
extrait du Banquet imaginaire,L'Exception, Gallimard, 2002.
La fonction de la salle
JEAN-MICHEL BAER : II reste que, jusqu'à présent, c'est toujours le passage en salle qui détermine le statut de l'œuvre avant sa mise en circulation sur les autres supports. Et c'est également le passage en salle qui détermine le prix auquel un film sera vendu pour les autres supports. Un cinéaste, malgré le succès du DVD, n'a pas intérêt pour l'instant à jouer d'emblée la réception de son film selon les protocoles propres au DVD.
JEAN-MICHEL FRODON : C'est vrai. Jusqu'à maintenant au moins, le passage en salle authentifie l'œuvre. Et il l'authentifie comme un tout, un ensemble complet, fermé, vectorisé. La salle est le début de la chaîne de rentabilisation mais aussi le début de la chaîne symbolique qui dit : cela reste un objet qui a un début, une fin, un ordre chronologique. Tout ce que remet en cause le DVD, justement en disant : on entre par où on veut, on repasse 14 fois la même séquence, on ne regarde pas les autres, etc. Dans la cohabitation de ces deux états naît une tension qui est plus intéressante comme tension que si la situation était déjà résolue.
GENEVIÈVE TROUSSIER : Le rapport avec les salles est susceptible de connaître toutes sortes d'évolutions inattendues. Par exemple Agnès Varda voudrait maintenant projeter en salles ce qu'elle a tourné en plus pour les bonus des Glaneurs et la glaneuse.
TOM CHARITY : Ce rapport à la salle est indissociable de celui au cinéma comme un ensemble, doté d'une histoire. Dans mon pays, la Grande-Bretagne, la VHS a purement et simplement tué le cinéma de répertoire — d'autant que les télévisions ont également trahi leur rôle, en ne diffusant pas les classiques ni les films en langues étrangères. La désacralisation du film, la mauvaise qualité des images, l'intégration à un mode de vente plus proche de l'épicerie ont entraîné, de fait, l'anéantissement d'un rapport au cinéma comme un art possédant ses œuvres de référence, ses exigences, son histoire. Il est possible qu'à cet égard le DVD représente l'éventualité d'une renaissance. À la différence de la VHS, le DVD offre un nouveau réseau de distribution pour les classiques, pour le cinéma d'auteur et pour les films étrangers. Et, à la différence également de la VHS, il est capable d'offrir en principe le film en v.o. aux publics du monde entier —je dis « en principe » parce que j'ai été très déçu, arrivant à Paris et me précipitant dans un magasin de vidéo pour voir les trésors du cinéma d'auteur qu'on ne manquerait pas d'y trouver, de constater que beaucoup ne comportent pas de sous-titres en anglais.
C'est absurde, le DVD représente une possibilité extraordinaire de circulation de ces œuvres dans le monde. Il est d'ailleurs possible qu'à l'avenir, les réalisateurs de films d'auteur en viennent à faire la tournée des festivals pour promouvoir la sortie de leur nouvelle œuvre en DVD, exactement comme les musiciens partent en tournée pour promouvoir leur nouveau disque grâce à une série de concerts. Et bien sûr, cette prééminence du support DVD, peut-être pas en France où est maintenu un rapport à l'art du film et à la salle très fort, mais dans beaucoup d'autres pays, influera sur les œuvres elles-mêmes. D'ores et déjà, la vidéo (VHS et DVD confondus) produit 50 % des recettes de Hollywood, 25 % viennent des ventes aux divers types de télévisions (hertziennes, câblées ou par satellites) et 25 % des salles. Ce rapport de forces au profit du petit écran contre le grand, change et changera encore la mise en scène. Les réalisateurs continuent d'utiliser le format d'image 1/85, mais ils n'utilisent pas les côtés du cadre, pour que la scène reste lisible lorsqu'elle est diffusée après le pan and scan (procédé de recadrage pour la diffusion des films à la télévision en format classique (qui se retrouve sur la plupart des éditions VHS de ces films, mais heureusement rarement en DVD).
Dans son livre New Hollywood Cinéma, Geoff King a étudié la durée moyenne des plans dans les films hollywoodiens : elle n'a jamais cessé de décroître depuis 30 ans. Par exemple, dans Spartacus, la durée moyenne d'un plan est de 7,89 secondes, dans Gladiator, de 3"36, dans La Chute de l'empire romain d'Anthony Mann en 1963, elle était de 8 "72, contre 2 "07 dans Armaggedon. Il a aussi comparé les types de cadres : 78 % des plans de Gladiator sont des gros plans ou des plans moyens, contre seulement 64 % de ceux de Spartacus, 78 % également des plans d'Armaggedon contre 50 % de ceux du Robin des bois de Michael Curtiz.
DAVID KESSLER : Je reste convaincu que, quels que soient les autres modes de diffusion, il est capital que la salle reste au cœur du rapport au cinéma — et malheureusement, ce qui se passe dans la plupart des pays européens me conforte dans cette opinion. Sinon, il n'y a plus de distinction entre le cinéma et l'audiovisuel, l'indifférenciation des supports engendre la perte de la relation privilégiée aux œuvres. Cela participe de l'acculturation générale d'une société, c'est-à-dire d'un phénomène dans lequel la distinction, la caractéristique de l'œuvre se perdent dans une confusion extrême. Avec de graves conséquences notamment en terme d'enseignement, de transmission.
JEAN-MICHEL BAER : Un autre effet de l'essor du DVD et des comportements qu'il génère se traduit par l'inquiétude des télévisions. Elles se demandent si l'apparition du DVD et du Home Cinéma ne va pas manger le temps passé devant la télévision [...]