
Le capitalisme hollywoodien et les Mogols
Pascal Morand
Au commencement était la libre concurrence... Sur un délai presque rituel d'une trentaine d'années, le cinéma a égrené toute une série de mutations, véritables moteurs du capitalisme hollywoodien, comme la concentration industrielle, la constitution de réseaux de salles, l'avènement du parlant et celui de la télévision. Alliées au sens de l'action, à l'obsession du consommateur, a l'innovation technologique, à la motivation permanente de tous les intervenants, ces structures forment la base de la conquête.
Le capitalisme hollywoodien
Le mythe hollywoodien comporte plusieurs facettes. Mais le seul archétype économique est celui de l'« usine à rêves », qui a le mérite de ne pas occulter le principe d'un processus de production, avec des marchés à conquérir, sans oublier l'essentielle question du financement et de la rentabilité.
La connaissance économique des structures capitalistes et concurrentielles aide beaucoup à la compréhension du système hollywoodien.
D'un point de vue historique, on distingue clairement trois phases dans la vie hollywoodienne, d'environ trente années chacune. La première, qui dure jusqu'à la fin des années 20, est celle d'un capitalisme concurrentiel et turbulent. Les grandes firmes prennent certes une importance croissante. Elles sont souvent le fruit de rusions et d'absorptions à partir des années 10. Toutefois, un grand nombre d'entreprises coexistent au cours de cette période, tant dans la distribution que dans l'exploitation ou la production, malgré une
tentative de prise de contrôle de l'industrie du cinéma : les fabricants de matériel cinématographique avaient créé en 1908 la Motion Picture Patents Company (MPPC), dont l'ambition fut de réunir les conditions de l'exercice d'un monopole de la distribution des films. Mais les studios se sont justement installés à Hollywood pour échapper à sa puissance. La stratégie monopoliste échouera, du fait de la loi antitrust, de divisions au sein de la MPPC, et de cette réaction de la part des entreprises concurrentes. Il est clair que le capitalisme hollywoodien des années 10 ne se prêtait pas - ou pas encore - au regroupement des entreprises.
La deuxième période est celle de l'âge d'or hollywoodien. Elle commence vers 1930, pour s'achever au cours des années 50. Il s'agit d'un capitalisme régulé et oligopolistique. La profession est structurée par un cartel composé de cinq grandes entreprises, les Majors ou Big Five : Paramount Pictures, Métro-Goldwyn-Mayer (ou plutôt Loew's, sa société mère), Warner Bros, 20th Century-Fox et RKO, et de trois sociétés d'importance moindre, les Little Three : Columbia, Universal, United Artists. Il existe bien sûr d'autres entreprises de plus petite taille, et toujours spécialisées dans un créneau précis.
L'économie hollywoodienne aurait pu prendre une autre direction, si l'absorption de la Loew's par la Fox, tentée en 1928, avait été couronnée de succès. Aurait en effet émergé une entité prédominante, et le paysage économique hollywoodien en eût été bouleversé. Mais les effets du krach boursier, ainsi que ceux de la législation antitrust, déboutèrent ce projet.
La stabilité d'Hollywood au cours de cette période résulte de plusieurs facteurs, parmi lesquels on compte la régulation d'entreprises puissantes, qui déjouent les accusations de pratiques monopolistiques, et l'adoption du principe général - systématique pour les Majors - de maîtrise de la production, de la distribution et de l'exploitation. Tout ceci n'est pas étranger à la bonne performance financière de l'industrie du cinéma au cours de cette période.
Le troisième âge du capitalisme hollywoodien commence lorsque la télévision affecte la consommation cinématographique traditionnelle. Le nombre d'entrées diminue, et la consommation d'images change de nature. Avec la télévision apparaîtra la vente de films aux différentes chaînes, ainsi que la production de séries.
Dans la même lignée, le développement de la télévision par câble et celui des cassettes vidéo ont offert de nouveaux débouchés.
D'autres transformations sont intervenues.
Premièrement, s'il est vrai qu'Hollywood a toujours eu une fonction de communication et d'information en même temps que de spectacle, l'ère télévisuelle a bouleversé la hiérarchie des fonctions, et la communication a pris le pas sur le spectacle. Non pas qu'il s'agisse de dénier la valeur actuelle des films-spectacle et de faire montre de nostalgie. Mais au-delà des bandes d'actualité, et des relations qui unissent le cinéma à l'industrie de la radio et du disque depuis l'émergence du parlant, Hollywood se trouve à la source du déferlement d'images - hormis les images d'actualité - induit par la multiplicité des médias et des réseaux, qui caractérise l'environnement présent. De fait, tous les Majors actuels ont aujourd'hui diversifié leurs portefeuilles de produits (télévision, vidéo, câbles, édition, radio, disques, tourisme, etc., et les activités cinématographiques traditionnelles y représentent un pourcentage de 20 à 60 p. 100 du total.
Par ailleurs, les firmes hollywoodiennes sont elles-mêmes devenues des objets de diversification : ainsi, la Paramount fut achetée par Gulf and Western en 1966, et la Columbia par Coca-Cola en 1982. L'usine à rêve fait clairement partie du marché des entreprises qui évoluent au gré des achats et des ventes par des acteurs industriels et financiers parfaitement extérieurs à l'univers cinématographique, ce qui avait certes pu se produire dans le passé, mais plus partiellement. Quant aux indépendants, plusieurs d'entre eux, Cannon, Orion... jouent un rôle important. Ils sont souvent contrôlés par de grands groupes et entretiennent avec les Majors des relations de concurrence, mais aussi de coopération. La similitude est donc frappante avec la période classique : le couple Majors/indépendants rappelle largement celui que composaient dans le passé les Big Five et les Little Three. Il s'agit d'un oligopole à deux niveaux, les plus petites firmes ne disposant pas d'un des facteurs clefs de la puissance : seuls les Majors étaient propriétaires de réseaux de salles entre 1930 et 1950, tandis que c'est maintenant le réseau de distribution qui fait défaut aux indépendants. Il subsiste que l'ensemble de ces firmes ont une vocation généraliste.
Mais cette ère elle-même s'achève, comme si une loi voulait qu'expirât le délai rituel de trente années imparti au troisième âge hollywoodien : il ne s'agit plus d'investir dans la communication, mais dans le soft, dans un cadre d'intégration industrielle, où le hard est constitué par les technologies électroniques et informatiques de l'image. Cette transformation se produit dans un environnement de marchés internationaux globalisés sous influence japonaise. Le capitalisme hollywoodien change à nouveau de visage, pour devenir international et technologique.
Le régime de départ, au début du siècle, était de libre concurrence. Cette situation est symbolisée en économie par le principe de concurrence pure et parfaite, qui suppose notamment un grand nombre d'acteurs, et l'absence de barrières à l'entrée, c'est-à-dire la possibilité pour qui le souhaite d'entrer sur le marché en tant qu'entreprise. De fait, les coûts et investissements étaient limités, et les films se vendaient au mètre, ce qui excluait le problème de rentabilisation d'un projet important. Il était donc logique que coexistent un grand nombre de producteurs, et ceci est également vrai pour la distribution et l'exploitation.
Un premier facteur essentiel de transformation est la série de mutations technologiques égrenées par le cinéma au cours du siècle. Ainsi, l'apparition du son marque une rupture fondamentale. Alain Masson montre bien que le parlant parachève la nouvelle structuration des films par la présence de l'ingénieur du son, et qu'un entrelacs de contraintes techniques enserre le metteur en scène de manière de plus en plus étroite. La division du travail permet alors aux industriels et financiers de mieux asseoir leur règne. Surtout, le fort accroissement des coûts d'équipement et de production exclut irrémédiablement un grand nombre de producteurs, et crée les conditions de la mise en place d'un oligopole stable.
L'affirmation du rôle de la Warner, de la Fox et de la RKO - qui rejoignent le groupe leader de la Paramount et de la Metro-Goldwyn-Mayer - se fait à cette époque. Entre 1925 et 1930, la Warner et la Fox coopèrent avec la Western Electric, et investissent chacune des millions de dollars pour construite ou équiper les studios, pour un investissement total de la profession de 110 millions. Le succès du son permet à la Warner de devenir majoritaire à la First National, qu'elle finira par absorber entièrement. La RKO se constitue quant à elle sous l'égide de RCA. De surcroît, le parlant permet à Hollywood d'affirmer sa prédominance sur le marché américain, et d'y éliminer la concurrence des cinémas européens, pour des raisons d'ordre linguistique. Dès lors, Hollywood bénéficie d'économies d'échelle, et dispose d'une base de domination à partir de laquelle un développement international, déjà entamé par la création de filiales européennes quelques années auparavant, peut être poursuivi.
L'émergence de la radio, de 1926 à 1935, bien que constituant un loisir alternatif, n'a pas affecté le cinéma, qui de 1932 à 1935 a plutôt subi les effets de la crise économique. Au moment où le nombre d'entrées s'accroissait rapidement, doublant par exemple de 1924 à 1930, et où les consommateurs s'accoutumaient à la consommation d'images, la radio ne pouvait être raisonnablement concurrentielle, d'autant plus lorsque la parole s'est jointe à l'image pour mieux reproduire le réel. Au contraire, les Majors ont rapidement compris l'intérêt que pouvait présenter la radio pour promouvoir les films, ce dont témoigne l'acquisition - certes provisoire -de CBS par la Paramount en 1929-
L'apparition de la couleur eut également un impact limité sur l'économie hollywoodienne. L'augmentation des coûts cinématographiques induite par le Technicolor est certes importante, puisque de l'ordre de 50 p. 100. Mais la couleur est absorbée dans le mode de production existant, d'une part parce qu'elle ne provoque pas de nouvelle organisation du travail, et, d'autre part, parce que son intégration se fait progressivement et lentement : si le premier film en Technicolor est réalisé en 1935 par la RKO, seulement 15 p. 100 le seront à la fin des années 40, et il faut attendre le début des années 60 pour que soit dépassé le cap des 50 p. 100. Au contraire du son, la couleur n'a donc pas induit de discontinuité économique. En revanche, la télévision a transfiguré les marchés et la structure des recettes, et dans un deuxième temps les produits et les coûts de production. Il est à noter que ce processus est l'inverse
de celui qui a suivi l'instauration du parlant car la transformation de la demande a précédé celle de l'offre, et l'initiative n'appartient plus aux studios. La fréquentation hebdomadaire atteint en 1948, comme en 1930, son apogée (90 millions d'entrées par semaine). Elle chute brusquement (60 millions en 1950), puis se stabilise à un niveau de 40-50 millions jusqu'à l'apparition de la télévision en couleurs, période pendant laquelle elle atteindra son niveau plancher, de l'ordre de 20 millions de spectateurs par semaine.
L'évolution des coûts de production des films est en partie conditionnée par celle des conditions technologiques dans lesquelles ils ont été réalisés. Le coût des projets les plus ambitieux, joint à l'occurrence d'échecs commerciaux et à la nécessité de rembourser les emprunts d'équipement, explique l'acquisition rapide de pouvoir par les banques. Dès 1908, un banquier mandaté par l'Empire Trust Company prend les rênes de Bîograph, entreprise significative du début de siècle. Au début du siècle, le pfix de revient d'un film était de plusieurs milliers de dollars. Il atteint la moyenne de 60 000 dollars en 1920, soit un équivalent actuel d'environ 900 000 dollars. Le coût augmente au cours des années 20, notamment sous l'impulsion du parlant. Dans les années 30, il est en moyenne de 400 000 dollars, soit environ 5 millions de dollars actuels. Les Majors produisent 40 à 60 films par an, et les recettes atteignent parfois plusieurs millions. Les films B réalisés ne coûtent quant à eux que quelques dizaines de milliers de dollars. Les chiffres d'affaires des studios sont logiquement de plusieurs dizaines de millions de dollars. En 1936, ils vont pour les Majors de 50 millions (RKO et Fox) à 100 millions (Paramount, légèrement moins pour la Loew's), les Little Three se contentant de chiffres compris entre 10 et 17 millions.
Si l'on compare maintenant cette situation au paysage actuel, et pour ce qui relève strictement de la production des films, on constate que la fréquence a sensiblement diminué et que les coûts ont largement augmenté (bien sûr en dollars courants, mais aussi en dollars constants). En effet, le coût moyen d'un film excède maintenant 15 millions de dollars, après avoir doublé du début des années 70 au début des années 80, et peut atteindre parfois 50 millions. L'examen de la relation entre coûts et recettes, pour les superproductions, met en évidence une corrélation faible, ce
qui montre quelle doit être la masse financière des entreprises pour que puisse être absorbé un échec éventuel. Ceci est d'autant plus vrai que vient s'adjoindre au coût de production celui du marketing et de la communication, qui s'est accru en valeur relative, est de l'ordre de 10 millions de dollars par film, et peut atteindre 30 millions.
L'ordre de grandeur des chiffres d'affaires des studios est aujourd'hui le milliard de dollars. Il n'a pas changé en dollars constants, car la baisse du nombre de films produits compense l'augmentation de l'ordre de grandeur des budgets. Les résultats financiers, quant à eux, après avoir fortement chuté vers 1970, ont repris une valeur normale depuis les années 80, notamment après que plusieurs réformes de structure eurent été entreprises.
Afin que soit complétée la vision du capitalisme hollywoodien, il reste à expliciter le facteur qui, avec le son et la télévision, a pesé d'un poids très lourd sur la structuration du système : la maîtrise de l'exploitation. Une simple série de chiffres illustre parfaitement l'importance du phénomène : la valeur des actifs des huit firmes hollywoodiennes au cours des années 30. Elle est en 1936 de 138,6 millions de dollars pour la Loew's, 117 pour la Paramount, 173 pour la Warner, 67 pour RKO, 57 pour la Fox, 10 pour Uni-versal, 13 pour Columbia et 17 pour United Artists.
D. Gomery rappelle qu'entre 1930 et 1940, la production représente 5 p. 100 du total des actifs cinématographiques, et la distribution 1 p. 100, ce qui montre que les investissements dans l'exploitation ont représenté 94 p. 100 du total, pourcentage substantiel s'il en est.
La propriété des salles, propre aux Majors, fut une clef déterminante de leur domination. C'est elle qui explique que l'essentiel du chiffre d'affaires leur revient, et fixe les limites imposées au développement des Little Three et des autres firmes. Bien que contraignante, elle est un facteur d'expansion et de contrôle. La propriété des salles est une condition d'expansion car elle permet de bénéficier directement de l'accroissement du nombre de spectateurs. Les grandes salles étant aux mains des Big Five, ces derniers occupent en moyenne 75 p. 100 du marché. Le contrôle économique découle en premier lieu de l'obligation dans laquelle se trouvent les salles d'accepter les films proposés par les sociétés mères. Cela permet de limiter grandement les échecs commerciaux, en évitant l'occurrence de pertes importantes. On peut considérer que les recettes ont un minimum garanti de l'ordre de 500 000 dollars. Les petites salles se trouvent par ailleurs dans un rapport de forces défavorable et n'ont pour l'essentiel accès qu'aux films de qualité moindre. Les exploitants indépendants sont tenus par le système du block-booking, qui consiste à louer des films par lots. Par ailleurs, étant donné la quasi-nécessité pour les exploitants sous contrôle des Majors de prendre des engagements et des commandes fermes, la seule difficulté que peuvent connaître ces dernières concerne la trésorerie, puisque l'ensemble des dépenses est antérieur aux recettes. Ce système n'est possible qu'avec de grandes entreprises. Enfin, les Big Five disposent d'une position incontournable qui oblige les entreprises qui pourraient les menacer à composer et à avoir souvent recours à elles.
Il reste que la crise économique, arrivant à un moment où l'acquisition des salles et l'investissement lié au parlant devaient être amortis, a mis en difficulté les Majors. Elle occasionne une chute des entrées (un tiers de spectateurs en moins entre 1930 et 1932). Ainsi, accusant des pertes consolidées de plus de 10 millions de dollars au début des années 30, sans compter les coûts de restructuration, la Paramount et la Fox ont été près de disparaître.
Il apparaît que les constitutions de réseaux de salles, l'avènement du parlant, et celui de la télévision, ont été les trois moments décisifs de transformation d'Hollywood, et ce pour une raison bien simple : ces trois phénomènes ont radicalement modifié le bilan des entreprises.
Ce déterminisme financier n'exclut pas l'intervention des hommes, et le choix de la maîtrise de l'exploitation, au-delà de la distribution, est latgement stratégique. Les mécanismes se combinent. L'émergence de grandes entreprises, rendue nécessaire par la structure requise des bilans, et conforme à la volonté de puissance des dirigeants hollywoodiens, changea l'économie des films et les masses financières engagées dans la production, d'où il s'ensuivit un contrôle de gestion et une organisation plus stricts. Dans un même ordre d'idées, la structure concurrentielle actuelle peut être transformée par toute mutation significative d'un ou de plusieurs postes du bilan des entreprises. A cet égard, la spéculation immobilière peut accroître la valeur des actifs immobiliers plus que par le passé, et fausse la logique des investissements.
Mais le phénomène auquel la plus grande attention doit être prêtée est celui de la télévision haute définition. On sait les conséquences qu'elle aura sur l'image télévisuelle. Mais on peut également raisonnablement imaginer qu'elle conduira à une forte diminution du coût de production des films. Le risque serait alors, si le procédé japonais remporte la victoire, que Sony - qui porte le projet Haute Définition - soit en mesure de réussir là où la MPPC avait échoué en 1908, sans qu'existé le contre-pouvoir d'une loi antitrust à l'échelle internationale. On peut rappeler que Sony a un métier d'ensemblier, et assemble des cartes à partir de composants produits par Matsushita. Son rachat de Columbia, entre autres événements, doit évidemment être rattaché à ces données.
Si l'on prend soin à présent de subsumer l'ensemble, l'examen des données économiques montre qu'Hollywood a fait la preuve d'un management performant, dont les mécanismes peuvent être décomposés. Il apparaît aussi que la connaissance de la nature du capitalisme hollywoodien aide à la compréhension en profondeur des aspects plus visibles d'Hollywood.
Mais l'essentiel est que l'intérêt de l'économie hollywoodienne est loin de se limiter à un secteur d'importance faible (0,5 du GNP), n'ayant pourvu qu'une trentaine de milliers d'emplois, et doté d'un effet multiplicateur moyen. Il est plutôt d'avoir été le socle qui a soutenu tout l'édifice hollywoodien. L'analyse montre également que les relations entre Hollywood et New York (y compris Wall Street) ont de tout temps été très étroites. Cet article a moins insisté sur les relations privilégiées qui ont très rapidement existé entre Hollywood et Washington, comme le montre si bien le livre de Gore Vidal, et l'illustre la nomination en 1921 de William MacAdoo, ex-secrétaire d'État au Trésor et propre gendre de Woodrow Wilson, à la tête de United Artists, quoique très provisoirement.
Mais si Hollywood a tenu une place si importante aux yeux de Wall Street et de Washington, c'est parce qu'il a constitué le système de croyances qui a largement contribué à justifier le monde
et l'Amérique aux yeux des Américains. L'American way of life a certes également incarné l'idée d'un système de valeurs plus matérielles. Mais pour les Américains allant au cinéma deux fois par semaine, Hollywood a fondé une religion polythéiste qui se devait aussi d'être en conformité avec le pouvoir et l'économie, parfois jusqu'à la caricature. Sans aller jusqu'à paraphraser ou adapter Dumézil (Jupiter, Mars, Quirinus), il faut voir dans le triangle Washington/New York/Hollywood le moteur de la puissance et de la domination américaine au cours du siècle.
Si Hollywood a été supporté par le capitalisme hollywoodien, il a aussi nourri et légitimé le capitalisme américain.
Les Mogols.
Dès les années 20, les studios deviennent des entreprises de taille respectable qui conçoivent, produisent et vendent, avec un objectif de profit maximal. Il y a donc de facto normalisation de la gestion, bien que le management cinématographique en général et hollywoodien en particulier conserve sa singularité, et que les dirigeants ne se déprennent pas de l'ambition violente et des penchants tyranniques qui leur valurent d'être qualifiés de mogols (thé moguls). L'examen des résultats financiers des firmes hollywoodiennes offre quant à lui un visage contrasté. D'excellents résultats sont obtenus par la Loew's tout au long de son histoire jusqu'en 1947, par la Paramount et la Fox avant la crise et à partir de 1936, par la Warner à la fin des années 1940. Les performances sont plus en demi-teinte dans les autres cas.
Il s'agit de comprendre les fondements de la compétitivité plus ou moins grande des studios, en regard des critères reconnus de performance économique et financière. Si l'on se réfère pour cela aux conceptions désormais classiques du Prix de l'excellence, on peut rappeler que les critères mis en exergue sont : le parti pris de l'action ; l'écoute du client ; l'autonomie et l'esprit d'entreprise ; la productivité par la motivation du personnel ; la loi des valeurs partagées ; le souci de s'en tenir ce que l'on sait faire ; une struc-ture simple et leégère ; la souplesse dans la rigueur.
Cctte méthode contemporaine d'analyse décline au plan du management des principes de bon sens qui valent pour 1'écono-mie de marche en geénéral (bonne connaissance de soi-même et de ses capacites, satisfaction du client, dynamisme et fluidité du management). Elle s'applique largement aux entreprises integrees qui for-ment 1'univers hollywoodien.
Le parti pris de l'action.
S'il est une chose qui appartient sans ambiguité à la culture hollywoodienne, c'est bien le sens de 1'action. Qu'il s'agisse de 1'activité frénétique des debuts ou de la production plus régulée qui a pris sa suite, la nature même du cinema lui confère cette qualité, et ce n'est pas faire preuve de subjecti-viteé que d'affirmer que le cinema suscite davantage la passion -l'un des moteurs de l'action - que 1'industrie de la machine-outil ou celle de la chimie lourde. Mais, au-delà de cette évidente cons-tatation, les managers et les firmes hollywoodiennes s'inscrivent très fortement dans une logique d'action. Billy Wilder, en commentant le livre de Fitzgerald, Le Dernier Nabab, critique la vision quel-que peu aseptisée qui y est donnée d'Hollywood et donne ses pro-pres idees à ce sujet :
« Dans le livre de Fitzgerald, il y a de petites touches qui évoquent - outre Thalberg bien sûr -, Louis B. Mayer, Harry Warner, leurs fil-les, leurs maîtresses, mais je ne pense pas qu'il a vraiment vu ce qu'était ce monde. Ces gens d'Europe centrale possedaient l'énergie propre aux gens d'origine humble qui ont été ferrailleurs, voyageurs de commerce, fourreurs, puis propriétaires de salles miteuses où l'on payait cinq cents pour voir des images s'agiter sur écran, et qui se sont retrouvés producteurs ä Hollywood. Si analphabètes qu'ils fussent, il y avait en eux une passion, un engagement total, un goût du risque vis-à-vis de leur propre argent, car les banques ä cette épo-que n'avancaient pas les capitaux. »
II est parallelement frappant de constater que les milieux financiers et industriels traditionnels, lorsqu'ils exercent à Hollywood, non seulement le contrôle financier, mais aussi le pouvoir - il est vrai generalement ä la süite d'une crise ou d'erreurs de gestion -, prennent generalement de mauvaises initiatives en nommant un president de profil technocratique et en appuyant des décisions de réductions drastiques de budgets, sans qu'une veritable strategie de deéveloppement soit mise en oeuvre. Entre autres exemples, le profil des multiples presidents successifs de la RKO atteste cette idee. Cette priorite donnee ä l'action s'est concretisee dans le fonc-tionnement des entreprises. Les mécanismes d'apprentissage - aux-quels Peters et Waterman accordent la premiere importance - se sont developpés naturellement ä Hollywood. Les films B, tout par-ticulierement, ont ete un excellent moyen de tester de nouveaux acteurs, scenaristes, metteurs en seene, dans des opérations com-merciales peu risquées.
Ecoute du client.
Le deuxième critère determinant est 1'écoute du client. Il est subordonné à une question tout à fait essentielle : qui est le client ? Pour les entreprises qui produisent et distribuent, le client est 1'exploitant de salles. Mais pour les Majors, c'est le spectateur. Or, ü est incontestable que si les direc-teurs des studios (Mayer, Zanuck, etc.) avaient la responsabilité de produire des films qui fussent des produits proches du public et le satisfissent, les grands managers ont, quant ä eux, manifeste une veritable obsesslon du consommateur qui fut une clef déterminante de leur réussite. Ceci est lié au background de ces derniers : nom-bre d'entre eux avaient la double expérience du musk-hall et de la confection, et furent ainsi bien préparés ä commercialiser l'ima-ginaire ä une plus grande échelle.
Si l'on prolonge le raisonnement, il est édifiant de rendre compte du profil de ceux qui furent de bons managers ä partir des annees 30. Nicholas Schenk, Barney Balaban, qui a régné avec bonheur sur la Paramount ä partir de 1936, Sydney Kent et Joseph Schenk pour la Fox de 1935 ä 1941 (Kent en ayant ete le président depuis 1933), Spyros Skouras les annees suivantes jusqu'en 1951, et Charles Koerner pour la RKO de 1941 à 1946 - seule période vraiment prospère pour cette compagnie - présentent une même caractéristique : 1'expérience antérieure de 1'exploitation. La proximité de 1'entreprise et des consommateurs était ainsi préservée par la culture même du manager.
Le cas de United Artists mérite d'être examiné. Il est au premier abord séduisant qu'une firme ait été créée et contrôlée par Chaplin, Fairbanks, Griffith et Mary Pickfbrd, car cela pouvait garantir une certaine indépendance des metteurs en scène, un contre-pouvoir face à la montée en puissance des businessmen. Mais la créativité émoussée des fondateurs, jointe à la partialité de leurs jugements esthétiques et à leur désir de garder le pouvoir, ont bridé le développement de UA. C'est ainsi que Darryl Zanuck et Joseph Schenk quittèrent ce studio pour créer la 20th Century-Fox.
Au total, une clef de la réussite hollywoodienne fut la concentration sur une cible : le spectateur, les Majors n'ayant pas eu à se procurer des intermédiaires.
Les progrès réalisés dans les années 20 dans la gestion des salles (qui va jusqu'au contrôle de la température et de l'humidité) témoignent de l'attention portée au client. Ils reposent sur l'utilisation des techniques qui ont permis le développement des grands magasins quelques années auparavant. Un peu plus tard, les compagnies trouveront avec les boissons rafraîchissantes, et surtout, bien sûr, le pop corn, le moyen de gagner des sommes conséquentes tout en satisfaisant les spectateurs, peu sensibles au désagrément inhérent à la perception continuelle, subie, et sonore, des entre-choquements mandibulaires. On notera enfin que la tradition de l'écoute du client s'est prolongée dans le temps dans certains cas, au moins pour les entreprises qui ont connu des bouleversements suffisamment limités pour garder leur identité. C'est le cas de Disney ; ainsi que le relate Le Prix d'excellence, tout nouvel entrant au sein de l'entreprise doit préalablement suivre les cours de l'université Disney et réussir l'examen « tradition ». Dans ce cadre :
« Disney attend du nouveau membre de la distribution qu'il connaisse un peu l'entreprise, son histoire, son succès, et son style de gestion avant qu'il ne commence à travailler. On montre à tous comment chaque division est reliée aux autres et comment chacune "a rapport avec le spectacle". »
Autonomie et esprit d'entreprise. - Pour Peters et Waterman, l'autonomie et l'esprit d'entreprise sont le ciment du développement. Il s'agit notamment de mettre l'accent sur l'innovation et ses conditions. Dans le cas hollywoodien, on peut distinguer l'innovation technologique et l'innovation de création. La seconde n'est pas mesurable dans le cadre de cet article.
En ce qui concerne le premier aspect, la réceptivité à l'innovation sonore et l'anticipation de l'impact du parlant ont précisément permis à la Warner et à la Fox de revenir dans le peloton de tête des Majors. La diffusion du Technicolor donne l'occasion à la Fox d'occuper sur ce terrain une position de pointe. Sous l'impulsion de Zanuck, elle réalise de 1935 à 1950 le plus grand nombre de films en couleurs, devant la Metro-Goldwyn-Mayer. L'adaptation des studios à la révolution télévisuelle sera plus difficile. Seule la Para-mount anticipe bien le changement. Mais elle sera empêchée en 1948 de développer cette dimension tout en conservant son métier d'exploitant de salles, du fait d'un dispositif antitrust.
Sur le plan du fonctionnement interne, le cas hollywoodien illustre qu'esprit d'entreprise et autonomie - qui constituent ensemble une alternative à l'empire bureaucratique - ne vont pas toujours de pair. Cette question est bien illustrée dans une lettre que Jean Renoir adresse en 1942 à son frère, l'acteur Pierre Renoir.
«Je t'ai parlé de l'ancienneté des gens qui travaillent dans le métier. Cette ancienneté a créé un état de choses tout à fait particulier. Ces gens ont fini par se classer dans les studios en "départements". Tu as le département de la décoration, le département des costumes, le département des opérateurs, lui-même subdivisé en département des effets spéciaux, département des trucages, département des opérateurs d'extérieurs qui voyagent au loin, etc. Je passe les départements de la publicité, des scénarios, des services d'engagement des acteurs, le département financier, le département légal. Et tous ces départements sont devenus très forts et très autonomes. Leur bon côté c'est qu'ils barrent la route aux amateurs. La plus grande vedette ou le plus grand producteur peuvent difficilement introduire le moindre cousin. Le mauvais côté c'est qu'ils sont devenus comme des forteresses, et que si un metteur en scène n'a pas un grand prestige personnel, il lui est très difficile de faire la liaison. »
La motivation du personnel.
Le quatrième critère de performance est la productivité par la motivation du personnel. Son moteur est le respect de l'individu, quelle que soit sa place dans
la hiérarchie. Mais dans le contexle hollywoodien, il semble bien que le respect soit sélectif.
On peut considérer qu'il existe trois catégories de personnes :
- 1'état-major, au niveau du siège et également du studio,
- l'ensemble des producteurs, metteurs en scène, acteurs, scénaristes et autres métiers affiliés sous contrat de long terme,
- les autres employés qui, souvent, le sont au mois.
Les états-majors hollywoodiens sont parmi les mieux payés de toute l'économie américaine : Louis B. Mayer déclare au fisc 1 161 753 dollars en 1937, soit le plus haut salaire aux Etats-Unis. Barney Balaban, Spyros Skouras, Nicholas Schenk, Darryl Zanuck ont également des revenus annuels de plusieurs centaines de milliers de dollars. Ceci représente toutefois un nombre très limité de personnes : en 1938, seuls 15 dirigeants touchent plus de 75 000 dollars par an (soit 800 000 dollars actuels).
Si l'on regarde maintenant les revenus hollywoodiens dans leur ensemble, on constate qu'il existe un grand nombre de salaires élevés. Au total, 200 personnes (y compris les dirigeants) perçoivent en 1938 plus de 75 000 dollars, dont 39 producteurs, 80 acteurs, 45 metteurs en scène, 17 scénaristes, 4 directeurs musicaux. Symétriquement, plus de la moitié des acteurs et scénaristes employés gagnent moins de 5 000 dollars. La structure salariale est donc très dispersée et pyramidale.
L'innovation juridique hollywoodienne repose sur l'assujettissement de toutes ces professions à des contrats de long terme. Il ne s'agit pas de contrats collectifs. Chaque clause de chaque contrat peut donner lieu à des négociations longues et à des variantes multiples. Les studios s'attachent en général pour sept ans les services d'un artiste, mais peuvent se dégager : le contrat prend la forme d'une option réévaluée à des dates échelonnées.
Des articles très stricts conditionnent la productivité, ou encore le nombre de refus que metteurs en scène ou acteurs, par exemple, peuvent effectuer sur une période donnée. Le plus frappant, bien sûr, est l'existence des clauses relatives à la vie privée stipulant que rien dans le comportement des employés ne doit déroger à l'image des compagnies.
L'existence de ce système contractuel peut donner lieu à différentes interprétations. La plus logique en termes de gestion est de considérer que dans la production d'objets virtuels que constituent
les films, les producteurs, metteurs en scène, acteurs et scénaristes, entre autres, constituent un capital, aussi bien que des sources de dépenses comptabilisées annuellement. Ces éléments de capital sont négociables. Ils peuvent être prêtés, vendus, échangés. C'est ainsi que Clark Gable, sous contrat à la Metro-Goldwyn-Mayer, se vit infliger comme une punition un tournage à la Columbia, celui de New York-Miami.
Il s'avère qu'Hollywood a appliqué bien avant la lettre le principe du capital humain, développé sur le plan théorique à partir des années 60, et l'a exploité jusque dans ses aspects les plus déshumanisés. La star, dans ce contexte, revêt un statut spécifique. Elle est à la fois matière première, produit et capital. Ceci est un cas exceptionnel, qui ne se retrouve partiellement que dans des circonstances où le marketing met l'accent sur une figure humaine qui prend part à la conception et à la production et est mise en avant, ce qui a lieu souvent pour les produits créatifs. Mais même dans cet univers, la figure n'est pas le produit. S'éclaire ainsi la phrase de Zukor selon laquelle l'industrie hollywoodienne a été fondée sur la star.
Pour ce qui est de la troisième catégorie, les choses sont beaucoup plus simples. Au total, Hollywood a compté à la fin des années 30 environ 30 000 employés, dont 13 000 au mois. Ces professions ne sont pas déterminantes pour les films. Les personnes sont interchangeables, et leurs noms ne figurent pas au générique. La logique qui prévaut relève donc du marché du travail, assortie d'un paternalisme parfois exacerbé comme au sein de la Warner. Le Prix de l'excellence cite certes l'esprit de famille, mais dans une perspective différente. Il est vrai que l'époque était autre, et que le respect de l'individu pour les catégories non prioritaires passait plus par le New Deal que par des politiques d'entreprise, sans que dans les conditions du moment la performance des firmes s'en trouvât affectée.
La loi des valeurs partagées.
La loi des valeurs partagées, cinquième critère du Prix de l'excellence, se rapporte à la culture d'entreprise. Cette dernière, dans les meilleures entreprises, serait définie par des valeurs de référence, « et par la façon dont les leaders ont créé des environnements passionnants grâce à leur intérêt personnel, leur persévérance et leur intervention directe - à tous
les échelons de la hiérarchie ». Dans le cas hollywoodien, ce principe peut être exemplifié par la description de la physionomie des Majors.
C'est au niveau des studios que la notion de valeur prend sa dimension la plus intéressante, car la spécificité de la culture de chaque studio transparaît dans ses films. Ainsi la Metro-Goldwyn-Mayer, sous la houlette autoritaire de Louis B. Mayer, a produit des films de styles très divers (elle est considérée par J. Mankiewicz comme le paradis des scénaristes), plutôt haut de gamme et traditionnels (le « Tiffany de l'industrie cinématographique »). Son incontestable raffinement émane en particulier de certains de ses départements, en premier lieu de celui des décors et de Cedric Gibbons, ainsi que du sens du détail et de la précision qui animaient plusieurs responsables, tels Thalberg. La culture de la Fox est quant à elle plus clinquante et moins subtile. Il s'agit de faire un maximum d'effets avec un minimum de temps et d'argent, comme l'illustre l'époque Shirley Temple.
Le sentiment de liberté artistique qui prévaut dans les productions de la Paramount découle de structures plus floues, d'un bon niveau d'éducation, et d'une bonne culture générale de la part des producteurs. Un exemple opposé est celui de la Warner, où l'autoritarisme de Jack Warner joint au paternalisme de Harry Warner ont conduit, dans l'atmosphère d'une entreprise sous-payant ses salariés, à la production de films souvent peu ambitieux - hormis les cas de films à thèmes sociaux qui sont restés dans nos mémoires. La valorisation de l'autorité et du chef transparaît tant sur le plan interne que dans les réalisations, telle Mission à Moscou (tandis qu'à la Metro-Goldwyn-Mayer, le principe d'autorité est au contraire occulté : Pancho Villa dans Viva Villa et la reine Christine ont en commun de quitter volontairement le pouvoir). Le traditionalisme hiérarchique de la Warner explique les importants conflits de la direction avec les scénaristes et les acteurs - notamment Bette Davis et Errol Flynn.
Le cas de la RKO, enfin, est paradoxal. On pourrait imaginer que le turn-over très rapide des dirigeants ait eu des conséquences déplorables sur le climat interne, mais il a entraîné au contraire une accoutumance aux bouleversements, et l'absence de politique de studio a créé paradoxalement des espaces de liberté, appréciés des metteurs en scène. Élément déterminant du système hollywoodien, la variété des cultures et des systèmes de valeurs sera, au fil du temps, émoussée par le changement de métier, le maccarthysme, et l'accroissement de la part de collaboration avec des producteurs, metteurs en scène et stars devenus indépendants.
S'en tenir à ce que l'on sait faire.
Le sixième critère - « s'en tenir à ce que l'on sait faire » - a trait au métier de l'entreprise et au danger qu'il y a à vouloir sortir de territoires connus en pra-liquant des stratégies de diversification.
Il apparaît que le métier des compagnies hollywoodiennes a été, jusqu'en 1950, de produire un flux régulier et de distribuer des spectacles cinématographiques, tout en les diffusant si possible dans leurs propres salles. Cette activité a été créée par les grands managers et producteurs hollywoodiens, et il n'y a pour eux aucune ambiguïté sur la nature d'un métier, dont ils n'ont pas imaginé, pour la plupart d'entre eux, qu'il pourrait se transformer.
Lorsque les conditions ont changé, le poids des ans, l'usure du pouvoir et l'importance des transformations eurent raison de plusieurs des grands responsables. La mutation a mis fort longtemps à donner naissance à des formes professionnelles conformes au nouveau métier. C'est en 1970, en pleine crise hollywoodienne, que John Ford déclare qu'Hollywood est mort. C'est en 1973 que Joseph Mankiewicz condamne la nouvelle gestion avec beaucoup de virulence :
« On essaie de maintenir ce concept idiot d'industrie, alors que ce n'est pas une industrie. Les carpetbaggers et les pillards qui la dirigent maintenant, ou bien la pressent comme un citron pour la vendre ensuite en biens immobiliers, ou bien, représentant des grandes firmes et s'en occupant à leurs heures de loisir, se moquent complètement de ce qu'est le cinéma. Du moins, Mayer, Warner, Cohn, ces hommes horribles, aimaient-ils ce qu'ils faisaient et pensaient-ils que ces duchés qu'ils avaient créés allaient exister éternellement. »
En résumé, il n'y a jamais eu de risque de changement abusif de métier de la part des firmes hollywoodiennes. À l'inverse, il y a eu manque d'adaptation à un nouvel environnement économique et professionnel. C'est peut-être seulement la faculté d'analyse, de recul et de conceptualisation, le « regard éloigné », qui ont fait défaut aux leaders hollywoodiens, en les prévenant une transition plus offensive et sereine.
Une structure simple et légère.
Le septième critère se réfère à la nécessité d'une structure simple et légère. C'est une forme de réponse à l'accroissement excessif de la complexité de gestion. Une entreprise performante doit fixer simplement les priorités et les responsabilités. Les structures de management hollywoodiennes sont simples, tout en étant parfois équivoques. Une condition nécessaire à l'obtention des bonnes performances a été la présence d'un bon président, entouré d'un état-major efficace, donc d'une équipe, qui toutefois avait besoin de plusieurs années avant d'obtenir de bons résultats. Une seconde condition nécessaire de succès était un studio bien dirigé, comportant également un état-major de valeur. Ainsi le succès de la Metro-Goldwyn-Mayer, en dehors de Mayer, doit beaucoup à Thalberg jusqu'en 1936, et aussi à Mannix et Thau.
En bref, les états-majors sont restreints, et travaillent au sein des entreprises performantes au service d'un leader incontesté. Mais ce qui fait davantage la spécificité hollywoodienne est bien le bicé-phalisme dans la direction, même s'il y a supériorité hiérarchique formelle du gestionnaire sur le producteur.
Malgré de nombreuses mésententes, ou grâce à elles, les tandems Loew/Mayer, Kent/Zanuck, ou Thomas /Zanuck, éventuellement celui des frères Warner (Harry et Jack), et en remontant dans le temps Zukor/Lasky, Fox/Sheehan, ont tous été les garants conjoints d'une bonne efficacité managériale, et la performance financière des studios a de fait été meilleure lorsqu'un bipôle présidait aux destinées des entreprises. Ceci n'est pas un dogme, et il a pu s'avérer qu'un troisième personnage intervînt utilement dans le processus. Sa nécessité se justifie toujours par une explication simple et logique qui a trait à la fluidité de la liaison entre New York et Hollywood, et au profil du responsable du studio. Joseph Schenk, protagoniste de la Twentieth Century-Fox avec Zanuck, a sans nul doute stabilisé jusqu'en 1940 les relations entre la nouvelle production et l'ancien état-major de la Fox, et il faut parler d'un trio Kent /Schenk /Zanuck. Le responsable officiel du studio Paramount sous l'ère Balaban est Frank Freeman. Mais celui-ci est un gestionnaire, qui a donc besoin à ses côtés d'un directeur de la production.
L'édification de ce système de gestion est, sans conteste, une
innovation hollywoodienne. Elle s'inscrit dans la logique d'un équilibre dialectique entre les produits et les finances. Elle se traduit par l'affirmation d'une équipe à visage humain, quoique bicéphale, très investie dans le développement de l'entreprise, au contraire des cas où le sort des firmes hollywoodiennes a dépendu de pâles technocrates, soumis, qui plus est, à une rotation contre-productive, ou a souffert des déplorables extravagances d'un Howard Hughes.
Il pouvait arriver que l'on prit explicitement conscience de cette condition de succès. Lorsque Joseph Kennedy - cofondateur de RKO et père du président - audite la Paramount en 1936 à la demande du conseil d'administration, il conclut notamment dans son rapport qu'il faut nommer à la tête du studio un responsable à part entière, en sus d'un nouveau président pour l'ensemble.
La souplesse dans la rigueur.
Le huitième et dernier critère du Prix d'excellence, « la souplesse dans la rigueur », est considéré par Peters et Waterman comme une synthèse des précédents. Il illustre « la coexistence d'une ligne directrice centrale ferme et d'une autonomie individuelle maximale ».
Peters et Waterman soulignent également dans ce contexte, avec un souci du paradoxe séduisant mais assurément excessif que les grands managers tels Watson, Hewlett, Packard, Mars, MacPher-son, ont le grand mérite d'être simplistes, caractéristique souvent reprochée, en substance, aux Mogols hollywoodiens. Il est vrai toutefois qu'un bon management économique, voire politique, passe par la redécouverte de la simplicité à un niveau plus élevé, conformément à une logique cartésienne.
Souplesse et rigueur dépendent aussi largement du mode d'organisation interne. Le principe général est que la détermination de la production et des budgets est effectuée par New York, en liaison directe avec Hollywood. Une fois ce cadre déterminé, le responsable du studio organise les modalités d'un travail qui s'effectue pour la suite à son niveau. Certains studios fonctionnent de façon traditionnelle, à la manière d'une PME ou plutôt d'un atelier. À la Warner, les producteurs sont considérés comme des superviseurs, voire des agents de maîtrise. Cette organisation permet un contrôle total sur le processus de production, mais elle est aussi le
reflet des insuffisances des responsables de l'entreprise, et un facteur important d'inefficacité managériale. Les autres studios laissent davantage de poids à la décentralisation. Le cas le plus intéressant est sans conteste celui de la Metro-Goldwyn-Mayer, qui sous l'autorité de Mayer, comporte quatre à cinq unités de production, dirigées chacune par un responsable différent, et qui gèrent chacune six à huit films par an. Ce modèle de production décentralisée avait été mis en place par Sloan à la General Motors dans les années 20, avant de l'être à Hollywood dans les années 30 (et d'abord à la Metro-Goldwyn-Mayer). En théorie du management, il a l'image de faciliter la gestion de la complexité et les initiatives individuelles, et présente simplement le risque de l'occurrence d'une décentralisation excessive.
La combinaison de la décentralisation des unités de production et de la présence de départements caractérisés par une compétence définie (décors, musique...) se traduit ipso facto par un organigramme matriciel. Cela garantit la stabilité et le professionnalisme en permettant la diffusion des savoir-faire dans toutes les activités régulières et dans les nouveaux projets de l'entreprise. La multiplicité des interactions peut être source de conflits et requiert une compétence accrue de la part de l'ensemble des responsables, ainsi qu'un pilotage plus fin du système qui se définit par le fait que s'y entrecroisent deux types de segmentations des activités de l'entreprise.
Il apparaît in fine que la métaphore familière de mogol doit être complétée pour ne pas être trompeuse. Conformément à ce qu'écrit Alain Masson, les meilleurs dirigeants hollywoodiens, tout en se comportant parfois en despotes impulsifs, se révèlent avoir souvent été des souverains organisés. C'est lorsque l'autorité s'est exercée dans un tissu de savoir-faire et des compétences structurées
- au prix de quelques rigidités - que les performances économiques furent les meilleures.
En définitive, la présence des Mogols a assurément constitué un facteur clef de réussite hollywoodienne, mais il fallait néanmoins que la règle du bicéphalisme et le professionnalisme des studios - qu'ils pouvaient avoir eux-mêmes développé - les contraignissent suffisamment pour que fût respecté l'équilibre des pouvoirs et des responsabilités.
Pascal Morand
In Hollywwod 1927-1941 (Alain Masson, dir.), Paris : Editions Autrement, 1991

HOLLYWOOD, 1927-1941. La propagande par les rêves ou le triomphe du modèle américain
Sous la dir. d'Alain Masson
Editions Autrement
Résumé :
Hollywood années 30 ! La grande fabrique de rêves. Le cinéma vient de triompher du silence. Les vedettes gardent leur mystère. Le style des films américains, après l'expressionnisme allemand et les grandes inventions soviétiques, avant le néo-réalisme et la Nouvelle Vague, s'impose sans conteste. Dès 1940, la cité du cinéma illustre, avec autant de sagacité que d'efficacité, les raisons que les Etats-Unis auront d'entrer en guerre. Avec New-York, sommet financier, et Washington, sommet politique, Hollywood s'affirme alors comme le troisième pôle de la puissance américaine : là se construisent et se diffusent les normes morales de l'Empire ; là se mettent en scène et en images les mours et modes de vie américains qu'il va proposer à la terre entière. On parlera ici du monde qui fut celui des films et des stars : studios, rituels, méthodes, conflits syndicaux et politiques qui dessinent la première " machine de diffusion " que le monde ait connue. Cinquante ans après, et malgré ses crises, elle reste encore au cour du système.
Sommaire :
- La première grande machine de diffusion
- Hollywood et Los Angeles : un mariage difficile
- L'industrie
- Le capitalisme hollywoodien et les Mogols
- Les rituels des studios
- Le son contre l'image ou la bataille des techniciens
- Le décor : l'hégémonie de Cedric Gibbons
- L'aventure exemplaire de la Metro-Goldwyn-Mayer
- La colonie
- L'artifice en société
- Les engagements d'un artiste
- Les cliques et les castes hollywoodiennes
- En exil au paradis, les écrivains
- Une architecture hallucinée
- Le rêve
- Quand les films s'appelaient des " photoplays "
- Radio et cinéma
- Images et marchandises
- L'illusion de l'apparence
- La propagande
- Syndicalisme, censure et ordre moral
- Du conservatisme à la propagande antinazie


GOMERY, D., Hollywood. L'âge d'or des studios, Cahiers du cinéma, Editions de l'Etoile, Paris, 1987