d'une histoire de l'histoire culturelle française et de ses pratiques de recherches. Pascal Ory commence par un essai de clarification : l'histoire culturelle est une modalité d'histoire sociale qui circonscrit son enquête aux phénomènes symboliques : elle est donc une « histoire sociale des représentations ». Elle se différencie des histoires qualitatives en ce qu'elle accorde toute son importance au « mesurable » et au « médiatique » : « l'histoire culturelle sera toujours, en dernière analyse, une histoire de la circulation, de la mise en relation » (p.16) et, à l'étude de sujets particuliers, privilégiera celle des interactions de sujet à sujet (p.18) : un objet culturel n'existe en effet « jamais en lui-même, mais toujours en relation » (p.116). Pour Pascal Ory, la généalogie de l'histoire culturelle pourrait parfaitement s'inscrire dans le temps long de l'historiographie, d'Hérodote (Ve siècle), à Winckelmann et Voltaire au siècle des Lumières, puis Guizot et Michelet au XIXe siècle. Mais c'est en terre germanique que s'épanouit une hégélienne Kulturgeschichte, histoire des mours et de la civilisation, tombée en déclin mais dont on retrouve les traces dans la synthèse fidèle à l'esprit des Annales de Georges Duby et Robert Mandrou, l'Histoire de la civilisation française (1958). En France, dans l'entre-deux-guerres, Lucien Febvre énonce les axiomes d'une histoire des mentalités qu'incarneront quelques enquêtes pionnières sur les sentiments (Mandrou, Duby, Delumeau, Ariès, Lebrun, Vovelle, Muchembled, etc.). Philippe Poirrier insiste sur le tournant historiographique décisif qu'elle représente, sa vigueur persistante à travers Mandrou et Muchembled, mais aussi sur les critiques qu'elle suscite, dans un contexte où domine alors l'histoire économique et sociale, dont elle est pourtant une forme d'expression ultime. Mais dès 1974, Jacques Le Goff pose la question de sa cohérence conceptuelle et estime que l'histoire des mentalités, « happée par la mode », semble déjà « passée de mode » . Déjà, en 1968, Georges Duby présentait, au milieu d'une indifférence générale, le premier article sur l'histoire culturelle : après le temps des mentalités, celui des représentations et des pratiques ordinaires a fait son apparition dans le champ historiographique. En Angleterre, les travaux d'Edward Palmer Thompson mettent l'accent sur le fonctionnement au quotidien des classes sociales et sur le rôle de la représentation dans leur identification (1963). En Allemagne, l'Alttagsgeschichte (histoire du quotidien) prospère dans les années 1980. Outre-atlantique, elle prend la forme militante des cultural studies en direction des cultures minoritaires ou minorées. Sous le coup de la microstoria et des travaux de Carlo Ginzburg, le passage des mentalités aux représentations prend un élan décisif, mais c'est surtout le souffle créateur de quelques « philosophes embarqués en histoire » comme Norbert Elias, Michel Foucault, Michel de Certeau qui donne à l'histoire culturelle toute sa force. Préférant une généalogie spécifiquement française, Philippe Poirrier montre comment la construction s'est opérée en suivant le cloisonnement entre les périodes ; le rôle pionnier revient à Roger Chartier, dont la réflexion épistémologique et historiographique a si fortement contribué à définir une histoire culturelle conçue comme une histoire des représentations. Plus ouvert sur les objets culturels en général et leur transmission sociale, Daniel Roche apparaît plus proche de l'esprit des Annales ; en histoire contemporaine, ce sont les travaux fondateurs de Maurice Crubellier, puis de Pascal Ory, Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli. Pour illustrer cette invention de l'histoire culturelle, Philippe Poirrier déroule ensuite deux parcours historiographiques montrant le rôle pionnier des historiens du livre et de ceux d'une approche culturelle de la Révolution française. L'élargissement de la perspective en direction d'une histoire conceptuelle du politique (Furet, Ozouf) et des mentalités révolutionnaires (Vovelle) révèle la spécificité d'une culture révolutionnaire, de plus en plus ouverte à l'interdisciplinarité (littérature, arts, musique). Cependant, plus qu'une négation de l'histoire sociale, l'histoire culturelle se revendique comme une histoire sociale des cultures, du comportement des hommes à leur déchiffrement du monde, sorte d'anthropologie historique qui s'intéresse à l'homme tout entier (Jacques Le Goff). Mais si la définition et le programme sont désormais clairs, d'après Pascal Ory, le bilan actuel est mitigé et la « mise en pratique reste inégale ». A cet égard, les deux ouvrages constituent un guide précieux : de manière à la fois synthétique et suggestive, Pascal Ory livre sa réflexion sur le corpus, la démarche et les pratiques de l'historien du culturel. A la base, « aucune source ne peut être exclue a priori » du champ de l'étude culturelle (on connaît le succès que rencontrent les sources cinématographiques). Ce qui importe, c'est son rapport à la trivialité (voie publique) et à la contemporanéité, car c'est bien sur son « exposition dans l'espace public » qu'elle joue sa partie. Quelques allusions bibliographiques montrent que l'histoire culturelle a tout à gagner au contact des autres sciences sociales. Les novices en retiendront à la fois l'importance de la forme (un contenu en soi), celle d'une étude qualitative attentive à la temporalité de l'objet culturel (dont le « sens change incessamment au gré de ses lectures », cf. Michel de Certeau et Roger Chartier), et celle, qui en découle, des médiations. L'histoire culturelle autorise plusieurs modes de questionnement : elle est en premier lieu « affaire de technique » (cf. approche médiologique présentée par Régis Debray, 1991 ; Philippe Poirrier expose les réticences des historiens à son sujet), une technique aux effets créateurs, qui est au reste parfois l'expression d'un besoin culturel ; bien présents également, les facteurs économiques ; quant aux facteurs politiques, l'on ne saurait nier leurs effets déterminants et le poids de l'idéologie. Les pratiques culturelles, généralement au cour de l'étude, s'envisagent suivant le trinôme production, médiation (éducation, information, diffusion), réception, que connaissent bien les historiens de l'édition, conformément aux apports des autres sciences sociales (ex. les travaux sur la sociologie des textes ou la sociocritique). Pour Pascal Ory, il est « de moins en moins tenable de considérer telle ou telle ouvre [...] indépendamment de sa pratique » : l'étude de l'objet culturel s'étire des conditions de sa production aux usages incertains qui caractérisent sa réception. Arrivant au grenier, la quête de l'histoire culturelle vise à atteindre l'imaginaire social : sensibilité olfactive (Alain corbin, 1982), représentation du corps (Georges Vigarello), de la mort (Michel Vovelle, 1983), pour ne citer que ces quelques exemples, d'une histoire difficile que la nature de l'archive risque de déformer (ex. des pathologies sociales que font ressortir les archives policières). De manière plus organique, l'étude peut remonter vers les systèmes organisateurs et acculturants (mythologiques, idéologiques) et là encore, Pascal Ory dessine de belles perspectives de recherche sur les transferts culturels entre l'Occident et les pays colonisés. Moins centré sur les méthodes de l'historien culturaliste, Philippe Poirrier propose un tour d'horizon des territoires de l'histoire culturelle, qui confirme la diversité des champs d'étude, surtout en histoire contemporaine : éducation, politiques et institutions culturelles (dont il est lui-même un spécialiste), intellectuels et médiateurs culturels, cinéma (de l'étude cinématographique aux pratiques culturelles), médias (de la presse des origines à la culture de masse), sensibilités (Philippe Ariès à Alain Corbin, mais aussi la culture de guerre), mémoire (usages du passé dans Les Lieux de mémoire, systèmes symboliques à l'époque médiévale, mémoire de Vichy, « trou » de la mémoire coloniale). Cette histoire de la mémoire aboutit à une réflexion en profondeur sur l'événement et l'écriture en histoire. Derniers territoires envisagés, l'historiographie, dont Philippe Poirrier souligne la pauvreté en France, contrairement à l'Italie ou l'Allemagne, où l'épistémologie, véritable discipline, s'affirme « comme un passage obligé de la pratique et de l'écriture historienne ». Le renouveau de l'historiographie est venu de la sociologie, avec des résultats inégaux, des travaux de Carbonnell et Dumoulin sur les historiens, à la vogue éditoriale de « l'ego-histoire » des principales figures universitaires. Longtemps récusée, l'épistémologie semble retrouver un second souffle avec le succès de la notion de « régime d'historicité », ce rapport que toute société entretient avec son passé. Ce tour d'horizon s'achève par les difficultés de reconnaissance d'une histoire des sciences, essentielle « par la réflexion qu'elle permet sur les réalités de notre monde » (Jacques Roger, 1980), mais qui suppose d'abord et avant tout une politique de préservation de ses archives. La dernière partie de l'ouvrage de Philippe Poirrier évoque les enjeux disciplinaires d'une histoire culturelle à l'institutionnalisation encore fragile (les progrès de sa représentation dans les centres de recherche ne se traduisent pas par une ouverture comparable des commissions de spécialistes). Pourtant, à la suite de Jean-Pierre Rioux, il défend la nouveauté de son regard, « susceptible de féconder d'autres approches historiennes ». La confrontation de l'histoire culturelle avec l'histoire sociale, religieuse, politique, celle des arts, etc. mais aussi avec d'autres sciences sociales, notamment la sociologie (Bourdieu, Halbwachs) ou l'anthropologie, fait apparaître de nouvelles problématiques, stimulantes (ex. réflexions de Bourdieu sur les pratiques culturelles) mais encore relativement marginales ; ce n'est pas le moindre mérite de cet ouvrage que de nous en donner quelques aperçus programmatiques grâce à une maîtrise tout à fait remarquable de la bibliographie. En somme, deux ouvrages parfaitement complémentaires, de la démarche réflexive et épistémologique de Pascal Ory à l'outil de réflexion historiographique proposé par Philippe Poirrier, qui nous aident à mieux percevoir les enjeux du tournant historiographique de ces vingt dernières années, des différentes manières de faire de l'histoire. Ces deux ouvrages font ressortir l'ambition « totalisante » de l'histoire culturelle, histoire sociale des cultures, des pratiques aux représentations, soit ce qui fonde une partie de notre identité. Avec Philippe Poirrier, on peut aussi invoquer le sociologue Philippe Urfalino pour qui l'histoire culturelle apparaît comme le « nom provisoire d'un vaste chantier de fouilles, ouvert par le déclin des grands modèles explicatifs et l'enrichissement de la boîte à outils de l'historien. ». La belle moisson historiographique qu'ils invoquent constitue également un bel outil de réflexion sur les méthodes de la construction du champ dynamique de cette histoire, à la fois sociale et culturelle. Copyright Clionautes |
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