LOGIN: 
   PASSWORD: 
                       accès étudiants

 

 
          Frédéric GIMELLO-MESPLOMB, Maître de conférences

 
| cours | | | | |
|
f

chercher

économie du cinéma
politiques de l'audiovisuel
exploitation-programmation
histoire du cinéma
théorie du cinéma
analyse de film
le cinéma de genre
économie de la culture
art, société & politique
politiques culturelles
institutions culturelles
projet professionnel

l'Europe de la culture
les médias européens
sociologie des médias
   
  liste complète des cours
   
Recherche
programme de recherche
expertises scientifiques
Commission Européenne
   
Publications
ouvrages
chapitres d'ouvrages
articles de revues
colloques & conférences
entretiens
   
Direction de recherches
choix du sujet
choix du directeur
travaux en ligne
consignes de rédaction
stages
   
   
   
espace réservé
  ads1
   
Traductions
 
 

Le spectacle cinématographique à l'âge d'or des studios


Extrait du texte de Francis Bordat publié in Cent ans d'aller au cinéma : le spectacle cinématographique aux Etats-Unis, 1896-1995, Presses Universitaires de Rennes, 1995.

Facade extérieure du Criterion Theatre, salle de 1700 places située à Los Angeles.
Photo William Gabel



Introduction : l'âge d'or hollywoodien

Dans La Rose pourpre du Caire, Woody Allen évoque un peu nostalgique-ment une époque où « aller au cinéma » était, pour les Américains, une activité aussi régulière, on dirait « programmée », qu'aujourd'hui allumer son téléviseur. C'est de cette époque qu'il s'agit ici.
Ma réflexion a deux objectifs distincts et complémentaires. Je souhaite d'abord décrire les caractères spécifiques du spectacle cinématographique entre le début des années trente et la fin des années quarante, assez stables malgré les particularités des années de Dépression et de guerre. Mais je veux aussi essayer de montrer comment les structures de l'exploitation cinématographique de l'époque ont conditionné, non seulement le fonctionnement optimal de l'usine hollywoodienne, mais sans doute aussi la nature des œuvres qu'elle a produites.
Quelque cinq mille films américains de long métrage ont été distribués aux Etats-Unis entre 1930 et 1939 et quatre mille entre 1940 et 1949. C'est beaucoup, mais moins que dans les années vingt, où Hollywood produisait jusqu'à huit cents films par an. On ne saurait dire non plus que le cinéma américain de « l'âge d'or » fut esthétiquement supérieur à celui qui l'a précédé ou suivi. Ses chefs-d'œuvre, de Scarface à Citizen Kane, de King Kong aux Raisins de la colère, sont bien connus, mais comme le cinéma des années vingt ou celui des années cinquante, et peut-être comme tout l'art en général, il a livré une majorité d'œuvres médiocres, qui ne conservent au mieux aujourd'hui qu'un intérêt documentaire. L'étude socio-culturelle des films de l'époque réserve d'ailleurs des surprises au cinéphile. Non seulement la liste des plus gros succès ne lui est guère familière, même lorsqu'ils sont signés par de grands cinéastes (comme Léo McCarey, qui réalise Going my Way en 1944 et The Betts of Saint Mary's en 1945), mais il peut rester perplexe devant le classement des stars les plus populaires entre, par exemple, 1937 et 1947 : dans l'ordre Shirley Temple, Mickey Rooney, Abbott et Costello, Betty Grable, et Bing Crosby : des noms qu'on associe rrement aujourd'hui au grand cinéma hollywoodien (1).
Si donc on parle d'« âge d'or », c'est surtout pour désigner une époque assez brève (à strictement parler, il ne s'agit que d'une quinzaine d'années, de 1934 -quand se redressent les finances des grands studios et s'impose la Production Code Administration - à 1948 - quand les « majors » doivent se soumettre à la loi antitrust, et quand commence à décliner la fréquentation des films), où un système de production-distribution-exploitation parfaitement structuré, géré par un oligopole tout-puissant, a fonctionné à son plus haut régime. Cette époque a produit un cinéma « classique », c'est-à-dire strictement balisé par des normes génériques, thématiques, esthétiques et morales, à destination d'un public de masse : celui qui, dans les années trente et quarante, allait chaque semaine au cinéma, et partageait encore à peu près également l'essentiel de son temps de loisir entre la lecture des journaux, l'écoute de la radio et la fréquentation des salles.

L'exploitation : clé de voûte du studio System

Ce qui caractérise le plus clairement le fonctionnement économique de l'industrie cinématographique américaine pendant l'époque dite du studio System, ce n'est pas l'existence des studios comme centres de production, mais la domination des Big Five (Paramount, MGM, Twentieth Century-Fox, Warner Bros, RKO) comme distributeurs-exploitants. Les Big Five étaient certes les premiers producteurs de films, mais leur prédominance dans l'industrie des années trente et quarante venait d'abord du fait qu'ils possédaient des circuits de salles, et qu'ils contrôlaient plus de 70% des cinémas de première exclusivité dans le centre des grandes villes.
Sur les 23 000 cinémas de 1930, les « majors » n'en possédaient ou contrôlaient en fait que 3 000, soit moins de 15%, mais c'étaient les plus grands (25% des fauteuils du pays) et les mieux situés. Par ailleurs, grâce au système de distribution-exploitation mis en place par l'oligopole, qui assurait à ses établissements une fréquentation maximum aux prix d'entrée les plus élevés (jusqu'à un dollar pour un nouveau grand film), ils ne drainaient pas moins des deux tiers de la recette-guichet, la plupart des salles indépendantes n'étant autorisées à présenter les films qu'en deuxième, troisième ou quatrième reprise. Enfin, les Big Five consolidaient leur monopole par les pratiques légalement douteuses du block booking et du blind bidding (réservations bloquées, parfois avant même que les films soient réalisés), qui faisaient d'eux les fournisseurs attitrés de la majorité des cinémas indépendants. Richard Maltby résume bien cette situation :

En tant qu'exploitants, [les Big Five] contrôlaient la première exclusivité des films. En donnant préférence à leurs produits et à ceux des autres « majors », ils fermaient le marché aux producteurs indépendants. Ils assuraient aussi leur domination comme distributeurs dans leurs rapports avec le reste des exploitants, ces derniers étant obligés d'accepter leurs termes s'ils voulaient avoir accès aux films les plus populaires et les plus profitables (2).

Mickey Rooney, Abbott et Costello, Betty Grable, et Bing Crosby : des noms qu'on associe rrement aujourd'hui au grand cinéma hollywoodien (1).
Si donc on parle d'« âge d'or », c'est surtout pour désigner une époque assez brève (à strictement parler, il ne s'agit que d'une quinzaine d'années, de 1934 -quand se redressent les finances des grands studios et s'impose la Production Code Administration - à 1948 - quand les « majors » doivent se soumettre à la loi antitrust, et quand commence à décliner la fréquentation des films), où un système de production-distribution-exploitation parfaitement structuré, géré par un oligopole tout-puissant, a fonctionné à son plus haut régime. Cette époque a produit un cinéma « classique », c'est-à-dire strictement balisé par des normes génériques, thématiques, esthétiques et morales, à destination d'un public de masse : celui qui, dans les années trente et quarante, allait chaque semaine au cinéma, et partageait encore à peu près également l'essentiel de son temps de loisir entre la lecture des journaux, l'écoute de la radio et la fréquentation des salles.
L'exploitation : clé de voûte du studio System
Ce qui caractérise le plus clairement le fonctionnement économique de l'industrie cinématographique américaine pendant l'époque dite du studio System, ce n'est pas l'existence des studios comme centres de production, mais la domination des Big Five (Paramount, MGM, Twentieth Century-Fox, Warner Bros, RKO) comme distributeurs-exploitants. Les Big Five étaient certes les premiers producteurs de films, mais leur prédominance dans l'industrie des années trente et quarante venait d'abord du fait qu'ils possédaient des circuits de salles, et qu'ils contrôlaient plus de 70% des cinémas de première exclusivité dans le centre des grandes villes.
Sur les 23 000 cinémas de 1930, les « majors » n'en possédaient ou contrôlaient en fait que 3 000, soit moins de 15%, mais c'étaient les plus grands (25% des fauteuils du pays) et les mieux situés. Par ailleurs, grâce au système de distribution-exploitation mis en place par l'oligopole, qui assurait à ses établissements une fréquentation maximum aux prix d'entrée les plus élevés (jusqu'à un dollar pour un nouveau grand film), ils ne drainaient pas moins des deux tiers de la recette-guichet, la plupart des salles indépendantes n'étant autorisées à présenter les films qu'en deuxième, troisième ou quatrième reprise. Enfin, les Big Five consolidaient leur monopole par les pratiques légalement douteuses du block booking et du blind bidding (réservations bloquées, parfois avant même que les films soient réalisés), qui faisaient d'eux les fournisseurs attitrés de la majorité des cinémas indépendants. Richard Maltby résume bien cette situation :
En tant qu'exploitants, [les Big Five] contrôlaient la première exclusivité des films. En donnant préférence à leurs produits et à ceux des autres « majors », ils fermaient le marché aux producteurs indépendants. Ils assuraient aussi leur domination comme distributeurs dans leurs rapports avec le reste des exploitants, ces derniers étant obligés d'accepter leurs termes s'ils voulaient avoir accès aux films les plus populaires et les plus profitables (2).

La clé de voûte de tout le système hollywoodien classique était donc l'exploitation. Pour commencer, elle détenait 90% des actifs de l'industrie :

En termes de capitaux [...], la production ne représente que 5% du total des actifs de l'industrie. Tout au long des années trente et quarante, l'essentiel des investissements s'est effectué dans le domaine de l'exploitation, à concurrence de 94% du volume total. Les besoins en capital de la production semblent donc bien légers, comparés au financement de réseaux de plusieurs centaines de salles. On peut être fasciné par les légendes et la gloire de Metro-Goldwyn-Mayer ; mais on oublie souvent qu'elle n'est alors que la filiale d'une vaste compagnie de salles de cinéma, Loew's Inc. Les dirigeants de l'époque n'ignorent d'ailleurs pas d'où viennent les revenus de leurs sociétés : la plupart d'entre eux ont entamé leur carrière dans le secteur de l'exploitation. A l'ère des studios, il importe de décrire les Big Five comme des circuits de cinémas aux activités diversifiées, produisant eux-mêmes les films pour constituer leurs propres programmes (3).

Ensuite, et contrairement à ce qu'on lit habituellement sur les profits réalisés par tel ou tel film, l'exploitation est le seul secteur vraiment rentable de l'industrie. On le comprend aisément : les statistiques de la MPPDA pour 1944 indiquent le partage suivant de la recette-guichet (gross) : 65% pour l'exploitant (dont 25% pour paiement du personnel et de la direction), 10% pour le distributeur et 25% pour le producteur (ces deux parts additionnées constituant les reniais proprement dits, soit la recette-distributeur). On voit quelle ponction prélève l'exploitation sous le système des studios (les pourcentages seront inversés à partir des années cinquante au profit de la distribution), et on peut comprendre que dans ces conditions, même les meilleurs films de l'âge d'or hollywoodien aient toujours eu du mal à réaliser des bénéfices, et que les résultats financiers de la seule production soient restés globalement négatifs. L'analyse comparée des coûts et des recettes des films de prestige des années trente et quarante révèle en effet que seul un très petit nombre rentrait dans ses frais. Les meilleurs succès pouvaient espérer au maximum des recettes-distributeur d'un million et demi de dollars, alors que tous les grands films de l'époque avaient un budget supérieur à un million de dollars. Dans ces conditions, même Les Croisades de Cecil B. DeMille (Paramount, 1935), à la dix-huitième place du box-office des années trente avec 1,7 million de dollars de recettes-distributeur en Amérique du Nord, affichait un bilan négatif.

Parallèlement, en adhérant toutes au même schéma de distribution (le système « circuit-zone-relâche » analysé par Gomery, et dont je reparlerai plus loin), les « majors » maintenaient les coûts de distribution au plus bas et réalisaient d'importantes économies d'échelle. Alors que la fréquentation des années quarante était quatre fois supérieure à celle d'aujourd'hui, on ne tirait jamais plus de 400 copies d'un film donné : en 1941, les statistiques de la MPPDA évaluaient à ce nombre les salles pouvant montrer simultanément un film donné en première exclusivité sur l'ensemble du territoire américain (4).

C'est donc l'exploitation qui assure au cercle très fermé des membres du cartel leurs énormes bénéfices, indépendamment même du succès des films produits par leurs propres studios hollywoodiens. Tous les analystes ont souligné que les grandes compagnies de la MPPDA étaient liées par un système d'interdépendance étroite, garant de leur stabilité financière. Aucune ne pouvait à elle seule assurer la programmation de ses circuits (une salle d'exclusivité diffusait de cinquante à cent films par an alors que chaque studio n'en produisait au plus qu'une cinquantaine, séries B incluses), ni a fortiori répondre à la demande des salles de reprise (jusqu'à trois cents films par an - certaines salles changeant de programme trois fois par semaine) (5). Par conséquent, les cinémas de Loew's, par exemple, une fois programmés les grands films MGM, présentaient aussi les meilleures réalisations des autres studios, et bénéficiaient donc à égalité des réussites de Paramount, Fox, Warner Bros, ou RKO. Cette coopération essentielle assurait la régularité des profits. Elle réduisait considérablement (et au mépris flagrant des lois antitrust) la concurrence entre les firmes. A bien des égards, ce qui à Hollywood pouvait passer pour une compétition entre les « majors » n'était qu'un leurre, peut-être volontairement exagéré par les décideurs et les publicistes des studios pour mieux masquer la réalité de l'entente monopoliste (d'où peut-être, comme le note Alain Masson dans le présent ouvrage, que les « majors » n'aient jamais vraiment réussi à faire valoir auprès du public la différence de leur style). Mais les Loew, Schenck, Balaban et autres présidents new-yorkais connaissaient les vrais enjeux ; ils savaient que la production n'était qu'un secteur secondaire (pour ne pas dire une ennuyeuse nécessité), au service des intérêts fondamentaux de l'exploitation.

Dans ces conditions, on ne peut qu'être d'accord avec Douglas Gomery lorsqu'il affirme que seuls des facteurs extérieurs - hors du contrôle de l'industrie cinématographique - pouvaient modifier sérieusement les bilans des Big Five (6). C'est ce qui arriva pendant la Dépression, au début des années trente, quand toutes les compagnies furent touchées par la crise. Il est d'ailleurs significatif que les plus gravement atteintes par la désaffection du public furent précisément celles qui possédaient le plus de salles. Paramount, à cause de l'énorme capital investi dans sa chaîne Publix, et de ses grosses dépenses de fonctionnement, fut alors mise en faillite : si les cinémas faisaient ordinairement la prospérité des « majors », ils pouvaient causer leur perte en période de récession. La raison pour laquelle Loew's sortit quant à elle sans trop de mal de la crise, c'est qu'elle était celle des Big Five qui possédait le moins de salles.

La part écrasante de l'exploitation dans l'industrie cinématographique américaine de cette époque apparaît bien encore lorsque les « majors » doivent se séparer de leurs salles en 1948. Les profits de Paramount s'effondrent alors, passant de 22,6 millions de dollars en 1948 à 3,3 en 1949. Des chutes comparables affectent les autres grands studios dans les années qui suivent (Warner, de 10,3 en 1950, tombe à 2,9 en 1953), tandis que les Little Three (Columbia, Universal et United Artists), qui ne possèdent pas de salles, préservent, à leur échelle plus modeste, des bénéfices plus stables (7). Il est clair que « les studios avaient gagné beaucoup d'argent avec leurs salles et très peu dans la production et la distribution (8). » A la fin des années trente, les revenus des « majors » proviennent pour un tiers de la recette-distributeur de leurs films, pour les deux tiers restants de la recette-exploitant de leurs salles. Si, comme le souligne Richard Maltby, on considère que les recettes-distributeur provenaient de l'ensemble des cinémas, et les recettes-exploitant seulement de ceux qui appartenaient aux studios, le déséquilibre est encore plus frappant (9). On notera tout de même que les studios furent contraints d'abandonner leurs cinémas au moment où l'effondrement de la fréquentation rendait les profits de l'exploitation plus aléatoires. Ceci fait dire à Joël Finler que l'obligation de se cantonner à leurs activités de production-distribution (divorcement ou divestment) est peut-être survenue juste au bon moment pour les « majors ». En les poussant à investir dans la télévision, et dans la distribution, il leur a permis, avant la débâcle, de mettre en place des structures et une politique nouvelles, capables de leur conserver des profits garantis et réguliers. De fait, alors qu'entre 1947 et 1955, les recettes-guichet chutent de près de 20% aux Etats-Unis, la recette des dix distributeurs nationaux ne baisse que de 10%.


Le lyric Theatre, ouvert en 1917 à Blue Island, fermé dans les années 80 puis re-ouvert en 1995.


Aller au cinéma dans les années trente et quarante

La fréquentation

La fréquentation reste pendant toute cette période à un très haut niveau : en 1930 et 1944 (les deux sommets de la fréquentation cinématographique aux Etats-Unis avec 80 et 82 millions de spectateurs hebdomadaires), on peut dire que tous les Américains capables de se déplacer se rendent une fois par semaine au cinéma. La répartition des entrées sur les jours de la semaine est déjà grosso modo celle qui caractérise la fréquentation d'aujourd'hui : des données du Département du Commerce pour 1939 indiquent qu'un peu moins de 10% des spectateurs viennent le lundi, et un peu plus les mardi, mercredi et jeudi. On passe à 15% le vendredi, 20% le samedi et 25% le dimanche.
Le tableau suivant met en évidence les effets (négatifs) de la crise et (positifs) de la guerre sur les entrées nationales :

Année Fréquentation hebd. Population des USA

1930

1931

1932

1933

1934

1935

1936

1937

1938

1939

1940

1941

1942

1943

1944


80 millions

70

55

50

50

55

55

60

60

60

65

68

77

84

84

122 millions

124

125

125

126

127

128

129

130

131

132

134

135

137

139

(J'emprunte les chiffres de Joel Finler (10), mais les statistiques, ici comme ailleurs, varient sensiblernent selon les sources, quoique dans des proportions qui ne remettent pas en cause les tendances générales : les calculs de la MPPDA donnent par exemple 110 millions de spectateurs en 1930 et 97 en 1944.)

Dans son étude désormais classique Film : The Démocratie Art (11), Garth Jowett rappelle que le cinéma reste au long de ces années le premier divertissement des Américains, y compris pendant les années les plus dures de la Dépression, où, bien que sévèrement touché, il l'est proportionnellement moins que les autres industries du pays. Sa part dans le total des dépenses de loisirs augmente même entre 1929 et 1935. Lorsque les Lynds retournent à « Middletown » (Muncie, Indiana) en 1935 pour y étudier les effets de la Dépression, ils constatent que le nombre de cinémas est tombé de neuf en 1925 à sept, mais qu'une salle magnifique de 1 800 places a été construite entre temps, et malgré les remarques de ses propriétaires que « les films ont été touchés comme la bijouterie ou les autres produits de luxe », ils ne sont pas convaincus d'un déclin significatif de la fréquentation et des recettes-guichet (12).

Dans leur étude sociologique de « Yankee City » (Newburyport, Massachusetts), Lloyd Warner et Paul Lunt examinent la même année la fréquentation cinématographique selon l'appartenance socio-culturelle des spectateurs. Le tableau résumant leurs conclusions, un des premiers du genre, rend compte de la composition sociale du public pour l'ensemble de la période 1930-1945 : les classes moyennes et les classes populaires fournissent un pourcentage à peu près égal des entrées alors que les premières constituent 38%, les secondes 58% de la population. On note que les classes les plus défavorisées (lower-lower) sont fortement sous-représentées, les plus aisées (upper-upper) nettement sur-représentées. Les analystes remarquent encore que le public le plus pauvre (14% des entrées) est majoritairement masculin, le plus riche (2% des entrées) essentiellement féminin. Hommes et femmes se répartissent de façon égale dans les autres groupes, ce qui peut faire douter de l'idée encore répandue (héritage des années vingt - voir, dans le présent ouvrage, l'article d'André Muraire) selon laquelle les femmes continueraient à constituer le public principal du cinéma (13). On se reportera à l'article d'Alain Masson pour décider si elles restaient, dans les années trente et quarante, le public le plus influent. La place importante des women's films dans le cinéma classique hollywoodien peut le faire penser, comme l'atteste encore récemment le livre de Jeanine Basinger, A Woman's View : How Hollywood Spoke to Women, 1930-1960 (14).
En revanche, c'est sans hésitation qu'on peut décrire le cinéma de l'âge classique comme un des premiers grands médias de masse. Margaret Thorp le dit clairement dans America at thé Movies (1939) :
Les films offrent à la nation un ensemble de connaissances partagées de tous. Ce qu'étaient de ce point de vue les classiques, ce que fut jadis la Bible, le cinéma l'est devenu aujourd'hui pour l'homme de la rue. Voici des histoires, des noms, des formules, des points de vue qui sont propriété commune de la nation. L'habitant de Cedar Creek, dans le Maine et celui de Cedar Creek, dans l'Oregon, voient le même film la même semaine. [...] Les films débordent les frontières géographiques ; ils alimentent les conversations des jeunes, ils font tomber rières entre les gens de condition et d'éducation diverses. (15)

Les salles

On compte 23 000 salles aux Etats-Unis en 1930, 15 300 en 1935, 19 000 en 1940 et 20 500 en 1945, (dont cent drive-ins). On peut donc parler d'une relative stabilité, même si on voit qu'elle a été violemment bousculée par la crise -et par le parlant, qui avait déjà condamné un quart des salles existantes, trop vieilles ou délabrées pour que l'installation de l'équipement sonore y soit rentable. Notons que les salles des « majors » sont inégalement réparties sur le territoire étatsunien : Paramount domine le Sud, la Nouvelle Angleterre et le Mid-west ; Fox est maître dans l'Ouest ; Loew's et RKO se partagent New York ; Warner Bros, est prépondérant dans le New Jersey et la Pennsylvanie.
Pour l'année 1944, les statistiques gouvernementales comptabilisent 16 500 cinémas en activité. Ils fonctionnent en moyenne dix heures par jour, mais rassemblent 75% de leur recette journalière entre 19h30 et 20h30. Ils sont installés dans 8 500 villes et villages américains, pour un total de 10,5 millions de fauteuils, soit à peu près un pour douze habitants. 70% de ces cinémas sont localisés dans des agglomérations de moins de 50 000 habitants ; l'essentiel des revenus de l'exploitation provient cependant des 30% localisés dans des villes de plus de 50 000 habitants, qui rassemblent 46% des fauteuils (16). Douglas Gomery propose un tableau éclairant du nombre et de la capacité des salles en 1945.

Les salles de cinéma en 1945 (17)

Capacité Nombre % salles % sièges

1 500 et plus

1 201-1 500

1 001-1 200

751-1000

501- 750

351-500

0-350

996

732

801

2687

2979

4311

6507

5,4

4

4,4

11,3

16,2

23,4

35,3

21,7

8,6

7,7

15,8

16,2

15,9

14,1




Passée la révolution du parlant (en 1928, près de 162 millions de dollars y avaient été consacrés), l'investissement dans les salles s'effondre entre 1930 et 1935. Il reprend légèrement ensuite pour retomber brutalement pendant la guerre. De ce fait, seulement quelques centaines de nouveaux cinémas furent construits entre le début des années trente et le début des années cinquante. La tendance qu'ils dessinent est néanmoins révélatrice.
A Los Angeles, où continuent à se mélanger dans l'architecture le classicisme européen et les styles oriental, égyptien, assyrien, précolombien ou mexicain « zigzag-déco », le célèbre cinéma de Sidney Patrick Grauman, le Chinese Théâtre, a été inauguré le 18 mai 1927. Et le Radio City Music Hall de New York, un des derniers grands picture palaces construits aux Etats-Unis (6 200 places), fleuron Arts déco de la RKO, date de 1932. Mais c'est le chant du cygne d'une ancienne génération de salles. La surcapacité des palaces, et le coût de leur surcharge décorative devaient progressivement entraîner leur disparition, soit qu'on laisse, faute d'entretien, la vétusté les dégrader, soit qu'on les remplace par des salles d'architecture moins tapageuse, plus soucieuse de la qualité de la projection et du confort des spectateurs que d'un environnement de toutes façons peu visible pendant la projection.

Comme le rappelle Mike Davis, c'est dans les années trente que le style Arts déco, « esthétique de la vitesse et de la liberté », s'impose à la fois dans les films (Grand Hôtel, 1932) et dans la conception des cinémas qui les montrent, comme l'Academy de S. Charles Lee à Los Angeles (18).
Ces formes en mouvement, dont la mode réapparaît dans l'architecture d'aujourd'hui, avaient été célébrées par l'architecte et décorateur Norman Bel Geddes, qui fut le théoricien du streamline style au début des années trente (19). Mais le goût de l'aérodynamisme (streamline modem) s'associe aussi, dans les années trente, à un fonctionnalisme dont un autre architecte, Ben Schlanger, prêchant pour une nouvelle génération de cinémas, donne dès 1930 les justifications :

Ces immenses cinémas que l'on trouve partout dans toutes les grandes villes veulent paraître somptueux par la débauche de leurs décorations. Ils cherchent à intriguer le spectateur par leurs corniches dorées, leurs immenses colonnes imitation marbre, et la surcharge d'ornements de stuc dans les halls, les foyers, les escaliers et les salles elles-mêmes. Ainsi l'industrie de l'exploitation en est-elle venue à combiner l'exhibition d'une architecture de palace et celle des films proprement dits, l'idée étant que les spectacles attireraient le public quelle que soit la qualité réelle des œuvres qu'ils présentent. Mais aujourd'hui, cela ne marche plus (20).

L'idée vient donc de se débarrasser des ornements inutiles. Ce qui n'implique pas que que l'on doive renoncer à créer une atmosphère. Au contraire, le désenclavement des structures traditionnelles et la simplification des motifs décoratifs (que des jeux éclairage peuvent avantageusement remplacer) doivent concourir à créer une ambiance à la fois motivante et reposante :
Le spectateur ne doit pas être conscient des murs et du plafond qui l'entourent, mais il doit absolument ressentir l'effet d'un environnement homogène, qui doit assister la représentation et non détourner d'elle l'attention (21).
C'était répondre d'avance à qui aurait voulu défendre envers et contre tout les cinémas « à atmosphère » des années vingt. Pourtant, un simple coup d'œil à la salle et au foyer de deux cinémas en fonctionnement dans les années trente, le Paradise de New York (architecte, John Eberson), et le Cinéma Art Théâtre de Chicago (architectes Armstrong, Furst et Tilton), rappelle qu'ont coexisté à cette époque deux conceptions radicalement opposées de l'architecture de cinéma : le style décoratif des anciens picture palaces et le nouveau style « international », streamline modem ou Arts déco. La victoire finale du second sur le premier tient peut-être moins au brio de ses architectes (John Eberson, S. Charles Lee, Rapp & Rapp) ou à une lassitude du public à l'égard des décors kitsch, qu'à des considérations d'économie imposées aux exploitants par la crise. On ne saurait dire pour autant, comme le font des commentateurs nostalgiques des palaces des années folles, que le spectacle cinématographique ait perdu sa « magie » avec les nouvelles salles du parlant.

Toujours au format 1/1,33, les écrans ont généralement conservé une grande taille : leur surface reste en moyenne supérieure à celle des « écrans larges » des décennies ultérieures, notamment dans les multiplexes des années soixante et soixante-dix. Par ailleurs, après la mise au point par Carrier d'un appareillage compact et relativement bon marché, présenté à la Foire internationale de Chicago de 1933, la climatisation se généralise, alors qu'elle n'était dans les années vingt que le privilège de quelques grands établissements. Ce fut un des investissements majeurs des salles des années trente, en sorte que jusque dans les années cinquante, les cinémas furent les seuls endroits où les classes populaire et moyenne pouvaient apprécier un moment de fraîcheur pendant les mois d'été. Il n'est pas douteux que, comme l'attestent de nombreux récits, cela ait été un argument supplémentaire pour aller au cinéma, notamment dans les régions chaudes du Sud et de l'Ouest. Certains vont jusqu'à avancer l'idée que c'est l'air conditionné, autant que la fin des classes, qui a fait de l'été la saison numéro un pour la fréquentation cinématographique aux Etats-Unis.

Les prix

Pour maximiser les profits de leurs salles, les Big Five ont mis au point au début des années trente un système de distribution (« circuit-zone-relâche ») extrêmement précis et contraignant, pierre angulaire du monopole. En bref, il s'agissait de diviser géographiquement et chronologiquement le marché : dans une zone donnée, un circuit de salles exploitait les films en première exclusivité, à des prix d'entrée pouvant s'élever jusqu'à un dollar. Suivait une période de « relâche » (clearance) de sept à trente jours, pendant laquelle le film était retiré des écrans. Commençait alors une deuxième exclusivité, puis une troisième, et jusqu'à onze reprises dans les plus grandes villes où l'exploitation pouvait ainsi durer une année entière. Des prix d'entrée décroissants étant appliqués dans les circuits successifs, le prix des places pouvait ne pas dépasser dix cents en fin d'exploitation. Les studios parvenaient ainsi à atteindre un niveau de fréquentation optimal, en même temps qu'une stabilité contrôlée du prix moyen des places : 25 cents tout au long des années trente, puis augmentation lente jusqu'à 40 cents au début des années cinquante. Instaurés de manière empirique par les présidents des « majors », les circuits, zones et durées de relâche sont demeurés pratiquement inchangés pendant vingt ans.

Gestion et publicité

Douglas Gomery l'a rappelé au début de ce livre, c'est le secteur d'exploitation de Paramount qui a montré la voie dans les années vingt, en s'inspirant pour sa gestion des techniques de vente au détail développées par les chaînes de grandes surfaces comme Woolworth's et Sears. La centralisation décisionnelle dans les bureaux new-yorkais, où sont mis au point jusqu'aux plus petits détails de programmation, d'entretien ou de comptabilité, est ce qu'on retient avant tout de cette organisation.
Gérée presque exclusivement elle aussi par la direction new-yorkaise, la publicité des nouveaux films est assurée par la presse locale, par les fan magazines, par les affiches et les photos de plateau distribuées aux salles, et par les panneaux peints montés au-dessus des marquises des cinémas. La nature de ce matériel publicitaire a beaucoup évolué entre 1930 et 1949, notamment dans le paysage urbain américain. Un coup d'œil sur les photos de picture'palaces des années vingt révèle une discrétion relative des annonces. C'est la façade du cinéma, son brio décoratif, sa débauche électrique qui s'affiche, moins le film particulier qu'on y projette. Les néons annoncent clairement le titre du film et le nom des stars, guère plus. L'écrit domine l'image, par l'espace, la taille, la disposition. La photo ou le dessin — une silhouette ou un gros plan d'acteur, rarement davantage — intervient comme en contrepoint des mots : plus une frise décorative qu'une évocation exemplaire.

Entre 1929 et 1934, la publicité des cinémas, à l'image des réalisations de l'époque, devient plus racoleuse. Photos de plateau et panneaux publicitaires s'élargissent, et mettent plus volontiers l'accent sur le sexe et la violence. Mais une opinion publique globalement réprobatrice, des risques de censure fédérale, et surtout le danger d'éclatement que fait courir la surenchère publicitaire à un monopole en pleine phase de consolidation imposent l'application de règles strictes à cette publicité. Mary Beth Haralovitch a montré comment elle s'est néanmoins adaptée (sous le contrôle vigilant de PAdvertising Advisory Council de la Production Code Administration), à l'érotisme contemporain : celui que les photos du style candid caméra commencent à populariser à partir de 1936 dans Life (1936), Look (1937), Pic (1937) et Click (1938) (22). La célèbre photographie de Rita Hayworth agenouillée sur un lit par Bob Landry (1941) consacre l'assimilation de ce nouveau style par les photographes de plateau. La campagne publicitaire de Howard Hughes pour Le Banni développe la tendance jusqu'à la provocation baroque : elle envahit l'environnement urbain (et même céleste, puisque des avions dessinent dans le ciel de Pasadena les seins de Jane Russell) en étalant sur des panneaux géants les charmes généreux de la star. La campagne défie naturellement toutes les règles du code de l'AAC, dont la troisième (incitant à « représenter fidèlement le contenu des œuvres »), et surtout la onzième (interdisant le spectacle de la nudité et des « postures salaces ») et la deuxième (exigeant qu'on satisfasse au « bon goût »). Il est vrai que le New Yor-ker relève à l'époque qu'« un agent publicitaire qui se préoccupe de bon goût est aussi peu à sa place qu'un soldat qui s'évanouit à la vue du sang (23). »
La mode des pin-ups, finalement imposée par le soutien de l'armée, consacre le tournant. L'Amérique est désormais vouée au culte de la « déesse de l'amour », et la pin-up devient le symbole suprême du désir de confort et de luxe de la population masculine. Résumant la façon dont cette évolution a marqué l'environnement publicitaire du cinéma américain, Haralovitch décrit l'évolution des affiches de la Warner de 1930 à 1948 : alors qu'au milieu des années trente, la publicité cherche à idéaliser les représentations trop crues du corps et de la sexualité des femmes, fort courantes dans les quatre premières années de la décennie (qu'on pense aux déshabillés de Jean Harlow, et aux gold diggers de Mervyn LeRoy et Busby Berkeley), on revient au début des années quarante à un érotisme plus appuyé, l'image des pin-ups provocantes et abandonnées illustrant des récits qui redonnent une place croissante aux amours illicites (24).

Le Alexandria Theatre à San Francisco, ouvert en 1923.




Les programmes

Dans les années vingt, le réseau Publix de Paramount avait mis en place une séance type dans ses picture palaces. Elle débutait avec une ouverture musicale jouée par un grand orchestre de 25 à 100 musiciens attachés à l'établissement. Venaient ensuite les attractions (d'une durée de 15 à 30 minutes), suivies d'une bande d'actualité (5 à 10 minutes), de courts métrages (10 à 20 minutes) et, enfin, le film lui-même (de 60 à 80 minutes) : soit deux heures et demi de spectacle. Les salles des Big Five et quelques riches indépendants montaient les spectacles les plus coûteux (Sid Grauman, inventeur des « prologues » en rapport direct avec le film présenté, en conserva la tradition jusque dans les années trente), les autres ne les imitant que dans les limites de leurs moyens.
Aux débuts du parlant, des numéros de music-hall filmés remplacèrent les attractions. En 1928, on les tournait par centaines. Katz et Balaban avaient engagé à cet effet quantité d'acteurs et chanteurs dé vaudeville : Weber et Fields, Smith et Dale, Van et Schenck, Elsie Janis, Marion Talley, Giovanni Martinelli, Eddie Cantor, Al Jolson. Walter Kerr en donne un témoignage intéressant dans The Silent Clowns, non sans souligner que ces courts métrages ne constituaient, pour le jeune spectateur qu'il était, qu'une version mécanique, et donc inférieure, des anciens spectacles « live », avant le grand film muet que tout le monde attendait encore avec impatience (25). (On se reportera toutefois dans le présent ouvrage à l'article d'André Muraire pour des témoignages rigoureusement inverses sur la popularité respective des shorts et des features dans cette période complexe.)
Il convient cependant de noter que les attractions « live », musicales en particulier, ne disparurent pas complètement des cinémas du parlant. Benny Goodman dans les années trente, Frank Sinatra dans les années quarante, mais aussi Fats Waller, Louis Armstrong, Glenn Miller ou Lionel Hampton restèrent couramment programmés en première partie de spectacle dans les cinémas des grandes villes américaines.
L'innovation la plus radicale de la séance des années trente fut celle des doubles programmes. Originaires de Nouvelle Angleterre, ils ont déferlé sur toute l'exploitation cinématographique américaine entre 1935 et 1950. Ils constitutaient initialement une surenchère des exploitants indépendants, pour inciter les spectateurs appauvris et démoralisés par la crise à ne pas déserter leurs salles de quartier. Le double bill présentait également l'avantage pour les salles des circuits secondaires de satisfaire au block booking des « majors » tout en montrant aussi des productions de leur choix. Un programme type s'imposa bientôt dans les cinémas de quartier (neighborhood theaters). De trois heures ou plus, il comprenait un dessin animé, des actualités, plusieurs bandes annonces, un film « B » (budget inférieur à 400 000 dollars) de moins d'une heure et un grand film « A » (budget moyen de 700 000 dollars). (La définition complète d'un film « A » ou « B », qui déborde en réalité le strict cadre budgétaire, nous entraînerait ici trop loin.) La formule se consolida à partir de 1932. Elle suscita immédiatement l'inquiétude des éducateurs et les associations féminines : les yeux des enfants ne risquaient-ils pas de souffrir du rallongement des séances ? Bien des spectateurs, faisait-on d'ailleurs valoir, ne supportaient pas la longueur du spectacle, et quittaient la salle avant la fin du programme. Mais pour d'autres, à une époque où l'Amérique comptait un record de chômeurs, un long spectacle permettait aussi de tuer le temps, et de rester, suivant la saison, au frais ou au chaud. Au début, les doubles programmes furent limités aux cinémas de seconde ou troisième exclusivité, mais la pratique se généralisa ensuite pour toucher, en 1935, 85% de tous les cinémas. En 1947, ils concernaient encore 75% des salles américaines. Seuls les plus chics des cinémas des « majors » au centre des grandes villes étaient restés fidèles au programme unique.

Il faut dire ici un mot de la couleur. Pendant toute la période qui nous intéresse, elle reste marginale (3% des films produits en 1940, 10% en 1944 et 15% en 1948 - le premier long métrage en Technicolor trois couleurs, Becky Sharp, de Rouben Mamoulian, datant de 1935). En fait, la progression des films en couleurs entre 1935 et 1945 fut extraordinairement lente, surtout par comparaison avec la rapidité du passage aux talkies quelques années avant. Non seulement le tournage en noir et blanc était encore bien meilleur marché (bénéficiant de surcroît à la fin des années trente d'importantes innovations techniques : optiques plus performantes, caméras plus légères, pellicules plus rapides), mais la couleur, pendant deux décennies au moins, sembla gêner, plus que servir, le réalisme cinématographique du classicisme hollywoodien (Mankiewicz : « On ne peut pas raconter une histoire sérieuse avec des personnages réalistes dans un film en couleurs »). De ce fait, elle resta cantonnée aux grands films historiques dans les années trente, et, dans les années quarante, aux grands véhicules du rêve et de la mythologie : la comédie musicale (à peu près 50% de tous les films en couleurs dans les années quarante) et le western (15% environ).

Des mesures contre la crise

Le box-office ayant chuté de 25% entre 1930 et 1932, tous les moyens étaient bons pour s'attacher les spectateurs. Il devint courant, notamment le lundi (jour de plus faible fréquentation) et le vendredi (jour de sortie des nouveautés des « majors ») de distribuer des cadeaux au public (porcelaine, bijouterie, bicyclettes, lampes, bas de soie, et même produits d'épicerie). Dans le magnifique Ticket to Paradise de John Margolies et Emily Gwathmey (26), un témoin raconte qu'aux soirées ou matinées de « Dish Night » du cinéma de New Rochelle dans l'Etat de New York, les moments les plus intenses du film étaient ponctués de bruits de porcelaines brisées : pris par l'émotion, des heureux gagnants laissaient échapper leurs cadeaux de leurs mains. Plus appréciés encore

 

dans les cinémas de quartier (neighborhood theaters). De trois heures ou plus, il comprenait un dessin animé, des actualités, plusieurs bandes annonces, un film « B » (budget inférieur à 400 000 dollars) de moins d'une heure et un grand film « A » (budget moyen de 700 000 dollars). (La définition complète d'un film « A » ou « B », qui déborde en réalité le strict cadre budgétaire, nous entraînerait ici trop loin.) La formule se consolida à partir de 1932. Elle suscita immédiatement l'inquiétude des éducateurs et les associations féminines : les yeux des enfants ne risquaient-ils pas de souffrir du rallongement des séances ? Bien des spectateurs, faisait-on d'ailleurs valoir, ne supportaient pas la longueur du spectacle, et quittaient la salle avant la fin du programme. Mais pour d'autres, à une époque où l'Amérique comptait un record de chômeurs, un long spectacle permettait aussi de tuer le temps, et de rester, suivant la saison, au frais ou au chaud. Au début, les doubles programmes furent limités aux cinémas de seconde ou troisième exclusivité, mais la pratique se généralisa ensuite pour toucher, en 1935, 85% de tous les cinémas. En 1947, ils concernaient encore 75% des salles américaines. Seuls les plus chics des cinémas des « majors » au centre des grandes villes étaient restés fidèles au programme unique.
Il faut dire ici un mot de la couleur. Pendant toute la période qui nous intéresse, elle reste marginale (3% des films produits en 1940, 10% en 1944 et 15% en 1948 - le premier long métrage en Technicolor trois couleurs, Becky Sharp, de Rouben Mamoulian, datant de 1935). En fait, la progression des films en couleurs entre 1935 et 1945 fut extraordinairement lente, surtout par comparaison avec la rapidité du passage aux talkies quelques années avant. Non seulement le tournage en noir et blanc était encore bien meilleur marché (bénéficiant de surcroît à la fin des années trente d'importantes innovations techniques : optiques plus performantes, caméras plus légères, pellicules plus rapides), mais la couleur, pendant deux décennies au moins, sembla gêner, plus que servir, le réalisme cinématographique du classicisme hollywoodien (Mankiewicz : « On ne peut pas raconter une histoire sérieuse avec des personnages réalistes dans un film en couleurs »). De ce fait, elle resta cantonnée aux grands films historiques dans les années trente, et, dans les années quarante, aux grands véhicules du rêve et de la mythologie : la comédie musicale (à peu près 50% de tous les films en couleurs dans les années quarante) et le western (15% environ).

Des mesures contre la crise

Le box-office ayant chuté de 25% entre 1930 et 1932, tous les moyens étaient bons pour s'attacher les spectateurs. Il devint courant, notamment le lundi (jour de plus faible fréquentation) et le vendredi (jour de sortie des nouveautés des « majors ») de distribuer des cadeaux au public (porcelaine, bijouterie, bicyclettes, lampes, bas de soie, et même produits d'épicerie). Dans le magnifique Ticket to Paradise de John Margolies et Emily Gwathmey (26), un témoin raconte qu'aux soirées ou matinées de « Dish Night » du cinéma de New Rochelle dans l'Etat de New York, les moments les plus intenses du film étaient ponctués de bruits de porcelaines brisées : pris par l'émotion, des heureux gagnants laissaient échapper leurs cadeaux de leurs mains. Plus appréciés encore étaient les jeux, notamment une forme de loto baptisée « screeno » : le spectateur cochait des cases sur une carte au fur et à mesure que le directeur de la salle annonçait les numéros tirés, simultanément projetés sur l'écran. La pratique disparut brutalement en août 1933, lorsque le National Recovery Act (NRA) interdit les cadeaux et les jeux comme « procédant d'une concurrence déloyale ». La décision, par compensation, acheva de promouvoir les doubles programmes. Mais lorsque la Cour suprême déclara le NRA anticonstitutionnel en 1935, les jeux revinrent de plus belle. « Screeno » atteint ainsi le sommet de sa popularité en 1936-1937.

Au même moment déferlait la vague des « bank nights ». Invention brevetée de Charles Yaegere, patron d'une chaîne de cinémas indépendants dans le Colorado et le Nouveau Mexique, Bank Night échappait à la réglementation anti-jeux car les numéros étaient retirés gratuitement aux guichets des cinémas. Les intéressés devaient seulement être présents dans ou devant le cinéma le jour du tirage. Bank Night, autant ou plus qu'un nouveau film, faisait se presser les foules certains soirs aux portes des cinémas des années trente, notamment dans les petites villes. Il sauva aussi plus d'une salle de la fermeture pendant la crise. Finalement toutefois, les protestations des associations contre le jeu, fermement soutenues à New York par le maire Fiorello La Guardia, eurent raison de ces pratiques. A l'aube de la Seconde Guerre mondiale, elles avaient pratiquement disparu (27).
D'autres innovations de la Dépression s'avérèrent plus durables. C'est pendant les années trente que, toujours pour attirer la clientèle et augmenter les profits, les cinémas commencèrent à offrir aux spectateurs de quoi: se nourrir sur place, au détriment des baraques de confiseries et rafraîchissements proches des salles - la règle dans les années vingt. Le rallongement des séances encourageait par ailleurs la consommation des friandises et des boissons. Il faut voir que la démarche n'allait pas de soi : les directeurs des picture palaces jugeaient impensable qu'on boive ou mange dans leurs pleasure dômes. Les nourritures terrestres n'étaient pas compatibles avec la dignité du spectacle, et la magie du muet. Qui d'ailleurs aurait avalé du pop-corn pendant que Swanson, Valentino, Gilbert ou Garbo déambulaient à l'écran ? Le réalisme du parlant, ajouté aux désillusions de la crise, balaye ces scrupules. Renonçant à l'obscurité totale des spectacles du muet, les salles maintiennent désormais des veilleuses qui permettent aux spectateurs de circuler dans une semi pénombre. Non seulement on peut ainsi- faire l'économie des placeurs, mais la visite au stand de confiserie et boissons, même pendant le film, est encouragée. L'entr'acte, par ailleurs, se ritualise, comme un moyen supplémentaire de favoriser le commerce et de libérer la conversation que l'écoute des dialogues interdit (voir dans le présent ouvrage les articles d'André Muraire et Alain Mas-son). C'est peu de chose, dira-t-on : c'est pourtant une mutation radicale du spectacle cinématographique, qui transforme en profondeur la relation du public aux images projetées, et peut-être la nature des images produites.

En 1936, les ventes de sucreries atteignaient 10 millions de dollars. Pour beaucoup d'exploitants moyens, c'est ce qui faisait la différence entre perte et profit, le revenu de ces ventes égalant et dépassant déjà parfois celui des films proprement dits. Une boîte de pop-corn était vendue quinze cents ; elle revenait à trois, récipient, huile et maïs compris. Ainsi le pop-corn (généralement associé à une boisson fraîche non alcoolisée) devenait-il une composante essentielle du spectacle cinématographique américain. Sa production passait de 5 millions de tonnes en 1934 à plus de 100 millions en 1940. En 1948, 120 000 hectares de cultures lui étaient consacrés. Pendant la Seconde Guerre mondiale, on estimait sa consommation à 2 kilos par an par habitant. Cinquante ans plus tard, il colle toujours les semelles aux moquettes des salles.

[...]

Notes :

(1) Tableau cité par Life en 1948, à partir de 100 sondages d'opinion réalisés au cours des années trente et quarante. Voir Life Goes to the movies, New York, Wallaby Books, 1977, p. 234.
(2) Richard MALTBY, « The Political Economy of Hollywood : the Studio System », dans Philip DAVIES et Brian NEVE (dir.), Cinena, Politics and Society in America, Manchester, Manchester University Press, 1981, P. 43
(3) Douglas GOMERYy Hollywood : L'Age d'or des studios, Paris, Cahiers du cinéma, 1987, p. 19.
(4) Wheeler DIXON (dir.), Producers Releasing Corporation : A Comprehensive Filmogra-phy and History, Jefferson/Londres, McFarland & Company, Inc., p. 91.
(5) GOMERY, 1987, op. cit., p. 23.
(6) Douglas GOMERY, Shared Pkasures: A Hisory of Movie Présentation in the United States, Madison, The University of Winsconsin Pess, 1992, p. 70.
(7) Les chiffres sont de Joel W. FINtER, The Hdlywood Story, Londres, Octopus Books, 1981, p. 286-287.
(8) DIXON, op. cit., p. 76.
(9) MALTBY, op. cit., p. 49.
(10) FINLER, op. cit., p. 288-289.
(11) Garth JOWETT, Film : the Democratic At Boston/Toronto, Little, Brown and Company, 1976, p. 260.
(12) Cité par JOWETT, ibid., p. 262.
( 13) Cité par JOWETT, ibid., p. 263-264. ( 14) New York, Knopf, 1993.
(15) Margaret THORP, America at the Movies, New Haven, Yale University Press, 1939, p. 271-272. Traduit par mes soins.
(16) Statistiques du War Activities Committee, citées par DIXON, op. cit., p. 85-86.
(17) GOMERY, op. cit., 1987, p. 174.
(18) Mike DAVIS, « Hollywood et Los Angeles ; un mariage difficile », in Alain MAS-SON (dir.), Hollywood, 1927-1941 : La propagande par ks rêves ou le triomphe du modèle américain, Paris, Autrement, 1991, p. 24. Sur S. Charles Lee, voir aussi le livre de Maggie VALENTINE, The Show Starts on the Sidewalk : An Architectural History of the Movie Theatre, New Haven/Londres, Yale University Press, 1994.
(19) On trouvera une excellente analyse du streanlining, et de son application, à la même époque, au design des premiers habillages de récepteurs télévisuels, dans Divina FRAU-MEIGS, « Une mémo-technique : le récepteur de télévision - 1923-1945 (chronique d'une technologie avancée) », in Lieux de mémoire aux Etats-Unis, Annales de l'Université de Savoie, n° 18, janvier 1995, p. 107-128.
(20) Ben SCHLANGER, « The Theatre of Tomorrow », in American Theatres of Today, New York, 1930, p. 52. Traduit par mes soins.
(21) Ibid., p. 53-54.
(22) Mary Beth HARALOVITCH, « Film Advertising, the Film Industry, and the Pin-up : the Industry's Accommodations to Social Forces in the 1940s », in Bruce A. AUS-TIN, Current Research in Film : Audiences, Economies and Law, p. 127.
(23) The New Yorker, 9 septembre 1944, cité par HARALOVITCH, ibid., p. 144.
(24) HARALOVITCH, article cité, in AUSTIN op. cit., p. 153-153.
(25) Walter KERR, The Siknt Clowns, Alfred A. Knopf, New York, 1975, p. 7.
(26) Boston/Toronto/Londres, Little, Brown and Company, 1991.
(27) GOMERY, op.cit., 1992, p. 70-71.