Débat est animé par Laurent HEYNEMANN, réalisateur, membre de l’ARP, Président de la
SACD.
Rencontres de Beaune 2002.
avec :
Luc BERAUD, réalisateur, membre de l’ARP
Gil CATES, réalisateur, Secretary-treasurer, Directors Guild of America (DGA)
Alexis DANTEC, Economiste à l’Observatoire français des Conjonctures économiques
Frédérique DUMAS, productrice, Noé Productions
Sue DUNDERDALE, réalisatrice, Président, Directors Guild of Great Britain
Peter LEFCOURT, scénariste, membre de la Writers Guild of America (WGA)
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Laurent HEYNEMANN
Le sujet qui nous réuni ce matin est excessivement complexe. Les personnes qui sont présentes à
cette tribune ont des points de vue qui, sans être divergents sont différents, puisque ce sont des
personnes qui ont des expériences qui se ressemblent dans des environnements très différents.
Luc BERAUD
De la concentration à l’uniformité
Les goûts et les couleurs sont multiples et changeants. On est attiré là où il y a du choix. Or les
critères de la rentabilisation industrielle impliquent de limiter les produits pour concentrer la
fabrication, réduire les coûts et resserrer la commercialisation. Les recettes éprouvées réduisent les
risques. Plus la structure est importante plus elle a intérêt à fabriquer des produits homogènes et
pourtant, à long terme, on sait qu’elle se condamne à la stagnation et à la sclérose. Contrairement à
la plupart des entreprises industrielles, les groupes de production audiovisuels n’ont pas de secteur
de recherche. Les coûts grandissant et la concentration ayant chassé les saltimbanques où sont
passés les nababs d’Hollywood, les productions sont dorénavant managées par des technocrates, des
avocats ou des assureurs qui gèrent l’usine à rêve suivant des courbes de marché et des théories
économiques. Obnubilées par ce qui a déjà fait ses preuves, ces majors hollywoodiennes,
européennes ou délocalisées comptent sur les indépendants pour découvrir les nouveaux talents,
explorer les nouvelles formes ou inventer les nouveaux genres. La reproduction jusqu’à la nausée de
ces recettes éculées mène inéluctablement, comme dans les familles où les mariages consanguins
aboutissent à des naissances de tarés stériles, à des produits ineptes dont la prévisibilité finit par
lasser les moins exigeants. On voit donc que le commerce appelant la diversité, la concentration de la
production aboutit à sa propre perte.
Etre intelligents à leur place
Après tout on peut penser que c’est leur problème et que s’ils échouent, ce n’est que justice. Hélas,
en allant dans le mur, ils nous y entraînent. Les colonnes des journaux vantent régulièrement les
tribulations de wonders boys champions de la concentration dont les montages juridiques
n’illusionnent que ceux qui sont chargés de les surveiller et qui nous expliquent qu’ils ont tout
compris de la maîtrise des contenus et des contenants, qu’ils ont trouvé la convergence entre la
distribution de l’eau et la production de films, entre les tuyaux et les oeuvres, mais – vengeance des
frères Lumière – à chaque fois cela se termine en arroseur arrosé. Il faut donc être intelligents à leur
place et, en les contraignant à se protéger, nous protéger nous-même. Le seul rempart contre la fin
programmée des conduites capitalistiques, c’est donc une logique de réglementation. Le bonheur par
la contrainte. On le sait, la réglementation a évité la disparition du cinéma français. Les quotas
imposés ici et là ont protégé contre les pressions étrangères. Jusqu’à preuve du contraire, nous
vivons sous le régime de la libre entreprise, mais si on ne veut pas voir perdurer la loi du plus fort et
préserver l’avenir, il semble indispensable de réguler pour compenser les injustices d’un marché
aveuglé par la rentabilité immédiate. C’est presque une question d’écologie : en organisant des
clauses de diversité on protège les industriels contre leur frilosité et on respecte la pluralité des goûts
du public, bref on protège la survie de l’espèce.
La richesse de la diversité
Reste encore à définir ce qu’est la diversité en distinguant la diversité des genres et la diversité des
coûts. Pour la diversité des genres, on peut penser que cela relève de l’artistique et que c’est à la
créativité de chacun qu’il faut faire confiance, en sachant qu’avec le recul l’avant-garde devient la
norme et l’inconnu d’aujourd’hui est une potentielle vedette de demain. Mais là où les choses sont
tangibles et maîtrisables, c’est pour la diversité des coûts. Dans les coûts de fabrication, il faut
garantir dans les structures de financement de films de toutes sortes de budgets. On a vu de grosses
machines rater leur public et de petits films toucher une large audience. C’est en garantissant les
besoins spécifiques de financement de chaque film qu’on respectera l’originalité et la nature de ces
oeuvres et la maîtrise de leur économie.
Mais à quoi sert de faire une production diversifiée si la distribution reconcentre tout et étrangle
dans l’entonnoir du parc des salles la variété de l’offre en privilégiant les grosses productions, ne
laissant aux autres films que de petits réseaux où inéluctablement la spirale du petit mène au
minuscule, donc au marginal ? La petite salle amène un public restreint, donc une audience faible, ce
qui entraîne une distribution réduite, en conséquences des ventes limitées. Une logique de l’échec
alors qu’on l’a vu, des films passés inaperçus à leur sortie sont découverts plus tard ou des oeuvres
vues en salle font des succès sur les chaînes. Sans parler des budgets de sortie qui, en engraissant les
publicitaires et leurs médias, confisquent au bénéfice des plus forts tout l’espace et ne laissent plus
d’espoir aux autres. Sous peine de voir disparaître des plans entiers de la création, la diversité doit
être organisée dans les salles, sur les écrans des chaînes de télévisions, chez les distributeurs vidéos
et leurs machines automatiques, et déjà sur le net, c’est-à-dire partout où des films sont mis à la
disposition du public.
Le rôle de la télévision
La télévision, après l’avoir pillé, est devenue un partenaire du cinéma. Dans chaque pays, il existe un
secteur public et si l’on comprend que les citoyens l’entretiennent, il faut en contrepartie que cette
télévision publique offre autre chose que ce qu’impose la logique de la captation de l’audience et de
la publicité. En France, chaque fois que l’on demande de rétablir une vraie identité au secteur public,
on se fait taxer d’incendiaire, de privatiseur ou de transi de l’opéra à 20 heures 30 par ceux qui
faillent à leur responsabilité.
Mais plus encore qu’à ces carriéristes, c’est aux politiques qu’il faut demander des comptes car,
n’ayant pas compris l’intérêt majeur d’un instrument de connaissance, de communication et de
distraction inestimable, ils refusent de prendre leurs responsabilités en abandonnant le financement
du service public pour une part prépondérante à la publicité, le livrant à la logique de la course à
l’audience et donc du moins-disant culturel de sinistre mémoire. Il y a un paradoxe qui fait que plus
une structure est puissante, plus elle a les moyens de diversifier et moins elle le fait. Car, par une
logique de profit, elle réduit les risques, donc elle standardise la production et, à plus ou moins long
terme, lasse son public. Elle devient donc l’artisan de sa propre perte, et si on compte sur
l’indépendance pour renouveler l’offre et maintenir l’audience, il faut savoir la protéger. C’est une
question de survie pour les grands comme pour les petits. On sait qu’une intervention publique doit
permettre de résoudre ces contradictions, encore faut-il que ce soit un service public responsable de
ses fonctions.
L’intervention de Luc Béraud est très applaudie.
Laurent HEYNEMANN
Après que Luc Béraud ait introduit le débat d’une manière très polémique, Gil Cates va partager son
expérience américaine.
Gil CATES
Avant de vous parler de l’intégration verticale de la télévision américaine, je voudrais aborder la
question de la consolidation des sociétés de production de longs métrages aux Etats-Unis. C’est là
un phénomène qui n’est pas nouveau, puisqu’on l’observe autant au niveau du contrôle de
l’exploitation que du contrôle de la production.
La concentration de l’exploitation en salle aux Etats-Unis
En 2001 il y avait à peu près 2 000 cinémas aux Etats-Unis et 50 % des écrans sont contrôlés par les
trois plus gros exploitants. Ce n’est donc pas une situation très différente de celle que vous
connaissez aujourd’hui en Europe.
Cette consolidation de la propriété des salles de cinéma devrait favoriser l’indépendance par rapport
aux studios, mais il y a très peu de sociétés de distribution qui soit vraiment indépendante. Miramax
appartient à Disney. Newline et Castle-rocks sont la propriété d’AOL-Time Warner. En 2001, les
majors et leurs filiales ont reçu 97 % des recettes de cinéma. Les autres distributeurs ont ramassé les
miettes alors pourtant qu’ils ont distribué 100 fois plus de films que les studios. Le groupe des
Indépendants est en train d’essayer d’aider les producteurs et les réalisateurs indépendants. Nous
travaillons en collaboration avec l’American Film Makers association pour essayer de permettre aux
jeunes d’accéder à la production cinématographique. La Directors Guild Association (DGA) a
entrepris beaucoup d’actions de lobbying auprès du congrès pour permettre aux sociétés
indépendantes d’obtenir des dégrèvements fiscaux et des incitations.
La concentration de la production américaine
Aux Etats-Unis la FCC, l’équivalent de votre CSA, a publié un règlement dans les années 70 connu
sous le nom de Fin-syn Rule. Cette réglementation séparait la production de la distribution, ce qui
empêchait les networks de télévision d’avoir une part majoritaire dans les programmes qu’ils
diffusaient. Cette réglementation a débouché sur une situation où 20 sociétés de production
produisaient 90 % de ce qui se voyait à la télévision. La production indépendante se portait très bien.
En 1983 la réglementation Fin-syn a été supprimée car les tribunaux ont estimé qu’il n’y avait pas
moyen d’en démontrer l’intérêt public. Cette abrogation a conduit à une transformation radicale de
la propriété de la programmation en prime time. Aujourd’hui, plus de 90 % de la programmation
prime time sur les six networks américains est la propriété ou sous contrôle des six plus grandes
entités de production américaines. Alors que dans les années 70 et 80 les télévisions et les
producteurs indépendants mettaient au point des idées de programmes pour les proposer aux
Networks, ce qui offrait aux idées de plus larges débouchés, on est passé dans un système où ce sont
les networks qui font l’essentiel de leur programmation. Les créateurs ont donc de plus en plus de
mal à défendre leurs idées et à se faire entendre. Aujourd’hui si vous proposez une idée de génie aux
networks, ils l’acceptent à condition de devenir vos partenaires. Ce qui était jadis un grand pool de
programmation de prime time est devenu un tout petit cénacle.
La déréglementation en marche
Le relâchement des règles concernant la propriété des programmes aux Etats-Unis a été le résultat
d’une série d’arrêts rendus par les tribunaux. Les autorités américaines ne font pas preuve, dans le
contexte actuel de la déréglementation, de la moindre envie d’adopter des mesures plus restrictives.
Avec la prolifération des chaînes câblées ou à paiement aux Etats-Unis, elles n’ont pas de mal à dire
qu’il existe une offre énorme de programmes pour le public et qu’en conséquence la consolidation
des médias ne nuit d’aucune manière au consommateur. C’est extrêmement triste, car une apparente
diversité masque le fait que les débouchés de la production indépendante se sont réduits comme une
peau de chagrin.
La DGA pense que nos représentants élus ont un rôle à jouer pour empêcher la standardisation de
tout ce qui relève de la narration. Ils doivent notamment s’intéresser à ce qui se fait dans d’autres
pays où, comme en France, une partie de la programmation doit être assurée par la production
indépendante. Les Rencontres de Beaune me paraissent être un moyen privilégié de développer le
débat entre créateurs européens et autorités européennes et nous avons d’ailleurs l’intention à la
DGA d’organiser une manifestation analogue aux Etats-Unis. Nous vous y accueillerons aussi
merveilleusement que vous nous avez accueillis.
Gil Cates est chaleureusement applaudi par la salle.
Peter LEFCOURT
Mon compatriote Gil Cates vous a très bien exposé la situation aux Etats-Unis. Je voudrais pour ma
part vous faire part de mon expérience personnelle de scénariste et producteur de la télévision
américaine. Mon métier consiste à vendre des idées de programme aux chaînes américaines. Il est
évident que la concentration du pouvoir à laquelle on assiste dans le domaine de l’audiovisuel
restreint d’autant le nombre d’opportunités. Victoria Riskin, la présidente de la Writers Guilds of
America (WGA) Est a saisi la FCC afin qu’elle réalise des enquêtes sur ce sujet. La statistique n’est
pas encourageante : alors qu’il y a dix ans, 50 % des programmes américains étaient la propriété des
chaînes, ce chiffre atteint 92 % en 2002. Compte tenu de ce rapport de forces nos idées sont de plus
en plus influencées par le point de vue de personnes qui ne sont pas des créateurs. J’espère toutefois
que les démarches que nous faisons actuellement amélioreront la situation dans les années à venir.
Peter Lefcourt est applaudi par la salle.
Laurent HEYNEMANN
L’enquête demandée à la FCC sera-t-elle réalisée par un organisme indépendant ? Il me semble que
le fait d’obliger les autorités publiques à produire des statistiques sur le monde de la production
constituerait une avancée presque historique.
Peter LEFCOURT
Le FCC est un organisme gouvernemental. Son responsable est choisi par le Président des Etats-
Unis et c’est un homme très puissant. L’actuel patron de la FCC date de l’administration de Clinton.
Gil CATES
Il provient d’une mauvaise graine !
Peter LEFCOURT
Le public américain n’est pas vraiment conscient des problèmes auxquels doivent faire face les
créateurs. J’ignore si l’enquête sera efficace, mais nous voulons tous lutter contre le système qui
nous étouffe.
Sue DUNDERDALE
Etant réalisatrice et directrice du Directors Guild, je vous parlerai essentiellement de la situation des
réalisateurs indépendants au Royaume-Uni et de la survie de l’industrie britannique du cinéma.
John Woodward vous a entretenu hier du renouveau possible de la fréquentation des salles et de
l’industrie du cinéma. C’est un peu vrai, mais la plupart des films que l’on voit dans nos salles sont
des films américains. Le dernier film de Ken Loach Sweet sixteen lui-même ne va pas être projeté
plus de quelques semaines, et il sera en plus interdit aux moins de 16 ans, de sorte que les jeunes
dont il est question dans ce film n’auront pas le droit d’aller le voir.
Le primat de l’économie sur la culture
Nous avons un gouvernement qui s’intéresse au commerce et aucunement à la diversité culturelle. A
l’heure actuelle, un nouveau projet de loi sur la radiotélédiffusion devrait permettre à des entités
étrangères de faire l’acquisition de sociétés de production télévisée britanniques. Tous les créateurs
travaillant pour la radio et la télévision au Royaume-Uni se sont insurgés contre ce projet, sans pour
l’instant avoir été entendu. Pour le Gouvernement, il s’agit-là d’une question uniquement liée aux
échanges et au commerce.
La seule mesure prise dans notre domaine par le Gouvernement a été la création du Film Council,
comme l’a dit John Woodward hier. Je me souviens que Claude Lelouch a dit en guise de propos
liminaire à ces Rencontres que l’industrie était très menacée aujourd’hui. J’ai parlé récemment à
Lesly Award, le producteur du dernier film East-Zist, et il m’a confirmé que l’industrie britannique
est très touchée par la fermeture de Film 4, de Granada Films et de Sky. La seule chaîne de télévision
qui continue de financer de la production cinématographique est la BBC, mais il s’agit d’un animal
difficile qui investit très peu dans chaque film, et en échange d’un contrôle et d’un pouvoir
exorbitants.
Une défiscalisation hypocrite
John Woodward a parlé des incitations fiscales, mais il ne vous a pas avoué que, malgré sa
compétence, il n’arrive pas à saisir la logique de celles qui sont actuellement à l’étude pour favoriser
le cinéma indépendant. La plupart des réalisateurs indépendants travaillent sur de petits budgets,
alors que les dispositions en préparation visent beaucoup plus à permettre à certains de ne pas payer
d’impôts qu’à réellement aider les petits producteurs. Les fonds défiscalisés seront investis dans des
films sans critère de qualité, et bon nombre ne seront même pas projetés.
Le Film Council est un organisme qui débute sa deuxième phase d’existence. Il va investir ses fonds
dans la distribution et l’exploitation de films particuliers, une catégorie qui regroupe le cinéma
indépendant britannique, les films étrangers, mais aussi les films faisant partie du patrimoine
cinématographique.
Je crois que le cinéma britannique peut avancer en étant un cinéma européen. Le Royaume-Uni
devrait être impliqué dans davantage de coproductions. Il faut aussi distribuer davantage de films
européens au Royaume-Uni. Pourquoi tenter de faire de mauvais films américains alors que nous
savons faire de bons films européens ?
Alexis DANTEC
On pense souvent que les économistes sont tous d’accord mais il faut que vous sachiez qu’il y a des
débats en économie théorique comme en économie pratique. Par exemple, je ne suis pas d’accord
avec l’opinion que j’ai lue dans les actes de l’année dernière selon laquelle l’économie de marché
serait le seul modèle qui permette de faire du cinéma. Vous m’accorderez que le cinéma russe n’a
pas bénéficié d’une économie de marché très florissante. Mon discours ne va donc pas consister à
vous ramener à une quelconque rationalité de l’économie de marché.
La concentration, mouvement naturel des économies capitalistes
Ce qui me frappe depuis le début de ces Rencontres, c’est le fait que l’on a peu évoqué l’exploitation
en salle. Claude Lelouch a évoqué le bouche-à-oreille, mais on en n’a pas reparlé ensuite. Avant d’y
revenir, je voudrais rappeler que la concentration est un mouvement naturel de l’économie de
marché capitaliste. Par ailleurs je tiens à souligner que le marché du cinéma recouvre en fait trois
marchés distincts : celui de la production, celui de la distribution et celui de l’exploitation. Ces trois
marchés se caractérisent par des degrés divers de concentration. Aujourd’hui, plus de 50 % de la
part de marché de l’exploitation est occupé par les trois grands, ainsi que par quelques exploitants
régionaux survivants. Sur longue période, le nombre de distributeurs actifs n’a cessé de se réduire.
Pour sa part, le marché de la production n’a apparemment pas connu un même mouvement de
concentration : les producteurs indépendants continuent d’exister, alors même que les groupes font
encore appel, au moins en apparence, à des producteurs extérieurs.
La stratégie d’offre saturante
Si l’on évalue la diversité en fonction du nombre de films produits, on s’aperçoit que le nombre de
films français produits augmentent, tout comme d’ailleurs le nombre de premiers films produits ou
celui de courts-métrages. A en croire ces observations, le phénomène de concentration inhérent au
capitalisme n’aurait pas touché la production, ce qui aurait permis de sauvegarder la diversité. La
réalité est pourtant tout autre car une analyse plus fine permet de se rendre compte qu’un glissement
s’est opéré entre le nombre de films et le nombre de films projetés par fauteuil. Ainsi, alors que l’As
des As, la plus grosse production du début des années 80 est sortie sur 220 copies, une stratégie
commerciale d’offre saturante consistant à sortir un film sur le plus grand nombre de copies possible,
en profitant de la concentration existant au niveau de la production et de l’exploitation.
La théorie des tâches solaires
Comment expliquer cette inflation ? La théorie des tâches solaires me semble être un bon modèle
explicatif. En effet, selon cette théorie, l’apparition de tâches solaires engendre une dépression
économique. Un économiste a réussi à faire croire cette théorie dans un pays, et il s’est avéré qu’il
avait raison : à chaque fois que les tâches solaires sont apparues, les consommateurs de ce pays ont
arrêté de consommer, les entreprises ont cessé d’investir, de sorte que la chute de l’activité a été
réelle. Cette anecdote illustre ce que l’on appelle les comportements auto-réalisateurs.
Selon moi, la séance du mercredi 14 heures est une tâche solaire. Les distributeurs et les exploitants
pensent que la séance du mercredi 14 heures détermine la carrière d’un film. Si cette séance ne
s’avère pas bonne, les copies d’un film sont considérablement réduites, ce qui ne manque pas
d’accroître la baisse des entrées. La démonstration est ainsi faite que la séance de 14 heures
détermine bien la carrière d’un film.
Vifs applaudissements
Si vous vous rappelez vos lointains cours de mathématiques, vous vous souviendrez que le fait de
projeter une tendance à partir d’un seul point est une pratique pour le moins farfelue. Pourtant, on
n’hésite pas à déduire de la séance du mercredi 14 heures ce que sera la carrière d’un film. Pour
combattre cette forme d’hérésie statistique, il faut d’une part comprendre l’inanité de la théorie des
tâches solaires et d’autre part lutter contre la stratégie de l’offre saturante qui empêche les 204 films
produits de sortir sur un nombre de salles suffisant. Je pense en effet que si les films étaient sortis sur
la bonne combinaison de salles tout le monde serait gagnant, y compris les propriétaires de salle.
Laurent HEYNEMANN
J’avais prévu de faire intervenir Frédérique Dumas pour nous remonter le moral après l’intervention
d’Alexis Dantec, mais celle-ci s’avère finalement plutôt optimiste.
Frédérique DUMAS
Comme nous l’avons tous compris, le débat sur la concentration est en fait un débat sur la diversité.
Il s’agit pour moi de l’enjeu politique du XXIème siècle, car il dépasse très largement notre secteur et
pose la question du monde dans lequel nous voulons vivre demain. Personnellement, je plaide pour
un monde multipolaire, où les civilisations se respectent, car je n’ai pas envie d’un monde
uniformisé. Il s’agit aussi d’un enjeu économique dans la mesure où la diversité et le pluralisme
permettent de satisfaire encore mieux le consommateur. Comme le montre la note préparatoire de
l’ARP, le phénomène de concentration décrit par Alexis Dantec est amplifié dans le secteur du
cinéma par le fait que l’on essaie de réduire, en standardisant en amont au maximum la fabrication
des films et en saturant en aval le marché par la multiplication du nombre de copies, l’incertitude liée
au fait que chaque film est un produit unique.
La régulation est indispensable.
Face à un enjeu économique et politique de cette nature, la réponse ne peut qu’être la régulation. Il
faut agir au niveau du droit de la concurrence, même s’il me semble que la concentration horizontale
de nos marchés soit moins néfaste que leur concentration verticale. Si l’on peut s’interroger sur le
fait qu’une personne morale puisse détenir plus de 49 % du capital d’une chaîne de télévision ou sur
celui de savoir si un opérateur du clair peut être également présent sur le marché du payant, il me
semble que le véritable danger réside dans l’intégration verticale que nous a bien décrite Gil Cates à
propos des Etats-Unis. On peut se demander s’il est légitime qu’une chaîne comme TF1 ou M6
puisse être également distributeur. Il serait utile d’apporter des limites à l’intégration verticale en
facilitant l’accès aux acteurs qui sont extérieurs au système. On peut ainsi s’étonner à l’instar de
Marc Tessier que la chaîne d’information du service public, Euronews, n’ait pas bénéficié d’une
rémunération pour être diffusée sur le bouquet satellite, alors que cela a été le cas des chaînes
soutenues par les actionnaires dudit bouquet. Le fait que France 5 ait été déplacée du canal 7 au
canal 34 pour laisser la place à TF6 relance le débat. Ces distorsions s’expliquen par le fait que les
opérateurs sont aussi éditeurs de chaîne. Cela dit, lorsqu’une régulation existe, comme c’est le cas à
propos de la chaîne parlementaire, on constate que les opérateurs s’y conforment assez volontiers.
J’ai par ailleurs l’impression que les chaînes en clair ne sont pas opposées à l’obligation
d’investissement car elle permet de desserrer l’étau du cinéma américain. Finalement, si toutes les
chaînes se voient imposer le même niveau de régulation, elles ne s’en plaignent pas. Le vrai danger
réside dans la concurrence déloyale à laquelle on assiste dans un contexte de la dérégulation.
La régulation au plan international
Comment dès lors imposer une forme de régulation dans le contexte de la mondialisation ? La
réponse à cette question suppose que l’on mène une réflexion sur l’outil juridique multilatéral visant à préserver la diversité, étant entendu que l’on ne sera efficace que si l’on intervient au niveau de
l’OMC et non seulement dans le cadre de l’UNESCO. Pour y parvenir, il faut intervenir au niveau
européen, ce qui suppose à mon sens que le principe du respect de la diversité soit intégré dans le
traité de l’Union, au même titre que celui de la libre circulation des biens. Or pour l’instant on se
contente de renvoyer la question culturelle au niveau des droits nationaux, au nom du principe de
subsidiarité.
Je souligne enfin qu’il faut que l’on pense la régulation en termes de contenu plutôt que de supports
de diffusion, car il est avéré que la profusion des supports sous l’effet des innovations
technologiques rend très vite obsolètes les règles édictées à leur propos.
Laurent HEYNEMANN
Peut-être pourrait-on demander aux organisateurs des Rencontres de Beaune d’inscrire dans notre
déclaration finale une revendication portant sur la rédaction d’un traité international sur la diversité
culturelle ?
Carole TONGUE, Professeur d’audiovisuel à l’Université de Londres
Il est fascinant de constater que les deux pays dans lesquels il y a le plus de concentration, à savoir
les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, sont aussi les deux pays où l’on a le moins accès aux films du
reste du monde. Par ailleurs, BBC World et CNN, les deux plus grandes chaînes à vocation mondiale
sont les seules à préserver un minimum de diversité. Il est non seulement indispensable de maintenir
la directive Télévision sans frontière, avec les obligations d’investissement qu’elle comporte, mais
aussi assurer sa transposition dans les droits nationaux. C’est pourquoi nous luttons pour que le
gouvernement britannique ne reste pas le seul de l’OCDE à n’avoir pas inscrit dans sa législation
l’obligation pour les chaînes d’investir dans les films, les dramatiques et les documentaires un
pourcentage de leur budget total. J’ajoute que les chaînes du câble et du satellite ne sont pas encore
mentionnées dans la législation, alors qu’elles devraient être astreintes aux mêmes obligations
d’investissement que les chaînes en clair.
Peter FLEISCHMANN, Réalisateur
Croyez-vous que les professionnels du cinéma français seraient entendus s’ils demandaient la
limitation du nombre de copies lors de la sortie d’un film ? Nous avons essayé de prendre une telle
mesure en Allemagne il y a 10 ans, en fixant la limite à 250 copies, mais les distributeurs l’ont
écartée en promettant de se discipliner, ce que bien entendu ils n’ont pas fait. Je pense qu’une
limitation du nombre de copies pourrait pourtant faciliter le bouche-à-oreille.
Alexis DANTEC
Il n’existe pas de réglementation limitant le nombre de copies exploitées par les multiplexes. J’ai
personnellement constaté que l’on donnait dans certains multiplexes de province une séance
d’Astérix et Cléopâtre toutes les demi-heures. Il faut toutefois prendre en compte, avant de limiter
de manière réglementaire le nombre de copies, l’étroitesse de la fenêtre de tir médiatique pour
l’exploitation d’un film. Une mesure pertinente pourrait dès lors consister à obliger dans un premier
temps les multiplexes à respecter un minimum de diversité. Il me paraît en effet un peu tard pour
remettre en cause le duopole détenu par Europalace et UGC dans le domaine des multiplexes.
Jean-Eric de COCKBORNE, Direction générale Education et Culture de la Commission européenne
Je voudrais saluer le bon sens des propositions de Frédérique Dumas, car elles ne sont pas souvent
défendues en France. J’ajoute que la diversité culturelle fait partie des traités depuis le traité de
Maastricht, bien qu’il soit précisé dans son article 151 qu’elle ne concerne pas les actions
réglementaires et qu’en ce domaine les décisions doivent être prises à l’unanimité. Il a été proposé
lors du sommet de Nice de supprimer la règle de l’unanimité, mais plusieurs états membres, dont la
France s’y sont opposés. On constate une forme de schizophrénie, dans la mesure où chacun
convient qu’il faut mener une action au niveau européen pour contrer l’offensive américaine, sans
vraiment se donner les moyens d’être efficace. Je pense que cette question redeviendra d’actualité
lors du vote futur de la convention.
Jean LABBE, Président de la Fédération Nationale des Cinémas Français
Contrairement à ce qu’a affirmé notre brillant économiste, il est faux d’affirmer que l’on retire des
copies le mercredi à 15 heures.
Laurent HEYNEMANN
C’est vrai que l’on attend trois jours !
Jean LABBE
Il faudra tout de même que l’on m’explique comment nous pourrions absorber en deux semaines un
tirage de 3 000 copies, alors que nous ne disposons que de 5 500 salles. Car ce ne sont pas les
exploitants qui décident du nombre de copies, mais les producteurs et les distributeurs. Pourquoi
oblige-t-on de petites salles qui auparavant n’accueillaient aucune sortie nationale à en programmer
deux ? L’abattage auquel on assiste actuellement dans les salles de cinéma est inadmissible. Les
exploitants ne cessent de dire aux distributeurs qu’ils ne comprennent plus le sens de leur métier.
L’exploitation des salles n’est plus qu’une vitrine, l’important pour les chaînes de télévision et leur
distributeur résidant dans l’exploitation ultérieure des films. Plutôt que tenir sur les salles des propos
schématiques et réducteurs, tentons de sauvegarder ce qui fait encore la spécificité du cinéma. Ce ne
sont pas les salles qui demandent la diffusion d’autant de films américains.
Pour ma part, je me bats depuis longtemps contre la saturation du marché par le biais du nombre de
copies, mais je vous le demande : à qui va-t-on enlever les copies surnuméraires ? Je précise
d’ailleurs qu’il n’y a que très rarement en France plus de deux copies d’un film par multiplexe et que
les engagements de programmation pris par ceux-ci créent une concurrence nuisible aux salles d’art
et essai.
Jean LABBE est vivement applaudi par une partie de la salle.
Patrick BROUILLER, Président de l’Association française d’Art et Essai
Je vous confirme que les engagements imposés aux multiplexes ont créé des effets pervers, puisque
les films choisis sont ceux qui sont le plus porteurs, comme par exemple un film de
Pedro Almodovar en VO. Comment se fait-il que l’on ait laissé dans ce pays des sociétés passer sur
les marchés pertinents de 25 à 48 % de parts de marché ? Comment peut-il y avoir diversité de
création s’il n’y a pas diversité des lieux diffusion ? Il reste cependant encore 1600 écrans considérés
comme d’art et essai sur les 5 500 que compte la France.
Frédérique DUMAS
Il est intéressant de noter que la concentration semble gêner un peu tout le monde. Si chacun se
renvoie la balle, c’est parce qu’il ne s’agit pas d’un phénomène satisfaisant sur le plan économique. Il
faudrait que les différents acteurs réfléchissent ensemble à une régulation possible dans le domaine
de l’exploitation. Pour mémoire, la clause de diversité imposée à Canal Plus oblige la chaîne à
investir 45% de son obligation d’acquisition de films d’expression française dans des films dont le
budget est inférieur à environ 5 millions d’euros.
Jean LABBE
Il existe déjà des instances de concertation, et l’ARP en fait partie. Je pense qu’il faudrait s’entendre
pour éviter la concentration sur les dates de sortie des films : après avoir attendu vainement des films
français au cours de l’été, les spectateurs s’en voient infliger trois films par semaine au mois de
septembre. Et on s’étonne qu’ils soient tous échecs commerciaux ! Nous venons de vivre le mois de
septembre le plus dramatique que l’on ait vécu depuis de longues années !
Gil GATES
Etes-vous en train de dire que les films auxquels vous faites allusion auraient eu beaucoup plus de
succès s’ils avaient été mieux programmés ?
Jean LABBE
Je vous le confirme.
Gil CATES
Chez nous, ça ne marche pas comme ça.
Dominique MALHER, UIP
Les contraintes auxquelles sont astreints les distributeurs sont simples : il y a 600 sorties de film à
répartir sur 52 semaines. Dans un contexte où chaque nouveau film chasse l’autre, la seule stratégie
viable consiste à investir massivement au démarrage. Il va de soit que cette situation, que je juge
irréversible, a pour effet de tendre les relations entre les distributeurs et les exploitants.
Jean-Jacques VARRET, Les Films du Paradoxe
J’ai sorti cet été le film Prisonniers du Caucase. Nous avons réalisé 18 000 entrées sur Paris, avec
une dizaine de copies seulement, étend entendu que les quelque 150 entrées que l’on peut espérer
faire dans les grandes villes de province sont insuffisantes pour couvrir nos frais. En fait, je crois que
le cinéma n’existe pas et qu’il n’existe que des films. Les rapports que j’entretiens avec les 6 à
8 films que je distribue chaque année sont toujours particuliers. Le rapport entre le public – on
devrait dire les publics – et l’oeuvre est de plus en plus complexe. Face à un public de plus en plus
segmentés, qui ne réagit plus selon des normes purement cinématographiques mais selon des normes
sociologiques, nous devons essayer de trouver des passerelles existant entre les différents publics
potentiels. L’acte de distribution est un acte qui n’est pas reconnu en tant que tel dans sa dimension
artistique et culturelle alors qu’il peut s’avérer déterminant pour l’avenir d’un film. Malgré le
discours uniformisateur ambiant, je pense qu’il est très différent, sur le plan qualitatif et artistique, de
projeter un film en salle d’art et d’essai plutôt qu’en multiplexe, dans la mesure où les lieux
fragmentent aussi le public. Il faudrait d’ailleurs réfléchir à la création de pôles culturels au sein des
villes, afin que les spectateurs puissent s’orienter en connaissance de cause.
J’ajoute que l’inflation actuelle des budgets de promotion des films commerciaux conduit à une telle
flambée des tarifs publicitaires que je n’ai plus accès pour défendre mes films aux campagnes dont je
pouvais bénéficier auparavant dans un journal comme Libération. N’ayant pratiquement plus de lieux
de visibilités, je dois constamment inventer de nouveaux modes de promotion pour survivre.
Laurent HEYNEMANN
Je vous propose de recentrer le débat sur la préservation de la diversité de la création
cinématographique.
Richard DEMBO, Réalisateur-Producteur
Le formatage des films est avant tout un formatage des esprits. Or on ne pense pas un film comme
on pense une émission de télévision. Nos scenarii sont lus et jugés par les mêmes personnes qui
choisissent les scénarios des séries et des fictions télévision. On nous juge sur le degré d’optimisme
de nos histoires ou sur la facilité avec laquelle le spectateur pourra s’identifier à nos héros. Les
responsable cinéma des chaînes disent vouloir produire du cinéma mais reste totalement de la notion
de prime time dans leur choix. Au-delà de quotas de production, il faut imposer la spécificité
culturelle du cinéma, de sa narration, de sa prise de risque. Il faut que soit respectée cette singularité
qui est notre raison d’être et notre garantie de pérennité. Le moyen n’est pas simple et penser
formuler une singularité artistique dans un code déontologique sans doute utopiste mais nous devons
en permanence marquer face au public comme aux politique cette subtile la ligne rouge qui nous
fonde.
Je crains aussi que le formatage des fictions entraîne bientôt le formatage des moyens et là attention
quand on tourne trente seconde par jour de film utile, on écrit. Quand on fait une minute trente par
jour, voire trois minutes, on continue à écrire. Quand on tourne plus de cinq minutes utiles par jour,
on fait tous la même chose, au cinéma comme à la télévision... Personnellement, je ne suis pas sûr
que le fait de ne pas avoir de système réglementé de financement des films par la télévision au
Royaume-Uni ne soit pas une chance pour ce pays. Les networks américains ne passent pas de films
en prime time.
Jacques RALITE, Sénateur
Je suis beaucoup plus satisfait qu’hier, dans la mesure où nous étions alors comme des écureuils
tournant dans leur cage sans jamais lever les yeux au ciel. On ne regrettait même pas que les choses
aillent aussi mal. La profondeur de notre débat aujourd’hui permet à chacun de commencer à
s’interroger sur la possibilité d’un nouveau commencement. Face à une situation neuve, nous devons
repenser à neuf, en évitant tout à la fois le local refuge et l’international impératif. Nous devons nous
livrer à un travail de création inouï, situé aussi loin de l’étatisme que de l’affairisme.
Je voudrais rappeler une petite phrase de Jean-Marie Messier : “ Nous allons tourner la page du
siècle et du millénaire en devenant le leader mondial de la communication et en répondant ainsi au
sceptiques, aux résignés, aux adeptes du pré carré ”. Lorsque ce Monsieur prononçait ces paroles,
une quantité de gens, professionnels ou non, politiques ou non, qui considérait qu’il était le petit
cheval blanc derrière lequel la France entière, pour ne pas dire l’Europe, devait se regrouper, jusqu’à
lui donner, via Bercy 5 milliards, soit le budget de France 2, pour l’aider à démarrer. Le plus
comique dans l’histoire, c’est que le mot Messier signifie, d’après le Robert, “ gardien des résultats,
des récoltes ”. Qui l’eût cru ! ?
Laurent HEYNEMANN
Notre responsabilité ne consistait-elle pas aussi à nous battre pour défendre la diversité culturelle et
son moyen d’action, l’exception culturelle ? Plutôt que de tirer à boulets rouges sur Messier, ne
vaudrait-il pas mieux nous demander si nous avons été à la hauteur de notre responsabilité
politique ?
Frédérique DUMAS
Je partage entièrement cette opinion. Au cours du débat sur l’exception culturelle qui a eu lieu
pendant la campagne présidentielle au Cinéma des Cinéastes, Laurent Heynemann nous avait
encouragés à avoir plus confiance en nous-mêmes. On lui avait alors reproché de ne pas comprendre
la gravité de la situation.
Jacques RALITE
On se moquait à l’époque de ceux qui osaient dire des choses. La mode était au consensus mou ! Il
faudrait que l’on en sorte, pour infléchir la marche du monde dans un sens qui satisfasse les artistes
et leur public. Je voudrais d’ailleurs dénoncer les attaques dont sont l’objet actuellement les
créateurs dans la presse. A en croire l’enquête de Télérama, que j’hésite à appeler “Télérama”, nous
serions élitaires et hautains. Si je m’acharne quelque peu sur Messier, c’est parce que l’ironie est
parfois annonciatrice d’une réflexion. Nous parlions de concentration : savez-vous que Vivendi
Universal compte 385 000 salariés dans 70 pays ? A en croire les représentants de ces salariés, les
droits sociaux qui étaient en cours de négociation en Europe et aux Etats-Unis ne sont plus
d’actualité. Tant que l’on écoutera pas dans les structures les salariés, dont certains sont artistes, il
manquerait une sacrée lumière au débat démocratique.
La concentration massive, la déréglementation et la financiarisation vont désormais de pair. A partir
du moment où il y a eu paiement direct par l’utilisateur de l’image, la financiarisation a pris le
pouvoir. Que fait la Commission de la concurrence face à cette dérive ? Qu’a fait la COB ? Dans le
temps, un industriel, même riche, mettait la main à la pâte, alors que maintenant il ne met plus la
main que dans le tiroir-caisse. Cela induit un tout autre mode de pensée.
La stratégie qui prévaut aujourd’hui est l’intégration verticale, que ce soit en termes de droits ou
d’abonnés, et la déréglementation. Celle-ci s’appuie sur un messianisme technologique supposé être
la dernière frontière du libéralisme. On fait aussi l’apologie du management : dans certaines
branches, les fonds de pension exigeaient 16 % de résultat sur 6 mois ! A ce rythme, vous supprimez
tout le monde, à commencer par les indépendants. Le fait que l’on veuille remplacer, au niveau
européen, les commissions chargées de lutter contre la concentration par des juges marque un
nouveau pas en avant de l’américanisation des modes de gestion. On assiste à un retrait de l’Etat
derrière les grandes entreprises.
Face à évolutions, je me méfie de l’autorégulation ou du “contrôle doux”. Faut-il être doux avec
ceux qui accumulent des milliards d’euros de dettes, alors que l’on traite sans pitié les intermittents
du spectacle ? Le contenu de la responsabilité publique que j’appelle de mes voeux associe l’audace
de la création, l’élan du pluralisme et l’atout d’un large public. Elle doit se traduire par des mesures
anti-concentration et par un investissement massif dans l’industrie de contenu. Il faut organiser un
Rio de la culture. Personnellement, je n’accepterai jamais le glissement sémantique de novembre
1999 par lequel la Commission européenne est passée de l’exception à la diversité. Messier est pour
la diversité !
Laurent HEYNEMANN
Ne confondons pas tout : la diversité est un but, l’exception culturelle en est le moyen.
Jacques RALITE
Je vous signale que le Comité de Vigilance organise à la Bibliothèque nationale au début du mois de
février une rencontre à laquelle vous êtes tous conviés. J’ajoute que si les Rencontres de Beaune
veulent rester le lieu de rencontre remarquable qu’elles ont su devenir, il ne faut pas qu’elles s’allient
avec n’importe qui. Il faut défendre le camp des artistes et du peuple !
La salle applaudit l’intervention de Jacques Ralite.
De la salle
Il y a des cours de dessins dans les lycées, pourquoi pas des cours d’images ?
Sylvie FORBIN, Vivendi Universal
Je ne rentrerai pas dans la querelle car, comme Jacques Ralite le sait bien, je suis tenue à une
obligation de réserve. Je ne reviendrai pas non plus sur les propos que j’ai tenus ici il y a un an et que
je maintiens, contre vents et marées, car le temps n’a pas vraiment été donné à Vivendi Universal
pour faire ses preuves. Je pense que ce que nous avons perdu avec la fin de Vivendi tel qu’il avait été
conçu par Jean-Marie est plus important encore que ce que nous avons perdu. Il me faut aussi
rétablir une vérité : le soi-disant cadeau fiscal de 5 milliards d’euros n’a jamais existé. Vivendi a
simplement bénéficié du régime fiscal prévu aux articles 210 a et 210 b, selon lequel les fusions
bénéficient d’un différé d’imposition, et non d’une exonération. En aucun cas les 5 milliards dont
Jacques Ralite a parlé ne seront soustraits à l’Etat. Il est trop facile actuellement de calomnier
Vivendi Universal.
Jacques RALITE
Vous oubliez de préciser que le texte auquel vous faites allusion n’est appliqué que lorsque l’on
pense que c’est utile d’un point de vue politique.
Nicolas GUESSNER, Réalisateur-Producteur
Notre débat m’a fait penser à une citation de Saint-Exupéry, que je vous cite approximativement :
“ Quand on fait un bateau, ce qui forge les clous sont les adversaires des charpentiers et de ceux qui
tissent les voiles ”. De même, chaque corporation semble ici avoir ses raisons d’imputer aux autres la
situation actuelle. Je crois que l’issue pour nous qui sommes venus à Beaune consiste à être fermes
sur ce que nous avons le désir de faire. Ne laissons pas aux télévisions le loisir de nous dicter ce que
nous devons faire.
Laurent HEYNEMANN
Il faudrait tout de même trouver un système qui permette d’éviter le guichet idéologique unique
auquel nous sommes confrontés.
Olivier DUCASTEL, réalisateur et Président d’Enfants de Cinéma
Enfants de Cinéma est une association qui coordonne le dispositif Ecole et Cinéma consistant à
montrer à des enfants des écoles primaires des films de cinéma dans des salles de cinéma. Avec
d’autres, nous avons la vocation d’éduquer le goût des spectateurs de demain. Nous essayons de
montrer aux enfants que le cinéma n’est pas ennuyeux, mais au contraire ludique, et ce malgré le peu
de soutien dont nous bénéficions de la part de l’Education Nationale. En effet nous n’avons pas
encore reçu notre subvention au titre de l’année 2002, ce qui menace notre existence même. Pensezvous
que nous pourrions demander à l’industrie du cinéma un soutien ?
Bernard MIYET, Président du Directoire de la SACEM
La multiplicité des supports ne garantit pas le pluralisme
Lorsque nous avions abordé la question d’Internet l’année dernière, j’avais pris l’exemple de la
musique, car elle est toujours aux avant-postes. En matière d’intégration verticale et de
standardisation, la musique est aussi en avance. Lorsque je suis entré en 1981 dans le secteur,
comme Directeur de cabinet du ministre de la communication, c’était pour ouvrir les radios libres et
l’on pensait que celles-ci allaient symboliser le pluralisme culturel. La même foi habitait les
promoteurs de la privatisation des chaînes de télévision en 1985. Aujourd’hui, il ne reste plus des
1000 radios que quelques réseaux. Au cours de ces cinq dernières années, le nombre d’oeuvres
diffusées sur ces réseaux a été divisé par deux, alors que le nombre d’interprètes diffusés a été divisé
par quatre. En conséquence si la multiplication des réseaux était un moyen de promouvoir la
diversité, cela se saurait. Seuls les quotas ont permis à la musique française de continuer d’exister et
de représenter encore 60 à 65 % du marché des disques. Les quotas ont aussi permis de favoriser le
développement d’un rap français. On constate d’ailleurs que si les majors américaines combattent
contre le quotas à Genève, les patrons de leurs filiales françaises y sont pour leur part très
favorables…
On assiste aujourd’hui à un renforcement des liens entre la production et la diffusion. C’est le cas
avec Disney et ABC aux Etats-Unis, mais celui de Vivendi et Canal +, AOL-Time Warner, BMG
Bertelsmann, RTL Group. Quant à la programmation de l’Olympia, elle témoigne d’un appel massif
aux nouveaux talents, puisque nous y retrouverons, entre autres, Sheila. Les liens étroits entre le
plus gros producteurs de disques et M6 (L 5) ou TF1 (Superstar), permettent de fabriquer des
talents en deux mois, afin de vendre le plus rapidement possible des disques, et en occupant la place
des artistes confirmés dans les rayons des hypermarchés.
Les liens entre la diffusion et l’édition de musique sont également problématiques puisque l’on voit
les grands radiodiffuseurs créer leur propre société d’édition, ou imposer des retours sur
investissement et un contrôle du créateur et de l’auteur en amont. Il va de soit qu’il faut lutter contre
ces pratiques qui vont, au bout du compte, nuire à la diversité.
La stratégie des majors
S’agissant du contrôle de la distribution, les 5 plus grands groupes mondiaux contrôlent 85 % de
l’édition et de la production musicale. Pourtant, force est de constater que les oeuvres ne circulent
pas au sein de ces groupes et qu’Universal France ne vend quasiment pas de disques à Universal
Grande Bretagne. Pourtant ces groupes contrôlent l’ensemble de la filière. Il s’avère que la stratégie
fondamentale de ces groupes consiste à distribuer en priorité la musique nord américaine au plan
international, alors que les productions nationales sont réservées aux marchés locaux. Il est donc
absolument faux de prétendre que l’organisation spontanée du marché préserve la diversité.
Aujourd’hui, la vente des CD est moins liée au passage à la télévision des artistes qu’à la diffusion de
films publicitaires. De même que dans le secteur du cinéma, le succès d’un film est assuré par
l’occupation de l’espace promotionnel et la multiplication des copies, le succès d’un disque passe par
l’achat d’espace publicitaire. Il est évident que si la publicité était autorisée pour les films, elle
renforcerait la concentration.
J’ajoute que l’inflation des profits dans une industrie comme la musique n’a aucunement entraîné
l’éclosion d’une grande variété d’artistes. D’ailleurs, les ressources de l’industrie cinématographique
américaines ont beau avoir été décuplées en 20 ans, le nombre de films produits n’a pas augmenté.
La défense des droits d’auteur menacée
Internet a tout d’abord été perçu comme un formidable moyen de promotion pour les artistes et les
producteurs indépendants. On a vite déchanté : il n’y a pour ainsi dire plus de sites indépendants.
Peter Gabriel, qui était le chantre de la diffusion des oeuvres sur Internet a dû mettre fin à ses
expériences. Dans un monde où il s’agit d’atteindre la multitude la victoire échoit à celui qui possède
le plus de moyens de promotion. Le Digital rights management (DRM) sur Internet consiste à
s’assurer, grâce à des plates-formes hautement sécurisées, le contrôle de la distribution mondiale.
Quelle sera la place des producteurs indépendants si les plates-formes sont contrôlées par les
majors ? Quelle sera la place des distributeurs indépendants dans un système où les oeuvres les plus
fortes seront contrôlées par ces mêmes majors ? Aujourd’hui, les majors refusent de céder leurs
droits à des distributeurs indépendants tels que la Fnac, Vitaminic ou OD2. Sans une régulation
adéquate, les producteurs indépendants et les producteurs des pays non-dominant dans leurs
industries disparaîtront, comme on le voit dans le secteur de la musique.
Certains pensent que demain l’auteur n’aura plus besoin d’être défendu par une société d’auteurs,
car cette fonction sera assurée par son distributeur. Je ne suis pas sûr, quand on connaît la difficulté
d’auditer certains comptes, que cette option soit très protectrice pour les auteurs. Il n’est en tout cas
pas simple de maîtriser tous les supports de diffusion et de faire remonter les droits afférents à une
diffusion jusqu’à l’auteur. Je vous rappelle qu’en 1993 les négociations sur l’exception culturelle ont
échoué parce que les Américains entendaient appliquer aux nouveaux médias le droit en vigueur
dans le secteur des télécoms, c’est-à-dire la libéralisation absolue, alors que les Européens
entendaient que ce soit le droit de l’audiovisuel qui prévale. Il va de soi que l’émergence d’Internet a
rendu la question d’autant plus aiguë et les négociations qui vont s’ouvrir s’annoncent des plus
dures.
Laurent HEYNEMANN
Je suis très heureux de savoir que les sociétés d’auteurs sont parties prenantes de la diversité
culturelle. Il est évident que la copie privée, c’est la liberté du public. Le droit exclusif est une
illusion absolue.