Le cinéma et les pratiques culturelles
Ces images témoignent des progrès accomplis par le cinéma depuis ses origines : à ses débuts, la durée trop courte des films, la fixité des plans, le manque de renouvellement du répertoire des scènes filmées l'empêchaient de s'affirmer. De même, la diffusion des films dans un cadre forain ou dans des salles traditionnellement réservées aux spectacles de théâtre ou aux concerts contribuait à inscrire le cinéma dans la tradition du théâtre occidental, à l'italienne ou ambulant. Ce n'est qu'à partir des années 1910 que le cinéma est parvenu à se dégager de son statut artisanal, d'une part grâce à la conquête de procédés techniques et artistiques plus élaborés, d'autre part grâce à la réalisation de films populaires à succès tels Fantômas, Judex (Louis Feuillade) et à la diversification des genres. Lieu de divertissement pour la société de la Belle Epoque, le cinéma Gaumont Palace proposait ainsi une programmation riche et diversifiée, qui s'adressait à toute la famille. Organisée autour d'un grand film, celle-ci alternait de manière équilibrée actualités, documentaires, séries mélodramatiques ou comiques. et comblait par conséquent les attentes de tous les spectateurs. Par ailleurs, l'ouverture de salles fixes consacrées aux projections cinématographiques dès 1905, à Paris comme en province - Charles Pathé ouvrit la voie en inaugurant quelques années avant le Gaumont Palace la salle du Pathé-Omnia -, permit la mise en place d'un nouvel espace de sociabilité : désormais, le cinéma perdit son caractère d'attraction foraine pour devenir un loisir fortement prisé. Toujours plus exigeants, les spectateurs réclamaient sans cesse des nouveautés. Toutefois, malgré le succès de réalisateurs et d'acteurs de renom à la Belle Epoque, il fallut attendre l'après-guerre pour voir le cinéma acquérir ses lettres de noblesse, avec la production des premiers longs métrages de qualité et l'abandon des programmes fourre-tout. En effet, l'ascension rapide du parlant dans les années 30 permit d'enraciner le cinéma dans les pratiques culturelles - évolution qui reflète la place croissante prise par l'image et le son dans la société, et annonce la naissance d'une culture de masse.
Auteur : Charlotte DENOËL Source : L'histoire par l'image : http://www.histoire-image.org (un excellent site pédagogique pour l'enseignement de l'histoire à partir d'affiches ou d'images de presse)
Louis ABEL-TRUCHET
Le Gaumont Palace illuminé dans la nuit (1911) |
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Une séance au Gaumont Palace en 1913
Isabelle AIMONE CAHIERS DE LA CINÉMATHÈQUE N° 63/64 • DÉCEMBRE 1995 • 77
Les programmes du Gaumont Palace sont des documents riches d'informations, quant à la diversité d'une séance de cinéma de la Belle Epoque. La diversité est de règle : cinq ou six fictions, deux phonoscènes, deux "films parlants", trois documentaires, ainsi que les célèbres actualités Gaumont, qui se contentent alors de défilés de ministres et autres événements mondains. Ces séances dépassent le cadre d'une simple représentation cinématographique : intermèdes musicaux, acrobates, jongleurs, équilibristes, de nombreux numéros de music-hall et de cirque alternent pour le plus grand plaisir des spectateurs.
Le programme, divisé en trois parties, est équilibré. La deuxième partie est réservée au grand film de la semaine, la plupart du temps un film de la série des Grands Films Artistiques Gaumont. Les différents genres sont harmonieusement agencés, comiques, drames et comédies se succèdent au rythme de l'orchestre dirigé par Paul Fosse.
A nouveau, l'image reçue du cinéma des premiers temps, doit être nuancée. En effet, si la plupart des productions sont muettes, certains films sont parlants grâce à une technique du son primitive. Il s'agit d'un principe de synchronisation de la caméra et d'un linguaphone à disques, les deux moteurs étant synchronisés par un chef tourniquet. C'est du fait d'une considération financière que ce procédé n'est pas généralisé à toute la production. Ainsi, apparaît une production qui nous semble aujourd'hui marginale, phonoscènes et "films parlants", habitués à l'idée que ce cinéma est par définition muet (1). Ces films présentent des scènes chantées, parfois par un artiste célèbre tel que Félix Mayol, il ne s'agit pas encore de fictions. Ces films sonores sont produits en quantité plus faible que les autres films, mais deux à trois sont cependant programmés chaque semaine. En outre, il semble qu'ils aient un statut particulier du fait de la mention du nom du réalisateur sur les programmes. Ces programmes proposent un spectacle très diversifié, les fictions dominent et attestent d'une production très segmentée, en genres et séries.
L'ouvre de chacun des réalisateurs est généralement caractérisée par un genre dominant, voire par une série. Nous entendons par série, une suite de films à court ou long métrage, qui reprend systématiquement au moins un personnage, dans un genre identique, et une structure narrative similaire.
Tous les genres sont abondamment exploités, en dehors des films à truc et des féeries, dont la vogue est passée. Ainsi,
"(...) de la grosse farce au burlesque jusqu'aux drames et mélodrames, en passant par les films historiques parfois sociaux, les films d'aventures, les films sportifs, les légendes, sans omettre les "comédies dramatiques", les "comédies comiques", les "fines comédies" (...) tout semble bon" (2).
Les différents genres qui composent la production sont, après regroupement, au nombre de trois : drame, comédie et comique. Les genres ne sont pas toujours indiqués sur la brochure, mais le sont sur Ciné-Journal, qui reprend cette classification ternaire. Pour les scénarios qui n'ont pas donné suite à un film, le genre a été attribué à posteriori, selon les normes de cette classification. Au total vingt-sept dénominations apparaissent sur les brochures, pour définir le genre auquel appartient le film. Cependant les différents termes employés, on le verra, ont la même signification. Ainsi, un film peut être répertorié sous divers genres selon le support considéré : brochure publicitaire, programmes, ou Ciné-Journal.
Les drames
Sur les 248 titres de films présentés par Ciné-Journal, qui propose systématiquement une classification par genres, on compte 82 drames, soit 32 % de la production Gaumont. Le métrage moyen du drame est de 620 mètres, si l'on s'était fondé sur la quantité de pellicule et non de titres, les drames se situeraient en tête de la production. Le métrage des drames est d'autant plus long, que ces films appartiennent à la série des Grands films artistiques Gaumont, dont 4l sortent en 1913, (seulement deux films de cette série sont des comédies). Cette série, qui inclut on le verra des sous-séries, oriente la production Gaumont vers une politique de films à prestige dans la lignée des concurrents. Elle est annoncée à grand renfort de publicité dans la presse spécialisée. Tous les réalisateurs y participent, principalement Louis Feuillade, et Léonce Perret. On distingue trois sortes de drames : les mélodrames, drames d'aventures policières et exotiques.
Les mélodrames
Ils correspondent aux "drames modernes" ou "drames contemporains" indiqués parfois sur les brochures. Outre le fait de faire partie de la série prestigieuse de Gaumont évoquée ci-dessus, une partie de ces films, les mélodrames de Louis Feuillade, s'intègrent dans la série de La Vie telle qu'elle est ; d'autres plus rares, dans une énigmatique et rare série Gaumont Monopol. Ces mélodrames, appelés alors drames modernes, constituent plus de la moitié des films dramatiques. L'action humaine y est frappée d'impossibilité par les forces sociales et le poids du passé. Ce genre est l'une des formes parodiques de la tragédie classique, dont elle accentue les aspects héroïques, sentimentaux et tragiques, en multipliant les rebondissements. Selon son étymologie grecque le mot signifie, un drame chanté. Le genre apparaît ainsi au XVIIIéme siècle, où la musique intervient aux moments les plus dramatiques de l'action, afin d'exprimer l'émotion d'un personnage silencieux. Il serait intéressant de constater si les partitions d'accompagnement musical des films suivaient cette régie. Après la Révolution, le mélodrame revêt une nouvelle forme : le théâtre bourgeois, qui tente de dispenser au peuple une éducation selon les valeurs bourgeoises, dont le héros bourgeois est garant, en mettant face à face les bons et les méchants. Il occulte ainsi les conflits sociaux et réduit les contradictions à une peur ancestrale. Le mélodrame survit dans le théâtre de boulevard. Les situations sont à la limite de l'invraisemblable, tant le destin semble parfois s'acharner sur les personnages. Le point initial de l'action est souvent synonyme de rupture. Ainsi, les ruptures temporelles sont fréquentes au début de l'histoire. Elles se présentent sous différentes formes : le souvenir, qui trouble les sentiments d'une femme dont la jeunesse a connu un premier amour avant son mari ; le souvenir d'un père millionnaire qui jusqu'à la veille de sa mort avait préféré oublier l'existence d'un enfant, fruit d'un amour de jeunesse qu'une mésalliance ne pouvait unir, et qui charge son fidèle secrétaire de retrouver l'enfant héritier, souvent une fille, en général devenue danseuse, Son passé. Le passé intervient aussi par le retour d'un être proche, porté disparu, sorte de résurrection. Il peut s'agir d'un individu malfaisant auquel cas il représente un risque quant à la sécurité et la stabilité de sa famille, Le Revenant. Il peut aussi être question d'un homme victime de la justice, ayant passé plusieurs années au bagne, et dont le retour met son entourage dans un embarras que seule la volonté de réhabilitation et l'honnêteté vaincra, Le Secret du forçat.
La rupture est aussi d'ordre social. La faillite d'un industriel qui manque de se suicider ; un mariage non conventionnel qui conduit à l'abandon d'une situation respectable, pour un amour réprouvé par la famille et la société, S'Affranchir ; ainsi que des actes criminels.
La rupture s'inscrit aussi dans le registre sentimental, une mère quitte le foyer conjugal vers des aspirations éloignées du rôle d'épouse, Paris, Saint-Pétersbourg, minuit trente-cinq ; à moins qu'il ne s'agisse d'une jeune femme, parfois enceinte ou abandonnée par un jeune homme, le plus souvent issu d'un milieu social plus riche que celui de la jeune mère, ce qui explique l'impossible officialisation de la liaison, L'Oiseau blessé.
Le mobile de l'action qui tend le fil conducteur de l'histoire est le fait de l'ambition, manifestée par l'aspiration à la richesse, et à l'ascension sociale, ou la vengeance, pour sauver un honneur, ou par jalousie affective. Les rebondissements sont nombreux, et s'étendent sur une longue durée et dans un espace qui est très étendu. Le voyage aux colonies est un élément omniprésent. Il permet aux personnages coupables de se racheter, thème classique de la rédemption, ou à la victime de fomenter sa vengeance, afin de préparer un retour glorieux à l'encontre de ses anciens persécuteurs.
L'étranger est aussi un point de départ qui est souvent synonyme d'aventures malfaisantes. Cette distance dans l'espace est permise grâce à un temps de l'histoire parfois étendu jusqu'à une vingtaine d'années. La disparition du bourreau ou de la victime, qu'il s'agisse d'un départ à l'étranger ou de la mort, permet à la génération suivante de grandir loin du drame de leurs parents, mais d'être en âge de l'assumer lorsque le passé fait ressurgir le drame, La Mariquita. Le destin semble ainsi s'acharner sur des familles, mais la fatalité se brise par la mort d'un des parents.
L'action se résume à un schéma, la plupart du temps manichéen qui se dénoue sur la victoire du bien sur le mal. Le mal prend l'apparence de malfaiteurs, apaches, escrocs, mais aussi de femmes cruelles et dangereuses. Ces personnages sont généralement punis, tandis que le bien, est récompensé. Il est incarné par des victimes : jeunes femmes fragiles, naïves et fidèles, et des héros : jeunes hommes courageux, amoureux, ou vieux policiers rodés qui sauvent les victimes et mettent un terme aux actions du mal par un acte héroïque.
Les dénouements sont heureux, les malfaiteurs sont arrêtés. S'il s'agit d'une grave erreur de parcours d'un banquier ruiné, par exemple, la prison lui est épargnée au profit d'une mort accidentelle, qui sauve son honneur. Les éternels faux coupables sont relâchés et réhabilités, les malades sont sauvés, les couples réconciliés. Enfin, le mariage, lorsque la condition des héros le permet, est l'ultime récompense du bien et de l'héroïsme, qui éternise l'optimisme du dénouement. Cependant certains dénouements sont très sombres, et se rapprochent en cela de la tragédie.
La mort est aussi présente dans les dénouements, ainsi, le suicide dans un élan de désespoir des victimes, se présente parfois comme une fin mystique, La Robe blanche ; mais le suicide est aussi le résultat d'une fuite fatale tout à fait consciente lorsqu'il s'agit du mal, pris au piège.
Enfin, il s'agit parfois de la mort naturelle d'un héros âgé, qui laisse la place à la génération suivante, et qui emmène avec lui une malédiction. De même, le départ vers de lointaines destinations ou le chagrin éternel d'une vie brisée par la trahison, excluent le mélodrame d'une fin systématiquement heureuse.
Les drames d'aventures
Les drames d'aventures se répartissent au sein de deux catégories : les séries policières, Les Scènes de la vie de l'Ouest américain, et les films tournés avec des fauves, appelés parfois "drame de la jungle". Les drames d'aventures sont des films d'action et par définition ont une structure narrative mouvementée. Ils présentent quelque peu des aspects identiques au mélodrame. L'action est menée par une lutte manichéenne, où le bien est généralement le plus fort. Ce qui les distingue des mélodrames est la nature de l'action parfois spectaculaire, voire effrayante qui place l'individu dans une situation extrême, pour sa vie. Le film d'aventures est à cette époque du cinéma, à son apogée.
LE FILM POLICIER
Cette première catégorie du film d'aventures, se distingue par la série Main de fer, de Léonce Perret série de trois épisodes qui s'achève en 1913, et la série Déctective Dervieux, de Louis Feuillade interprétée par René Navarre, qui devient ensuite l'inoubliable Fantômas de la série du même nom. L'action dramatique du film policier est motivée par un crime, et le sujet du film suit l'évolution du complot au crime, puis de l'enquête. Le point de départ est souvent un crime, ce n'est donc pas la police qui déclenche l'action, qui dépend de la volonté criminelle. Le nouveau héros, détective ou policier, voire reporter, est un personnage qui grâce aux séries devient familier au public.
LES DRAMES DE LA JUNGLE ET LES WESTERNS
Ici, les maîtres mots sont : action et dépaysement dans l'exotisme.
D'une part, on distingue le film d'aventures se déroulant dans la jungle, que l'on rencontre parfois sous le terme de "drame de la jungle", sur les brochures publicitaires ou de "films de fauve". Il s'agit de films censés se dérouler en Afrique, plus précisément dans les colonies françaises. Ces films sont le fait de Louis Feuillade, Les Chasseurs de lions, et surtout de Jean Durand, Le Jugement du fauve.
Le western offre une forme narrative semblable, seul le cadre est modifié. Il s'agit des Scènes de la vie de l'Ouest américain, série réalisée par Jean Durand. Trois scénarios ont été recensés, dont un seul qui ait donné lieu à un film : Le Collier vivant (La Mort qui rampe). L'action se détermine ici encore par une volonté d'enrichissement, ce qui se traduit par des actes malfaisants, opposant bien et mal. Ainsi, deux types de personnages s'affrontent, tous sont des aventuriers, colons d'Afrique ou pionnier aux Etats-Unis, explorateurs, ou malfaiteurs.
Le dénouement est à nouveau en faveur du bien, cependant la police a rarement l'opportunité d'intervenir, un scénario mentionne l'action d'un shérif. Dans ces films d'aventures, les personnages ne sont plus soumis à des problèmes d'ordre psychologiques et à des obstacles moraux, mais luttent pour leur vie au cours d'un combat corps à corps avec un animal sauvage. Dans Le Collier vivant, Berthe Dagmar, qui interprète la complice d'un bandit, est confrontée à des serpents, tandis que dans Les Chasseurs de lions, une autre femme est prise au piège avec des lions, pour sauver sa fille victime d'une morsure de serpent. Enfin, un duel étrange, met en présence un lion et un jeune officier, Le Jugement du fauve. De tous ces combats l'homme est vainqueur, y compris le méchant qui cependant se repent après le combat. FILMS "HISTORIQUES" / FILM A COSTUME
Après le recul exotique, le recul historique, transpose l'action principalement au Moyen-Age, XIX èrae siècle, et surtout pendant la période révolutionnaire. Distinguons le film qui procède à une reconstitution historique, et le film pour qui le contexte historique n'est qu'un décor de l'action. Dans ce cas précis, l'intérêt est de constituer un effet de dépaysement grâce aux costumes et aux lieux, le château est ainsi un cadre fréquemment utilisé. Certains films lient ces deux aspects, et romancent la vie de personnages illustres. Un seul film concerne une reconstitution historique, 1453, L'Agonie de Byzance, de Louis Feuillade. Ici c'est uniquement la collectivité qui est représentée grâce à de nombreuses scènes de foule, les problèmes individuels sont exclus. Feuillade s'est concentré exclusivement sur l'événement historique. Ce recul historique offre à la production une certaine aération, un moyen d'évasion supplémentaire.
Les comédies
La production filmique Gaumont comprend en 1913, 37 % de comédies, d'après la rubrique des nouveautés cinématographiques de CinéJournal,
La comédie est une pièce, ici un film, qui cherche à-faire rire ou sourire, qui s'est imposée au théâtre de boulevard. Le cinéma exploite ainsi cette veine en s'inspirant de célèbres auteurs, tels que Feydeau et Courteline. Différents types de comédies apparaissent, quatre termes autre que "comédie" sont utilisés sur les brochures pour définir le genre, dont "comédie" qui est le plus souvent utilisé, tandis que Ciné-Journal en conserve deux : "comédie" et "comédie-vaudeville". Nous retiendrons cette classification.
Les dénominations "comédie dramatique", ainsi que "comédie comique" sont ici exclues du cadre de la comédie, en effet, la première se réfère aux caractéristiques du drame, tandis que la seconde correspond au genre comique. L'emploi des termes "comédies fines" et "comédies sentimentales", est un simple moyen de préciser que l'aspect comique de la comédie est plus soigné, moins brut que le burlesque.
L'action est souvent guidée par les sentiments. Il s'agit des mésaventures d'un couple dues à un quiproquo, ou des manigances de deux amoureux face à l'autorité des parents qui refusent d'accorder la main de la jeune fille à un jeune homme pas assez riche, qui va par la suite miraculeusement faire fortune, à moins que le gendre souhaité par les parents ne soit tourné en ridicule grâce à l'aide d'une vieille tante. On l'aura compris, tout finit dans la bonne humeur.
LA SERIE "LEONCE"
Ainsi se distingue dans cette catégorie l'ouvre de Léonce Perret, grâce à qui la comédie prend au cinéma une nette démarcation vis à vis du comique.
Il crée le personnage du débonnaire Léonce, surnommé "le bon gros patapouf (4), inspiré de la comédie de boulevard. C'est une série de comédies élégantes, qui met en scène la trahison, la jalousie, les disputes et réconciliations immédiates, avec un petit soupçon de grivoiserie, dissimulée derrière les paravents d'un restaurant ou d'un salon surchargé.
Léonce Perret, réalise 24 Léonce, en 1913, dont le métrage moyen est de 345 mètres, soit quelque peu supérieur à la moyenne du métrage des comédies qui est de 280 mètres. Ceci confirme la supériorité du réalisateur dans le genre chez Gaumont. Léonce a toujours une partenaire féminine, Poupette ou Suzanne, sa femme ou sa fiancée. Grâce à cette dualité, la série se propose de représenter les avatars des sentiments amoureux et plus particulièrement d'un couple petit-bourgeois. Léonce est généralement représenté marié, mais on le voit passer par toutes les étapes, pas forcément dans l'ordre, du célibat au divorce, ainsi, certains titres sont révélateurs : Léonce flirte, Léonce papillonne, Léonce en voyage de noces, Léonce en ménage, Léonce pot au feu et Léonce veut divorcer.
LA SERIE "OSCAR"
Une autre série de comédies proche du style des Léonce, est réalisée : il s'agit des Oscar, interprété par un certain Lorin, qui pourrait être le réalisateur de cette série, comme le suggère Gaston Modot. (5)
Cette série est composée de 18 films en 1913, au métrage moyen de 260 mètres. C'est une série moins importante que celle des Léonce, aucune étude n'a été effectuée à son sujet.
Ces courtes bandes poursuivent sur la voie sentimentale. Cependant, la série se distingue des Léonce. D'une part, Oscar Sanzatoux, est le seul personnage constant, d'autre part, il représente un célibataire. Comme son nom l'indique, c'est un éternel perdant. Il est dans chacune de ses aventures à la quête de l'âme sour mais il restera malgré ses efforts célibataire, du fait de sa maladresse : Oscar exagère, mais Oscar veut se ranger, finalement Oscar devient ermite puis Oscar a pris les femmes en horreur mais Oscar suivra toujours, tel est l'éventail des situations de cet éternel séducteur au monocle.
D'autres séries tentent de percer dans le genre de la comédie, mais restent insignifiantes. Ainsi, on peut à peine les qualifier de séries : Henri Fescourt, qui est le seul réalisateur qui ne se distingue pas dans une grande série, tente de constituer deux personnages : le vagabond, Diogène Clock, et Adhémar Chérubin de Saint-Lolo.
D'autres séries dont peu d'informations éclairent les origines, tentent de percer sans grand succès : Monsieur Lapoire, Lecadran du taxy Roger, Loupin, Gontran et Tonton parmi ceux-ci seul Lecadran du taxy compte plus d'un scénario réalisé. On notera ici l'utilisation des noms des -personnages pour l'effet comique, qui est un élément constant des comédies ainsi que des burlesques, qui se plaisent à faire des jeux de mots avec le prénom et le nom de famille. Si tous les scénaristes procèdent à cet effet, il est sans aucun doute encouragé par Louis Feuillade, dont les origines méridionales lui ont laissé le goût du sobriquet. LA COMEDIE-VAUDEVILE OU LA SERIE "LA VIE DROLE"
La "comédie-vaudeville", ou "vaudeville", sont les deux termes employés pour désigner une action fondée sur le quiproquo à multiples rebondissements. Le vaudeville est au départ une chanson bachique et satirique. Ces chansons gaies sont peu à peu insérées au sein des comédies légères, puis de la comédie elle-même. Dès la fin du XVI? me siècle, des airs célèbres s'introduisent sur les tréteaux des théâtres de foires, il s'agit du premier opéra comique, qui se distinguera plus tard nettement du vaudeville. En effet, alors qu'il renaît sous la Révolution, vers 1860, les couplets chantés disparaissent. Ainsi, le vaudeville tel qu'on le connaît aujourd'hui, est au début du siècle un genre récent.
Le cinéma le célèbre peu à peu, et s'inspire des grands maîtres du genre, sans se cacher, puisque Feuillade dans l'un de ses scénarios cite Feydeau, en énonçant le principe que "dans la vie tout s'arrange" (6). L'action se déroule sur un rythme effréné propre à donner l'impression d'une confusion extrême, ce qui crée des situations à la limite de l'invraisemblable. Certaines situations sont totalement surréalistes, ainsi dans L'illustre
Mâchefer, un célèbre aventurier cru mort, fait l'objet d'une cérémonie officielle posthume, organisée par les notables de sa ville natale, tandis qu'au matin de la cérémonie il réapparaît au désespoir de toute la ville qui risque de voir la fête annulée, et de sa femme qui prépare une biographie. Il préférera retourner chez d'autres sauvages !
Le vaudeville se déroule généralement au sein de la petite bourgeoisie et tend à rompre avec son aspect sérieux du mélodrame, voire à le ridiculiser. Le vaudeville est le fait de Louis Feuillade, qui réalise la série La Vie drôle, composée de huit titres de 1913 à 1914, date à laquelle elle s'achève, la moitié de la série est produite en 1913 : L'Illustre Mâchefer, L'hôtel de la gare, Les Millions de la bonne, La Momie et Somnambule ! Cette série se distingue des autres séries de comédies, du fait d'un métrage semblable aux grands mélodrames. Ainsi il semble que la comédie se distingue de plus en plus du comique, puisque le genre fait l'objet de films à longs métrages. Certains font partie de la série des Grands Films Artistiques Gaumont, c'est Léonce Perret qui le premier tend à distinguer la comédie du genre comique, réalisant deux comédies à long métrage : Le Collier de Nini Pinson, et L'Ange de la maison.
Les comiques
Le comique est originaire du genre dramatique de l'Antiquité gréco-latine, mais le terme n'apparaît qu'au Moyen Age. Ce genre s'inspire parfois de la farce médiévale, du fait de la cruauté physique représentée, et des plaisanteries macabres et féroces. Le comique renaît au XIX eme siècle, et dès la fin de ce siècle il est adapté à l'écran en trois étapes successives au cours desquelles sa structure se perfectionne. Jusqu'en 1905, le cinéma, spectacle forain, se destine tout particulièrement aux couches populaires les plus modestes. Il s'agit alors de grosses farces qui développent un accident cocasse, une catastrophe, dont le dénouement se réduit parfois à un simple jeu de mots.
La seconde étape qui s'échelonne de 1905 à 1912, est marquée par Roméo Boseti, rejoint par Louis Feuillade. Ceux-ci mettent au point la poursuite et des séries qui font intervenir des personnages constants, familiers du public. L'année 1913 s'inscrit au centre de l'ultime période du comique français, avant le déferlement des burlesques américains. Au cours de ces dernières heures se distingue Jean Durand qui grâce à la série Onésime, domine le comique qui s'oriente vers deux directions. Cette année, 29 % des films Gaumont sortis sont des bandes comiques, toujours selon Ciné-Journal.
UN SAGE COMIQUE
On distingue dans un premier temps, un comique réfléchi, fondé sur l'observation, représenté par les films de Louis Feuillade. Ici, le gag est moins cru, sans être plus subtil, il est plus conventionnel, et moins excentrique que le comique de Durand. Feuillade décide d'exploiter l'image de l'enfant pour créer l'effet comique. Ainsi, des héros enfantins voient le jour, Bébé puis Bout de Zan. Le comique de la série des Bout de Zan, se fonde sur des caractéristiques de l'enfance telles que la naïveté, l'espièglerie, la malice et la spontanéité, ainsi que sur un décalage qui consiste à placer le petit héros dans des situations d'adulte. Bout de Zan commet de multiples impairs, à titre d'exemple, dans un salon guindé, où tout le monde s'ennuie, il se met à bailler et contamine toute l'assistance, dont un monsieur qui a la mâchoire coincée, L'Education de Bout de Zan. Il se plaît à jouer des tours à son entourage, où le recours au travestissement est fréquent, Bout de Zan et le mannequin, et Bout de Zan et le lion. L'enfance fait sourire par son langage perçu grâce aux inscris, qui retransmettent son zozotement, et les fautes d'orthographe. Cependant, c'est dans les situations où le petit héros est confronté seul à la vie, tel un adulte, que les situations sont les plus cocasses. En effet, d'un petit garçon choyé dans une famille bourgeoise, il passe au statut de petit mendiant réduit à commettre quelques méfaits afin de survivre, Bout de Zan et le pêcheur, à moins qu'il n'enlève la fillette dont il est amoureux, Bout de zan chanteur ambulant.
UN COMIQUE DEVASTATEUR
Les dénominations utilisées pour définir le genre comique sont nombreuses, vingt-sept au total, mais la plupart d'entre elles sont loufoques et annoncent le caractère burlesque des films de Jean Durand, pour qui, par exemple, Onésime et l'affaire du Tocquart Palace, est une "comédie dramatique mais malheureusement burlesque". Considéré comme un poète de l'absurde, Jean Durand fait apparaître un autre style de comique qui s'apparente parfois à la farce médiévale, notamment dans ses gags cauchemardesques, tant la situation pourrait être tragique si elle n'était traitée avec humour. Le burlesque cache en effet un fond de terreur et d'angoisse, où la violence physique est utilisée comme ressort du comique, ainsi Onésime soudoie un livreur afin de récupérer ses jambes amputées destinées à être greffées à la patiente d'un chirurgien, Onésime en bonne forme, ou encore il est pris au piège d'une tribu cannibale, dont le chef déguste un morceau. Cependant, Onésime n'est pas systématiquement la victime de cette violence, sa femme est paralysée suite au Vou d'Onésime, et d'innocents badauds sont les victimes d'Onésime en crise de démence, qui rase leurs cheveux, Onésime hamadryas. La dérision de la tragédie est aussi contenue dans l'intitulé de certains sous-titres qui indique le genre comme une "tragédie comique".
Le burlesque est très proche du music-hall, ainsi que du spectacle forain dont les acteurs sont issus. Les numéros de cascades, voltiges et autres, transposés dans la rue par l'intermédiaire de la caméra, prennent alors une allure surréelle.
En effet, le burlesque s'ouvre sur un univers particulier. Tout est en perpétuel mouvement, ce qui met en évidence la volatilité des choses, y compris des individus. A côté de ce désordre, apparaît un merveilleux, résultant de la rencontre fortuite de choses et d'êtres en apparence éloignés. Il s'agit d'un télescopage d'éléments non prévus, tout comme dans la poésie. Ainsi, le dernier plan d'Onésime cour de tzigane, montre un couple de danseurs de valse au milieu des vagues. Cela crée une impression de fantastique dans le quotidien : des situations logiquement impossibles dans le monde réel, évoluent pourtant dans celui-ci, où les concepts de la logique sont à la merci du grand manipulateur qu'est Jean Durand. Ainsi les acteurs d'un film se détachent de l'écran et interviennent dans la salle du Gaumont Palace dans une poursuite interminable, Onésime réveillonne (7), Onésime est aussi enterré vivant et, tel un arbre, repousse au printemps, après quoi il ressuscite un policier, Onésime et l'héritage de Calino.
C'est aussi un univers qui se fonde sur des personnages et des situations tout à fait réels, animé par des maris jaloux, des cambrioleurs, et des scènes de ménage, dont le cadre d'action est on ne peut plus réel : la rue.
L'histoire burlesque est une suite de gags, et l'unité de base du langage cinématographique du genre est le gag, intermède improvisé. Ainsi le caractère improvisé du jeu des acteurs, du réalisateur, est bien approprié à ce type de films. Le langage non proprement cinématographique, est fondé sur des jeux de mots, notamment avec les noms de personnages. Ceci est perçu sur les scénarios et brochures, il n'a pas été possible de le vérifier pour les films.
L'action du film burlesque est détournée au moindre prétexte vers un but qui n'est pas le sien. Jean Durand met en place un comique de mouvement particulièrement destructeur. Chacun de ses films est un ballet de cascades. Les personnages sont confrontés à d'innombrables obstacles, contre lesquels ils s'acharnent avec obsession, Onésime et le pas de l'ours. L'histoire est la progression d'une catastrophe agencée par la poursuite. La poursuite est en effet le fondement dynamique du burlesque. Elle a souvent pour prétexte ou conclusion, une fureur destructrice, qui met en scène des accidents apocalyptiques, Onésime et son collègue. Dans la poursuite, un personnage clef est inventé par la troupe des Pouittes, il s'agit du voisin qui survient lorsque la scène de ménage éclate, ou que le mari jaloux découvre la trahison. Les voisins interviennent alors dans une interminable poursuite, de l'escalier de l'immeuble à la rue, où se bousculent étalages de marchands et passants, qui à leur tour entrent dans cette farandole fantaisiste. C'est un effet "boule de neige" dont l'exagération conduit à des situations surréelles. Parfois la poursuite est renouvelée d'une étrange façon, ainsi dans Onésime et le cour du tzigane, la poursuite se transforme en une valse effrénée d'un casino, au musée, en passant par la cuisine d'un restaurant, le toit de l'église et enfin la mer.
Dans ce dernier film, objets et animaux sont mis à contribution, ils se mettent aussi à danser. En effet, l'anthropomorphisme est fréquemment utilisé, les objets et les animaux deviennent ainsi des personnages à part entière. Les objet sont parfois doués d'une vie, et les animaux d'une intelligence. L'individu est alors relégué à la seconde place, parfois derrière l'animal, Onésime et son nouveau chien, Onésime et son âne, mais de toutes façons après l'extravagance des situations. En effet, le burlesque ne se soucie pas, à l'inverse du mélodrame, de la psychologie du personnage central, qui agit tel un somnambule, et qui n'est qu'une silhouette déterminée par un costume précis. La canne, le melon, le costume et l'oillet, les yeux exorbités accentués par un maquillage excessif, sont alors les repères qui permettent d'identifier Onésime dès la première image du film. Le dénouement est toujours positif mais pas forcément glorieux pour le héros burlesque, qui représente en général un personnage faible. La fuite, la vengeance, le pardon, ou l'heureuse coïncidence, tels sont les éléments du dénouement. Ainsi, le hasard organise ce monde chaotique, bien que le délire reste triomphant. La série Onésime compte en 1913, 24 films, le métrage moyen est de 171 mètres. C'est la production la plus imporrante de Durand, mais il poursuit une autre série, fondée sur un ressort identique et dont le personnage rencontre parfois Onésime dans ses aventures, Les Deux cortèges et L'Héritage de Calino ; il s'agit de la série des Calino, qui s'achève en 1913 et qui propose sept films, et dont le métrage moyen est équivalent à celui des Onésime.
Ces séries ont apparemment du succès auprès des enfants, et dans le monde entier, d'après une revue cinématographique de l'époque :
"Calino amuse les enfants en accomplissant de véritables acrobaties (...) Dans tous les pays du monde il remporte le succès le plus flatteur (...)" (8).
Ces trois séries comiques, Bout de Zan, Onésime et Calino, représentent environ 70 % de la production comique, ce qui tend à confirmer l'intérêt des séries dans la production Gaumont.
Ainsi la production est dans l'ensemble très segmentée en genres et séries, voire en sousséries. Une homogénéité permet la réalisation de presque tous les genres, avec un principe qui tend cependant à évoluer : seuls les drames bénéficient d'un long métrage. Il semble que ce soit les comédies en terme de films sortis, qui dominent, mais si l'on considère le métrage, le drame paraît être le genre qui bénéficie d'un surcroît d'attentions, ce qui est attesté par les titres choisis pour les publicités Gaumont parues dans Ciné-Journal.
A travers l'étude de ces différents genres, il apparaît que ces pionniers du cinéma ont participé à l'élaboration des structures de chacun des genres, encore présentes aujourd'hui.
NOTES
1 Certains disques sont conservés au musée Gaumont.
2 Fescourt Henri, La Foi et les montagnes, éd. P. Montel, Paris, 1979 (2° édition).
3 Fescourt Henri, op. cit.
4 Le Cinéma et l'Echo du cinéma réunis, 29 août 1913, cités dans la revue 1895 n° 1
5 Entretiens Musidora, 25 juin 1948.
6 Les Millions de la bonne.
7 A l'occasion du nouvel an, en janvier 1912, Jean Durand présente un film où le héros, Onésime, apparaît en chair et
en os dans la salle du Gaumont Palace.
8 Le Cinéma et l'Echo du cinéma réunis, 5 décembre 1913 n°93, cité dans la revue 1895 n°1. |