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          Frédéric GIMELLO-MESPLOMB, Maître de conférences

 
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LE CINÉMA FRANÇAIS ET LES ÉCRIVAINS : HISTOIRE D'UNE RENCONTRE (1906-1914)

par   Alain Carou

 

La relation particulière qui existe, en France, entre le cinéma et le monde littéraire débute très tôt dans le XXe siècle, dès les premiers balbutiements de la fiction dramatique et de l'exploitation moderne en salles. Le premier acte se joue au tribunal : soutenus par leurs confrères, plusieurs auteurs plagiés intentent un procès à des acteurs de l'industrie cinématographique, pour obtenir que celle-ci se trouve soumise aux principes de la propriété artistique. Parallèlement, des initiatives voient le jour, qui se proposent d'associer les écrivains à un renouveau de la production. À la suite de la fameuse société du Film d'Art, lancée à grands renforts de publicité mais victime des contradictions de sa politique de prestige, plusieurs sociétés font rapidement de l'adaptation et du scénario d'écrivain une institution à part entière du cinéma français. Cependant, la corporation des lettres s'enrichit d'une figure nouvelle, celle du scénariste, et se divise sur l'attitude à adopter.

Le Cinéma français et les écrivains : histoire d'une rencontre s'appuie sur de nombreuses sources inexploitées : publications juridiques, archives d'écrivains, de sociétés de production, archives de la Société des auteurs... Il croise les approches culturelle, économique, sociale et juridique pour retracer des rapports qui furent d'emblée denses et distants à la fois. Par-delà, il tente de cerner les mutations engendrées par le développement du cinéma comme phénomène de masse dans l'ordre des spectacles hérité du siècle précédent, ainsi que l'amorce d'une réflexion sur la spécificité du nouveau media.

Alain Carou est diplômé de l'École nationale des Chartes et conservateur des bibliothèques. Il est actuellement responsable de la section conservation au département de l'Audiovisuel de la Bibliothèque nationale de France.

SOMMAIRE

préface d'Emmanuelle Toulet
Table des matières

Introduction, p. 13

première partie
procès et alliances, 1906-1909

chapitre I L'ordre des spectacles
I. Le règne de l'art dramatique , p. 23
II. Cultures populaires , p. 31
III. Qu'est-ce que le cinéma ? , p. 35

chapitre II Accusations, hésitations : aux origines d'un procès
I. Consécration et failles du droit d'auteur , p. 45
II. Identification d'un coupable , p. 52
III. Effervescence autour d'une question neuve , p. 60

chapitre III Le cinématographe dans le prétoire
I. Question de principe , p. 65
II. Questions d'espèce , p. 71
III. L'issue du procès , p. 76

chapitre IV Des plumes pour l'écran
I. Fondations , p. 79
II. Les écrivains courtisés , p. 89
III. Stratégies de promotion et premiers films , p. 99

chapitre V Les tâtonnements du droit
I. La Conférence de Berlin , p. 113
II. La justice trébuche : l'arrêt Courteline et ses suites , p. 118

Conclusion de la première partie , p. 125

deuxième partie
naissance d'une institution, 1909-1914

chapitre I L'invention du film « littéraire »
I. Crise et « films d'art » : situation du film « littéraire » , p. 147
II. Culture de la distinction contre culture de masse :
deux voies pour le film « littéraire » (1909-1912) , p. 159
III. L'âge du long-métrage (1912-1914) , p. 167

chapitre II Images de la littérature
I. Modes et traditions scéniques à l'épreuve de l'écran , p. 179
II. La réception, entre texte et image , p. 187
III. Points de vue sur l'adaptation , p. 194

chapitre III L'édition cinématographique face à ses auteurs
I. Une grande société vue de l'intérieur : la SCAGL , p. 205
II. « L'auteur », collaborateur du dehors , p. 211
III. Grandes et petites signatures , p. 221

chapitre IV Le droit et les intérêts
I. L'héritage Dumas, un duel à fleurets mouchetés , p. 243
II. Écrivains en procès , p. 248
III. Progrès de la réflexion juridique , p. 256

chapitre V La Société des auteurs, de l'attentisme à l'activisme
I. Un intérêt de circonstance , p. 265
II. La « crise » du théâtre , p. 270
III. Le mouvement du pourcentage, acte I : la décision , p. 283
IV. Le mouvement du pourcentage, acte II : les affrontements , p. 291

Conclusion , p. 301
Sources 307
Bibliographie 317
Annexes 324
Filmographie 344
Index 355

Volume relié 17 x 24,5 cm, 364 pages, cahier couleur central de 16 pages
ISBN 2 913758 36 3
Editions de l'ASSOCIATION FRANÇAISE DE RECHERCHE SUR L'HISTOIRE DU CINÉMA



 

PREFACE

par Emmanuelle Toulet

La prise en considération de la relation entre la littérature et le cinéma est inéluctable quand on s'interroge sur l'émergence et l'essor de l'art cinématographique. Les approches des historiens différent selon les conceptions du cinéma et de son histoire : celle d'un cinéma formé suo genere , dont l'aventure commence en 1895 et suit son propre chemin, fait d'interventions humaines et d'innovations esthétiques, ainsi que de contingences économiques et historiques ; ou celle attachée à l'évolution et au croisement de multiples formes culturelles, impliquant de se mettre à l'écoute de divers phénomènes périphériques.
    Dès ses débuts, le cinéma a capté des spectacles variés et transposé des textes de fiction, qu'ils soient des récits, des romans, des pièces de théâtre ou même de simples schémas narratifs. On a le plus souvent instrumentalisé ces spectacles et ces textes, leur attribuant un statut de sources ou d'objets « recyclés ». Cette orientation a engendré une problématique récurrente, dont les pistes d'exploration sont multiples, celle de l'adaptation littéraire. Celle-ci n'est pas seulement un champ de recherche édifié a posteriori par les historiens, elle fut, au temps contemporain de sa pratique, un mode de valorisation, voire un argument de promotion, tout comme l'objet d'analyses ou de polémiques aussi précoces qu'animées. C'est dans la mouvance des débats sur les relations entre le cinéma et les autres arts que germa une notion qui devait peser pendant des décennies sur l'histoire du cinéma : celle de la spécificité du Septième art, dont la « pureté » serait entachée par les apports extérieurs ou les emprunts à des formes artistiques autres. Le cinéma comme domaine d'exception était né.

C'est dans le contexte d'une tradition historiographique louvoyant entre la dénonciation des fourvoiements d'un art balbutiant, la démonstration de l'impossibilité de la transposition et l'analyse des modalités narratives de l'adaptation, que se révèle l'originalité de l'ouvrage d'Alain Carou. Il a pris en compte des incarnations et des enjeux des relations entre la littérature et le cinéma entre 1906 et 1914 qui étaient jusque là inédits. Et les découvertes qui nous attendent sont d'importance. Alors qu'on se serait attendu à le voir débuter son étude conventionnellement en 1908 avec L'Assassinat du duc de Guise et l'éphémère aventure du Film d'Art, en rejetant dans un prélude proto-historique les manifestations antérieures, il ouvre son propos par des événements qui feront désormais date : les multiples procès pour contrefaçons intentés en 1906 par plusieurs auteurs contre des sociétés de production ou d'exploitation cinématographiques. Ces épisodes nous placent d'emblée sur un terrain dont, faute de l'avoir exploré, on n'avait jamais mesuré l'importance ni la portée : les domaines juridique et judiciaire. Ce sera sans doute avec stupéfaction que beaucoup découvriront tout ce qui, dans l'histoire du cinéma français, s'est joué de façon décisive à l'abri des boiseries des prétoires. En effet, des débats fondamentaux s'y déroulent : représentation ou édition, qu'est-ce qu'un film  ? qui est auteur  ? qu'est-ce qui distingue un original et une copie  ? qu'est-ce qui définit le plagiat ou la contrefaçon  ? Où s'achève la propriété, où commence le vol  ?Les plaidoiries ainsi révélées ont désormais valeur de conciles, les délibérés de jugements celle de textes canoniques, qui pourraient trouver place aux côtés des premiers textes de théorie du cinéma.
    Le deuxième angle d'approche de l'ouvrage est tout aussi novateur et fécond : Alain Carou n'a pas réduit les relations entre littérature et cinéma aux ouvres portées à l'écran ; même s'il en étudie les répertoires, il prend en compte les écrivains, leurs motivations et leurs fonctions, et analyse l'émergence de statuts définissant différentes catégories d'auteurs pour les films. Nous en découvrons les incidences sur la structuration professionnelle du cinéma et plus largement sur l'organisation de la production cinématographique. Plus encore peut-être que des ouvres ou des schémas narratifs, le cinéma a emprunté et adapté certains fonctionnements de la corporation littéraire. Nous voici au cour de l'économie du cinéma. Les contrats, passés entre auteurs et maisons de production, dont on trouve ici des exemples inconnus et des analyses précises, sont autant de signes tangibles de la répartition des fonctions des intervenants au cours de l'élaboration d'un film. Il peut sembler aujourd'hui paradoxal que la notion d'auteur de film, qui tend à focaliser l'histoire du cinéma sur l'apport créatif du seul réalisateur, trouve son origine dans les incursions cinématographiques des auteurs littéraires.
    Sur un autre plan, l'étude de la diversité des littératures prises en compte par le cinéma permet de repérer la diversité correspondante des publics et des environnements culturels. Le cinéma déborde du cadre de son histoire propre et nous informe également sur d'autres pratiques culturelles, comme la lecture ou la fréquentation des salles de spectacles. Cette recherche en rejoint d'autres, menées depuis une décennie par des historiens du cinéma muet, qui sondent les différents processus de légitimation culturelle du cinéma dans les années dix et les années vingt.
Alain Carou opère un glissement de la notion de « théâtre filmé » à celle de « scène multipliée ». La rupture avec l'unicité de la représentation théâtrale et la « reproductibilité » ainsi conquise ont peut-être joué, dans les frictions entre les mondes des lettres et du cinéma comme dans les dépréciations du genre, un rôle plus important que les dégradations dues aux inévitables conventions et métamorphoses de l'adaptation. L'entreprise du Film d'Art, dont une fine analyse réfute l'académisme, apparaît dans toute l'originalité de sa démarche. Parallèlement, le « film littéraire » se définit non plus de façon étroite comme un film adapté d'une ouvre littéraire, mais comme un film répondant à des critères de qualité et véhiculant des valeurs culturelles. La croyance en un cinéma d'exception, individualisé au sein de la production courante, même s'il n'en reste pas moins commercial, s'avèrera un fil conducteur durable. De plus c'est bien en se confrontant aux problèmes de la réduction narrative et de la transposition visuelle que le cinéma invente son langage et sa syntaxe.

Renouvellement des sujets, des approches, mais également des sources. Cette quatrième thèse de l'École nationale des Chartes consacrée à l'histoire du cinéma est la démonstration, pour ce domaine relativement récent de recherches, de la fécondité informative des archives écrites, pourtant parcellaires ou encore mal recensées, comme de l'importance des sources imprimées, dont on est loin d'avoir tiré tout le parti possible. Ces textes, tout sauf univoques, cryptés à plus d'un titre, sont mis à profit avec circonspection. Et ils nous révèlent, en déni de la saveur populaire et naïve dont on a fait longtemps l'attribut préférentiel du cinéma de la Belle Époque, entre deux protagonistes désormais indissociables, un jeu de stratégie subtil et acéré.

 

 

INTRODUCTION

SI la seconde décennie du cinéma français est encore assez mal connue, en dépit d'importantes redécouvertes de films, le peu d'estime dont elle a longtemps joui et jouit encore y est certainement pour beaucoup. La vulgate cinéphile en a fait le parangon du pompiérisme et, en somme, d'un art utilisé à rebours de sa vocation initiale. Elle ne sauve que de rares élus qui passent pour refuser un cinéma corseté : l'école comique des André Deed, Jean Durand, Max Linder. et Louis Feuillade, distingué du lot dès les années vingt par le fait des surréalistes. Une autre période de l'histoire du cinéma hexagonal a connu un sort comparable à un demi-siècle de distance : nous voulons parler de la « qualité française » des années cinquante, qui présente avec l'ère du « film d'art » (les années 1908-1914) ce point commun de précéder une « révolution » esthétique (l'accouchement du cinéma classique par Griffith dans un cas, celui du cinéma moderne par la Nouvelle Vague dans l'autre). Là comme ici, la cinéphilie stigmatise par-dessus tout un commerce stérile et contre-nature entre la littérature et le cinéma. Après un âge forain innocent et inventif, symbolisé par la figure joviale de Georges Méliès, le nouveau spectacle aurait succombé à l'esprit de sérieux en se jetant dans les bras des lettres, et des plus mauvaises.
    Or, si l'on a redécouvert la richesse de la production de la seconde décennie au cours des dernières années 1  , les relations du cinéma avec la littérature et les écrivains sont restées plutôt à l'écart du renouvellement de l'historiographie 2 . Ont-elles pâti aux yeux des historiens d'aujourd'hui d'avoir part liée avec la réputation traditionnelle de cette époque ? Disons d'emblée que cette étude n'a pas pour intention d'entreprendre une révision d'ordre esthétique, globale (ce qui n'aurait d'ailleurs guère de sens) ou partielle 3 . Elle entend, en revanche, montrer que les rapports initiaux du cinéma avec le champ littéraire, sous les deux espèces de l'adaptation et du scénario d'écrivain, participent d'une manière essentielle de l'avènement d'une économie industrielle et de l'accession à un statut culturel propre pour ce nouveau spectacle. En d'autres termes, que le cinéma s'invente une nouvelle identité à travers un détour qui fait communément figure d'égarement.

Historiographie
Le premier âge des relations entre les écrivains et le cinéma a été très tôt enserré par le discours historique. La création du Film d'Art en 1908 fut interprétée par les cinéphiles des années vingt comme l'origine d'un mal spécifiquement français : le théâtre filmé, c'est-à-dire un contresens sur la nature véritable (autonome par rapport aux arts traditionnels) du cinéma. L'interprétation emphatique des acteurs de la Comédie-Française fut, il est vrai, la plus raillée et on ne se priva pas de la livrer aux ricanements du public 4 . Mais la conception même des films passait aux yeux des cinéphiles pour purement décorative et sans valeur propre. La charge critique se concentrait particulièrement sur L'Assassinat du duc de Guise , première production de la nouvelle société. René Clair, dans une conférence de 1924, lança brillamment : « L'erreur a été de décider trop tôt que le cinéma était un art. » Autrement dit, le cinéma français avait importé des valeurs esthétiques qu'il ne pouvait pas incorporer réellement, plutôt que de chercher d'abord à se rendre maître de ses propres ressources. La détestation du Film d'Art devient un lieu commun chez Carl Vincent (« voie dangereuse et sans issue du point de vue de son originalité artistique » 5 ) comme chez Bardèche et Brasillach (un « impérissable monument de grandiloquence et de sottise » 6 ). La réputation d'académisme stérile poursuit L'Assassinat jusqu'à nos jours 7 .
    Pour les historiens de l'après-guerre, le premier Film d'Art remplit néanmoins une fonction de continuité historique qui les amène à réhabiliter pleinement cette courte expérience. En 1948, dressant la généalogie de l'art cinématographique, Henri Langlois reconnaît dans le Film d'Art le chaînon manquant entre l'illusionnisme théâtral de Méliès et le classicisme américain 8 . Il y a sans doute été conduit par Griffith lui-même, qui déclarait en 1923 à Cinémagazine que L'Assassinat du duc de Guise avait été pour lui « une révélation » ; il ajoutait que, si les Français « avaient pu persister dans cette voie et continuer à produire des films semblables (en tenant compte bien entendu des nouvelles méthodes employées dans les studios), ils seraient à l'heure actuelle les premiers cinématographistes du monde » 9 . Le film prend une grande valeur dans une problématique formaliste cohérente, qui cherche à reconstituer un enchaînement d'ouvres-clés. L'unique exemple d'une défense du Film d'Art formulée sur un autre registre se rencontre sous la plume de Pierre Leprohon. Pour lui, le bilan esthétique de l'entreprise se résume à « l'importation de tout un fatras de traditions littéraires et théâtrales pour lesquelles la nouvelle expression était d'autant moins faite qu'elle était muette », mais cette initiative a eu « le mérite de sauver le cinéma de la vulgarité dans laquelle il pataugeait » en restant une attraction de foire 10 . Mérite nullement artistique donc, même s'il sauve la possibilité d'un art à venir. Henri Fescourt, dans ses Mémoires 11 , creuse au contraire la nouveauté de la poétique des auteurs du Film d'Art qui, selon lui, contient en germe certains progrès futurs du langage cinématographique.
    L'alliance du cinéma français avec la littérature n'en reste pas moins funeste pour la suite de son histoire aux yeux des grands historiens généralistes. Marcel Lapierre l'expose un peu naïvement en commentant la célèbre déclaration, peut-être apocryphe, de Charles Pathé à Paul Laffitte au soir de la première du Film d'Art : « Ah, messieurs, vous avez fait plus fort que nous. » « Le malheur, ajoute Lapierre, est qu'on a voulu faire aussi fort qu'eux. » Les sociétés marchant sur les brisées du premier Film d'Art sont regardées comme de pâles succédanés. Sadoul reconnaît à Capellani, directeur artistique de la Société cinématographique des auteurs et gens de lettres (SCAGL) 12 , une petite place dans le mouvement de l'histoire : « il contribua [.] à créer un style de récit qui dut beaucoup à la littérature », plus nuancé, « plus complexe » 13 . Mais, ajoute-t-il, « influencé par le naturalisme et le Théâtre Libre, Capellani resta, cinématographiquement, prisonnier de la formule du théâtre filmé, qui avait été celle de Méliès ». La mise en scène disqualifie donc in fine l'entreprise et la rejette paradoxalement dans un archaïsme antérieur au Film d'Art. Le Film d'Art lui-même, bien commodément, change de direction très vite. Georges Sadoul - pour s'en tenir au plus rigoureux des historiens généralistes - tire argument du remplacement de l'académicien français Lavedan par un petit-maître du Boulevard pour écrire sans autre forme de procès : « pour éviter la faillite, on fit appel à l'auteur dramatique Paul Gavault, auteur de la Petite Chocolatière . L'effort artistique, à peine entrepris, se trouvait donc interrompu. » 14 Le Film d'Art avait rempli sa mission historiographique et se fondait dans la même ombre que ses concurrentes ; aux yeux de Sadoul, l'innovation artistique passait à l'étranger.

Nouveaux regards
Le congrès de la Fédération internationale des archives du film à Brighton en 1978, où furent présentés un grand nombre de copies de films des premiers temps, est généralement considéré comme le point de départ d'une rénovation des études sur le cinéma d'avant 1914. Celle-ci ne s'est pas réduite à apporter des détails et des précisions qui manquaient aux histoires générales. Elle découlait surtout d'une remise en cause des problématiques traditionnelles de l'histoire du cinéma 15 . Au point de vue téléologique, qui évalue les films en termes de « progrès » sur une norme narrative à venir, s'est substituée une attention neuve à la cohérence de la représentation primitive, ainsi qu'aux processus par lesquels le nouveau surgit dans l'ancien et s'entrelace avec lui.
    Ce changement d'optique amena Tom Gunning, en 1985, à réexaminer la place du Film d'Art entre les bandes primitives et le récit cinématographique classique, et à reconsidérer positivement sa « théâtralité » 16 : l'autonomie expressive du théâtre est effectivement prise en modèle par le Film d'Art et l'amène à affronter le premier le probmème de la transmission d'informations complexes. Tom Gunning ouvre là une voie d'analyse féconde en suggérant que la rencontre du cinéma avec les écrivains (l'une des formes majeures du « film d'art » même si ce n'est pas la seule) a pu paradoxalement lui faire franchir une étape décisive tout en la faisant progresser dans la voie de la « théâtralité ».
    Cette notion faussement évidente de « théâtralité » dans le cinéma des premiers temps a elle-même été élucidée, plus récemment, par Ben Brewster et Lea Jacobs, à travers la mise en regard des films de la tradition scénique 17 . Ils démontrent l'importance de l'esthétique « pictorialiste » du XIXe siècle pour comprendre les codes du cinéma d'avant 1914 : la traduction spatiale des situations y était valorisée à l'extrême, fût-ce aux dépens de la continuité de l'action.
    Identifier précisément les emprunts que le cinéma primitif fait à des champs culturels déjà structurés, et analyser les modalités de leur réélaboration et de leur contribution à son évolution historique propre : de cette approche nouvelle ont surgi des analyses importantes, on le voit, mais principalement dans le domaine de l'histoire de l'art cinématographique stricto sensu . Qu'en est-il de la contribution des écrivains à l'industrie du film ? Et comment les emprints modifient-ils le regard porté sur le cinéma ? Notre hypothèse centrale est que les influences entre médias peuvent s'éclairer par leurs rapports économiques, et qu'il n'y a pas d'importation de formes sans contamination de la réception.

Une nouvelle économie du spectacle cinématographique
La rencontre entre le cinéma et la littérature met en jeu pratiquement tous les aspects d'une économie du spectacle. L'histoire cinéphile, réglée sur la chronologie de la production, fait traditionnellement remonter les origines de leurs relations au Film d'Art et à sa soirée du 17 novembre 1908, considérée comme un événement inaugural dans l'histoire du cinéma. Or un procès retentissant pour contrefaçon oppose des écrivains à des exploitants et à Pathé dès 1906-1907. Ces deux années marquent aussi les débuts d'un nouveau mode d'exploitation des films en salles et le décollage économique du secteur. Là doit débuter notre étude, en un moment où l'édition cinématographique, l'exploitation et le droit se trouvent intriqués d'emblée. À ces trois éléments viennent s'en surajouter deux autres, dès lors que les relations deviennent coopératives : d'une part les contrats formalisant les alliances nouées entre les écrivains (ou leurs héritiers) et les éditeurs de films, d'autre part le mode de production réel dans lequel les nouveaux venus vont trouver place. Tout l'enjeu est, dans cette pluralité de facteurs historiques, de démêler l'écheveau des influences réciproques, sans accorder a priori de primauté causale aux uns sur les autres. Sans chercher non plus à établir à tout prix un synchronisme entre eux, bien au contraire, car selon qu'ils relèvent du droit ou de l'économie, ces objets obéissent à des temporalités disjointes, celle de la justice pour les uns, celle de l'entreprise pour les autres.
L'erreur serait de considérer les écrivains comme un groupe à peu près homogène et de faire de la littérature et du cinéma, par métonymie, deux acteurs affrontés. Empruntant leurs catégories à la sociologie, les historiens ont depuis longtemps montré quelles tensions traversent le champ littéraire à la fin du XIXe et au début du XXe siècles 18 . Pour rendre raison de la diversité des statuts et des stratégies des écrivains face au cinéma, on ne saurait donc faire l'économie d'une étude préalable de leur position dans leur champ d'origine. On ne saurait omettre non plus de distinguer des cultures professionnelles différentes selon le genre, le public visé, les circuits de diffusion.
La question du public : le cinéma en représentation(s)
Proclamé ou discret, le commerce entre l'industrie cinématographique et les écrivains joue sur les valeurs culturelles du public. De même que l'on doit parler des écrivains comme de plusieurs groupes distincts, il faut évidemment distinguer ici plusieurs catégories de littératures en fonction de leur lectorat et de leur légitimité à ses yeux. Cela est si évident que le Film d'Art et la SCAGL ont donné lieu à des hypothèses sociologiques pour le moins hasardeuses, notamment sur l'attitude de la « bourgeoisie », catégorie malléable à merci. Mitry écrit ainsi pour expliquer l'échec du premier Film d'Art : « Sans se détourner totalement du cinéma, la bourgeoisie ne constitua guère qu'une clientèle accessoire. » 19 Contrastant avec ce type d'assertion proche de la tautologie, l'histoire de l'exploitation a récemment avancé, par l'étude de la géographie des salles et des tarifs, des éléments positifs quoique nécessairement limités sur la sociologie des publics et notamment sur la fréquentation des salles par les habitants des beaux quartiers 20 .
    Il peut s'avérer plus fructueux, cependant, de tenter d'articuler une histoire du spectacle avec une histoire des représentations sociales. Cela implique d'abord, de manière assez évidente, un déchiffrement précis des valeurs culturelles mises en jeu. De quel public, de quelle actualité, de quel regard telle ouvre adaptée bénéficie-t-elle ? Dans quelle mesure l'emprunt à tel ou tel registre romanesque ou dramatique, ou la signature d'un film par une plume fameuse sont-il susceptibles de valoriser le spectacle cinématographique ? À quels modèles leur promotion se réfère-t-elle ? La réponse passe par l'analyse des discours contemporains, ceux abondants de la presse corporative notamment. Le film « littéraire » prétend élever le statut du nouveau spectacle dans une culture ordonnée, c'est-à-dire hiérarchisée. On a insisté, non sans raison, sur l'inscription du cinéma naissant dans une métropole où le simulacre visuel est partout offert en spectacle, tant aux vitrines des grands magasins et dans les illustrés que derrière la façade des musées de cire, voire à la Morgue 21 . Pour autant, l'essor du cinéma dans sa seconde décennie ne saurait être dissociée non plus d'un appétit de légitimité bien vivace. Le cinéma français, dans sa seconde décennie, travaille à se dégager de la profusion désordonnée des attractions urbaines pour entrer dans l'ordre des spectacles dûment identifiés, fût-ce à la place mineure d'un théâtre populaire.
    Cette ambition proclamée haut et fort a dissimulé, par ailleurs, les tâtonnements d'une interrogation sur la nature même du cinéma, par frottement avec des concepts du champ littéraire. Le discours des professionnels du droit d'auteur en particulier, tout à fait négligé jusqu'à présent, est un lieu incomparable de clarification collective de cette question. À une époque où les constructions théoriques élaborées sont rarissimes, la processivité engendrée par le cinéma - en premier lieu les poursuites engagées par des écrivains - conduit les juristes à s'interroger au fond sur la nature du nouveau spectacle. Une question notamment traverse le débat juridique, qui fait en réalité problème pour tous les contemporains, aussi étonnante qu'elle puisse nous paraître : un film donne-t-il ou non une « forme » spécifique à son matériau narratif de départ ? Une réflexion fondamentale prend racine, plus ou moins consciemment, dans le terreau littéraire.

Ainsi l'interruption de cette étude en 1914 se justifie-t-elle doublement. Par le déclenchement de la Grande Guerre, en effet, non seulement l'économie du cinéma français connaît de profonds bouleversements, mais l'ordre culturel de la Belle Époque a vécu. L'admission du cinéma au rang des beaux-arts devient alors bien vite un enjeu majeur pour la fondation d'un nouveau système.
    Entre les prémices de la rencontre et la forte césure de 1914, deux moments se seront rapidement succédés. De 1906 au début de 1909, les auteurs dramatiques ont le rôle principal dans l'émergence d'une première définition juridique, contractuelle et artistique du cinéma dans ses rapports avec le champ littéraire. Les années 1909-1914, dominées au contraire par les romanciers populaires, voient la convention initiale s'ajuster à la réalité du phénomène culturel de masse naissant.

1 . Cf. notamment la somme de Richard Abel, qui analyse la plupart des films conservés jusqu'à nos jours, et propose une interprétation de l'évolution du langage du cinéma primitif français genre par genre ; R. Abel, The Ciné Goes to Town , Berkeley, 1994.
2 . À l'exception des travaux de Jean-Jacques Meusy, dans L'Auteur du film , Arles, 1996, p. 13-48, et « Aux origines de la SCAGL. », 1895 , n° 19, 1996, p. 6-16.
3 . Sur ce point, des travaux sont en cours ailleurs, par exemple sur Albert Capellani. Cf. aussi par exemple A. Masson, « La qualité d'avant-guerre : Camille de Morlhon », 1895 , n° 21, p. 39-58.
4 . Au studio des Ursulines, par exemple. Cf. Ch. Gauthier, La Passion du cinéma , Paris, 1999.
5 . C. Vincent, Histoire de l'art cinématographique , Bruxelles, 1939.
6 . M. Bardèche et R. Brasillach, Histoire du cinéma , Paris, 1935.
7 . Cf. par exemple Y. Darré, Histoire sociale du cinéma , Paris, 2000.
8 . « Notes sur l'histoire du cinéma », La Revue du cinéma , n° 15, juillet 1948 ; reprod. dans La Revue du cinéma : anthologie , Paris, 1992, p. 315-330.
9 . P. Leprohon, Histoire du cinéma , t. 4, Paris, 1961.
10 . Cinémagazine , 27 juillet 1923 ; cité par M. Lapierre, Les Cent Visages du cinéma , Paris, 1948. On s'aperçut plus tard que Victorin Jasset avait fait le lien entre le Film d'Art et le renouvellement du cinéma américain dès 1911 dans son « Étude sur la mise en scène en cinématographie », Ciné-Journal , 21 octobre-25 novembre 1911.
11 . H. Fescourt, La Foi et les montagnes , Paris, 1959.
12 . La Société cinématographique des auteurs et gens de lettres, fondée en 1908 et liée à Pathé, était de loin la plus importante société de production de films « littéraires ». Cf. infra , 2e partie, chap. 1.
13 . G. Sadoul, Histoire générale du cinéma , t. 3, Paris, 1951, p. 30.
14 . G. Sadoul, Histoire générale du cinéma , t. 2, Paris, 1951, p. 544. C'est nous qui soulignons.
15 . T. Gunning, « Now You See It, Now You Don't », dans Silent Film , éd. R. Abel, London, 1996, p. 71-83.
16 . T. Gunning, « Le récit filmé et l'idéal théâtral : Griffith et les "films d'art" français », dans Les Premiers Ans du cinéma français , Perpignan, 1985, p. 123-129
17 . B. Brewster et L. Jacobs, Theatre to Cinema , Princeton, 1997.
18 . Cf. notamment Ch. Charle, La Crise littéraire à l'époque du naturalisme , Paris, 1979.
19 . J. Mitry, Histoire du cinéma , t. 1, Paris, 1967, p. 256.
20 . Cf. J.-J. Meusy, Paris-Palaces , Paris, 1995, p. 282.
21 . V. Schwartz, « Cinematic Spectatorship before the Apparatus », dans Cinema and the invention of modern life , Berkeley, 1995.