LE CINEMA AMERICAIN SOUS REAGAN
Y. Dahan
Extrait de la revue les Cahiers d'histoire immédiate , N°10 (automne 1996), pp. 25-52
Le cinéma tient depuis ses débuts une place cruciale aux Etats-Unis puisqu'il a cherché à visualiser l'histoire de l'Amérique, de la réécriture des origines que constitue l'épopée du Western avec les oeuvres de Griffith ou Porter aux derniers films de 1996 qui proposent une lecture de la société américaine comme Fargo des frères Coen ou Sunchaser de Michael Cimino.
Etudier l'histoire immédiate des Etats-Unis implique donc d'interroger son cinéma. Néanmoins, analyser en quoi le cinéma sous Reagan peut éclairer l'histoire des années 1981-1989 est une question beaucoup plus complexe qui exige quelques précautions d'usage. Il est d'abord nécessaire d'établir un corpus, c'est à dire avoir une connaissance presque exhaustive des quelque 2000 à 2500 films sortis sous les deux mandats Reagan, tout en sachant qu'il sera sans doute impossible de ne pas déborder d'au moins dix ans avant et après cette période. Ensuite, il convient d'établir une stratégie. Son axiome de départ doit être le refus de toute sélection esthétique ou artistique car les films commerciaux ont autant à dire sur leur époque que les films intellectuels, mais de manière différente. Son objectif doit être une méthodologie capable de prendre en charge les aspects sociologiques, artistiques, philosophiques et moraux du cinéma tout en ne quittant pas le champ de l'histoire. Ce travail de présentation a donc comme seule ambition de distinguer sur la période 1981-1989 des grands mouvements cinématograple corps social mais aussi de se poser la question de sa représentativité.
Tout d'abord, il existe, en schématisant, trois types de système de production aux Etats-Unis. Le premier, que l'on pourrait qualifier, selon le terme usuel, de cinéma commercial, se trouve totalement aux mains des Majors , c'est à dire cinq ou six grandes entreprises de production de films. Le terme de film commercial est toutefois trompeur. Cela ne signifie pas que seules leurs productions aboutissent à des succès commerciaux, ou qu'ils soient simplement rentables. Le terme provient, en fait, d'un simple axiome de départ, l'intention pour ces grandes sociétés de produire des films qui plairont au plus grand nombre. Et même si cela ne fonctionne pas toujours, il demeure systématiquement une volonté de consensus. Tant que faire se peut, les producteurs ne financeront que les films qu'ils penseront correspondre à une hypothétique idéologie dominante.
A coté de ce système se trouve le circuit que l'on qualifie généralement d'indépendant, même si cette expression galvaudée ne veut plus dire grand chose. En général, il s'agit de toutes les sociétés de productions autres que les Majors , c'est à dire de petites entreprises avec de faibles moyens et qui n'ont que rarement la possibilité de promouvoir convenablement leurs films. En cela, et là encore en général, elles essaient de s'investir d'une mission de découverte, celle de nouveaux et probables talents. Sinon, elles comptent sur une éventuelle notoriété des metteurs en scène qui travaillent pour elles. Mais cela ne les empêche pas de réaliser des films qui obtiendront un succès important. L'exemple récent de Pulp fiction le démontre assez bien, ainsi que celui d'Arizona Jr des frères Coen en 1986. Dés lors, on se confronte à deux systèmes aux moyens excessivement inégaux et qui reposent sur deux options radicalement différentes. Le premier sur l'argent, le spectacle, le divertissement et le star system ( rare en effet, à part Spielberg, sont les réalisateurs connus ). Le second, à vocation artistique, sur des courants de pensées alternatifs, sur la notoriété, parfois, de leurs metteurs en scène et rarement de leurs acteurs et sur le bouche-à-oreille ou les prix festivaliers.
Cependant, on a trop souvent tendance à oublier une troisième voie dans ce système apparemment bicéphale. Celle de toutes petites sociétés de productions, souvent plus pauvres que les sociétés indépendantes, et qui n'existent que pour exploiter les grands succès commerciaux des Majors, en réalisant des plagiats de blockbusters, souvent destinés au marché vidéo. Dans la mesure où la circulation de leurs films ne s'effectue que rarement dans les circuits de salles, il n'est pas primordial de les étudier en détail. Cependant, ce sont elles qui participent des phénomènes qui peuvent suivre le succès d'une Major . Inconsciemment, sans doute, mais de manière non négligeable, elles servent ces grandes compagnies en leur proposant une publicité involontaire. Un exemple : à la suite du succès de Rambo 2, de Gorges Pan Cosmatos, une quantité impressionnante de longs-métrages a été réalisée en reprenant exactement le même scénario. En sachant que Rambo 2 était lui-même le plagiat éhonté d'un film moins connu, Retour vers l'enfer , de Ted Kotcheff, on peut mesurer l'effet à la fois cyclique et réducteur de la production commerciale durant ces années.
Ce premier point en entraîne un second, plus pernicieux en ce qui concerne le cinéma et son rapport à l'histoire. Le cinéma sous Reagan a fait l'objet d'une violente critique, souvent unanime, et dont le reproche était son uniformisation sous les valeurs réactionnaires de la révolution reaganienne, ainsi nommée dès 1981. Cinéma patriotique, raciste, puritain, guerrier et bêtifiant, véritable incarnation d'une idéologie rétrograde dont l'acteur Reagan se faisait le porte-drapeau. Ceci n'est pas faux, mais il ne s'agit en aucun cas d'un cinéma idéologiquement dominant qui servirait un public idéologiquement unanime. Si le cinéma commercial est dominant financièrement, de par le nombre de ses circuits de diffusion et de par la publicité qui l'entoure, il ne l'est en aucun cas en terme de quantité de films. Les indépendants produisent autant de films que les Majors et il est difficile de savoir si les idéologies qu'ils véhiculent correspondent davantage à celles du public. Il s'agit donc de faire remarquer très simplement que le cinéma américain est composé d'autant d'idéologies qu'il existe de films, tous systèmes de productions confondus.
LES DIFFÉRENTS MOUVEMENTS CINÉMATOGRAPHIQUES SOUS REAGAN
Les historiens le savent pertinemment. Il n'existe jamais de rupture brutale dans l'histoire et il en est de même en ce qui concerne le cinéma américain des années 80. Et pourtant, des événements majeurs, en termes artistiques, vont se produire et rompre avec les différentes orientations que le cinéma américain tendait à prendre jusqu'à la fin des années 70. Certes, il s'agira de petites révolutions mais qui ont leur importance quand on tentera de les inscrire dans l'histoire politique du moment. Aussi est-il clair que la spécificité du cinéma américain ne commence pas en 1980 et ne se termine pas en 1990 ainsi qu'elle ne correspond pas, idéologiquement, à l'investiture de Reagan en 1981 pour s'évaporer à l'arrivée de Bush en 1989. Néanmoins, il existe un cinéma sous Reagan, et nous pourrions dire un cinéma de Reagan. Ce dernier aura, bien sûr, des filiations directes avec le cinéma des années 70 et même celui des années 40 ou 50, mais il trouvera sinon son point d'orgue pendant ces huit années du moins sa totale correspondance avec le politique des années 80. La question essentielle est donc celle de la spécificité du cinéma américain sous Reagan. Et en cela, un rapide préambule est encore nécessaire. Car pour se poser la question d'un lien possible entre l'histoire et le cinéma, il faut avant tout chercher à savoir si, entre deux périodes différentes, entre deux périodes aux événements et aux politiques distincts, une faille dans l'histoire de ce médium s'est produite, s'il y a eu rupture et/ou continuité. C'est en observant l'évolution préalable du domaine cinématographique en lui-même que nous pourrons comprendre s'il s'inscrit dans l'histoire de son pays en un temps donné et non l'inverse, souvent appliquée, qui consiste à chercher une vraisemblance historique dans les films. Pour ce faire, essayons de voir brièvement les grandes lignes de l'histoire du cinéma américain dans les années 70.
Le premier phénomène significatif, c'est l'émergence et la confirmation d'un cinéma d'auteur aux préoccupations historiques, sociales et politiques. Consécutif aux troubles de la guerre du Vietnam et soutenu par les grands mouvements contestataires des années 70, le cinéma s'est engagé politiquement. Des metteurs en scène apparaissent qui deviendront plus tard célèbres, Francis Ford Coppola, Martin Scorsese, Stanley Kubrick, Sydney Lumet, Woody Allen, Alan Pakula, Michael Cimino, John Schlesinger. Tous ont cette volonté commune de se réapproprier les genres codés du cinéma hollywoodien, celui des années quarante ou cinquante pour les transformer de façon à ce qu'ils s'inscrivent dans une perspective socio-politique ou historique. Qu'il s'agisse de Taxi driver , d'un Après-midi de chien , des Trois jours du condor , des Hommes du président , de Network , d'Apocalypse now , ou encore de Voyage au bout de l'enfer , tous ces films pointent du doigt les erreurs du système et révèlent ce qu'on pourrait appeler les crises américano-américaines : échec des guerres à l'extérieur, surmédia-tisation des conflits, inégalités sociales, corruption du politique. Ces films prenaient donc pour cadre le Vietnam, le Watergate, ou encore la Guerre Froide. En un sens, il s'agit de films militants. Le mythe hollywoodien n'était pas exhumé pour être dénoncé. Il était judicieusement utilisé pour révéler la crise identitaire d'un pays au regard de conflits rappelant les pages sombres de l'histoire américaine. C'est pourquoi le système de genre était encore prégnant ( ce n'est que dans les années 80 que d'autres indépendants préféreront se tourner vers la narration libre, inspirée de la nouvelle vague française ).
Ces auteurs des années 70 ont beaucoup fait parler d'eux mais est-ce suffisant pour affirmer que cette période symbolisait dans son ensemble une prise de conscience du cinéma comme vecteur artistique d'une réflexion sociale et politique, qui plus est historique ? Oui et non. Non, parce que ce travail audacieux de réflexion, de miroir déformant de la société américaine était depuis longtemps engagé par des metteurs en scène comme John Ford, Anthony Mann, Orson Welles ou Joseph Mankiewicz. Et oui, parce que pour la première fois dans l'histoire du cinéma américain, la peinture acerbe de la société par des auteurs indépendants allait être relayée par le cinéma commercial. Les séries policières comme celle de L'inspecteur Harry avec Clint Eastwood ou les comédies comme Little big man d'Arthur Penn, si en aucun cas elles ne rivalisaient avec les réflexions poussées des auteurs précités avaient le mérite de participer à cette démythification totale de l'idéal américain que prônait le cinéma des années cinquante: apologie de la famille, de la réussite personnelle par le consumérisme, du protectionnisme idéologique face à la Russie, ce que l'on appelait l' American Dream . Les héros ne sont plus mythiques : soit ambigus comme l'inspecteur Harry ( à tendance volontairement fascisante ) soit lâche comme Dustin Hoffman dans Little big man , soit torturés dans leur incapacité à affronter le système ( Pacino est l'incarnation de cette mouvance d'antihéros dans les années 70 ), ils reflètent tous une hésitation du cinéma à choisir le chemin idéologique à suivre. Le pays est plongé dans la confusion et le scepticisme. Le cinéma, qui exacerbe ou dramatise toujours à outrance les dérapages d'une société, plonge lui dans le pessimisme total. La crise ne met en cause que l'Amérique. Le conflit de pensée est intérieur. En témoigne la vague à succès de la « Black Exploitation », ces films tournés et joués uniquement par des noirs qui reprennent à leur compte le mythe du héros afin d'affirmer la nécessité de combattre le pouvoir blanc. C'est le début d'un ethnocentrisme idéologique, auquel le cinéma semble avoir profondément contribué, et qui se renouvellera fortement à la fin du second mandat Reagan. Toute la panoplie du cinéma américain de 1970 à 1977 semble donc refléter l'état ambiant de la société, comme si un consensus regroupait la population et les diverses formes artistiques, c'est à dire l'opinion, contre ce que Reagan appellera le Big Governement, l'interventionnisme excessif de l'état dans tous les domaines de la société, et comme si le spectre des Kennedy ou de Martin Luther King amplifiait à outrance le désarroi du moment. Un autre exemple significatif. Les plus grands succès de l'époque sont des films catastrophe ( La tour infernale ou Tremblement de terre ). Littéralement, tout s'écroule.
Comment se fait-il, alors, qu'en l'espace de cinq ou six années la production cinématographique américaine se métamorphose complètement, abandonnant l'engagement intellectuel au profit d'une régression artistique qui revient à l'apogée du système des studios des années cinquante ? C'est qu'entre-temps, l'acteur Ronald Reagan est entré à la Maison Blanche. Difficile alors, sur une aussi simple constatation, de ne pas supposer l'importance du cinéma comme source d'enseignement sur l'histoire de l'Amérique.
Ainsi, le cinéma hollywoodien, parallèlement à Ronald Reagan dans sa campagne électorale, va rejeter l'angoisse et la culpabilité historique qui imprègnent les années soixante-dix en lançant deux nouveaux genres à succès, le film merveilleux et le film d'action. Toutefois, à ces courants promus dans le monde à grand renfort de publicité, un nouveau cinéma répond dés 1985, celui des auteurs indépendants.
LE CINEMA PRÉCURSEUR : L'EXEMPLE DU FILM MERVEILLEUX
Même si cela ne parait pas correspondre avec les lois enseignées dans l'historiographie moderne, le début de ce changement qui allait métamorphoser le paysage cinématographique des années quatre-vingt s'opère à une date précise, en 1977, lors de la sortie en salle de la Guerre des étoiles . Ce film est le plus gros succès des trente dernières années et en cela il reflète bien, puisque les suites qu'il va engendrer le prouvent, une soudaine volonté d'oublier les lois de l'engagement social pour s'envoler vers des lieux imaginaires, vers des fictions intemporelles qui réitèrent les bases du conte de fées enfantin, en un genre merveilleux qui semble poindre au bon moment. Il n'est d'ailleurs pas étonnant qu'en cette fin de décennie, seuls les dessins animés de Walt Disney rivalisent au box-office avec la Guerre des étoiles . Son importance est d'autant plus capitale qu'il va engendrer une nouvelle mode du S pace-Opera qui ne se terminera qu'avec Le retour du Jedi en 1983. Entre-temps, nous aurons eu droit à E.T , au Trou noir et à Tron de Disney ainsi qu'à la série des Superman , des Galactica et autres Star Trek . Même James Bond en 1979 s'y fourvoiera dans Moonraker . Le temps est donc au renouveau du mythe mais dans ce qu'il a de déifié, de cosmique, puisque rarement nous pourrons y déceler des références à la réalité.
Ce genre va se trouver relayé par deux dérivés, le film d'aventure et le film d' Heroic-Fantasy . Le premier apparaît avec la sortie des Aventuriers de l'arche perdue de Steven Spielberg en 1980 et le second avec Conan le barbare de John Milius en 1981. Leur importance se vérifie là aussi par les innombrables suites, remakes et sous-produits qui en découleront. Le cinéma s'inscrit donc dans une logique probablement réclamée par la majorité du public (l'année dernière, le magazine américain Premiere avait révélé que plus de deux américains sur trois avaient vu la Guerre des étoiles et ses suites ). Certes, la Guerre des étoiles s'est créé quelques années avant l'investiture de Reagan. Est-ce à dire que son idéologie, et il y en a une, ne correspond pas à la politique du président sortant et à ses vues quant au changement? Ou bien ce film incarne-t-il une volonté majoritaire d'adopter un autre point de vue idéologique que ceux de Carter ou Nixon ?
Malheureusement, aucune preuve indubitable ne peut être fournie quant à l'adhésion possible d'une majorité du public. C'est là une des principales difficultés, et peut-être une des limites, de la recherche sur le cinéma comme source d'histoire immédiate. Mais si le public se rue en masse voir les suites d'un film à succès, on peut supputer qu'il adhère, même inconsciemment, à l'idéologie que véhicule le film. Et si le film en question, par une mise en scène que l'on se doit d'analyser, est en adéquation avec l'idéologie d'un gouvernement élu à la majorité, n'est-il pas possible d'admettre que l'imagerie déversée par le film corresponde à une attente de la part du public, peut-être même de la majorité de la population ? Et si une majorité d'Américains adhèrent non seulement à l'idéologie de Reagan mais aussi à son incarnation visuelle dans les films, ne peut-on pas considérer le cinéma comme source viable pour l'histoire de la pensée, des mythes et des représentations mentales ?
A son discours d'investiture, le président a laissé dégager deux idées au-delà de la pure politique (et les pratiques politiques n'intéressent que rarement le domaine cinématographique). Premièrement, la volonté d'une révolution reagannienne qui comportait certes la réduction de la fiscalité et le réarmement mais aussi un retour à des valeurs morales selon lui bafouées : travail, famille et patrie. Comme l'explique parfaitement Pierre Melandri, sa campagne était axée sur ces thèmes. Deuxièmement, la nécessité de croire en un avenir meilleur, le fameux Rendez-vous avec le destin , une utopie, celle de l'Amérique idéale des années cinquante que les difficultés présentes ne permettent pas encore de réaliser. Aussi la Guerre des étoiles et ses séquelles correspondent-elles à la volonté que Reagan dégage en 1981 et que L'Empire contre-attaque , le deuxième épisode sorti lors de la campagne, finira de démontrer. Certes, l'utopie ne peut être réalisée, il n'est donc pas encore temps d'inscrire la fiction dans une réalité difficile. Par conséquent, à l'instar de Reagan, ce cinéma rejette les difficultés présentes pour ne visualiser que les aspirations. La moralité peut donc commencer à être mise en scène.
Aussi la Guerre des étoiles est-il un film pétri des sentiments que valorisera Reagan, premier film en 1978 qui rejette l'ambiguïté des personnages, les troubles de la conscience et de l'identité ainsi que le ton pessimiste adopté jusque là. Travail, famille patrie. Si vous respectez cela, vous êtes dans le camp des bons vêtus de blanc. Sinon, vous êtes dans le camp des méchants vêtus de noir. Le manichéisme tant répandu dans le cinéma américain du début du siècle trouve son nouveau chantre. Des lors, il n'est plus étonnant de remarquer que les méchants sont désignés sous le terme d'Empire, référence explicite au discours de la nouvelle droite qui s'est répandu depuis que Reagan est gouverneur de Californie en 66 et qui désigne la Russie en ces termes. L'empire dans le film est une bureaucratie de fourbes, dirigée par un dictateur qui ne respecte aucune des valeurs précitées. S'ajoute à cela le visuel, la mise en scène qui les identifie, au détail près du costume, à des généraux soviétiques. Ceci est troublant mais on ne peut vraiment dire si le film a joué le rôle de médiateur vers une acceptation populaire des orientations idéologiques de Reagan. Cependant, lorsqu'en 1982, ce dernier donne à son projet, l'IDS, le nom de Guerre des Etoiles, on ne peut que se demander dans quelle mesure il a pu y avoir interactivité entre révolution politique et cinéma. En somme, le cinéma a-t-il influencé l'arrivée de Reagan au pouvoir, ou du moins est-il un moyen de nous renseigner sinon sur le politique en tout cas sur la pensée majoritaire de la population ? Néanmoins, et je l'expliquerai plus tard, un seul film ne peut en aucun cas nous éclairer sur l'histoire. Des données viables ne pourront provenir que d'une comparaison entre toutes les formes de cinéma. Aussi, bien que la Guerre des étoiles semble avoir correspondu aux idéaux de Reagan durant son élection, ce film ne peut correspondre aux différents mouvements de pensée qui traverseront sa présidence, encore moins à la vision cinématographique de la société des années 80. C'est pourquoi il est difficile de le considérer comme représentatif de cette spécificité du cinéma sous Reagan.
L'APOGEE DU CINEMA REAGANIEN
Le premier mandat de Reagan (1961-1964)
Ce préambule sur les années 70 était nécessaire car le cinéma de cette époque se retrouvera en partie durant le premier mandat Reagan de 1981 à 1984. Le glissement d'une forme de cinéma vers une autre prend évidemment du temps et ce n'est pas le jour de l'investiture de Reagan que le changement sera visible.
Poursuite du film démythificateur des années 70
Même si Reagan porte tous les espoirs de la majorité de la population, force est de constater que le changement promis de la société ne se fait encore qu'au niveau des idées. Le marasme économique de l'ère Nixon-Carter est toujours présent (même si ce dernier a fait baisser considérablement le taux de chômage), la méfiance de la population à l'égard des institutions à la suite du Watergate ne s'est pas encore estompée ( d'où l'habile critique de Reagan contre le Big Governement ) et la fracture identitaire et sociale, pour employer un terme à la mode, consécutive à la guerre du Vietnam n'a toujours pas disparu. Reagan arrive donc en annonçant, comme tout politicien, un avenir meilleur. Il se positionne en chantre d'un futur qu'il veut consensuel. Mais, malgré le dénouement heureux de la prise d'otages de Téhéran, les promesses électorales sont encore abstraites et ne font pas oublier les réalités. C'est ainsi que de 1980 à 1982, malgré les succès du Space-Opera , de l'aventure ou de l' Heroic-Fantasy , symboliques d'une volonté d'occulter la dure réalité au profit de mythes intemporels, orientations systématiques dans l'attente d'un changement rapide qui se préfigure, la spécificité du cinéma des années 70 se perpétue. Les grands auteurs comme Cimino avec la Porte du paradis , Scorsese avec Raging Bull , Coppola avec Coup de coeur , Kubrick avec Shining , Costa-Gavras avec Missing continuent leur parcours de démythification de l'Amérique soit en replongeant dans une réalité sociale en crise soit en ayant recours aux conflits récents de l'histoire américaine. A l'instar des films d'auteur, en ce début de décennie, on peut encore remarquer la présence de drames comme Reds de Warren Beatty sur le communisme, le Mystère Silkwood de Mike Nichols sur le danger nucléaire, ou de films policiers comme Cruising de William Friedkin avec Al Pacino sur l'homosexualité ou Scarface de Brian De Palma sur l'autre face du rêve américain (un élément est d'ailleurs symbolique : Pacino disparaîtra par la suite des écrans jusqu'en 1989 alors qu'il était une star dans les années 70), chacun à leur tour condamnant un aspect de la société et s'inscrivant encore dans une logique qui relie le film commercial au film d'auteur.
Le film d'horreur
Une nouveauté, qui n'en est pas vraiment une, voit aussi le jour en ce début de décennie, le film d'horreur, plus précisément le film gore , avec la série des Vendredi 13 , des Hurlements ou des Evil dead . En fait, la nouveauté ne provient que de la mise en image. A l'instar des films d'aventure ou des Space-Opera, qui ne faisaient que moderniser, par la mise en scène, les vieux films de pirates ou les westerns, le film d'horreur, lui, s'inscrit aussi dans une continuité en prenant le relais des films catastrophe. Si ce n'est plus le progrès qui tue comme dans la Tour infernale (le progrès sera au contraire valorisé sous Reagan), c'est un psychopathe ou un monstre, vieux démons de l'Amérique et incarnations des fautes originelles, qui trucident à tout va des innocents. Le sujet est le même et seule la violence diffère, plus excessive, plus sanguinolente, et qui correspond bien à l'image d'une population terrifiée par la situation morale et économique de son pays. Ce monstre, souvent flanqué d'une faucille ou d'un marteau, se positionne alors dans la droite ligne de la Guerre des étoiles , dans ce besoin de trouver un bouc émissaire aux catastrophes présentes, ce que Reagan a très bien compris en critiquant la politique de détente de Nixon et Carter.
Le coup d'arrêt à la contestation : La porte du Paradis de Michael Cimino
Ce film évoque mieux qu'aucun autre les enjeux idéologiques et le traumatisme identitaire du moment par une métaphore sur les guerres entre colons au dix-neuvième siècle. Or, ce film a été un échec considérable, ruinant sa société de production, United Artists. Et en cela, il démontre bien non seulement le refus d'une auto-critique sur la fondation de l'Amérique mais surtout le refus d'un cinéma qui aurait pour base la documentation historique objective. Quelle conséquence pour le cinéma américain ? Hollywood ne va plus produire de films engagés pendant de longues années et va devenir le valet du pouvoir. Quelle conséquence pour l'historien ? La preuve que la théorie de Pierre Sorlin, qui prétend qu'on est obligé de limiter l'étude historique aux films à succès pour comprendre une société à un temps donné, est erronée. Au contraire, le cinéma peut nous renseigner sur les mouvements de pensée si l'on confronte justement, et cela sans tenir compte des contingences commerciales, La guerre des étoiles à La porte du paradis . L'opposition déjà symbolique des titres est une porte ouverte vers le constat d'une Amérique torturée qui, sous le succès populaire du film merveilleux, refuse d'entendre son passé.
Le début des années 80 est donc le théâtre de la continuité, avec une stagnation cinématographique qui correspond bien aux difficultés qu'a Reagan à redresser le moral du pays. Pourtant, le changement se fait sentir et l'on voit poindre les prémices, avec encore quelques réticences morales, de ce qui sera la spécificité du cinéma sous Reagan. Car si les films merveilleux, d'aventure, ou d' Heroic-Fantasy annoncent clairement une volonté de plonger dans le divertissement pour oublier les crises structurelles d'un pays, ils ne s'inscrivent pas de fait dans la réalité politique, économique et sociale que Reagan va instaurer.
Le film d'action
Les prémices
Le vrai signe déclencheur d'un revirement du cinéma américain, qui sera en adéquation totale avec le revirement imminent de la société américaine par Reagan, se fera là encore à deux dates précises, en 1981, avec la sortie en salle de Rambo et en 1982 avec celle de Rocky 3 . Ces deux films, au premier abord, peuvent sembler s'inscrire logiquement dans la continuité du cinéma des années 70, du moins en ce qui concerne l'image qu'ils donnent de l'Amérique. Rambo est un ancien du Vietnam, incapable de se réinsérer dans la société, à l'image du personnage de Taxi driver de Scorsese en 1976 et Rocky affronte dans ce troisième opus non seulement son incapacité à gérer sa nouvelle fortune, -car il est issu d'un milieu pauvre-, mais aussi un nouveau combattant noir issu des banlieues dévastées de Philadelphie. Aussi, derrière l'aventure du héros, se dégage la vision d'une réalité sociale, certes excessive, mais qui tente d'être relativement vraie, en pointant du doigt les injustices du système. Rambo se rebiffe violemment contre des policiers mais c'est lui la victime innocente de la guerre. Rocky est harassé par le combattant noir mais ce dernier vient d'un milieu où la soif de réussite peut aisément se transformer en violence. C'est à partir de cette constatation que les deux films se mettent à déraper. D'abord, et pour la première fois depuis vingt ans, la violence est excusée. Pis, elle est légitimée par la condition même du héros. De fait, l'apparition d'une chorégraphie de cette même violence n'étonne pas. Elle n'est plus le drame conclusif, malheureuse mais nécessaire. Elle est valorisée, esthetisée, dilatée dans le temps en se revendiquant seule résolution aux problèmes. Ensuite, ces deux films réinterprètent l'histoire ou la réalité sociale à des fins déculpabilisatrices et vengeresses (ce que Rambo 2 poussera jusqu'à l'extrême). La pauvreté économique des ghettos américains est un problème dans Rocky 3 ? Il suffit d'éliminer son représentant, le boxeur noir, pour replonger dans les plaisirs mérités de la richesse. Rambo est victime de l'échec au Vietnam ? Il n'a qu'à refaire sa guerre dans la jungle d'une montagne américaine et en être le vainqueur pour reconquérir l'estime de ses compatriotes. Ces films exaltent donc la revanche par la fiction des échecs de la réalité.
Les films d'action
A partir de 1984, toute la production commerciale va s'aligner sur ces quelques principes de base : revalorisation morale d'une Amérique qui a perdu la confiance dans le rêve américain, reprise du héros inébranlable capable de corriger les erreurs de l'histoire par sa simple puissance physique et militaire, chorégraphie d'une violence expiatoire légitimée par la présence d'un ennemi étranger extrêmement dangereux (les Russes, les Cubains, les Colombiens, les Arabes) contre qui il est nécessaire d'employer la force. N'est ce pas là, certes de manière hypertrophiée, les quelques promesses idéologiques de la révolution reagannienne ? L'accomplissement total de ce genre qu'on nommera bientôt film d'action se fait en 1984 et 1985, les deux années d'apogée de la politique de Reagan, où l'économie s'est redressée, où la fiscalité a effectivement baissé, où le réarmement promis pour se défendre contre l'URSS s'est effectué dans les temps. Pour la seconde fois dans l'histoire de l'Amérique, après l'épisode de « la chasse aux sorcières », le cinéma commercial est en adéquation totale avec l'idéologie du gouvernement. C'est ainsi que nous voyons proliférer entre 1984 et 1986 ce qui sera véritablement représentatif du cinéma des années 80, les films d'action, avec la consécration de Stallone-Rambo mais aussi celle d'Arnold Schwarzenegger, Chuck Norris, Mel Gibson ou Tom Cruise, qui vont devenir les superstars du moment. Rambo 2 et 3 , Portés disparus 1, 2 et 3 , Commando , Predator , Rocky 4 et 5 , Top gun , Invasion USA , l'Aube rouge , Cobra , tous auront la même ligne de conduite, soit en valorisant la politique de gendarme du monde des Etats-Unis et son réarmement préventif, soit en corrigeant par le mythe les erreurs du passé, soit en occultant celles de l'histoire présente par des images illusoires. A ce titre, Rambo 2 reste le plus célèbre puisqu'il narre le retour d'un soldat au Vietnam, qui va, à lui seul, gagner par la fiction la dernière bataille d'une guerre qui, pour l'opinion, n'était pas vraiment terminée. En proposant, par une idéalisation de la force militaire et du patriotisme, de corriger l'histoire, Rambo 2 se présente donc clairement comme un film révisionniste.
La pléthore de films qui suivront prendra donc pour base scénaristique des thèmes historiques récents ou d'actualité. C'est le cas de Delta Force avec Chuck Norris sur la prise d'otages en 1985, du Maître de guerre de Clint Eastwood sur l'invasion de Grenade en 1986 ou de Platoon d'Oliver Stone en 1986 qui voudrait présenter une vision réaliste de la guerre du Vietnam. Mais tous ces films, et malgré ce que dit Oliver Stone, participent de la même idéologie reagannienne, les scénarios se réduisant à un manichéisme schématique et remplaçant la violence brute de la réalité par un esthétisme déplacé provenant directement du film d'action. Même des films comme Jardins de pierre de Coppola ou Hanoi Hilton choisissent d'insérer des valeurs morales reaganniennes, comme l'idée de revanche et de puissance mythique des Etats-Unis dans des sujets qui devraient refléter historiquement une idéologie opposée. Mais le Vietnam est un cas précis qu'il faudrait étudier à part en faisant bien la différence entre les films qui tentent d'approcher une réalité historique ou morale de la guerre comme Apocalypse now ou Full Metal Jacket et ceux qui utilisent le Vietnam comme simple background, à l'instar des westerns, comme Saigon, l'enfer pour deux flics ou Good morning Vietnam . Mais quels que soient leurs propos, et à l'exception du film de Kubrick, tous s'inscrivent dans une idéologie limpide du reagannisme. Leur Vietnam est patriotique, bien-pensant, revanchard et sans ambiguïtés. Si la critique des manipulations étatiques existe, il reste toujours une apologie du soldat américain et une légitimation à sa volonté guerrière. Le plus édifiant est sans doute atteint avec deux films importants sortis en 1984 et 1985, Invasion USA et l'Aube rouge , véritables instruments de propagande, qui mettent en scène l'invasion du territoire américain par les troupes soviétiques et cubaines à laquelle seul un homme ou un groupe de jeunes étudiants pourra mettre fin par les armes. Bien entendu, l'empire du mal reste ici l'objet de tous les opprobres.
La spécificité du cinéma d'action
Quels sont les caractères précis d'un film d'action ?
- Un héros mythique , invulnérable et solitaire, dont le corps sculpté est l'indication de sa force mythifiée, herculéenne, dans la plus pure tradition des demi-dieux ou autres sportifs filmés par Leni Riefensthal ( il suffit de se rappeler les scènes de préparation au combat où la caméra épouse, en gros plan, les bras musclés des héros ). Son combat sera par ailleurs solitaire et le héros, abandonné soit par ses pairs, soit par des bureaucrates corrompus, va devoir redresser seul la situation pour sauver l'Amérique, c'est à dire le monde.
- Un combat du Bien contre le Mal . Manichéisme exacerbé. Le héros, qui incarne toujours le Bien, n'a pas de psychologie. De par sa simple présence, il est identifiable. Le rôle des acteurs comme Stallone ou Schwarzenegger, qui jouent toujours les mêmes types de personnages, c'est à dire une image identique du Bien, est primordial. En changeant uniquement la diégèse, mais en conservant les mêmes acteurs, l'induction sémantique oblige l'identification immédiate. Dés lors, quels que soient les actes du héros dans l'avenir, ils seront d'avance légitimés, entraînant ainsi l'acceptation préalable d'une idéologie réactionnaire, voire fascisante, du Bien contre le Mal. L'adhésion à l'acteur-héros implique donc l'adhésion à une idéologie prétendument absente mais en fait préalablement assimilée.
- Un discours guerrier . Abandonné par la bureaucratie laxiste et corrompue de l'Etat, le héros est de fait contre la loi. Son seul recours est donc l'extermination littérale du problème comme seule solution possible. Ce faisant, il élimine totalement les causes du problème et dégage le gouvernement de toute responsabilité. S'il transgresse ce besoin d'extermination, il pénètre le domaine interdit de la détente, c'est à dire de la faiblesse, principe antagoniste à son idéologie. Dés lors, ce discours guerrier est une légitimation de la politique de gendarme du monde, qui justifie à son tour un réarmement préventif. Il n'est donc pas étonnant que dans la majorité des films d'action produits entre 1984 et 1986, le héros soit un membre des forces spéciales de l'armée.
- Une légitimation de la mort par le danger . Le danger est toujours extérieur ou il s'est propagé insidieusement en Amérique. Le mal est une entité caricaturale dont les sources ne proviennent jamais de l'Amérique. Parce qu'il viole toutes les lois de l'humanité (de l'humanitaire?), parce qu'il tue par plaisir, par idéologie ou par cupidité, le « méchant », incarnation d'un danger constant aux portes du Nouveau Monde, justifie la politique meurtrière du héros. Idéologie de la peine de mort. Le sang par le sang.
- Un visuel publicitaire . Esthétisé à outrance, le film d'action ne propose aucune représentation fidèle de la réalité. Le visuel du film n'est occupé que par le monde du héros solitaire, bigger than life (effets clips, lumières de cartes postales, soleil couchant, cadres valorisateurs) et celui du « méchant » (lumières sombres, cadres déstructurés, forces obscures, toute l'imagerie biblique des ténèbres). La seule réalité de ce visuel, c'est toute la panoplie des armes existantes. Dans Commando, par exemple, la scène du combat final ressemble à un véritable défilé de mode militaire où Schwarzenegger essaie une vingtaine d'armes différentes pour tuer ses ennemis.
- Une mise en scène chorégraphiée de la mort . L'action, c'est à dire les mitraillages, les explosions, les poursuites, en tant que genre, est hypertrophiée. Les séquences de combat où le héros est maître doivent valoriser et justifier sa démarche. Dés lors, pour compléter définitivement cette mythification, la violence de la mise en scène jouit de calculs savants : surdécoupage des gestes, montage haché, emphase des mouvements par le ralenti, cadrages en contre-plongée, travelling avant en longue focale, musique lyrique ou guerrière. L'hyperréalité que le film d'action développe participe donc d'un système visuel, filmique, qui justifie la mort comme seule solution aux conflits puisque celle-ci, complaisante et valorisée, belle en somme (elle s'apparente à un ballet précieusement calculé), propose d'elle une version naturelle, instinctive qui n'a pas besoin d'être justifiée. Et la violence exacerbée qui se pose comme signifiant devient un code qui n'a plus besoin d'être questionné. Elle est acceptée parce qu'elle participe d'une imagerie mythique, évangélisatrice dont la justification se trouve dans le camp opposé : le Mal, seule image brute, non poétisée, de la violence.
Néanmoins, on pourrait à chacun de ces points trouver une référence antérieure dans le domaine cinématographique. Le Bien contre le Mal : c'est toute l'histoire du cinéma hollywoodien. Le héros invincible: c'est aussi Errol Flynn, Charlton Heston ou John Wayne. Le montage haché, l'extension de l'action visuelle, le spectaculaire : c'est La guerre des étoiles sept ans auparavant. La mise en scène chorégraphiée de la mort: c'est La horde sauvage de Sam Peckinpah ou Black Caesar de Larry Cohen.
Quelle est donc la véritable spécificité de ce genre nommé « film d'action » dans les années 80 ? En fait, sur deux points, c'est une originalité provenant du premier Rambo , en 1981, avec Sylvester Stallone, et qui correspond à l'image que donnait le gouvernement reagannien lors de son investiture.
- Le héros n'est pas l'incarnation d'une Amérique mythique à travers le temps et l'histoire. Il est, dans un contexte donné, ce que l'Amérique n'est pas mais ce qu'elle devrait être. Il est l'incarnation de l'alternative au système . Le héros, seul contre le système, fait preuve d'un courage que, dans la réalité, un Etat protéiforme étouffe. Il s'agit là clairement d'un discours populiste.
- Le film d'action devient l'instrument de valorisation du discours reaganien .
La condamnation dramatisée d'un danger extérieur et d'une politique intérieure qui ne peut l'enrayer s'accompagne d'une vision mythique de la mort. L'action n'est pas réaliste, la violence est magnifiée, en ce sens qu'elle est consubstantielle au discours réactionnaire et passéiste du héros, et qui a pu donner l'impression seule qu'il était l'incarnation du mythe. Au contraire, il est le rêve idéologique, fruit de deux siècles d'histoire et qui correspond au discours de Reagan, une dualité utopie-réalité qui a fait la force de ses huit années. Pour le gouvernement Reagan, la situation est terrible, mais le peuple américain a une image à atteindre, une alternative utopique au système qu'il faut réaliser. Cette dualité, c'est la fiction et le réel, le cinéma et l'application d'une politique cinématographique. En ce sens, non seulement le cinéma d'action s'inscrit logiquement dans la « révolution nationale » de Reagan, où les valeurs de travail, de famille et de patrie sont exacerbées, mais encore il inscrit en réalité cinématographique une idéologie dont le but moral ne peut être réalisé dans le pays. Le film d'action, produit du discours reagannien, devient donc l'instrument de valorisation de ce discours mais aussi le médiateur d'une radicalisation du discours qu'il peut légitimer. L'idéologie sous-jacente du discours va être visualisée ; la transparence de la mise en scène qui joue sur l'identification va alors autoriser à son tour la révélation et l'affirmation du discours idéologique. La politique et le cinéma s'inscrivent alors dans une dialectique dangereuse de dogmatisation de la pensée qui fait du gouvernement un système idéologique autorisé à se radicaliser. Il suffit de se rappeler le discours de Reagan après qu'il ait assisté à la projection de Rambo 2 : « La prochaine fois, je saurai qui envoyer ! ». Le combat idéologique de Rambo serait donc un exemple à suivre. Devant ce type de dérapage, assez fréquent dans les discours de Ronald Reagan, on peut imaginer la dérive d'une politique hallucinatoire, qui perd toute assise dans le réel, si des erreurs gouvernementales comme l'Irangate n'avaient pas été commises. Car un gouvernement appuyé par un média comme le cinéma (certes non fondamental) mais suivi d'un instrument (la télévision) qui le copie en décalage et qui traduit ses données en « informations » ou en « actualités » peut prendre une voie totalitaire. Néanmoins, même si le mot est fort, et en sachant qu'aucune directive n'a été donnée à l'industrie cinématographique américaine, on peut dire que les films d'action, dans l'absolu et en n'observant que le résultat sur les écrans, étaient de véritables films de propagande.
A la suite de ce phénomène, l'imagerie du cinéma d'action s'est faite code, style, si bien qu'Hollywood s'est mis à l'appliquer à tous les genres. Elle est devenue l'outillage de toute la production commerciale aux Etats-Unis, aussi bien pour les films d'horreur, les films policiers que pour les comédies, le terme générique, Action , ayant la vocation d'intégrer le spectateur à un système codé, pré-mâché, dont seules les ramifications scénaristiques changent. L'action est devenue synonyme de nécessité pour les Majors puisque la violence instinctive a généré un rythme cinématographique rapide, une accélération de la dramaturgie au profit de l'expansion de la mise en scène où seuls l'instinct et la tension priment. Escalade du surdécoupage et de la rapidité de l'action qui a habitué le spectateur à ne plus supporter le temps nécessaire à la psychologie. Cinéma de l'esbroufe, inutile, qui a étouffé toutes les tentatives de tolérance au cinéma et qui a limité le questionnement à tuer ou être tué.
Les comédies de moeurs
Le drame moral
Parallèlement à la domination du genre action, une nouvelle orientation du cinéma fait son apparition : le drame moral. Inauguré en 1986 avec Liaison fatale , il se poursuit encore aujourd'hui avec comme vecteur récurrent la présence de Michael Douglas en bon père de famille rangé confronté aux aléas de l'adultère ou du harcèlement sexuel. Il inaugure un genre qui se développera sous des formes diverses dans lequel une famille est mise en danger par un élément extérieur, toujours l'étranger, qu'il va falloir tuer pour préserver cette valeur fondatrice qu'est la cellule familiale. Avec le film d'action, ce genre est le plus à même de représenter un des aspects de la politique idéologique de Reagan. Si le film d'action valorise et justifie la nécessité d'un réarmement face à l'oppresseur étranger, ainsi qu'un certain élan patriotique à reconquérir à la suite des échecs des gouvernements précédents, ce nouveau genre prend le relais en ce qui concerne les valeurs auxquelles est attaché Reagan, travail, famille, patrie. Comme l'indiquent ces films, s'écarter de ce schéma, le transgresser, c'est tout perdre, tout ce qui est matériel et psychologique, mais, bien plus important, tout ce qui définit l'américanité. Car ces films instaurent un lien indestructible entre ces trois concepts. Ce sont ces valeurs, consubstantielles les unes aux autres, qui forment, selon l'idéologie reagannienne, l'essence de l'americanité. Briser une de ces chaînes, c'est être exclu du système, c'est à dire de la capacité à atteindre le mythe consensuel, l'idéal américain tel que le véhiculent chaque jour, de façon extrême, les sitcoms télévisés. En outre, c'est autour de cette période, 1986-1987, que se multiplient à la télévision ce qu'on appellera plus tard les reality shows . De là à penser que ces drames consensuels du cinéma ont engendré cette complaisance sur les drames personnels qu'exploitera la télévision, il n'y a qu'un pas.
La comédie hollywoodienne
A ce système idéologique du cinéma qui relaie le politique dans son entreprise de révolution morale, il faudrait ajouter l'importance encore jamais étudiée des comédies, qui représentent le plus gros de la production hollywoodienne et qui ne remettent jamais en cause le système. Qu'il s'agisse du Secret de mon succès , de Big ou encore Ghostbusters , tous avaient cette même fonction d'idéaliser le mythe, le rêve américain qui, loi de la spéculation sauvage oblige, ne pouvait passer que par la réussite financière. Aussi le sujet de ces films était-il souvent l'histoire d'un jeune héros avec l'envie de réussir et qui, par sa seule volonté, montait une entreprise et finissait heureux, l'argent apportant en outre le bonheur sentimental. C'est le cas d'Un fauteuil pour deux , de Big , du Secret de mon succès , comédies au succès considérable qui, les premières, réitéraient ce fameux happy-end , disparu dans les années 70. C'est en tout cas un cinéma oublié que l'on se doit d'étudier impérativement si l'on veut comprendre les aspirations d'un certain nombre d'Américains.
Les parodies de film d'horreur
Un autre fait sur les deux premières années du second mandat Reagan, justifie aussi la nouvelle orientation du cinéma américain, le renouveau du cinéma d'horreur. Ce dernier prend une tournure comique, ironique, sorte de parodie de genre, comme si ce dernier n'était plus nécessaire. La situation économique et morale du pays semble rétablie, l'horreur au cinéma est donc évacuée et le film gore va se voir relégué au rang de produit vidéo. La place est à la série des Freddy , chaque épisode devenant plus iconoclaste et plus léger que le précédent. Les Vendredi 13 font de même et Evil Dead 2 et 3 sont l'incarnation de ce glissement d'un cinéma horrifique vers le pastiche du genre. Là encore, le couple ou la famille, habituellement victime dans les films précédents, n'a plus de raison d'avoir peur. Le monstre n'est plus seulement tué, il est ridiculisé, comme si l'on se moquait ouvertement des cauchemars que les années 70 avaient engendrés.
Ce cinéma, qui fera la gloire de l'Amérique reagannienne est donc codifié, simplifié, ne fonctionnant que sur un spectaculaire exacerbé, une chorégraphie de la mort s'adressant aux teen-agers . Aussi est-il important de répéter qu'il n'est évidemment pas consensuel malgré ce que les chiffres au box office peuvent laisser penser.
La fin du second mandat de Reagan
Les événements politiques
Pour montrer définitivement son adéquation avec les choix politiques du moment, voyons rapidement comment le cinéma hollywoodien a évolué dans les deux dernières années de la présidence Reagan.
1987, nous le savons, est une année noire pour Reagan et, de décembre 1986 à juin 1987, sa côte de popularité est au plus bas. L'affaire de l'Irangate, le déficit économique du pays, le rapprochement avec Gorbatchev après des années de croisade contre l'URSS, les débuts d'une politique de réduction des armements et les inégalités flagrantes de la société accompagnées des revendications chaque jour plus importantes des minorités ainsi qu'un ethnocentrisme flagrant, surtout remarqué par les discours racistes de la Nation of Islam , finissent de dérouter une population qui a de plus en plus de mal à croire aux bienfaits de la révolution reagannienne. Aussi le cinéma hollywoodien, en efficace miroir de l'opinion majoritaire, va-t-il à nouveau changer de cap et servir le pouvoir, peut-être sans s'en rendre compte. En effet le désintérêt croissant pour des films d'action dans la plus pure tradition ramboesque se vérifie par les échecs cuisants que subissent les suites de films à succès, tel que Rambo 3 ou Rocky 5 . En 1987, certains films poursuivent sur leur lancée l'entretien d'une idéologie mythique qui ne correspond plus aux désillusions de la population. L'exemple flagrant est la sortie ridicule de Rambo 3 qui, sur le même principe que Rambo 2, met en scène l'aide du héros aux moudjahidin en Afghanistan, alors même que les troupes soviétiques commencent à se retirer et que Reagan entame la fin de la guerre froide avec Gorbatchev. Face à la popularité croissante du président soviétique, le « méchant russe » est évacué de la fiction et les films d'action, subitement, ne tentent plus de mythifier l'impérialisme américain ou simplement d'ancrer leurs sujets dans des situations politiques existantes. Aussi faut-il toujours garder à l'esprit non seulement la date de sortie des films mais aussi l'année de leur conception. C'est révélateur et cela jouera dans l'influence que le cinéma peut avoir sur la population américaine. L'échec de Rambo 3 en 1988 sonne le glas du film d'action tel qu'il était conçu en 1984 et révèle véritablement une nouvelle orientation des mouvements de pensée en Amérique.
Le film d'action politiquement édulcoré
Le vrai film charnière, c'est Predator avec Schwarzenegger en 1987 où toute l'idéologie de Reagan se retrouve avec héros musclé, surarmement, violence chorégraphiée. Mais le méchant n'est plus l'ennemi historique, il est un extraterrestre. C'est encore un film d'action dans la plus pure tradition mais ce détail indique déjà une volonté de calmer le pouvoir de l'image et de camoufler les erreurs politiques de Reagan. Par la suite, les sujets vont se retourner vers l'intérieur de l'Amérique. La political correctness faisant aussi son apparition, les films hollywoodiens se retrouvent dans une impasse. Qui peuvent-ils designer à l'avenir comme « méchant » ? Heureusement, afin d'étouffer ses démêlés avec le Congrés à propos de l'Irangate, Reagan se lance dans une nouvelle bataille publicitaire contre le terrorisme au Proche-Orient. Bon sujet de scénario. Malheureusement, il ne semble plus de bon ton de designer l'étranger, qui plus est l'Arabe, sous peine d'être taxé de fasciste (alors qu'à l'heure actuelle, des films comme True Lies ou Ultime décision se font une joie déculpabilisée d'exterminer le fanatique arabe, puisqu'il est unanimement désigné du doigt). Il fallait trouver une solution. Et comme Hollywood, nous l'avons montré, rechigne à mettre en avant les dérapages du système et les fractures sociales du pays, interdisant au méchant de service d'être un Américain, la nouvelle bête noire des studios sera l'ennemi absolu, forcément consensuel et qui plus est utile puisqu'il fera oublier les tendances fascistes de Rambo , le néo-nazi. C'est ainsi que nous voyons apparaître des films comme L'arme fatale 2 , le flic de Beverly hills 2 ou encore Piège de cristal qui désigneront du doigt soit l'Allemand soit le Sud-Africain. Mieux, en cette période de détente, Schwarzenegger sera le valet du pouvoir en incarnant dans Red Heat un policier moscovite traquant un de ses compatriotes mais découvrant tout de même une réalité américaine bien moins austère et bien plus libre que celle de son pays. Car c'est bien là que se situe la suite de la politique reagannienne.
Après s'être fait le chantre de l'impérialisme, de l'anticommunisme et du « laisser faire » économique, Reagan se pose désormais en ardent défenseur de la liberté, de l'humanitaire et de l'égalité sociale, image qu'il tente d'apposer à l'Amérique. Le cinéma hollywoodien le suit à nouveau en condamnant tout système de pensée totalitaire mais toujours en faisant valoir, par l'esthétique maintenant codée et mythifiée du film d'action depuis Rambo , la supériorité de la démocratie américaine sur celles du monde entier. La nouvelle vague de films à terroristes inspirée par Piège de Cristal ( et qui continue encore aujourd'hui avec le dernier en date, Mort subite de Peter Hyams ) est bien là pour le démontrer. Un Américain vulnérable, avec souvent des problèmes personnels, va être obligé de devenir un héros en se confrontant à des terroristes afin d'apprécier lors de la dernière bobine sa chance d'être un Américain dans un pays libre où les problèmes quotidiens sont mineurs face à la grandeur que le pays doit inspirer. En clair, ne vous plaignez pas, vous êtes américain c'est à dire les leaders du monde libre. Car, si la politique de Reagan a subi des revers, si le changement du pays a engendré plus d'inégalités que de justice sociale, la popularité du président ne s'est que rarement démentie. En outre, la réélection de Bush n'a fait qu'entretenir un cinéma hollywoodien politiquement correct, sachant se taire dans les moments difficiles mais glorifiant ses dirigeants à l'apogée de leur carrière. Il suffit de voir le retour forcené aux films à la Rambo à la suite de la guerre du Golfe. A croire même que le cinéma sous Reagan l'avait préparé, empêchant au président sortant, de par la mythification dont l'Amérique avait été l'objet, d'éviter un conflit qui mettrait en péril son image. Ce bouleversement du film d'action après 1987 s'est retrouvé dans tous les autres genres hollywoodiens, comme les comédies, les drames ou les films merveilleux, obligés de calmer leur hymne à la gloire reagannienne et éviter ainsi au pouvoir en place une image en décalage avec la réalité.
LES FILMS D'AUTEURS
Depuis 1982, le cinéma hollywoodien détient un quasi-monopole. Or, dès 1985, une jeune vague d'auteurs commence à le déstabiliser en condamnant sa forme et son discours tout en critiquant les choix idéologiques de l'Amérique reagannienne, à un moment où personne ne semble vouloir en entendre parler. Mais il est impératif de les étudier car ils incarnent les prémices d'une évolution de la pensée, ou tout simplement d'un contre-pouvoir qui prouve que le cinéma n'est pas homogène et qu'il existe des individualités s'opposant au système reagannien. Ces jeunes auteurs se nomment Jim Jarmush, Joel et Ethan Coen, Abel Ferrara, Spike Lee ou encore Gus Van Sant.
Les anciens auteurs comme Scorsese, Coppola ou Cimino, s'ils ont continué à réaliser des films, ont néanmoins eu du mal à trouver des financements (il faudra attendre les années 90 pour qu'ils retrouvent leur ancienne position de cinéastes majeurs) du fait que leur style ouvertement militant ne correspondait plus aux attentes d'un public conditionné par le mythe hollywoodien. Aussi les jeunes réalisateurs vont-ils procéder de tout autre manière en revenant soit à un cinéma purement métaphorique comme Jarmush ou Gus Van Sant, soit en prenant le chemin de l'entrisme comme les frères Coen, Abel Ferrara ou Tim Burton. Leurs regards vont alors s'orienter vers un pan de la société oublié par Hollywood, celui des petites gens, victimes du système et qui tenteront d'imiter parfois les héros que le cinéma et la télévision produisent.
Une prise en compte de la réalité sociale
Plusieurs films tenteront de visualiser des images autres que celles mythiques et publicitaires du film d'action ou des comédies hollywoodiennes.
- Stranger than Paradise de Jim Jarmush (1984) sera le premier choc cinématographique. Il va montrer l'Amérique des chômeurs, des loosers, avec le parti-pris formel du noir et blanc qui va jouer comme un manifeste pour un cinéma pauvre qui parle des pauvres.
- La ruralité archaïque du Sud des Etats-Unis sera le sujet central du premier film des frères Coen, Sang pour Sang (1985). Dans l'affrontement passionnel auquel se livrent des Américains stupides, sales et méchants, les metteurs en scène traitent de la place de la femme dans une société cloisonnée où les relations entre les personnes sont réduites à des rapports de propriété.
- Une évocation de la misère culturelle de l'Amérique profonde , dans Arizona Junior des frères Coen (1987) où ils posent le problème, jamais abordé en ces années de présidence Reagan, de l'éducation de l'enfant. Dans le film, ce dernier devient un produit de consommation qu'un couple de déshérités se doit de kidnapper pour accéder à l'image mythique de la famille que la télévision impose, dans des sitcoms quotidiens, comme modèle de l'américanité.
- La peinture d'une jeunesse désoeuvrée , désenchantée. Dans les films de Gus Van Sant, soit drogués, soit obligés de se prostituer, les jeunes adolescents sont la figure d'une certaine jeunesse transgressant les lois pour tenter vainement de trouver une alternative à l' American way of life .
Un cinéma ethnique
Spike Lee annonce, quant à lui, le retour d'un cinéma qui, s'il se voulait au départ universel, comme Nola Darling (1985), n'en finira pas moins par devenir ethnique et réducteur. Son oeuvre suivante, Do the right thing (1989), sur l'attitude ambiguë à adopter face à la ségrégation raciale, sera le point de départ d'un mouvement où les jeunes metteurs en scène noirs auront tendance à se radicaliser en idéalisant la figure de Malcolm X. Néanmoins, en cette fin de mandat Reagan, il aura le mérite de dévoiler certains des mouvements de pensée de la communauté noire, en total désaccord avec le gouvernement Reagan.
Michael Cimino avec L'année du dragon (1985) et Abel Ferrara avec China girl (1987) dénonceront, à travers les guerres de gangs entre les communautés asiatiques et italiennes de New-York, les conflits ethniques et les guerres raciales, tout autant que l'ethnocentrisme qui les anime, comme une véritable guerre civile, identitaire et fondatrice que le pouvoir occulte et abandonne.
Une analyse des comportements humains
Même si la majorité des jeunes réalisateurs, à l'aune des thèmes précités, explorent eux aussi les troubles de la conscience et des rapports humains, un cinéaste majeur poursuit avec ténacité son analyse de la condition humaine, Woody Allen. A ce thème, il ajoute cependant une réflexion sans cesse remise en cause sur le poids de la psychanalyse dans la société américaine, comme forme contemporaine de la loi.
Une déconstruction des codes hollywoodiens
Pour la majorité de ces jeunes auteurs, démythifier l'Amérique ne pourra se faire sans briser les codes du cinéma hollywoodien, de cet ardent défenseur d'une image mythique qui voudrait le consensus, fédérer l'opinion sous la bannière d'une Nation au passé glorifié et forcément immaculé. De manières différentes, ils sauront déjouer les pièges des codes hollywoodiens pour ébranler la forteresse de son hégémonie.
Jim Jarmush ou Gus Van Sant vont utiliser un type de narration libre et un visuel très européen, celui de l'errance et du questionnement identitaire, pour se poser en pourfendeurs d'une pensée américaine mythificatrice, qui tente d'occulter la réflexion afin de rejeter l'histoire américaine, fondée sur des massacres fondateurs dont elle refuse d'assumer la responsabilité.
A contrario , les frères Coen reprennent les genres en vogue pour les détourner ironiquement de leur propos originel et casser le conditionnement crée par l'image mythique, non seulement afin de dénoncer l'immixtion du mythe dans la réalité mais aussi pour proposer une réflexion sur la société et son histoire (le consumérisme, l'éducation, la crise de la pensée, les guerres inter-ethniques). Aussi leurs films mettront souvent en scène des personnages soumis à un système qui les conditionne davantage par son image que par sa politique. Et en cela, ils dénonceront, de façon sous-jacente, la prostitution des cinéastes à la machine hollywoodienne ( Barton Fink ou Le grand Saut ) et, par la mise en scène, ils repenseront le rôle du cinéma et la place du spectateur dans la société américaine.
En un sens, apparaît dès 1985 un cinéma déconstructeur, post-moderne, qui utilise les images qu'il condamne à des fins subversives puisque étant remontées, remixées, elles apportent un sens qui discrédite l'apologie mythique du cinéma hollywoodien et celui qui les a inspirées, Ronald Reagan.
LE CINEMA SOUS REAGAN COMME SOURCE D'HISTOIRE
Il ne faut pas chercher dans le cinéma un quelconque élément documentaire. La réalité y est toujours re-présentée. La réalité y devient fiction. En ce sens, le cinéma ne peut rien dire de scientifique sur les événements historiques d'un pays par opposition à l'image d'archives qui les a saisis sur le vif. Mais le cinéma est tout aussi apte que l'image d'archives à fournir une représentation du réel. Les mêmes vérifications seront donc à faire: replacer le film dans le cadre historique, situer son auteur, placer l'oeuvre dans l'ensemble des autres oeuvres, dans un temps donné et dans l'histoire du médium lui-même.
Aussi, le cinéma sera à analyser sur quatre points : la narration; le discours; l'image (symboles, métaphores, codes représentatifs d'un élément réel donc historique); la relation entre images et discours ( redondance ou antinomie )
CE QU'ENSEIGNE LE FILM HOLLYWOODIEN
L'idéologie du pouvoir
Ce cinéma, c'est l'image littérale de ce qu'implique la politique de Reagan. Il montre ce que serait littéralement l'idéologie de Reagan si elle était appliquée à la lettre. Le film hollywoodien, essentiellement le film d'action, n'essaie donc pas de représenter une réalité mais un modèle, une utopie, un mythe (le héros victorieux et fort, incarnation de ce que l'Amérique devrait être). En ce sens, c'est un véritable cinéma de propagande. Le cinéma d'action est en accord parfait avec le discours politique surtout quand il le mythifie pour créer la légende. De fait, en modifiant l'histoire par la fiction (histoire présente ou passé) ou en occultant la réalité à un moment donné, il devient révisionniste en fonctionnant sur le mode de l'épopée (à l'image du Western 30 ans plus tôt). Ici, le cinéma d'action s'emploie à construire l'épopée reagannienne. Le happy-end reconquis peut d'ailleurs témoigner de la foi dans le rendez-vous avec le destin voulu par Reagan. Cette thématique d'un idéal bientôt accompli est une constante dans les discours de Ronald Reagan (témoigne son propos à la sortie de la projection de Rambo 2 )
L'idéologie du public
Le cinéma hollywoodien à succès fonctionne sur un schéma de suites, remakes et sous-produits, une sorte de production en chaîne relayée ensuite par la vidéo et la télévision. Tout ce système repose sur le même schéma narratif avec le héros musclé et la chorégraphie de la mort pour le film d'action ou la famille soudée grâce aux valeurs puritaines pour la comédie de moeurs (à la télévision, c'est Rick Hunter ou le Cosby show ), engendrant une imagerie omniprésente et toujours actuelle. On peut donc supposer qu'une majorité du public, sinon la quasi-totalité, adhère à l'idéologie reagannienne. Si ce n'était pas le cas, il irait voir les films ou les feuilletons télévisés qui en sont l'antithèse. Or il n'y va pas (l'échec des films de Cimino est symbolique). C'est donc qu'il suit majoritairement le consensus voulu par Hollywood. Dés lors, c'est l'opposition échec/succès qui est pertinente pour repérer les différentes idéologies dominantes.
Dans la mesure où la côte de popularité de Reagan est la plus forte entre 1984 et 1986, c'est à dire au moment des succès du film d'action, on peut supposer que l'idéologie de l'opinion publique et celle du médium hollywoodien vont en majorité dans le même sens.
Le cinéma hollywoodien, grâce à la censure et aux tabous, nous renseigne sur la hiérarchie des valeurs
Il nous renseigne sur tout ce qui est occulté pour ne laisser que l'image publicitaire californienne. Rien n'est visible du peuple, des travailleurs, ou encore des déshérités. Pour Hollywood, il ne faut pas montrer ce qui ne devrait pas être. Et ce qui ne devrait pas être n'est pas filmé. Dés lors, les oublis, les vides du cinéma hollywoodien nous renseignent sur la hiérarchie des valeurs :
-Ce que l'on prend pour beau et bon ( beauté physique, argent, luxe, technologie )
-Ce que l'on méprise et dont on ne parle que par caricatures: les villes délabrées (repères des gangsters ), les ghettos (repères des drogués), les conflits ethniques (et il suffit de Bill Cosby ou d'Eddy Murphy pour déculpabiliser), la crise de la culture (les intellectuels sont des gens coincés, laids et gauches).
-Ce dont on a honte et que l'on ne filme pas : l'inégalité sociale, l'éducation, la vérité historique.
Les valeurs morales
La comédie de moeurs nous renseigne sur l'adhésion du politique et du cinéma aux valeurs morales de l'Amérique WASP, proposées pour tous hégémoniquement. Nous voyons visualisé le modèle puritain et bien pensant de Reagan : travail, famille, patrie. Cinéma qui relaie le discours de Reagan. C'est donc un porte-parole du politique.
L'adhésion au libéralisme
Même si le militarisme parait très prégnant au cinéma, véhiculant l'impérialisme, il s'appuie toujours sur un capitalisme vu comme donnée de base. Le programme de Reagan, réduire la fiscalité, a facilité une apparence de prospérité (surtout pour les entreprises) mais qui ne montre pas les écarts sociaux. Le cinéma hollywoodien étale donc la richesse, fait la propagande du libéralisme sauvage et, par la promotion publicitaire qui le submerge depuis 1980 jusqu'à aujourd'hui, devient le représentant de l'entreprise américaine dont le but est d'abord commercial. Car, outre les scénarios valorisant la « Success Story » ( Un fauteuil pour deux ), les images publicitaires commencent à pénétrer les films, les réduisant à de véritables fenêtres du consumérisme.
LES FILMS D'AUTEUR
Ces films ont la volonté d'être témoins et de questionner l'Amérique sur l'histoire immédiate. Sans être proches du documentaire, ils témoignent du réel, là où Hollywood l'écarte pour construire un mythe. Mais de quoi témoignent-ils ?
D'une Amérique à deux vitesses
Bien que l'étude sociologique ne soit pas dominante dans ce cinéma indépendant des années 80, il met parfois en scène les laissées pour compte (les frères Coen), les exclusions sociales (Gus Van Sant) ou les conflits ethniques (Spike Lee).
D'une société conditionnée par Hollywood
Pour eux, Hollywood et la télévision sont un seul et même média qui aliène la pensée puisque la télévision relaie le cinéma. Les frères Coen, par exemple, visent, en détournant les images hollywoodiennes, à révéler leur pouvoir d'aliénation. Ils remplissent les vides laissés par Hollywood (là où le cinéma commercial diabolise le gangstérisme, Arizona Jr en montre les causes et dénonce le système comme seul responsable).
Témoins des mouvements de pensée
Les auteurs sont des individualités qui se confrontent au monde, qui questionnent leur place dans un système auquel ils ne pensent pas correspondre. Aussi faut-il observer avec prudence la causticité de leur critique puisque parfois, elle peut être excessive. Mais ce qu'ils apportent, c'est une alternative à l'image donnée Hollywood et le politique. Pour cela, ce jeune cinéma a deux moyens. Soit il s'attaque à l'instrument de propagande qu'est Hollywood (c'est le cas des frères Coen), soit il témoigne d'une réalité occultée par Hollywood (Jim Jarmush et Gus Van Sant)
Ainsi, les discours politiques apparaissent mensongers.
Le cinéma renseigne donc sur des groupes culturels et sur les idées des cinéastes. Cependant, les films disent plus que la pensée du seul réalisateur car le cinéma est une organisation humaine complexe. A la fois un art, une industrie et un vivier de citoyens politisés. Comme pour toute forme d'art, il n'est pas possible de quantifier l'influence qu'il peut avoir ou sa représentativité des mentalités. Mais à l'inverse des autres arts, il est celui où l'organisation est représentative de la hiérarchie sociale.
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La place du cinéma comme source d'histoire est difficile à établir car ce qu'il dit traverse toujours le filtre d'une pensée. Il est toujours une réalité repensée, redite. Il faut donc chercher ses informations dans ce discours au second degré, dans ce qu'il dit du monde et ce qu'il n'en dit pas, dans ce qu'il dit de lui et de son groupe social et idéologique. Aussi la recherche historique ne peut pas s'appuyer sur ce seul médium et doit le confronter à d'autres sources d'histoire. Dés lors, il permet de vérifier non pas les événements physiques et politiques mais d'évaluer leurs enjeux.
Le cinéma permet de voir dans ce que l'histoire du moment ne dit pas et c'est ce qui rend si difficile son utilisation car il prend dans l'immédiateté la place de l'historien. Ainsi les films nous renseignent prioritairement sur la culture d'un pays et sur ses valeurs morales, mais au fond, en allant plus loin, le cinéma fait surtout l'analyse de l'inconscient collectif dont il explore les angoisses, les culpabilités, les rêves, les confrontant à l'Autre sur l'écran, en une mise en abîme schizophrène. Alors, plus qu'historien de l'histoire immédiate, le cinéma ne serait-il pas le psychanalyste d'une nation, a la fois malhonnête s'il impose et salvateur s'il sait voir et écouter ? Et en cela, ne devient-il pas un précieux document pour le chercheur en histoire immédiate, plongé lui aussi dans les pensées d'un temps, celles-là même que le cinéma projette une seconde fois, en un jeu de miroirs, à sa conscience ? |