
La culture et l'économie sont des domaines qui ont longtemps semblé étrangers et antinomiques. Cette opposition est le fruit d'une vision de la place de l'art et surtout de l'artiste dans la société : fortement liée au romantisme, elle laisse accroire que l'artiste n'est grand que maudit et méconnu, que le succès rime avec facilité voire médiocrité, comme si le fait d'être économiquement performant ne pouvait que s'opposer à l'excellence esthétique et artistique. Dans les années 80 des évolutions sont venues converger avec une volonté politique forte pour affirmer l'importance économique de la culture et tirer parti des synergies possibles entre développement économique
et dynamisme culturel. Ce mouvement a eu l'apparence et la soudaineté d'un mouvement de mode (1). Une approche économique
de la culture s’est ainsi développée qui recherchait une visibilité
de la part des acteurs culturels comme des économistes et dans laquelle le Département des études et de la prospective a joué un rôle d'animation. Aujourd'hui une bonne part de ce mouvement de mode est retombé car, fruit de son succès, les aspects novateurs qu'il portait ont été assimilés
et banalisés : il a perdu l'attrait de la nouveauté. C’est l’occasion de s’interroger sur la gestion des activités culturelles et sur l'état d'avancement du savoir économique sur la culture.
La première question, celle de "l'économie culturelle", c’est-à-dire le management, la gestion, le marketing de la culture, n'a finalement guère été approfondie mais, malgré quelques propos dissonants, ce Dossier
s’accorde généralement à considérer que la gestion des activités culturelles
et artistiques se fait de manière de plus en plus professionnelle.
Une telle évolution est en phase avec l'importance croissante prise par l'économique et renouvelle le débat sur la rivalité qui existerait entre logiques gestionnaires et logiques artistiques. On s'intéressera ici plus particulièrement à la seconde question, celle de l'état du savoir économique sur la culture, "l'économie de la culture".
I. Les premiers pas de l’économie de la culture
Alors que les arts et la culture paraissaient encore rebelles par nature à toute approche économique, dès les années 60, des économistes
firent des incursions dans ce domaine. Il est vrai que les arts - plutôt que la culture puisqu'il s'agissait essentiellement d'économistes anglosaxons
semblaient offrir une "niche" possible pour des économistes en quête de spécialisation. Mais ce furent surtout des économistes passionnés d'un domaine artistique particulier qui en firent une sorte de "jardin secret". Leur familiarité avec le secteur était de nature à
vaincre les éventuelles résistances des milieux culturels concernés
ainsi que leurs propres réticences à appliquer leur discipline à leur
passion.
Ces démarches, au demeurant peu nombreuses, restèrent assez
confidentielles jusqu'à ce que Baumol et Bowen réalisent, il y a 30
ans, leurs célèbres travaux mettant en avant la “maladie des coûts”
(“cost desease”) dont serait affligé le spectacle vivant. Ces travaux
ont fait date. Ils marquent la véritable émergence d'une approche économique de la culture tout au moins aux yeux des milieux culturels
et des économistes. Il s'agissait d'un travail de “lobbying,” commandé,
aux Etats-Unis, par le “National Endowment for the Arts”
(NEA) afin de justifier la nécessité d'un soutien financier au spectacle
vivant. Désormais la question de la spécificité des activités artistiques
au regard de l'économie se trouve posée.Vingt ans plus tard Baumol
lui-même donnera une portée beaucoup plus générale à son argumentation
et fondera la spécificité du spectacle vivant.
L’interrogation sur la spécificité de la culture au regard de l'économie
et de ses logiques générales et la problématique de la politique
culturelle se retrouveront par la suite en permanence dans les travaux
d’économie de la culture. La mise en avant récurrente de l'exception
culturelle face aux règles de droit commun du commerce et
des échanges se situe d'ailleurs à l'intersection de ces deux points de
vue.
II. Les efforts d’institutionnalisation
Dans les années 80, cette "réconciliation" entre économie et culture,
l'importance accordée à une culture au champ élargi au coeur d'une
société en crise et le regain d'une volonté politique en matière culturelle
vont créer un contexte favorable pour répondre aux questions
nouvelles que se posent le Ministère de la culture et les décideurs
culturels.
Pour le Service des Etudes et Recherches du Ministère de la culture
(SER), devenu en 1987 Département des études et de la prospective
(DEP), il s'agissait de développer des outils adéquats et de susciter la
constitution d'un corps de savoirs pertinents dans la démarche de
type "études et recherche" qui lui est habituelle et quasiment constitutive.
Cette stratégie a été mise en oeuvre en partenariat avec
l'Association pour le développement et la diffusion de l'économie de
la culture (ADDEC) qui se crée à cette époque et vise à faire se rencontrer
chercheurs, professionnels et décideurs politiques. Cette
démarche permet de tirer profit de l'intérêt que suscite ce type de
travaux, d’instruire leur pertinence, de favoriser leur développement
et leur valorisation. Cette démarche était également adaptée à la
faible ampleur du milieu de la recherche : dans cette phase d'émergence,
le Ministère avec ses moyens et sa capacité de financement
et d'action constitue un pôle de référence pour les recherches universitaires
qui sont certes déjà significatives, en particulier à Paris I,
mais souvent dispersées.
Durant cette période, l'accent est mis sur l'organisation de rencontres
et de débats fondateurs dont les actes sont destinés à servir de référence
(Journée d'étude sur l'économie du théâtre, Avignon 1982 ; colloque
L'économie du spectacle vivant et l'audiovisuel, Nice 1983 ;
Assises sur l'économie de la culture, Ministère de la recherche, Paris
1985 ; Conférence internationale sur l'économie de la culture,
Avignon, Mai 1986 et une série de journées thématiques organiséesà partir de 1984).
III. Les acquis
Ces travaux ont permis une meilleure appréhension globale du "poids économique" de la culture et des avancées sectorielles qui
vont progressivement s’étendre à l'ensemble des domaines de la culture.
“Et la culture fut pesée”
L'effort de structuration statistique, entrepris au SER, depuis le début
des années 70, a débouché sur le regroupement cohérent d'un vaste
ensemble de statistiques produites souvent de manière dispersée,
ensemble complété par plusieurs enquêtes menées directement sous
l'impulsion du SER. Le développement réel de l'information quantitative
n’a cependant pas suffi à répondre aux besoins d'un système
d'information plus précis, plus cohérent et surtout plus interprétatif.
Il est significatif à cet égard que les projets
de “compte satellite” n'aient pu se concrétiser
de manière satisfaisante faute d'une
information suffisante sur l'ensemble du
champ culturel. D'autant qu'une fonction économique de la culture - au-delà de son
poids - aurait beaucoup de mal à être définie,
quand bien même on s'accorderait sur
son champ exact.
Repris à un niveau plus fin dans les études
dites d'impact, ce questionnement sur l'importance économique de la culture a reçu
une réponse mitigée qui souligne les difficultés
de telles approches quantitatives à
prendre en compte tous les enjeux du développement
des activités culturelles. Telle est
la conclusion essentielle du bilan de ce type
d'approche menée fréquemment en
Amérique du Nord. En France, cette méthodologie
qui aura été testée dès 1967 par le
SER, ne connaîtra qu'une utilisation limitée
(Avignon, Marciac,..) De toute évidence, la
problématique de la contribution de la culture
au développement ne peut se limiter à
l’approche quantitative. (Dupuis).
Les économies sectorielles
Les avancées en matière d'économie sectorielle
concernent les deux sous-ensembles
cohérents que constituent le spectacle vivant
et les industries culturelles mais aussi les
arts plastiques, le patrimoine et les musées.
• Du côté du spectacle vivant, la problématique “baumolienne” s'est poursuivie. Testée
sur le cas français, elle a donné lieu à des
approches alternatives ou complémentaires
: “surqualité” (Dupuis), “structures techno-
esthétiques” (Leroy), analyse du “subventionnement”
dans le domaine théâtral et
dans le cas des musées ( Busson, Sagot-
Duvauroux, Langrand-Lescure, Paulus).
Les débats sur la pertinence du soutien aux
arts et à la culture se poursuivent dans les
milieux anglo-saxons (Blaug, Frey-
Pommerehne, Peacock, Grampp) et trouvent
une expression privilégiée dans le “Journal
of Cultural Economics”. Mais au-delà des éclairages que peuvent apporter les analyses
et les argumentaires de la science économique,
le dernier mot n'en revient pas
moins au politique. La formule de l'économiste
américain Margolis est claire à cet égard : pour décider s'il est préférable ou
non de vivre dans une société avec plus
d'art et de culture, il est inévitable de plonger "dans les eaux glauques de la sociologie
politique” (2) .
• En ce qui concerne les industries culturelles,
les travaux se sont orientés vers des
approches sectorielles pour le livre, le
disque, la presse, le cinéma ou la télévision.
Cela n’a pas empêché que se développent
des analyses générales que ce soit d'un
point vue idéologique ou politique ou simplement à partir du constat de la "globalisation"
des industries culturelles.
Dès le milieu des années 70, les approches
sectorielles se sont développées en référence
aux concepts de l'économie industrielle
(filière, concentration, barrières à l'entrée, ...)
avec l'apparente facilité que permettait le
caractère industriel et très largement marchand
des industries culturelles.
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