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          Frédéric GIMELLO-MESPLOMB, Maître de conférences

 
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Renaud SAINSAULIEU : sociologie du travail : les conditions d'un nouveau jeu dans le système social de l'organisation (1988)


    Sociologie du travail : Les conditions d'un nouveau jeu dans le système social de l'organisation  1


    Dans la continuité d'une interrogation, déjà ancienne en sociologie, sur le rôle des structures de l'organisation dans le fonctionnement du système des rapports humains de travail, nous avons rencontré, de façon empirique, l'importance de phénomènes culturels très souvent inconscients, dans la régularisation des relations quotidiennes de pouvoir et de domination en entreprise. Il nous est ainsi apparu que la forme d'organisation la plus répandue dans le travail, l'organisation bureaucratique et hiérarchique des fonctions et des individus, était loin d'être soutenue par une large adhésion rationaliste aux impératifs de la technique et de l'économie. L'analyse des intérêts de classe appliquée aux rapports sociaux de production en entreprise dénonce depuis longtemps les inégalités de salaire, de conditions de travail et de perspectives d'avenir entretenues pas le système capitaliste de gestion des entreprises ; mais, si les idéologies s'affrontent à propos du pouvoir sur l'entreprise, le pouvoir formel et informel exercé dans l'organisation n'est pas vu Comme source de différences sociales importantes. Nous avons en fait découvert que divers groupes de travailleurs, définis par une position comparable de pouvoir en organisation, élaboraient chacun les éléments d'une mentalité particulière à l'égard des collègues, des chefs de l'entreprise et de l'action collective à partir d'une réaction à l'expérience de ses relations de travail : réaction dont la logique pouvait être située dans une mise en cause des moyens sociaux de la reconnaissance de soi et de son identité. La naissance et la croissance de la société industrielle et de ses entreprises et administrations n'ont ainsi pu se réaliser qu'en s'appuyant successivement et de façon parfois conflictuelle sur le caractère intégratif de ces différentes logiques culturelles de travailleurs profondément façonnés par les conditions civiles et organisationnelles de leur existence sociale.
    Où en sommes-nous de ces variations, intégratives et conflictuelles tout à la fois, de cette réalité d'apprentissage culturel sous-jacente aux rapports sociaux de production ? Conclure ici nos réflexions sur un domaine encore à peine défriché ne peut se faire qu'en résumant nos investigations et en faisant des hypothèses sur les formes à venir des organisations qui pourraient en résulter.

1-. Une coexistence de différentes logiques d'acteurs dans les organisations

    Les principales différences culturelles issues d 'une ancienne division du travail, contemporaine des débuts de l'industrie, étaient certainement celles qui provenaient de l'exercice d'un métier par opposition aux simples manoeuvres, et celles qui s'originaient des milieux sociaux favorisés donnant accès à la propriété des moyens de production, ainsi qu'aux savoirs techniques supérieurs ; à ces clivages culturels relativement extérieurs à l'organisation sont venues s'ajouter de nouvelles sociabilités collectives avec la croissance des entreprises.
    Fondée sur l'observation et l'enquête dans plus de soixante-dix unités de travail distinctes (ateliers, laboratoires ou bureaux) dans neuf entreprises de Paris et province, notre étude a permis de constater la coexistence de types de sociabilités, nouvelles par rapport à cette première division sociale et culturelle dans le travail.
    L'expertise, liée à l'exercice réel d'une profession manuelle ou intellectuelle continue d 'engendrer un style de vie collective fondée sur les échanges interpersonnels nombreux, une vie de groupe réelle et capable de négociation internes ou externes et une relative indépendance envers l, autorité formelle de l'organisé. Autrefois principale richesse des ouvriers de métier, cette solidarité du groupe s'étend aussi de nos jours aux autres professions qui, avec l'extension du phénomène d 'organisation, se sont développées aussi bien dans les laboratoires, les bureaux d'études que les services fonctionnels.
    L'entreprise tire de cette prolifération des catégories d'experts une physionomie de lutte de clans autour du contrôle de l'organisation pour réglementer la source du pouvoir de chaque expertise.
    A cette extension des anciens privilèges d'experts, l'organisé contemporain est venu ajouter une seconde dimension d 'apprentissage culturel, centrée sur la définition même de la rationalité formelle.
    Enserrant un nombre croissant d'individus dans un réseau complexe de spécification de tâches et de communications, l'organisé a fini par engendrer un nouveau type de sociabilité chez les employés, les ouvriers spécialisés et même chez les cadres, en conséquence de divers degrés de faiblesse individuelle dans l'accès au pouvoir dans le travail. A partir d'une plus ou moins grande difficulté a percevoir et faire accepter une différence dans les échanges interpersonnels, cette forme de vie sociale se manifeste par une double recherche de protection pour l'individu. Du côté des collègues, c'est une vie de groupe instable et contraignante qui, de la fusion a la strate,
    représente des essais d'invention de collectivité quand les possibilités d'expression interindividuelles sont bloquées. Du côté du chef, c'est la valorisation des cadres officiels de l'autorité hiérarchique et même syndicale qui permet aux individus d'atteindre un minimum de sécurité et de protection en face des détendeurs de pouvoirs importants.
    Une troisième sorte d'univers culturel est venue s'insérer entre les deux précédentes, en conséquence directe, semble-t-il, des importants courants de mobilité sociale et professionnelle qu'a provoqués la croissance du nombre et surtout de la taille des entreprises. A rester dans une même maison sur une ou plusieurs générations, on a progressivement gagné la promotion dans l'organisé vers les bureaux .et vers les fonctions d'encadrement et la promotion sociale correspondante en ce qui concerne le niveau de vie économique et l'intégration urbaine ou scolaire. Mais la réalité culturelle profonde de cette position évolutive est une nécessaire perte de référence aux milieux d'origine. Comme cette mobilité est d'abord la conséquence des possibilités de promotion interne par l'entreprise, c'est en son sein que l'on observe les éléments d'une nouvelle sociabilité. Les « mobiles » sont en effet des gens d'abord marqués par la perte de référence aux groupes d'où ils sont partis et qui les ont souvent exclus. Venus d'un peu partout et communément jalousés par leurs anciens pairs, les « mobiles » qui sont nombreux dans les bureaux, laboratoires et échelons d'encadrement subalternes, ont un double réflexe culturel : ils valorisent le soutien que leur apporte la relation interpersonnelle sélective, et ils s'appuient sur les chefs et l'entreprise qui peuvent leur offrir un support et un refuge dans leur condition aventureuse. L'extraordinaire développement des pratiques de relations humaines peut ainsi avoir trouvé un écho privilégié dans les attentes de soutien personnalisé et affectif que les entreprises engendraient par les courants de promotion interne liés à leur propre croissance.
    Au panorama initial d'une lointaine époque industrielle fondée sur la juxtaposition de privilèges issus de la fortune, du savoir et du métier, l'extension du phénomène de l'organisation est ainsi venue ajouter les conséquences culturelles de l 'expérience même du travail au point de faire des difficultés de compréhension culturelle l'un des principaux support de l'équilibre des systèmes sociaux dans les ensembles organisés. Le particularisme des logiques d 'acteur issu de la multiplicité des positions d'accès au pouvoir en organisation est à notre avis l'une des conséquences majeures de la période de croissance économique et de bouleversement technologique dans les entreprises des vingt dernières années qui ont suivi la phase de reconstruction d'après-guerre.
    Mais ce pluralisme des identités collectives issu de l'expérience du travail contemporain doit être complété par l'observation récente de la montée d'un nouveau phénomène dans les entreprises : celui du retrait individuel. L'analyse des styles de relations au travail montre en effet que. pour beaucoup d'individus, sans distinction d'échelons ou de grades. la sociabilité de travail est rejetée ; la soumission au chef ou aux règles bureaucratiques reste alors la principale liaison avec le milieu humain de bureau ou d'atelier. Cette position de désengagement à l'égard des collègues recouvre évidemment de nombreux facteurs psychologiques. mais nous lui avons trouvé une caractéristique commune, celle d'être profondément stratégique à l'égard de possibilités d'investissements plus riches dans d'autres univers de relations, où nombre d'individus disposent, de nos jours, de meilleures possibilités d'accès à la reconnaissance de leur identité personnelle. L'entreprise n'est plus alors pour eux qu'une pure valeur économique au service d'activités parallèles ou futures, dans la région, le pays d'origine, ou le militantisme. Le retrait des relations de travail ne signifie pas que les individus soient apathiques sur toute la ligne, mais bien plutôt qu'ils ont les moyens d'imposer au travail certains éléments de leurs stratégies personnelles externes.
    Concurrencé par les conquêtes du droit au travail, la protection élémentaire des individus, le mouvement conduisant à certaine limitation de la pure rationalité économique d'entreprise paraît ainsi avoir trouvé un nouvel essor dans la prolifération des ressources stratégiques et des zones d'investissement parallèles au travail.
    L'importance de ce phénomène de retrait des rapports humains entre collègues de travail n'est certes pas indépendante des conséquences néfastes d'une excessive simplification et bureaucratisation des tâches, conduisant leurs occupants à préférer la vie extérieure à la monotonie du travail. Mais, plus profondément, c'est le problème même de la rationalité individuelle de chaque sujet installé simultanément dans plusieurs univers de relation et de pouvoir qui est ainsi en jeu.
    Et les temps ne sont peut-être pas loin où l'étude des processus sociaux de la reconnaissance individuelle, c'est-à-dire en fin de compte de la santé mentale, deviendra centrale à la compréhension des effets de l'entreprise sur son propre dynamisme d'une part et sur celui des zones régionales et locales d'autre part, là où l'individu se trouve en situation concrète d'investissements relationnels simultanés.
    Cette multiplicité des cultures apprises dans les relations de travail a contribué à fonder l'équilibre des systèmes sociaux de rapports collectifs en organisation, en ce sens que les types de capacité stratégique et de luttes collectives qui en résultaient finissaient par cristalliser les rapports de pouvoir et de domination entre catégories de travailleurs obligés de vivre ensemble.
    Longtemps appuyés sur la possession d'un capital, d'un savoir ou d'une profession, les moyens de la réalisation sociale se sont ainsi enrichis de l'appartenance à une organisation, à un statut, à une carrière, à une catégorie d'homologues où l'on pouvait conquérir les éléments d'un projet personnel mais aussi collectif.
    Mais ces processus culturels de la réalisation par le travail étaient largement tributaires de l'effort des sociétés industrielles vers le développement de l'outil organisationnel et de leur succès technique et économique. Avec la réussite même de ces efforts et l'apparition de
    nouvelles difficultés de croissance économique, le paysage culturel de l 'entreprise risque de se transformer rapidement. De nombreuses crises d'identités collectives en sont déjà le signe.

2-. Crises d'identités collectives au travail

    Diverses modifications relativement récentes survenues dans les entreprises et la société ont certainement perturbé les données antérieures de l'apprentissage culturel dans les organisations, créant ainsi un terrain favorable à la découverte d'une nouvelle signification de l'organisé.
    Le problème de l'émigration et du déracinement culturel est ici central. La logique de l'émigré est de s'adapter temporairement à Son poste de travail en ne réclamant que de l'argent et de la santé, pour réaliser son projet de retour au pays Ou d'installation dans la société civile et urbaine. Tant qu'il vit cette condition d'arrivant, l'OS est le parfait support de la théorie taylorienne qui lui assure sécurité économique contre efficacité et rendement. Le déchirement culturel lié au dépaysement récent vient s'ajouter à la difficulté d'intégration à la vie sociale de l'entreprise. Or, la société française sort tout juste de l'émigration des campagnes vers les villes qui a fourni une grande partie de la main-d'oeuvre ouvrière, tandis que l'ampleur de l 'émigration étrangère finit par engendrer des phénomènes d'intégration collective à l'univers du travail. La fameuse question de l'évolution et de la carrière individuelle anciennement réservée aux cadres et aux employés est actuellement posée par tout le monde, parce que les investissements parallèles dans l'ordre du logement, du niveau de vie, de la scolarisation, de la langue, etc., ont été surmontés par beaucoup. Les entreprises ne sont plus considérées comme de purs réservoirs économiques, ou comme des lieux de protection où s'élabore une lente et sûre promotion sociale sur plusieurs générations. L'impatience d'évolution est plus grande car les moyens de s'imposer dans les relations de travail sont plus développés de nos jours pour le plus grand nombre.
    Le problème posé par les jeunes issus d'une scolarisation longue et d'un environnement familial et urbain ayant accordé plus d'autonomie est un redoublement de la question précédente. La lente initiation aux postes du métier selon le bon vouloir des anciens n'est plus guère supportée, les capacités d'apprentissage intellectuel et technique sont réelles et stimulées par la durée scolaire autant que par le contenu des loisirs. Quel que soit le niveau d'achèvement scolaire ou universitaire, une impatience se fait jour à l'égard des trop lentes procédures d'apprentissage et d'évolution offertes par les entreprises et administrations. La contestation de tout ordre hiérarchique entérinant ces formes d'organisation et les révoltes spontanément issues de la base viennent remettre en cause la rationalité de toutes les luttes collectives comme celle des théories du rapport hiérarchique fondées sur l'attachement professionnel, l'organisation rationnelle, la relation humaine ou le contrat du management.
    Une véritable extension des phénomènes de retrait, qui n'est pas indépendante de l'augmentation des moyens d'action qu'une société développée offre à ses membres, vient compliquer encore les relations d'autorité et d'engagement collectif dans le travail en y introduisant la menace permanente d'insoumission et d'autonomie relative par la passivité, le désintérêt pour le travail et la protection prudente par le respect des règles.
    Les doubles salaires de famille, associés à la disparition lente mais réelle de certains taudis et courées, créent pour nombre de mères, ouvrières ou employées, un milieu humain de vie urbaine où les nécessités de choix et les moyens d'action pour organiser la vie familiale sont bien plus développés qu'au travail. Un autre temps, quand les conditions favorables sont réunies, prend ainsi le pas sur celui du travail. D'autres ressources, comme celles du temps de loisir et de l'information venant de l'école et des mass media, ont certainement une influence considérable sur l'implication de nombreux jeunes dans les tâches d'exécution spécialisées et sans avenir qui leur sont offertes. L'organisation, parallèlement au travail, des activités culturelles, des loisirs, et d'action syndicale ou politique, constitue pour beaucoup de jeunes et adultes une zone d'investissements plus intenses que ceux des rapports de travail. Les accords politiques sur l'immigration, ainsi que les facilités des communications, permettent en outre aux immigrés de ne pas perdre complètement de vue leur milieu d'origine et de continuer d'y situer leurs projets essentiels, au point de vivre le plus en retrait possible par rapport à leur milieu de travail. Enfin, il est clair que la division sexuelle du travail, sans doute fondée sur une transposition des rapports de couple dans les relations de commandement, est elle-même remise en cause par la coéducation, le vote féminin, le double salaire et le contrôle des naissances. La société a longtemps affecté les postes économiquement et socialement dépréciés aux travailleurs féminins, tandis qu'à responsabilité égale la femme devait être plus diplômée que l'homme. La conscience sociale, syndicale et politique de tous ces phénomènes est en passe de faire tomber l'a priori du retrait féminin à l'égard des investissements professionnels. Et c'est un des principes sous-jacents de l'ancienne rationalité du travail qui, en perdant son fondement, risque d'ouvrir une interrogation d'une ampleur sans précédent sur les processus de recrutement, de carrière et même de profils de poste.
    Dans l'ordre des structures internes d'organisation, des situations nouvelles sont à l'origine de crises d'idéologies et de valeurs collectives, au point que la formalisation de grades, compétences et procédures ne signifie plus grand-chose, et que de nombreuses zones de rapports informels réintroduisent finalement l'arbitraire dans les rapports de travail. C'est probablement même l'une des raisons pour lesquelles les analyses de rapports de pouvoir sont généralement prisées à l'heure actuelle, puisqu'elles tendent a faire comprendre
    l'ampleur des déformations apportées à la structure rationnelle des organisations.
    Le métier et la compétence d'expert ont été fréquemment remis en cause par la fréquence des changements techniques, et l'effort constant de standardisation des procédures. Les rapports de travail tout le long de la hiérarchie et jusqu'aux niveaux du management sont envahis de luttes clandestines entre clans, castes, corps et professions, qui défendent chacun la suprématie de leur pouvoir d'expert. Il y a ainsi un décalage croissant entre le recrutement et la formation professionnelle fondée sur une scolarisation d'écoles spécialisées par techniques ou métiers, et la réalité des mouvements de compétence ou d, expertise liés aux aléas de la technologie et du commerce. Le développement des activités de formation permanente vient encore augmenter cette fluctuation des frontières culturelles liées à l'exercice d'un savoir.
    La croissance des entreprises par fusions, absorptions et concentrations géographiques pour des raisons de santé économique, de technologie et de marché, n'a probablement fait qu'amplifier ce phénomène de conflits d'experts, en le doublant de conflits entre établissements initialement indépendants où l'on retrouve les termes de colonialisme, de la féodalité et des guerres nationales pour rendre compte de tous ces imbroglios. Les efforts de super-experts en organisation pour rationaliser quelque peu ces grands ensembles, parfois multinationaux, n'ont abouti bien souvent qu'à recouvrir ces ensembles par des pyramides d'états-majors eux-mêmes coupés de la réalité. Et c'est, aussi paradoxal que cela puisse paraître, dans les liaisons informelles que la communication est souvent la plus efficace .L'extraordinaire souci de rationalisation des procédures de travail et de hiérarchie des fonctions a finalement porté un coup fatal au thème de l'intégration fondé sur la promotion au mérite doublé d'une attention personnalisée. Les phénomènes de stagnation par strates ont eu pour effet second de décourager toute politique fondée sur les relations humaines, dans la mesure où le système de récompense bute sur les impasses de la promotion pyramidale. Dès que la croissance initiale des petites entreprises les fait accéder à des tailles importantes, la logique bureaucratique des protections par strates vient ainsi redoubler l'ampleur des phénomènes d'arbitraire qui se développent sous le couvert de réglementations tatillonnes.
    La reconnaissance politique des institutions syndicales et de représentation du personnel en entreprise, qui pour beaucoup d'entre elles n'a finalement résulté que de mouvements sociaux postérieurs à mai 1968, contribue à modifier l'équilibre réel des pouvoirs. Pour nombres de questions concernant le personnel, la décision est préparée en commissions de formation permanente, conditions de travail, hygiène et sécurité, oeuvres sociales et parfois promotion ou recrutement.
    De nouveaux spécialistes tirent leur importance nouvelle de l'attention portée aux problèmes du personnel : les formateurs, les travailleurs sociaux, les psychologues, les médecins du travail, les permanents syndicaux, des responsables de l'information sont autant de fonctions nouvelles qui viennent compliquer et diversifier les anciens jeux de pouvoir entre experts chefs et subordonnés. Pour toutes ces raisons internes et externes à l'entreprise, ce sont toutes les logiques culturelles d'acteur précédemment analysées qui sont menacées par des crises d'identité collective liées à la perturbation de leurs anciens moyens d'apprentissage culturel dans le travail. Le métier, le statut, la carrière, l'esprit maison, le grade ne sont plus des valeurs sûres, quand les certitudes de pouvoir que ces positions recouvraient sont remises en cause. L'organisation bureaucratique et hiérarchique du travail est de plus en plus considérée comme le lieu des arbitraires de pouvoir, le prétexte au maintien des hiérarchies de salaires, et le témoin dépassé d'une société industrielle, où l'ordre reposait en fin de compte sur la croissance économique, la promotion sociale et l'émigration rurale. Il est possible d'affirmer que l'ordre hiérarchique maintes fois repensé au cours de l'histoire industrielle est à nouveau en crise. Les expériences de travail sont tellement décalées de leurs traductions réglementaires et formelles, par les conditions nouvelles d'évolution des atouts des acteurs dans les relations en organisation, que les anciennes théories de l'ordre et valeurs de l'action collectives sont en crise. On peut même soutenir l'idée que les sciences sociales et humaines sont à la fois demandées et craintes car elles permettent d'éclairer ce décalage tout en mettant en cause l'ordre ancien.

3-. Les conditions d'un nouveau jeu de pouvoir

    Nos travaux n'ont guère porté sur des entreprises vraiment nouvelles où les crises d 'identité collective auraient été surmontées par des formes d'organisation permettant des apprentissages culturels plus en rapport avec les conditions de vie et de relations contemporaines. Passée la phase du constat d'échec des structures de la croissance à l'égard de rapports sociaux plus équilibrés dans le travail, la société civile et professionnelle reste affrontée à une tâche urgente d'invention organisationnelle et d'expérimentation sur elle-même. Ce mouvement est d'ailleurs déjà entamé et différents courants de réflexion et d'action sur les structures du travail apportent des éléments de réponse, disparates certes et incomplets, mais à notre avis convergents, à ce nouveau débat d'une société en quête des formes organisées de son avenir. C'est ainsi que, dans les grandes entreprises, on s'interroge et on expérimente sur les conditions d'exercices plus autonomes des tâches d'exécution. On développe également, sous l'impulsion légale, une pratique de formation permanente en s'interrogeant parfois sur la redéfinition des statuts et des fonctions qui pourrait en résulter. Le mouvement centenaire des coopératives de production trouve un regain d'attention pour les pratiques en matière d'information et de décision qu'il s'est efforce de développer
    dans les entreprises moyennes et artisanales. Certaines entreprises ont parfois laissé se développer un rôle important des syndicats ou du comité d, établissement dans le domaine de la gestion du personnel et des productions. On peut avancer que ces pratiques de participation ont des motifs variés ; nous les avons rencontrées dans des situations particulières ayant entraîné une redistribution des pouvoirs de fait entre la hiérarchie, les syndicats et le personnel d'exécution. Nombre d'établissements de base de grands groupes industriels sont en réalité dirigés par une sorte d'intégration conflictuelle du syndicat qui, pour des raisons tenant à l'histoire de l'entreprise et de l'environnement, contrôle fortement la capacité d'action collective du personnel. Ce dernier est alors géré par une sorte de négociation paritaire ininterrompue.
    Dans d'autres cas, et pour mener à bien une politique d'expansion simultanée sur le plan technologique, organisationnel et commercial, des directions doivent compter avec un personnel dont les capacités d'évolution et d'invention peuvent être plus Ou moins prêtées à cet effort de croissance : c'est ce que nous avons observé dans une de nos enquêtes.
    L'entreprise de fabrication de peinture parait fonctionner sur la reconnaissance d 'une participation des membres de l'atelier, du bureau et du laboratoire, qui prend la forme d, une négociation permanente au comité d'entreprise entre la direction et les élus du personnel à propos des problèmes de la gestion courante de l'entreprise, ainsi que d'une active participation du personnel aux commissions de travail du comité d'entreprise portant sur les promotions, la rémunération, la sécurité, la formation, l'information et les activités sociales du comité. Cette participation négociée, admise par les syndicats et voulue par la direction dans une optique de management, est même si efficace, que les chefs d'atelier ont dû se syndicaliser pour être informés des débats du comité sur la vie de l'entreprise, Sous peine d 'être constamment en retard sur les représentants du personnel en matière d 'informations concernant directement le fonctionnement des ateliers. Le département électronique de l'entreprise électrotechnique est un exemple moins élaboré de négociation formalisée que celui de l'entreprise de fabrication de peinture, mais divers éléments sont quand même réunis pour que l'on puisse parler de partage réel de la gestion. Nous avons déjà signalé les caractéristiques de cette entreprise de cent personnes confrontée au problème du passage des prototypes à la fabrication standardisée, dans le cadre géographique d'une usine toute neuve. L'entreprise offre à son personnel de réelles perspectives d'apprentissage technique et de promotion personnelle des ateliers vers les bureaux d'études, et à l'intérieur même des échelons de techniciens. Le personnel est donc composé d, agents techniques, d'ouvriers de type nouveau professionnel, de quelques jeunes ouvriers et de nombreux cadres. Un certain équilibre culturel s'instaure ainsi entre la majorité des membres de l'usine. Il s'agit en fait d'un ensemble humain de techniciens et ingénieurs où les communications sont facilitées par les échanges d'études sur l'électronique. La direction a accepté cette situation et favorise l'homogénéité et les contacts entre les ateliers et les bureaux. L'usine moderne a de plus été dessinée pour aider ces échanges et diminuer les inégalités de conditions de travail. Dans un tel contexte, plusieurs indices montrent qu'un début de négociation se réalise dans les faits.
    Les ouvriers participent aux réunions d'information sur le contenu du travail avec les agents de maîtrise, et les syndicalistes ont fini par accepter ce type d'échanges. La gestion prévisionnelle fait descendre les responsabilités d'investissement jusqu'à la maîtrise et impose de multiples échanges entre services avant de prendre les décisions, Et c'est dans cet ensemble que le syndicalisme des cadres est plus développé que dans les autres départements. Or, ces cadres dans leur travail sont responsables de la gestion, et dans leurs réponses aux questionnaires, ils attribuent de réelles préoccupations gestionnaires à l'activité syndicale. Leurs débats de section ont ainsi une forte orientation vers l'étude du développement de l'entreprise. Ce département en arrive ainsi à poser de façon très empirique le problème du partage de pouvoir entre la filière hiérarchique et la filière syndicale, puisque leur objectif commun est l'action dans et sur les structures de l'entreprise. Les formules de négociation permanente et officielle n'ont pas encore été clairement inventées au moment de l'enquête et il faut d'ailleurs resituer cette expérience originale dans le contexte d'un groupe industriel qui ne vit pas ces problèmes dans la plupart de ses autres usines. Exemple incomplet de participation à la gestion, ce département d'électronique montre quand même que les conditions culturelles d 'une élaboration des structures de négociation peuvent être réunies aussi bien dans la grande entreprise que dans les petites entreprises.
    Le socialisme autogestionnaire trouve également un nouvel essor politique dans le constat maintenant établi des inégalités sociales entretenues par le développement des appareils d'organisation rationnelle et hiérarchique. Mais cette évolution politique se double d'une conscience nouvelle des difficultés qu'il y a à régler le problème de la décision et de la distribution du pouvoir dans un contexte même intentionnellement autogestionnaire ; les expériences yougoslaves, cubaines, chiliennes, algériennes et à présent portugaises sont là pour entretenir le caractère sérieux et urgent de telles réflexions. Dans les secteurs plus éloignés de la production économique comme l'éducation, la santé mentale ou l'action culturelle et sociale, il est certain que la recherche active sur les structures et les institutions se développe sous forme d 'organisations participatives et d'informations critiques sur l'effet des structures en matière de santé, d'enseignement ou d'animation. Mais, là encore, les expériences sont récentes et souvent guettées par la tentation bureaucratique ou le paternalisme des fondateurs charismatiques. Tous ces efforts même insuffisants et dispersés manifestent l'apparition d'un mouvement de prise de conscience collective de l'importance du nouvel enjeu social que constituent de nos jours les
    formes de l'organisation des activités de production mais aussi de services. Nul doute que les sciences sociales n'aient un rôle essentiel à jouer dans cet effort d'invention et d'expérimentation structurelle en permettant d'accélérer et d'affiner le diagnostic des interdépendances entre les structures d'organisation et les rapports sociaux. Sans être en mesure de proposer ni un modèle idéal d, organisation à fonctionnement plus collectif et plus fondé sur la complexité culturelle des travailleurs, ni un plan concret de réformes pour ceux qui voudraient transformer l'entreprise, je voudrais terminer cet ouvrage par l'évocation des grandes lignes d'un possible mouvement dialectique entre la culture des acteurs sociaux et les structures de l'organisation du travail, qui vont très probablement occuper la scène des débats et des actes à propos de l'entreprise à venir. Face à la pluralité des effets culturels inattendus du travail et face au problème d'une coexistence reconnue de logiques d'acteur variées disposant chacun d'une part non négligeable de pouvoir formel et informel, l'entreprise à venir doit considérer que l'une de ses incertitudes majeures est déjà et sera de plus en plus la compréhension et la prévision de la conduite des groupes humains. Savoir qui est l'autre ; ce partenaire de travail avec lequel il faut bien entrer en relation puisque l'on oeuvre ensemble, connaître sa culture, ses réactions probables, ses idées, son degré d'investissement dans l'entreprise, telles seront les incertitudes qui pèseront sur l'élaboration de toute rationalité collective. Plus nous allons vers la reconnaissance de la dimension réellement stratégique des membres d'une organisation, plus nous sommes conduits à affronter toute l'autonomie culturelle de leurs diverses logiques d'acteur et plus il faut centrer les efforts d'organisation sur la considération de ce pluralisme, de ses sources et de ses effets. Un double mouvement dialectique entre les structures d'organisation et la culture des acteurs sociaux tend alors à s'instaurer dans une voie de recherches et d'expérimentation sur l'entreprise. D'une part l'influence du pluralisme culturel des travailleurs oblige l'entreprise à développer des mécanismes de rencontre, d'échanges d'information et de négociation pour que les décisions et les conduites conservent une rationalité collective. D'autre part cet approfondissement des échanges accroît la Perception des différences culturelles collectives mais aussi interpersonnelles, et l'entreprise doit développer des structures de diagnostic, d'apprentissage et de mobilité permettant aux individus de ne pas bloquer les mécanismes de la décision par des crises d, identité et la quête affolée des moyens bureaucratiques pour se préserver du trouble mental qui en résulterait. La première période de ce mouvement dialectique des rapports entre les structures et les cultures s, appuie en fait sur une phase antérieure de l'histoire des organisations ; phase que nous avons essayé de décrire et d'expliquer tout au long de cet ouvrage et qui se caractérisait par le constat, maintes fois refait, d'une insuffisance des analyses économiques et techniques du travail pour aboutir à des conduites rationnelles dans le système social des organisations contemporaines, où les travailleurs de l'industrie et des administrations ont d'autres moyens d'expression et d'autres préoccupations que ceux des masses de manoeuvre du début de l'ère industrielle. Nous partons donc de la mise en cause des modalités anciennes d'organisation du travail par la reconnaissance des inégalités et différences culturelles entre acteurs du système social d'entreprise, où le pouvoir a cessé d'être contenu et exprimé par la seule réalité des organigrammes pyramidaux. Il nous semble alors qu'étant donné la multiplicité des ressources matérielles et intellectuelles de la très grande majorité des acteurs, le problème de la règle doit tenir compte dans son élaboration et Son contrôle de l'extraordinaire complexité stratégique des acteurs, qu'ils soient concepteurs, décideurs ou exécutants. C'est, en d'autres termes, la négociation qui doit être placée au coeur de la réflexion sur les structures quotidiennes de travail. Trop longtemps évacuée vers les hautes sphères d'états-majors, ou vers les rencontres entre représentants de la direction et du personnel, souvent loin de leurs bases et centrés sur des choix surtout quantitatifs, la négociation préalable aux décisions sur les aspects les plus fréquents du travail doit être instaurée pour tenir compte de la multiplicité réelle des logiques d'acteur, c'est la seule manière d'augmenter la rationalité des décisions. Le développement des méthodes et des institutions de négociation, à propos de la gestion du personnel et de la gestion des productions et des investissements, que seules de nombreuses expérimentations permettront de réussir, entreprise par entreprise, rencontrera alors un double obstacle dans les rapports humains, C'est tout d'abord la fonction d'information qui devient indispensable au bon fonctionnement des débats collectifs. Le risque est en effet permanent de réduire les assemblées générales ou partielles à de simples chambres d'enregistrement, parce que les informations pertinentes sont échangées dans les couloirs entre personnalités influentes. Fournir des informations utiles aux partenaires formels de la négociation est une condition primordiale pour qu'ils en soient aussi des acteurs réels. Penser le coût et les formes concrètes du passage de l'information dans des commissions ou des rencontres est ainsi une tâche prioritaire de toute entreprise qui se voudrait inventive. Mais une seconde difficulté attend les défenseurs des mécanismes négociés de la décision : ce sont les différences culturelles qui risquent de bloquer la compréhension entre acteurs sociaux même également informés. Les formateurs et les psycho-sociologues animant des groupes d'expression en entreprise ont souvent rencontre ce phénomène des incompréhensions liées aux différences de langage, certes, mais plus profondément de capacités d'expression et de significations attribuées aux mots et aux actes des autres. Le fait d'avoir des intérêts économiques voisins ne suffit pas à estomper ces obstacles à la communication, qui viennent très souvent de ces logiques d'acteur inconscientes, lentement apprise dans l'expérience des relations de travail. C'est également le but des militants syndicalistes que de s'affronter en permanence à ces inégalités et diversités culturelles dans leurs efforts pour constituer une logique d'action collective, dès qu'ils s'adressent à des publics qui débordent une même position de travail en organisation. Quand des rudiments de négociation deviennent opératoires, c'est qu'une certaine forme d'homogénéité culturelle a pu être réalisée. Des entreprises américaines soucieuses de développer un débat permanent entre les cadres et les techniciens, pour mieux serrer de près les exigences commerciales des clients, ont eu l'intuition de ce phénomène en s'efforçant de développer un modèle culturel commun par la formation et le recrutement psychologique d'individualité au même profil de « battant ». Dans les deux entreprises, de peinture et d'électrotechnique, où nous avons constaté un taux réel de négociation à propos des décisions de gestion du personnel et de la production, cette homogénéité culturelle était réalisée de fait par une longue pratique de formation permanente dans le premier cas et par le haut degré de technicité commune entre le personnel, essentiellement ingénieurs et projeteurs, dans le second cas. La lutte contre de trop fortes inégalités culturelles est ainsi un second impératif de la négociation. Le problème n'est probablement pas tant de réaliser une mentalité uniforme par de l'endoctrinement et de la sélection sur profil, car on risque alors de vider les négociations de la dynamique des échanges entre personnalités et groupes humains différents. Le problème est plutôt de faire reconnaître les préoccupations inhérentes à chaque logique d'acteur ; de mieux réaliser les processus de façonnement de ces diversités culturelles par l'expérience des rapports de travail dans les structures d'organisation du moment et de mieux faire admettre les différences de conduites collectives d'intérêts, de rythme d'évolution, et de blocages à l'expression qui ne peuvent qu'envahir dans un premier temps les communications entre groupes d 'acteurs ayant vécu diverses expériences d'apprentissage culturel. La formation permanente peut avoir un rôle extrêmement positif dans cette voie, de même que toutes les expériences en cours sur les formes d'organisation visant à décloisonner les individus et à favoriser la réflexion collective sur les conditions du travail. Au terme de cette première période du mouvement dialectique des rapports entre la culture et les structures de travail, nous trouvons alors une formule d'entreprise capable de fonder la rationalité de ses décisions sur une participation accrue et négociée entre ses exécutants, ses cadres et des divers représentants catégoriels et syndicaux. Mais cet état, déjà partiellement atteint dans des cas encore particuliers et limités, n'est pas pour autant un état d'équilibre et d'harmonie utopique, un second mouvement, mais cette fois-ci en sens inverse risque de S'amorcer très vite. Nous venons de considérer les effets de la reconnaissance des diversités culturelles apprises dans l'organisation traditionnelle du travail sur les structures de la décision négociée. Nous allons à présent rencontrer les effets encore plus cachés de ces échanges dans le travail sur le contenu même de la culture et des logiques d'acteur. A force de vouloir faire se rapprocher des retraitistes, des ouvriers à comportement unanimiste, des évolutifs, des professionnels, des cadres et des employés plus ou moins intégrés, etc., on risque d'accroître la découverte des différences culturelles, des inégalités interpersonnelles, des diversités d'expression au point de renvoyer chacun à s'interroger sur soi-même et sur ses fidélités antérieures. C'est même là un des effets souvent constatés de la formation permanente que de provoquer une évolution considérable des structures mentales quand les relations d'enseignement et d'apprentissage ont été suffisamment longues et intenses. A vivre des modalités nouvelles d'échanges, de négociation et d'information dans le travail, l'acteur social risque la cohérence antérieure de ses systèmes de représentations, de ses références affectives, sociales et culturelles et parfois même de sa santé mentale. La négociation doit alors intégrer au débat sur la rationalité collective une nouvelle dimension qui, cette fois-ci, porte directement sur les divergences entre logiques d'acteur collectifs et logiques d'acteurs individuels. De nouvelles capacités de diagnostics deviennent nécessaires pour évaluer les conséquences des décisions. Les effets des structures du travail ne peuvent plus être analysés par rapport aux seules positions internes à l'organisation. L'acteur social est unique et constitue sa propre rationalité dans l'ensemble de ses univers sociaux d'investissement où il dispose de relations et de modalités d'exercice du pouvoir. Le problème du diagnostic social et culturel sera alors de repérer la part de développement du sujet que l'on ne peut éviter d'intégrer aux préoccupations du collectif de travail. Longtemps laissée au hasard des intuitions individuelles, cette fonction de connaissance de l'environnement du personnel de l'entreprise et pas seulement du réseau des alliés et concurrents commerciaux, chasse gardée du marketing, deviendra une nouvelle fonction d étude et d, analyse sociale indispensable à la découverte d'une rationalité commune entre acteurs capables d'imposer leurs différences. Les corollaires d'un développement des études et recherches appliquées aux conséquences culturelles complexes des formes de l'organisation seront alors l'ouverture des frontières de l'entreprise sur les voies concrètes d'une mobilité des personnes en fonction des possibilités d'apprentissage stimulées et renouvelées par une telle expérience du travail. Un tel scénario n'a évidemment rien d'un programme d'action, il traduit simplement notre intime conviction que l'organisation a pris tant de place dans la vie sociale de notre époque qu'on ne peut plus limiter la considération de ses effets aux seuls domaines de l'économie et de la technique ; quand une société s'est aventurée aux confins de l'aménagement de ses forces matérielles, il lui reste a s'interroger consciemment sur les réalités culturelles qu'elle a produites sans le savoir.

Note

    1 -.Ce texte est la conclusion de L'identité au travail, Renaud SAINSAULIEU, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1988. Source : http://www.chez.com/sociol/

     

     

    Un classique de la sociologie

    UN CLASSIQUE DE LA SOCIOLOGIE DES ORGANISATIONS ET DE L'ENTREPRISE
    (Norbert Alter et Jean-Louis Laville )

    Construction d'identités, construction de sociétés

    L e taylorisme, qui s'est imposé comme mode d'organisation du travail dominant au XX ème siècle, est basé sur deux principes fondamentaux. Le premier considère que la séparation  scientifique  entre conception et exécution des tâches est un facteur de productivité. Le second définit le salarié comme un individu essentiellement intéressé par le gain. Depuis le début des années vingt, sociologues et psychologues n'ont cessé de mettre en évidence les limites de ces principes, y compris du point de vue des performances de la firme capitaliste [1] . La sociologie du travail souligne l'existence de décalages persistants entre tâche prescrite et activité réelle de travail : les consignes ne peuvent anticiper toutes les situations et leur interprétation constante s'avère indispensable pour la réalisation des tâches quotidiennes. La sociologie des organisations met en évidence que la rationalité des acteurs n'est ni économique ni affective, qu'elle correspond à la volonté et à la capacité à définir les règles de l'organisation ou à s'y soustraire.

     

    L'identité au travail : naissance d'un nouveau courant sociologique

    A vec "Les relations de travail à l'usine" puis "L'identité au travail", Renaud Sainsaulieu renouvelle ce courant de recherche en y intégrant l'analyse de la dimension culturelle du travail. Il isole des modèles culturels dépendant des modalités d'expérience du pouvoir par le travail. Chez l'acteur de masse, présent dans les grands regroupements d'ouvriers non qualifiés, les relations sont fusionnelles : le pouvoir est inaccessible et le collectif est valorisé comme un refuge et une protection. A l'inverse, si la profession ou la place hiérarchique rendent possible l'accès au pouvoir, les relations interpersonnelles de négociation sont caractérisées par une grande richesse affective et cognitive, avec possibilité de supporter les différences pour l'acteur stratège. L'acteur de soi, qui privilégie l'ascension sociale, cultive des affinités électives avec quelques collègues, au détriment des groupes perçus comme menaants. Enfin le retrait est l'attitude de l'acteur ailleurs pour qui le travail est surtout une nécessité économique ou le moyen de réaliser un projet extérieur [2] .

    C ette typologie des attitudes culturelles au travail a été poursuivie, par exemple par Claude Dubar [3] à propos des parcours d'emploi formation dans les années 1980. Il mentionne également la figure de l'exclu, perdant pied par obsolescence rapide de ses capacités professionnelles. L'identité bloquée renvoie aux ouvriers ou cadres, dont la progression est bloquée parce que leur savoir-faire, fruit de l'expérience, est en compétition avec les diplTmes de nouveaux arrivants. L'identité de promotion et d'entreprise caractérise des personnels qui assimilent réussite personnelle et succès de l'entreprise. L'identité indépendante correspond à des jeunes professionnels avides de formation, qui ne se définissent pas par rapport à leur entreprise, mais affirment un projet personnel.

    L a sociologie insiste ainsi sur le caractère socialisateur du travail. Moins portée que la psychologie sur l'étude du contenu des tâches et activités, elle identifie des groupes professionnels dont la constitution, comme l'identité collective et la dynamique s'expliquent largement à partir des places occupées dans la division du travail.

     

    Vers une sociologie de l'entreprise ?

    La perspective que Renaud Sainsaulieu a développée, sous le nom de  sociologie de l'entreprise , prolonge ces observations et ouvre de nouveaux champs d'investigations. Cette perspective théorique définit l'entreprise comme objet d'analyse et place le concept de culture comme central. Elle déborde l'espace d'observation de l'atelier, de populations professionnelles particulières ou de relations de pouvoir pour privilégier l'analyse du rapport entre l'entreprise et la société globale, conue comme l'environnement culturel, économique et politique de l'activité de la firme. A l'analyse de la contingence centrée sur le rapport à ces environnements s'ajoutent trois autres analyses : l'analyse sociotechnique qui distingue des groupes à partir des positions occupées dans la division du travail, l'analyse stratégique qui étudie les rapports informels de pouvoir entre ces groupes et l'analyse culturelle qui s'intéresse aux  ciments  identitaires par lesquels les sujets supportent l'épreuve de leur quotidien de travail [4] . L'agrégation de ces différentes analyses fournit un diagnostic du système social de l'entreprise, mettant en évidence la pluralité des  mondes sociaux de l'entreprise  [5] .

    L'entreprise, généralement critiquée, en tant que lieu de domination, par la sociologie du travail est ici conue comme une  institution , comme un lieu d'intégration et de dynamique collective. Le problème de gestion majeur des entreprises est, selon R. Sainsaulieu, de mettre le  social au coeur de l'économique , pour lui conférer une efficacité et un sens que les méthodes traditionnelles n'ont pas réussi à faire émerger. Cette perspective de recherche est également  interventionniste , la sociologie étant considérée comme un outil d'analyse, mais également d'action. La mission des chercheurs est donc de participer au fonctionnement et à la transformation des entreprises en mettant leurs savoirs à la disposition de acteurs, mais également en définissant des programmes d'action fondés sur des diagnostics empiriquement et théoriquement fondés. L'idée transversale, formulée selon le terme de  développement social d'entreprise , est que les entreprises peuvent passer de logiques défensives et bureaucratiques à des fonctionnements créatifs et démocratiques par le changement et l'innovation, et que ce passage suppose une mobilisation de l'ensemble des acteurs, grands et petits, institués ou non.

    Vers une sociologie de l'association ?

    La recherche sur les associations est partie du constat d'une difficulté à résoudre les problèmes associatifs à travers une professionnalisation gestionnaire et le recours à des formes d'audit standardisées. Au départ, il s'agissait de savoir si le fonctionnement de ces organisations pouvait tre appréhendé de manière plus fine grâce aux méthodes forgées pour la sociologie de l'entreprise. Mais les monographies ont montré que les associations résistaient à une telle tentative, amenant à conclure qu'il était insuffisant d'aborder le fonctionnement associatif à partir des seuls outils de la sociologie de l'entreprise. Au-delà de la réalité organisationnelle, il importe de prendre en compte la référence à un bien commun et à des logiques d'action autour desquels se sont rassemblés les membres et sans lesquels les associations ne pouvaient émerger puisqu'elles reposent sur un engagement initial libre. Cette volonté de  vivre ensemble  attestée par toute création associative mérite d'être intégrée à l'analyse si l'on ne veut limiter l'analyse de l'association à celle de l'entreprise. Il s'agit d'articuler projet et organisation, ce qui appelle une mise en perspective historique du système social étudié à un moment donné.

    A utrement dit, la dimension institutionnelle spécifique de l'association tient à son ancrage dans l'espace public. D'abord les personnes qui se mobilisent sortent de la sphère privée et exercent ensemble une liberté  positive  par leur coopération ; ensuite les associations entretiennent des relations avec les politiques publiques, des interactions continues liant action collective et action publique. Ce dernier trait incite à infléchir les différentes composantes de l'approche organisationnelle pour l'appliquer aux associations. Plus que de contingence, on peut parler d' encastrement  politique des activités associatives. Par ailleurs, l'analyse sociotechnique est plus une analyse socioprofessionnelle car les dispositifs techniques sont moins déterminants dans les services offerts par les associations que dans les industries ; par contre les associations inscrivent très souvent leur histoire dans l'institutionnalisation des professions. Enfin, l'analyse culturelle ne se réduit pas à l'identité au travail, elle intègre le rapport au projet associatif [6] .

    Changement et innovation

    L a question du changement, conu à la fois comme perspective théorique et à la fois comme donnée empirique de base, habite l'ouvre de R. Sainsaulieu. Dès  L'identité au travail  et jusqu'aux  Mondes sociaux de l'entreprise , il s'agit de comprendre, dans une perspective diachronique, les principes de transformation des systèmes sociaux et des cultures qui les fondent. L'originalité de cette approche tient à la mise en relation de deux termes souvent pensés comme antagoniques : d'une part la culture, limitant les capacités d'action par le poids des traditions, des valeurs ancestrales et le  poids du passé  ; d'autre part le changement, souvent conçu comme l'effet mécanique d'une transformation de l'environnement ou comme le résultat d'actions collectives souvent indépendantes des contraintes culturelles. Quatre principes sont progressivement dégagés de ces travaux : le changement en entreprise ne peut tre réalisé sans débattre démocratiquement de ses finalités, le débat permettant un élargissement des dimensions cognitives et affectives des échanges ; le changement suppose l'existence d'innovateurs capables de tisser des réseaux d'influence et de supporter les phénomènes de résistance et de perte des repères antérieurs ; il repose donc sur une forte capacité critique, portant sur les formes de socialisation antérieures et en particulier les formes d'autorité ; ces apprentissages supposent l'existence d'un milieu  protégé  de la sanction immédiate de l'erreur, d'où l'importance des expérimentations sociales.

    C es perspectives sont développées sur le plan de l'action et sur celui de la théorie. Sur le plan de l'action elle ont amené investir dans différentes formes d'interventions sociologiques [7] , à développer des partenariats réguliers entre entreprise et recherche, et à créer, à l'Institut d'études politiques de Paris, un diplôme de sociologue d'entreprise. Sur le plan théorique, ces perspectives ont largement contribué à repenser la question de l'innovation en entreprise [8] : les firmes, administrations ou milieux professionnels ne sont pas seulement soumis à des contraintes d'organisation, mais également d'innovation, lesquelles sont parfaitement contradictoires ; le rapport entre normes et déviance, entre don et calcul, entre sujet et acteur deviennent alors les objets centraux de l'analyse. Au niveau sociétal, la perte de légitimité des instances de la démocratie représentative et la fragilisation des instances de socialisation primaire telles que la famille amènent à considérer les institutions intermédiaires (entreprises et associations) comme une ressource pour vivre dans des  sociétés en mouvement [9] .


    [1] G. Friedmann, Le travail en miettes , Paris, Gallimard, 1964; M. Crozier, Le phénomène bureaucratique , Paris, Le Seuil, 1963 ; J.D. Reynaud, Les règles du jeu , Paris, Armand Colin, 1989.

    [2] . R. Sainsaulieu, Les relations de travail à l'usine, Paris, fditions d'organisation, 1972 ; L'identité au travail : les effets culturels de l'organisation, Paris, Presses de Sciences Po, 1977. Ces différents acteurs sont aussi présentés dans Sociologie de l'entreprise. Organisation, culture et développement, 2ème édition, Paris, Presses de Sciences Po, 1997, p. 212.

    [3] . C. Dubar, La socialisation : construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 1995.

    [4] F. Piotet, R. Sainsaulieu, Méthodes pour une sociologie de l'entreprise, Paris, Presses de Sciences-po, 1995.

    [5] I. Francfort, F. Osty, R. Sainsaulieu, M. Uhalde, Les mondes sociaux de l'entreprise , Paris, Desclée de Brouwer, 1995.

    [6] J.L. Laville, R. Sainsaulieu, Sociologie de l'association, Paris, Desclée de Brouwer, 1998. Les voies de recherche ouvertes par cet ouvrage sont développées, entre autres, dans : J.L. Laville, A.Caillé, P.Chanial, E. Dacheux, B. Eme, S. Latouche, Association, démocratie et société civile , Paris, La Découverte, 2001 ; J. Haeringer, F. Traversaz, Conduire le changement dans les associations, Paris, Dunod, 2002.

    [7] M. Uhalde et al., L'intervention sociologique en entreprise , Paris, Desclée de Brower, 2001

    [8] N. Alter, L'innovation ordinaire , Paris, Presse Universitaire de France, 2000.

    [9] R. Sainsaulieu, Des sociétés en mouvement. La ressource des institutions intermédiaires, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.

     

    Source : http://lise.iresco.fr/rs/