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          Frédéric GIMELLO-MESPLOMB, Maître de conférences

 
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Musique et politique

Actes du colloque organisé par le CRAPE (Centre de Recherches sur l'Action Politique en Europe, UMR 6051 CNRS)

Rennes, printemps 1993

PREFACE

Des multiples formes de productions culturelles imaginées par l'homme, la musique, dans son acception globale, offre un champ d'observation particulièrement fertile pour qui tente d'en percevoir les mécanismes psychologiques, esthétiques, sociologiques, politiques.
Phénomène universel attesté dès la préhistoire, l'organisation des sons, la plus simple et la plus complexe, n'est pas acte gratuit mais participe d'une vie sociale aux jeux subtils et complexes. Le contrôle de la production musicale, dans sa forte charge symbolique, attise par là des convoitises, provoque des tensions et devient théâtre de stratégies individuelles et collectives. Comme instrument de communication à vocation universelle la musique ne peut échapper aux enjeux sociaux d'un lieu, d'une époque, d'une entité humaine. Qu'elle soit oeuvre d'un individu ou expression de masse, cette pratique culturelle participe, consciemment ou non, d'esthétiques, de courants, de phénomènes sociaux et donne ainsi, avec les moyens qui lui sont propres, le reflet d'une production médiatrice à chaque fois spécifique.

On découvrira au fil de la lecture des articles qui suivent combien la variabilité des musiques rend compte des variétés sociales, culturelles, historiques, politiques. Utilisée comme outil de revendication elle agit directement sur les mécanismes qui régissent l'organisation sociale, qui gouvernent la cité. Mais les conditions de son éclosion nous échappent en partie tant la frontière paraît mobile entre les intérêts d'un individu et ceux de la communauté à laquelle il s'identifie. C'est peu de dire que la pratique musicale, dès l'instant où elle concerne un groupe social, une minorité, voire une nation ou tout au moins se veut l'expression d'une nation, c'est peu de dire que cette activité publique prend une dimension politique. Chanter sa peine, ses angoisses, ses espérances pour mieux les contenir, "pour mieux les goûter" comme disait un bluesman du Tenessee, remplit autant une fonction d'exutoire que de lutte sociale. La musique présente, entre autres particularités, d'agir directement, rapidement et grâce aux moyens modernes de diffusion (radio, baladeur, sonorisations diverses,...) de livrer un message de bouche à oreille, sans contact physique, sans conditions matérielles particulières comme l'exige l'écrit par exemple (alphabétisation, impression, diffusion librairie, etc...).

C'est donc entre ces bouches et ses oreilles que les interdits se frappent, que les enjeux politiques se focalisent. Mais comment rendre compte de tels phénomènes? Les analyses qui suivent tentent, avec des méthodes et des approches différentes, d'apporter quelques éclairages que des travaux récents nourrissent sans pour autant épuiser le sujet. Lorsqu' il est question de politique et de musique les exemples de chansons militantes viennent immédiatement à l'esprit. Pouvoirs et contre-pouvoirs usent et abusent de musiques de propagande, de chants révolutionnaires, d'hymnes patriotiques et autres marches militaires. Petites phrases, petites notes, petite musique des discours politiciens, la théâtralité qu'ont en commun les jeux politiques et musicaux expose leurs acteurs aux regards, à l'écoute du public. Comme outil de revendication la musique s'inscrit bien évidemment au coeur même du politique. Les études de M. Souchard et S. Wahnich, à partir de textes de rap et de B. Leblon sur le chant flamenco, apportent des exemples flagrants de discours politiques explicites. Mais s'agit-il là de musique vocale ou de formules chantées ? La nuance est subtile et les imbrications entre le texte et la musique sont telles qu' il paraît hasardeux de trancher. Il n'en reste pas moins que, prise comme support d'un texte, la musique tend à en renforcer le sens.
L'ensemble des travaux présentés ici s'appuie d'ailleurs sur des recherches tout autres que de musicologie comparée dans la tradition allemande (vergleichende Musikwissenschaft). Point d'analyse musicale, point de transcriptions, point de commentaires purement musicologiques. Lamatière sur laquelle ont travaillé les chercheurs est avant tout d'ordre littéraire, historique et surtout sociale et politique. Si les clivages musiciens-philologues d'antan ont tendance à s'estomper aujourd'hui - qui s'en plaindra ? - les pratiques musicales envisagées sous leurs aspects principalement sociaux paraissent encore bien éloignées des préoccupations de la musicologie actuelle. D'énormes avancées ont été faites depuis un demi-siècle en direction de la perception des musiques éloignées géographiquement et culturellement (ethnomusicologie) et historiquement (réinterprétation des musiques anciennes, baroques, classiques, romantiques,...). Ces signes d'ouverture n'en sont pas moins orientés dans une direction unique : les détenteurs du savoir musicologique occidental élargissent leur champ de connaissance afin de renforcer une vision dominante musico-centrique. Un pan entier du réel échappe donc à la musicologie. C'est de cet angle mort que vont porter nos regards afin de tenter de décrypter quelques schèmes directeurs qui régissent le politique dans la musique et occasionnellement la musique dans le politique.

Nous avons conçu ce numéro comme une sonate polythématique sans réexposition bien que de structure tripartite. Le prélude annonce en crescendo la tonalité des études qui vont se succéder. L. Aubert, critique de disques au carrefour des cultures du monde, nous fait part d'une réflexion personnelle sur la perception (la consommation ?) des musiques traditionnelles. L'économie de marché occidentale va-t-elle phagocyter les derniers bastions des cultures traditionnelles authentiques ? Dans un article très dense A. Hennion expose les grandes lignes d'une problématique originale centrée sur une analyse sociologique poussée de la musique et des rapports entre leurs acteurs. Ces questions
débouchent naturellement sur des problèmes de méthodologie inhérents à toute discipline. L'entretien accordé par D.C. Martin à A. Darré expose quelques idées directrices. Cette pensée pénétrante, appuyée sur une grande expérience pratique, éclairera le lecteur sur les manières d'envisager l'analyse des phénomènes musicaux qui nous préoccupent.

La préparation de ce numéro est restée très ouverte aux communications provenant d'horizons différents. Toutefois il nous a semblé possible de regrouper les contributions sous trois grands chapitres.
"Musiques et pouvoir" apporte des témoignages précis sur les tentatives de certains pouvoirs gouvernementaux d'interdire, de contrôler, de régenter, de juguler des pratiques musicales estimées subversives, voire dangereuses pour un régime. Epaulées par un appareil d'état plus ou moins efficace, de telles politiques musicales se veulent interventionnistes tant dans la censure que dans la promotion idéologique. Que ce soit en Iran (F. Adelkhah), au Zaïre (K.W. Mukuna) ou en Afrique du Sud (B. Boster et K.G. Tomaselli) les tentatives d'ingérence du pouvoir dans la construction d'un goût musical se heurtent à des résistances culturelles extrêmement fortes. Laparodie musicale, lepolysémantisme, les "clés" musicales sont autant d'armes pour biaiser les censeurs (G.D. Booth). Ces phénomènes aisément repérables dans les systèmes autoritaires n'épargnent pas les démocraties modernes. Ainsi P. Teillet nous montre comment, en favorisant Péclosion d'un certain type de musique rock en langue française l'Etat entend agir bien au-delà de ses compétences habituelles faisant, de la sorte, naître des contradictions inattendues. De même, et cela entrepris de façonassez subtile, l'exploitation massive de l'image valorisante du génie de Salzburg - mise en évidence par D. Maliesky - lors de la célébration du bicentenaire de la disparition, trahit la prise de conscience du décalage entre les aspirations de l'Autriche et le portrait quelque peu suspect qu'elle avait laissé d'elle-même avec l'affaire Waldheim.
La fonction identitaire des pratiques musicales transparaît de façon significative dans les communications du chapitre "Musiques et identités". Mais de quelles identités s'agit-il ? Reflet d'une image que se donne un groupe de lui-même la musique semble répondre aux besoins d'expression immédiate d'une situation. Comme le souligne A. Darré les divers modes d'expressions musicaux participent plus d'une construction identitaire qu'elles n'en sont le noyau dur. Ainsi ces musiques émergent en réaction, en "réponse identitaire" selon la formule de M.R. Reyes. La rencontre de plusieurs phénomènes concomitants semble une des conditions sine qua non pour qu'un groupe social, une communauté culturelle projettent leurs aspirations du moment dans un certain type de production musicale qui engendrera un style. Tels sont les cas de nombreux exemples connus du grand public et ce, malgré de spectaculaires détournements commerciaux. On pense au musette parisien, jaillit dans des circonstances particulières du quartier de la Bastille au début du siècle où se côtoyaient les émigrés italiens et auvergnats. On pourrait citer le blues, le tango, le rebetika, le flamenco, le reggae, le raï, le rap et bien d'autres musiques à dominante urbaine jaillies des Soweto du monde.

Au-delà des démarquages culturels sensibles que la musique permet de souligner, les musiques dites ethniques (D.C. Martin), Folkloriques (M.C. Munoz) ou nationales (J. During) remplissent souvent des fonctions obscures. Chacun garde en mémoire ces délégations de pays communistes offrant le spectacle navrant de prestations chorégraphiques clinquantes accompagnées d'une "musique de bois ", comme on parle de langue de bois. Et pourtant la musique vivante permet parfois de brusques rapprochements entre les peuples. Ainsi le président John Fitzgerald Kennedy ne déclarait-il pas, en pleine guerre froide, que le jazz était son meilleur ambassadeur ? Que ce soit à travers une propagande savamment orchestrée ou un détournement d'un certain type de musique à des fins diplomatiques, relevons que la musique est ici exploitée comme un produit de négoce, une valeur marchande, un élément d'une palette de biens d'échanges diplomatiques.

En accueillant librement un discours politique, voire en s'en faisant le porte-parole à visage découvert, la musique, principalement sous son aspect vocal, peut se révéler agir comme un ressort puissant de la diffusion d'une idéologie. Notre dernier chapitre aborde donc le vaste sujet du politique dans la musique. Celui-ci se manifeste en particulier dans la chanson populaire et permet l' éclosion de demandes sociales (M. David ; Y. Ber Piriou ; A. Ardila, B. Fernandez, C. Vilvandre). On le débusque aussi, sous une forme plus implicite, dans des styles musicaux étroitement liés à une époque, à un groupe social comme le folk en France (Y. Defrance) ou la Bossa Nova au Brésil (D. Dreyfus). Et pourtant les actions les plus spectaculaires viennent sans doute d'initiatives philanthropiques d'artistes agissant en leur propre nom. Smislav Rostropovitch jouant une suite de J.C. Bach sur son violoncelle devant le mur de Berlin lors de sa chute (voir notre photographie de couverture) illustre parfaitement la puissance symbolique et la dimension politique d'un tel geste au retentissement médiatique exceptionnel.

L'implication directe d'un musicien peut porter autant sur les oeuvres qu'il joue (qu'il sélectionne dans son répertoire), que sur les circonstances de leur interprétation, ou encore sur les titres, dédicaces et sujets de ses compositions. Ces types de comportements revendicatifs ne se généralisent qu'à partir du XlXè siècle et la timide protestation d'un Joseph Haydn dans sa symphonie dite des "Adieux", fait pâle figure aux côtés du saut d'humeur prémonitoire d'un Kurt Weil ("Requiem berlinois") pourchassé plus tard par les nazis. Ces derniers utilisèrent d'ailleurs la musique comme outil de propagande. Les marches militaires s'inscrivaient dans un programme général d'exploitation de l'exaltation, en particulier celle provoquée par les oeuvres symphoniques des maîtres allemands du XlXè siècle.

L'acte créatif musical peut donc donner lieu à un engagement personnel pour une philosophie, un idéal, une conviction politique. Le caractère nationaliste de certaines oeuvres reflète bien cette idée de révolte du musicien face à une oppression étrangère. A cet égard le style romantique s'était remarquablement bien accommodé pour traduire la colère, la passion, voire l'appel à la rébellion et la vengeance (M. Denis ; F. Roques).

L'expulsion ou la fuite d'un régime conduisent de nombreux musiciens à proclamer ouvertement leurs idées. Certains actes ne manquent pas de courage et restent à l'esprit de tous au point parfois de symboliser une lutte politique, une cause sociale, une ethnie opprimée. Le compositeur Mikis Théodorakis ne se contente pas de proclamer ouvertement son attachement aux idées de liberté dans une oeuvre à vocation universelle ("Canto général''), il prend aujourd'hui fait et cause pour la Grèce dans l'affaire de l'indépendance de l'ancienne République de Macédoine (1). Nombreux sont les musiciens de notre siècle à avoir fait peser le poids de leur renommée pour dénoncer des injustices de toutes sortes. Il serait vain de vouloir les citer tous tant l'engagement des artistes en général est devenu courant (2). Les musiciens et chanteurs de variété ne manquent pas, eux non plus, de donner de la voix dans le concert des actions humanitaires. Les oeuvres de charité d'hier laissent place au grand spectacle "au bénéfice de...". Au demeurant le titre anglo-saxon " We are the world", enregistré au profit de la lutte contre la faim en Ethiopie s ' inscrit dans la ligne des chansons au succès éphémère. Malgré les bonnes intentions de leurs instigateurs, ces sursauts de générosité dans l'impitoyable monde du show business international n'apportent pas de solution réelle aux problèmes qu'elles soulèvent si ce n'est une certaine bonne conscience à grand renfort d'émotion médiatique.

A ce stade de la réflexion il est permis de s'interroger sur la réelle portée de telles actions. Est-il véritablement possible de faire passer un message politique dans une musique ? A priori, rien ne permet, en effet, de déterminer la nature politique d'un son, d'une mélodie, d'un rythme. Il s'agit bien au contraire d'un langage autonome, obéissant à ses propres règles, ses propres logiques (échelles mélodiques, rythmique, accentuation, phrasé, métrique, harmonie, forme structurelle, nuances, respiration, etc.). Quand bien même la musique s'allie àlapoésie, la concordance des deux systèmes musicaux et linguistiques est loin d'être parfaite. Si la politique pénètre la musique, cette intrusion n'atteint pas véritablement la matière sonore qui conserve son autonomie. En revanche les conditions d'une prestation de musiciens hissent la musique au rang d'un système symbolique. C'est ace niveau de l'observation qu'elle peut être perçue comme fortement marquée d'un discours globalisant, lui donnant toute sa résonnance politique. On l'aura compris c'est sur ce registre que sont posées les questions que nous aimerions faire courir tout au long de ce numéro.


Yves DEFRANCE
Alain DARRE

(1) Cf. Le Monde du 9 avril 1993.
(2) Cf. Le Nouvel Observateur n° 1441, 18-24 juin 1992, dossier "La Révolution Musique", p. 10-50.

 

Quelle méthodologie pour l'analyse des phénomènes musicaux ?

entretien avec Denis Constant-Martin (FNSP) par Alain Darré (Crape)


Victor Hugo écrivait que "la musique, c'est du bruit qui pense". Est-il possible de penser ce "bruit" et si oui, comment ? Quelles sont les contraintes qui pèsent sur la construction d'une théorie sociologique des faits musicaux et comment les surmonter ? Et, en premier lieu, quels sont les obstacles auxquels se heurte le chercheur en sciences sociales face à l'analyse de l'objet musical?


Révérence gardée à Victor Hugo, si sa formule fait choc, on ne peut dire qu' elle ouvre des perspectives analytiques stimulantes. Ce qui, de toute manière, n'était pas son objet. Pour le paraphraser, on pourrait peut-être dire que la musique est une activité qui, en organisant des sons, donne à penser : celui qui conçoit une oeuvre musicale la pense ; celui qui lui confère réalité sonore la pense ; celui qui l'écoute la pense ; et chacun (ces chacuns pouvant d'ailleurs être plusieurs) ne la pense pas nécessairement de la même manière. C'est, pour une grande part, de là que dérive la difficulté de pratiquer une sociologie de la musique un tant soit peu rigoureuse. Il faut ajouter que, lorsqu' ici on dit "musique' ', cela désigne un tout qui peut inclure des paroles ; en ce sens l'opéra, la chanson, l'oratorio sont de la "musique".
Les objets d'une sociologie de la musique peuvent être nombreux. Pour ma part, je verrais trois grands thèmes, qui sont d'ailleurs indissociables les uns des autres : une sociologie des conditions de production de la musique, au sens non seulement économique (cela constitue un axe de recherche important) mais aussi culturel ; une sociologie des goûts musicaux (donc des styles et des modes, de leurs évolutions, de leurs influences mutuelles, en y rattachant une sociologie des innovations musicales et des manières dont elles sont reçues) ; enfin, une sociologie de la communication musicale qui se consacrerait notamment d'une part à l'étude de ce que la musique est susceptible de transmettre et d'autre part aux représentations des réalités non musicales (aux représentations de la société, si vous voulez) que l'on en peut tirer.

Presque tous les auteurs qui ont réfléchi à ces questions partent du postulat que la musique communique "quelque chose". Ils s'accordent également pour constater que ce ' ' quelque chose' ' ne possède pas de signification immédiate, même si la production de musique "libère un sens" (1) ; pour penser que ce "sens" lancé dans un système de communication complexe a une dimension très largement affective (2) ; pour, enfin, souligner que cet investissement par l'affectif, d'une part nourrit l'imaginaire, de l'autre ne saurait en aucun cas exclure le cognitif mais, au contraire, permet l'articulation de l'imagination, de l'entendement et du sentiment (3). Certains de ces analystes des phénomènes musicaux ont proposé de recourir à la notion de "productivité musicale" afin d'englober tous les aspects du processus très complexe au cours duquel la musique est produite, communiquée et reçue (4), ainsi que pour mettre l'accent sur le caractère dynamique de ce processus. Dans une perspective sociologique, le problème est donc à la fois de saisir ce qui circule dans la productivité musicale (posée de façon très large comme un processus de communication) et de comprendre les tenants et les aboutissants de cette productivité musicale.

On peut distinguer artificiellement, pour les besoins de l'analyse, le produit musical et la productivité musicale, quand bien même on sait que, dans la réalité sociale, ils sont indissociables.
On définira arbitrairement un "produit musical" selon la recherche envisagée : il s'agit d'un instantané, d'un moment arrêté dans le déroulement du temps et fixé dans la forme qui lui a alors été donnée ; il s'agit donc du matériau sonore organisé "livré", en un temps déterminé, à un ensemble de personnes destinées à le ressentir. Le vocabulaire est ici fort peu romantique mais il a son importance si l'on veut pouvoir rendre compte des processus de communication musicale tels qu'ils existent dans différents types de sociétés et différentes périodes historiques. Le "matériau sonore organisé livré" peut être vif: chants rituels, concerts ; il peut être en conserve grâce à toutes les sortes de procédés électrovidéo-acoustiques dont nous disposons aujourd'hui. Les "ensembles de personnes destinées à le ressentir" peuvent se placer volontairement dans une situation de communication musicale : fidèles d'une paroisse qui savent que la chorale et l'orgue prendront part au service, auditeurs/spectateurs d'un concert, acquéreurs d'un disque ou d'un vidéogramme ; dans d'autres cas, toutefois, la musique peut être imposée sans cesser pour autant d'être acte de communication : "muzak" d'ascenseur et de supermarché ; goualeurs de métropolitain... En vue d'une étude, on sélectionnera un produit musical ou un ensemble de produits musicaux pour en analyser les caractéristiques. Ce pourra être une pièce présentée au concert ou gravée sur disque, une série de la même pièce présentée dans des circonstances différentes, un ensemble de pièces jugé représentatif de la production d'un artiste, d'un mouvement stylistique, voire d'un lieu à une certaine époque. Ici encore le terme ' 'pièce' ' me paraît préférable parce qu' il indique clairement que l'on travaille sur un élément abstrait d'un ensemble et parce qu'il évacue les connotations mystiques qui sont attachées à "oeuvre", tant au féminin qu'au masculin.

Quant à la "productivité musicale", elle englobe totalement, bien entendu, le produit : elle est tout ce qui le fait exister. On peut y inclure des facteurs économiques et sociaux : qui organise des concerts et comment, qui produit des enregistrements et comment, qui achète des instruments de musique, qui achète des places deconcerts ou des disques, etc.? des facteurs culturels : quelle place tient la musique dans telle société, dans quelles circonstances la musique joue-t-elle un certain rôle ? des facteurs pédagogiques : comment enseigne-t-on la musique, comment suscite-t-on l'intérêt pour la musique ? des facteurs politiques : y a-t-il, sous un régime particulier, une politique de la musique, y a-t-il des musiciens "officiels" et que représentent-ils, qu'est-ce qui est favorisé, permis, toléré, interdit, pourchassé ? Cette liste n'est pas limitative, elle indique simplement que la notion de ' 'productivité musicale' ' implique, d'un côté, que la "création" et la "consommation" sont liées et, de l'autre, que "faire de la musique' ' est bien autre chose que composer, ou jouer, ou écouter et qu'il faut, dans l'analyse, prendre en compte un ensemble de circonstances qui sortent très largement de l'activité de création sonore/réception auditive, au sens étroit.

Pour étudier ces phénomènes comme un "fait social total", partie intégrante de l'organisation sociale et de l'histoire, il me semble que le mieux est de revenir à la tripartition proposée par Jean Molino et Jean-Jacques Nattiez comme base d'une sémiologie de la musique. Jean Molino écrit en substance que la musique est d'abord une production (a) qui se manifeste dans un objet (b), c'est-à-dire dans une matière soumise à une forme, reçu (c) par un auditeur ; il décompose donc ce processus en trois niveaux : l'art poétique (a), le niveau neutre (b) et la dimension esthésique (c). Il affirme en outre que, plutôt que de classer les signes, il vaut mieux étudier les conduites dans lesquelles ils entrent, décrire les propriétés qu'ils manifestent dans les ensembles où ils s'intègrent. Compte tenu du caractère relationnel du signe, tel que l'entend Jean Molino, compte tenu de sa nature symbolique, il en conclut que : "II n'y a musique qu'avec la construction de systèmes symboliques sonores susceptibles de renvoyer à tous les domaines de l'expérience" (5). Grâce à Jean Molino, nous entrevoyons donc deux directions essentielles pour l'analyse : la division en trois niveaux, l'importance du symbolique.

Jean-Jacques Nattiez complète Jean Molino. Pour lui, une sémiologie de la musique doit en priorité se consacrerau niveau neutre : il n'est, certes, qu'un moment de l'analyse, mais il est en quelque sorte le "pense-bête" de l'analyste. Sa description systématique, sans jugement préconçu, permet d'éviter de "contaminer" le produit musical avec ce que l'on sait ou croit savoir de l'univers dans lequel il existe. Pour Jean-Jacques Nattiez, il importe en effet de décrire le fait musical en vue de mettre en évidence ses spécificités, notamment symboliques, avant d'entreprendre des analyses sociologiques ou autres. Quant au symbole, à la suite de bien d'autres, des psychanalystes en particulier (6), il le conçoit polysémique, c'est-à-dire porteur de plusieurs significations potentielles dont certaines sont actualisées par la "réaction en chaîne" affective qui se déclenche dans la productivité musicale. Chez Nattiez, la méthode prend ainsi tournure : d'abord décrire le niveau neutre et ensuite seulement procéder à une analyse contextuelle au cours de laquelle le produit musical et son environnement seront confrontés ; ce faisant, mettre en relief les spécificités symboliques du produit musical afin de découvrir les chaînes symboliques qui relient le produit musical à la réalité socio-historique.

Description du niveau neutre et analyse symbolique posent la question de la forme. Il est impossible d'entrer ici dans les détails et le lecteur pourra se reporter à Michel Imberty, Jean Molino, Jean-Jacques Nattiez etNicolas Ruwet. De ce dernier, cependant, on retiendra ici que, à partir de la forme, la mise en évidence des structures du produit musical permet de rechercher des homologies (des groupes d'éléments qui se correspondent), à quoi on peut ajouter, en tirant la leçon des écrits de Michel Serres sur la peinture, des isomorphies (correspondances entre deux ensembles apparentés parl'existence d'un même système de relations). Autrement dit, on doit rechercher les manières dont les structures formelles renvoient et aux structures d'autres produits musicaux et aux structures de la réalité sociale vécue afin d'essayer de reconstituer les sens qui parcourent une productivité musicale.

Ceci signifie que la structure elle-même peut être symbole mais en aucun cas que tout le symbolisme est dans la structure : le produit musical dans son ensemble est constellé de symboles (et le temps, il faut le mentionner, y tient une place considérable). Ce que l'on doit s'efforcer de reconstituer, ce sont les systèmes symboliques (dans lesquels entrent les structures formelles) inclus dans le produit musical et, à travers l'étude de la productivité musicale, les relations entre les systèmes symboliques du produit musical retenu pour l'analyse et d'autres systèmes symboliques pertinents dans les champs musicaux et non musicaux que pénètre ou touche la productivité musicale. Il s'agit là d'un idéal de recherche qui ne peut jamais être réalisé mais qui doit servir de guide : si l'on s'intéresse à l'impact de la musique africaine en France, ou bien au renouveau des arts médiévaux du spectacle, pour ne parler que de phénomènes proches de nous, on voit quelle peut être la vastitude spatiale, temporelle et culturelle du champ de la productivité musicale, et les problèmes analytiques qu'elle pose...

Quelles difficultés soulève l'analyse du niveau neutre ?
Il s'agit d'abord des difficultés rencontrées dans la description du produit musical. Il existe plusieurs langages de description de la musique, ou plusieurs niveaux de langage, plus ou moins techniques. Un discours littéraire sur la musique peut être extrêmement suggestif et rendre un compte assez fidèle d'un produit musical : les écrits critiques de Jacques Réda font admirablement entendre le jazz. Pourtant, le discours littéraire seul risque de laisser une grande place à la subjectivité, de tolérer un gauchissement de l'analyse par la connaissance de l'environnement du produit musical, ou par des représentations stéréotypées de celui-ci. Sans en faire une exigence absolue, on peut donc souhaiter que la description fasse appel à une forme de métalangage fondée sur la technique musicale. Mais, ici encore, rien n' est immédiatement donné. Il existe une tradition de musicologie savante appliquée à la musique occidentale supposée "grande", celle qu' on apprend dans les classes d'analyse des conservatoires ; elle offre probablement des outils adaptés à la description de son objet. Mais elle reste très largement tributaire de l'écrit : de la partition notée ; elle peut servir à la description de la "mise en sons" ("exécution" fait bien sinistre, quant à "interprétation", l'employer ici provoque une ambiguïté avec l'interprétation des sens) de la partition ; peut-être, dès ce moment, n'en épuise-t-elle pas toutes les dimensions. Pour prendre deux exemples diamétralement opposés, le minutieux travail de studio conduit par Glenn Gould ou 1 ' activité exclusive de concert, le refus de l'enregistrement qui singularisent le chef d'orchestre roumain Sergiu Celibidache aboutissent à deux types de produits musicaux pour l'analyse desquels la partition reste un point de référence indispensable mais qui obligent à aller au-delà. Si l'on sort de cette tradition purement occidentale, le jazz a montré les limites d'un certain type d'analyse basé sur la transcription et la description à partir des catégories de lamusicologie "classique' '. André Hodeir est allé aussi loin qu' il était possible en ce domaine ; mais il a buté sur une évolution des techniques d'improvisation (à partir de ce qu'on a appelé le "free jazz") qui le déroutait et qui, peut-être, échappait à ses compétences (pourtant fort importantes) d'analyste.

En fait,c'est sans doute de l'ethnomusico-logie que doit venir l'inspiration. Parce que, confrontés à des produits musicaux dont les règles ne sont pas explicitées par ceux qui les vivent, les font et les écoutent, les ethnomusicologues sont contraints d'inventer les méthodes qui leur permettront d'accéder à ce savoir caché. Ils sont donc souvent conduits à remettre en question leurs méthodes, à relativiser leurs connaissances pour mieux les étendre, selon les terrains et selon les époques. C'est cette attitude non dogmatique qu' il faut adopter : à partir d'un savoir de base conçu comme une éducation de l'oreille, comme l'apprentissage d'une capacité d'écouter, acquérir la faculté d'entendre un produit musical de manière à se poser les questions incitant à mettre au point des méthodes qui permettront d'aboutir en premier lieu à une description de ce produit musical, en second lieu à l'explicitation des principes selon lesquels il est musicalement construit. C'est pourquoi je considère le travail de Simha Arom (sans qui, soit dit en passant, je n'aurai pas été capable de vous dire tout cela) comme exemplaire à la fois de la rigueur nécessaire et de l'invention méthodologique indispensable à toute recherche musicologique.

Bref, il n'y apas de recette miracle. Le chercheur doit tenter de trouver le langage descriptif le plus adapté à la fois à ses compétences musicales et à l'objet dont il souhaite traiter. Les qualités essentielles qu'il doit avoir sont : une bonne oreille, une grande disponibilité pour l'objet qu'il s'est choisi, une bonne dose d'intuition et d'imagination plus la rigueur qui lui évitera de faire dire à la musique ce qu'il a envie de lui entendre dire.
Une fois effectuée la description du niveau neutre, reste à replacer le produit musical dans la productivité musicale pour envisager toutes les relations qui s'y tissent : les conditions socio-économico-politiques de la production (poïétique) et de la réception musicale (esthésique), l'influence qu'elles exercent sur la réalisation du produit, et les systèmes symboliques qui les parcourent. Il faut éviter ici tout déterminisme social : affirmer qu'il existe une relation entre laréalité sociale et la musique n'est pas proclamer que la première est la cause de la seconde, ni même expliquer comment cette relation fonctionne. On postule qu' il y a un tout qui comprend les trois niveaux : poïétique, neutre, esthésique ; on part du principe qu'on ne sait pas comment leurs rapports s'organisent et qu'il faut le découvrir.

De la même manière, il faut éviter tout déterminisme psychologique. Aborder la musique comme un "fait social total", s'intéresser à la productivité musicale revient à mettre l'accent sur des processus collectifs. De fait, pour produire de la musique, il faut une foule d'individus : hormis le trio infernal compositeur/instrumentiste/auditeur (qui peuvent d'ailleurs être des groupes d'individus), il faut ne pas oublier les financiers, les "directeurs artistiques", les commerciaux, les producteurs, les organisateurs, les techniciens, les attachés de presse, les journalistes, tous ceux sans qui musiciens et mélomanes ne pourraient se rencontrer dans les sociétés modernes. Pourtant, il ne faut pas non plus négliger l'individu. Dans cette foule, il convient donc de repérer le ou les individus dont le rôle dans la production des sens musicaux est susceptible d'être particulièrement grand : compositeur, chef d'orchestre, arrangeur, instrumentiste, ingénieur du son, voire producteur ou directeur artistique. La vie de chaque individu ainsi considérée en fait une personne unique, une personnalité dont les traits sont susceptibles d'influencer la réalisation du produit musical. Il faut rechercher quelle place ces traits peuvent occuper dans les systèmes symboliques de la productivité musicale. Et, évidemment, s'abstenir d'induire mécaniquement de l'étiquetage psychologisant ou de l'origine d'un individu clef la caractérisation de ce que l'on pense être "sa" musique. Enfin, si les discours, les écrits des acteurs de la productivité musicale sur la musique ou sur eux-mêmes doivent retenir l'attention, il doivent être traités comme des informations à inclure dans l'analyse contextuelle, donc devant être confrontés avec d'autres, mis dans la perspective des systèmes symboliques, mais en aucun cas comme des explications des sens musicaux qu' on pourrait accepter sans autre forme de procès.

Ce qui ressort de tout cela est que la tâche est immense. Encore une fois, j'essaye d'énoncer un idéal auquel la pratique n'est jamais conforme, un idéal stimulant, surtout pas décourageant. Dans les termes que je m'efforce de poser, toute tentative de sociologie musicale devrait, en fait, être multidisciplinaire : il y faut de la musicologie, de la sociologie, de l'anthropologie, de l'économie, de la psychologie, de la linguistique, de la sémiologie, que sais-je encore ?... du droit (pour la propriété artistique), de la science politique, de la théologie. Il y a des touche-à-tout géniaux qui peuvent réussir àcombiner tous ces savoirs ; ils sont rares. Il y a des philosophes, des psychanalystes, des sociologues, des anthropologues qui écrivent sur la musique, et parfois de façon passionnante. Ils montrent qu'un individu peut faire pont entre plusieurs disciplines et c'est encourageant. Mais le plus satisfaisant est sans doute le travail collectif qui permet de partager la passion de comprendre et d'additionner les compétences.
Françoise Escal souligne que ' 'parce qu'elle n'a pas de signes, la musique n'a pas de sens dénoté" (7) et vous précisez que "l'énoncé musical est indéfiniment connoté". N'y a-t-il pas là un obstacle majeur pour l'analyste ?
Dans le chapitre 3 de L'Amérique de Mingus, j 'ai essayé, avec Didier Levallet, de faire une sorte de bilan des approches de la musique expérimentées récemment. Justement parce que nous - lui musicien ayant fait des études de journalisme et très attentif aux tèalités sociales, moi sociologue grandi dans un milieu musical et amateur de toutes sortes de musique - ressentions le besoin, avant de plonger dans l'analyse d'un "produit musical" très particulier, les "Fables ofFaubus" de Charles Mingus, de savoir à partir de quoi nous pourrions bricoler notre propre méthode. On y trouve donc des renvois à de nombreux auteurs, Françoise Escal, que vous citez, Michel Imberty, qui dit précisément : "Le langage musical, si l'on peut continuer à parler de langage, est donc un langage indéfiniment connoté, un langage qui ne possède pas de fonction référentielle immédiate en ce que, lorsqu 'une référence existe, elle ne s'impose ni à tous les auditeurs d'une même culture ou d'une même société, ni à toutes les époques ; ou tout au moins, ses désignations verbales sont-elles variables dans des proportions assez larges" (8).

Toutes ces réflexions sont issues de l'héritage linguistique, de ce qu'on pourrait appeler une "hypothèque linguistique" qui a longtemps pesé sur l'analyse des sens musicaux. Pour lever cette hypothèque, il fallait proclamer que la musique n'est pas un langage, qu'on n'y rencontre pas le même rapport signifiant/signifié que dans la parole : aux mouvements sonores audibles dont le flux constitue l'objet musical ne correspond aucune signification conventionnelle. En revanche, la musique est évocative : l'univers musical renvoie à des univers autres, musicaux ou non musicaux ; ces renvois s'opèrent par les systèmes symboliques. La productivité musicale entraîne une symbolisation dans le produit musical d'éléments qui lui sont extérieurs.

Elle procède aune sorte de codage non verbal, si vous voulez ; codage dans lequel certains individus peuvent avoir un rôle déterminant (Charles Mingus dans les "Fables of Faubus", par exemple ; Ludwig van Beethoven dans sa "Neuvième symphonie" ; Richard Wagner dans le ' 'Ring' ') sans qu' il en soient totalement conscients : l'investissement affectif du produit musical relève probablement, dans une assez large mesure, de l'activité inconsciente des individus impliqués au niveau de la production, au niveau poïétique. Mais, puisque ce "codage", cet acte de connoter se fait sous forme symbolique, puisque nous avons vu que le "symbole" est polysémique, le "décodage", autre acte de connotation pratiqué, ici encore avec une forte dose d'inconscient, par les "récepteurs" de la musique (niveau esthésique), ce décodage peut renvoyer à..., connoter quelque chose qui n'est pas exactement identique à ce qui a été connoté au départ.

Bref, "quelque chose"' passe dans la musique, mais ceux qui produisent la musique ne sont pas toujours conscients de ce qu'ils y mettent (nous postulons que ce qu'ils y mettent est toujours relatif à eux, à leur expérience personnelle et sociale) et ceux qui entendent la même musique peuvent entendre autre chose que ce qui y a été mis... On a parfois le sentiment d'être dans une impasse. Onpourrait croire que lasociologie de la musique est destinée à échouer sur une aporie. On peut alors décider que la musique n'a rien à dire ou que ce qu'elle dit est incompréhensible, et laisser tomber. Ou alors, s'efforcer de reconstruire des chaînes symboliques, maillon par maillon, pour étudier les rapports (symboliques, homologiques, isomorphiques, notamment) qui existent dans une productivité musicale entre le produit musical, les univers de ceux qui interviennent dans sa production et les univers de ceux qui le reçoivent. Tout ceci, encore une fois, relève d'un idéal : suivre tout ce qui se passe dans le flux complet de la productivité musicale est probablement impossible. Mais on peut en reconstituer des morceaux. Dans l'Amérique de Mingus nous nous sommes attachés à ce qui pouvait avoir été mis dans cette pièce, tout en sachant très bien, intuitivement, sans le démontrer, que la manière dont elle a été reçue en divers lieux et en divers temps témoignait du décalage entre ce qui est inscrit dans la musique et ce que certains y entendent ; le reggae fournit un exemple semblable ; le "free jazz" également. Mais pour évaluer la nature et l'ampleur de ce décalage, le rapport entre lapièce, les conditions dans lesquelles elle a été produite et les manières dont elle a été entendue, il aurait fallu entreprendre de vastes enquêtes qui dépassaient considérablement les moyens dont nous disposions.

L'autre point sur lequel il convient d'insister, c'est que l'analyse est avant tout interprétation. On la souhaite rigoureuse, cohérente, tout ce qu'on veut... elle n'en reste pas moins interprétation. J'aurais tendance à croire que c'est le cas dans toutes les sciences sociales : un discours sur la réalité n'est jamais, par définition, la réalité. Il est remise en forme, plus ou moins fidèle, plus ou moins inspirée, de la réalité et, parce qu'il est autre chose que la réalité, il peut aider à faire comprendre cette réalité ; mieux même, je dirais à la faire ressentir. Il n'en va pas autrement pour la sociologie de la musique. La musique est un phénomène sonore non verbal, mais le discours sur la musique passe nécessairement par la verbalisation. Si la musique est un moyen d'exprimer, de communiquer des "choses", des affects, des impressions que le langage verbal ne peut pas transmettre, la verbalisation dans l'analyse est toujours partielle et déformante, ce qui ne l'empêche de pouvoir être éclairante ; c'est sa seule raison d'être. Toute la difficulté consiste à rendre le flou, l'indicible, qui est le propre de l'expression musicale et, surtout l'ambivalence. Il me semble que, par suite de la diversité des moyens dont elle dispose (notamment : mélodie, harmonie, rythme, mètre, tempo, traitement des timbres) la musique est plus à même que n'importe quelle autre forme d'expression de transmettre ce qui est au plus profond de chacun d'entre nous : la contradiction, le fait d'être soi et son contraire ; d'être soi et de désirer être autre ; le rêve, rêvé ici, de Tailleurs, dans le temps ou dans l'espace ; l'attraction indissociable de la répulsion, etc. Vladimir Jankélévitch a une très belle formule pour dire cela : ' 'Entre les sentiments contradictoires, la musique n'est plus tenue d'opter, et elle compose avec eux., au mépris de l'alternative, un état d'âme unique, un état d'âme ambivalent et toujours indéfinissable" (9). La gageure de l'interprétation est de parvenir à rendre cela, à le faire ressentir.

Mais comment tenir compte du fait que le rapport au temps de l'auditeur est souvent très différent de celui du créateur ?

Effectivement, le rapport au temps est essentiel. Parce que la musique est un effort pour maîtriser le temps, procure une illusion de maîtrise du temps grâce aux effets conjugués du rythme, du mètre et du tempo ; des oppositions entre le silence et l'émission sonore ; des contrastes entre durées. L'habileté musicale permet de suggérer la lenteur ou la vitesse, l'accélération ou le ralentissement, l'agitation ou le calme. Le temps est donc l'élément clef des systèmes symboliques musicaux ; d'autant plus qu'il tient directement à l'essentiel humain : à la vie et à la mort. Ceci dit, le temps est aussi une notion culturelle : même la mesure du temps, l'idée de mesurer le temps, les moyens de le mesurer participent de la culture et varient d'une civilisation à une autre, d'une époque à une autre (10). Une pièce peut donc contenir une symbolique du temps qui va perdurer au-delà de l'époque pour laquelle cette symbolique était pertinente ; pourtant, dans certains cas, cette symbolique ne cessera pas d'être bouleversante. C 'est une partie du mystère de la communication symbolique, qui n'est pas propre à la musique, et qui fait penser que, par delà la diversité des cultures et des histoires, au plus profond de l'homme, là où l'on touche à la vie et à la mort (donc à la reproduction, donc à la sexualité), il y apeut-être des universaux qui engendrent des symboliques sinon totalement universelles, du moins largement partagées et se recouvrant fréquemment les unes les autres. C'est aussi une des raisons qu'on a de ne pas désespérer devant l'immensité des chaînes symboliques qui trament la productivité musicale. "IlCombattimento di Tancredi e Clorinda" de Claudio Monteverdi, publié en 1638, représenta une petite révolution musicale, à cause, notamment, du traitement du temps. Notre perception du temps est aujourd'hui radicalement différente de ce qu'elle était à l'époque de Monteverdi, et pourtant nous sommes encore sensibles à cette pièce. Peut-être, parce que cette ' 'révolution' ' dans le traitement du temps ne renvoyait pas uniquement aux modifications des perceptions de l'espace et du temps dues aux grandes découvertes et aux transformations économiques de l'époque, mais plaçait ces modifications sur l'arrière plan d'une aventure fantastique tirée de la Jérusalem délivrée du Tasse, une aventure véritablement carnavalesque dont l'intrigue est construite sur deux identités de contraires: homme/femme ; amour/mort, et que la puissance de ces contraires ne s'est pas affaiblie depuis, même si on les exprime aujourd'hui différemment.

Qu'en est-il des paroles ?

Ce qui est intéressant, dans cet exemple, c'est que l'auditeur touché aujourd'hui par "II Combattimento..." neconnaît pas toujours l'histoire de la Jérusalem délivrée et que rares sont ceux qui comprennent parfaitement l'italien du 17ème siècle chanté. Ici, les paroles ne sont que faiblement porteuses de signification. Mais, qu'il y ait, dans la musique, des paroles ne me paraît pas poser de problème insurmontable. De la même manière que l'analyse musicale se concentre tour à tour sur différents paramètres de la musique (mélodie, harmonie, rythme, mètre, tempo, traitement des timbres) afin d'en étudier les relations, elle peut s'attacher aux paroles (et les méthodes d'analyse des textes sont suffisamment connues pour qu'il ne soit pas nécessaire de s'y arrêter) et envisager ses rapports avec les autres éléments de l'ensemble musical. Je crois que c'est cela qui est important: ne pas dissocier les paroles du reste de la musique et, surtout, ne pas penser que tout le sens de la musique réside dans les paroles. Les paroles ont une signification, plus aisément accessible ; le sens du produit musical est tributaire des systèmes symboliques dans lesquels entrent les paroles, mais au même titre que les autres éléments de la musique, ni plus ni moins. Il peut d'ailleurs être intéressant de relever comment le jeu entre ces divers éléments, notamment verbaux (paroles) et non verbaux (éléments "purement" musicaux) peut exprimer contradictions et ambivalences. C'est un peu ce que l'on entend dans le reggae où certain répertoire semble être farouchement anti-américain (contre "Babylone") alors que la musique ne cesse de montrer une fascination pour la société états unienne.

L'exemple du reggae, de la "World music" en général, n'indique-t-il pas un alignement des productions musicales sur les normes esthétiques occidentales avec des logiques commerciales ?

Sans doute, mais de manière très complexe. Je crois qu'il n'y a jamais, en ce domaine, manipulation à 100 %. Observons par exemple en France le fonctionnement de l'industrie de la chanson. A l'approche de chaque été, les firmes phonographiques lancent sur le marché un certain nombre de produits ; elles savent que pour obtenir un "tube de l'été" il faut proposer un certain nombre de chansons qui pourraient "marcher". Les directeurs artistiques effectuent une présélection mais, la concurrence entre firmes aidant, les moyens de communication jouant un rôle de médiateur, c'est en dernier ressort le public qui décide et provoque quelquefois des surprises. D'un côté, les producteurs cherchent à satisfaire l'idée qu' ils se font des attentes des acheteurs ; de l'autre, le public affirme ses goûts. En ce qui concerne le reggae, il y a sans doute des artistes qui, par suite du succès international de cette musique, ont infléchi leur style dans l'espoir de plaire encore davantage à l'extérieur : le groupe Third World, certainement ; Peter Tosh, à la fin de sa vie, aussi. De la même manière, la carrière de certains musiciens africains est devenue tributaire de directeurs artistiques européens ou américains et, dans quelques cas, on peut avoir le sentiment que des individus créateurs dans leur communauté, dans un certain style musical, se sont trouvés fabriqués pour l'exportation, et pas toujours en mieux. C'est un sujet d'étude pour la sociologie de la musique, sous de multiples angles : à quoi correspond, dans les sociétés du Nord, l'exotisme musical ? Comment est-il géré par les puissances commerciales ? dans quelle mesure cela influe-t-il sur les produits musicaux proposés sous le nom d'artistes africains ? qu'est-ce qui fait vraiment vendre la musique populaire aujourd'hui : la musique, l'image, une combinaison particulière des deux ? Il semble bien que l'image de la musique soit devenue commercialement presque aussi importante que les sons de la musique. Certains psychanalystes s'intéressant à la musique ont bâti une théorie à ce propos en ne voyant, si l'on peut dire, dans la musique qu'un écran pour les projections de l'auditeur ; cela me semble être incomplet et, pourtant, il ne fait pas de doute qu'il existe aujourd'hui des musiques " sea, sand, sun and sex " qui fournissent un écran déjà décoré (cocotiers et beaux corps bruns) aux fantasmes des populations blanches vivant sous des climats froids ou tempérés. Pour que la musique permette ce type de projection, il faut qu'elle ait l'air différent tout en étant la moins dérangeante possible. Une kora ouest africaine sur un fond disco binaire peut faire l'affaire, un temps, mais ce genre de mode s'épuise assez rapidement. Je me demande si ces modes peuvent préparer aune meilleure connaissance des cultures différentes, à une plus grande tolérance. J'en doute. Mais nous sommes ici dans le domaine des impressions subjectives ; il faudrait savoir comment tout cela fonctionne vraiment, enquêter, étudier, bref, faire un peu de sociologie...

Que pensez-vous, alors, de ce que certains ont appelé du "vampirisme musical" à propos du recyclage ou de la réutilisation de rythmes traditionnels par des artistes occidentaux ? Je pense, par exemple, à l'usage fait par Paul Simon (dans Graceland) des musiques sud-africaines?

De manière un peu provocante, je dirai qu'il n'y a jamais de vampirisme musical, ou alors qu'il n'y a que du vampirisme musical. Tout dépend de la façon dont on conçoit les échanges, les influences, les héritages, les emprunts, parce qu'il n'y a pas de musique qui ne soit issue du mélange. La seule forme de "vampirisme musical" qui me paraisse inacceptable est le vol de propriété artistique. Mais il faut être conscient que cette notion de propriété artistique est récente et que les droits de la propriété artistique, outre qu'ils sont extrêmement complexes, varient d'un pays à un autre. En ce qui concerne Paul Simon, les choses sont assez claires : quels que soient son talent personnel et sa propension à se mettre en relief sur des musiques qui, au départ, lui sont étrangères (gospel, musiques amérindiennes, musiques sud-africaines, etc.) - et ceci est une autre question -, Paul Simon s'est rendu en Afrique du Sud, il ne s'y est pas, je crois, produit - on peut donc discuter pour savoir s'il a violé le boycott culturel ou non, ceci est donc encore un débat différent - ; il a fait travailler, pour un enregistrement diffusé sous son nom, des artistes sud-africains. Il les a, pour autant que je sache, payés et il a payé, lorsqu'il y avait lieu, les droits d'auteur ; il a mentionné leurs noms sur les couvertures des différentes publications qui sont sorties de ces séances. Mise à part la question du boycott, il me paraît irréprochable sur le plan juridique, et cela n'a rien à voir avec le jugement porté sur les produits finaux, avec le fait qu'on les aime ou non. Par ailleurs, en Afrique du Sud, de nombreux musiciens, qu'ils aient participé ou non à l'opération Graceland, disent que, grâce à Paul Simon, quelques uns d'entre eux ont pu se faire connaître à l'étranger, qu' ils ont pu faire connaître la musique sud-africaine et que, par suite de l'intérêt éveillé par cette musique en dehors d'Afrique du Sud, elle a fini par être considérée comme plus intéressante (dans tous les sens du terme, y compris commerciaux) en Afrique du Sud même, et que tout cela est, en fin de compte, très positif.

Unautre exemple montre mieux les ambiguïtés qu'il peut y avoir en ce domaine : celui d'Elvis Presley. On entend parfois : "Elvis a volé la musique des Noirs". Qu'est-ce que cela veut dire ? Un petit blanc du Sud, qui a grandi dans une région où la culture musicale est largement commune aux Noirs et aux Blancs, où, en particulier, tous prient à peu près de la même façon dans les Eglises pentecôtistes ou sanctifiées, a su transposer le langage musical dans lequel il a grandi pour en faire un produit commercial. Il a eu le talent pour le faire. Il s'est trouvé là au bon moment, au moment où l'évolution de la société faisait qu'il répondait à une attente. Jusque là, strictement rien à dire ; Ray Charles a fait exactement la même chose, àpeu près en même temps. Maintenant, Elvis Presley a mis à son répertoire des chansons de Arthur "Big Boy" Crudup ("That's Ail Right Marna", "My Babe Left Me", "So Glad You're Mine") et de "Big Marna" Thornton ("Hound Dog"), musiciens populaires noirs. Il semble (les sources ne sont pas toutes absolument catégoriques sur ce point) qu'il ne leur ait pas payé les droits d'auteur auxquels ils avaient droit ; en ce cas, il y a clairement vol de propriété artistique et c'est condamnable, y compris devant les tribunaux. Mais, dans le Sud des années 50, un Noir pauvre pouvait difficilement imaginer attaquer un Blanc qui commençait à être célèbre, si tant est qu'il ait connu ses droits. La sociologie doit s'intéresser à tout cela, mais il ne faut pas mélanger les niveaux. Benny Goodman (clarinettiste blanc) était un authentique musicien de jazz, il a même influencé des musiciens noirs tels que Jimmie Hamilton. Le système social et l'époque dans lesquels il vivait en ont fait une vedette, lui plutôt que d'autres musiciens noirs tout aussi talentueux, Chick Webb ou Jimmy Lunceford, pour ne parler que de chefs d'orchestre de l'ère du swing. Benny Goodman en a certainement profité. Il a aussi montré du courage en plus d'une occasion et a refusé le racisme du showbusiness auquel il accédait. Tout cela doit être pris en compte. Jean-Sébastien Bach a utilisé des danses populaires ; je ne crois pas que le saxophoniste Lester Young ait jamais réclamé des droits à Paul Quinichette dont il disait, paraît-il : "Quand je l'entends, je ne sais pas si c'est lui ou si c'est moi qui joue' ' ; John Coltrane n'a rien demandé non plus à Wayne Shorter qui est parti de ses innovations pour aller ailleurs... Bref, il faut prendre en compte tous les aspects de la réalité sociale lorsqu'on étudie une musique mais, encore une fois, il ne faut pas que les idées préalables que l'on se fait, à tort ou à raison, de cette réalité parasitent la recherche des sens musicaux.

Jacques Attali écrivait que "la musique est la bande audible des vibrations et des signes qui font la société" et il ajoutait que le matériau musical dessine la société présente et à venir. Qu'en pensez vous ?

Il n'y a aujourd'hui aucun intérêt à abattre un cheval mort, à refaire le procès de Bruits. Affirmer, comme le faisait Jacques Attali que la musique est "prophétique", que "...l'économie politique de la musique n'est pas marginale mais prémonitoire, [que] Les bruits d'une société sont en avance sur ses images et sur ses conflits matériels" (11) n'a, à proprement parler, pas grand sens et relève d'une conception métaphysique, voire mystique, de la musique dont la sociologie n'a rien à faire, sauf à la prendre comme objet d'étude. Ce genre d'assertion catégorique est même dangereux, d'une certaine façon, parce qu'il masque un phénomène beaucoup plus important : que la musique, n'étant pas soumises aux mêmes censures que le langage verbal, peut rendre compte de mutations qui commencent tout juste à s'amorcer et ne sont pas encore sensibles à la surface des réalités sociales. De ce point de vue, la musique n'est pas isolée mais compte au nombre de ce que Georges Balandier nomme des "révélateurs sociaux" qui permettent, en dépit des apparentes continuités, de détecter les courants de changement. Georges Balandier a montré comment, dans la "situation coloniale", les innovations religieuses d'Afrique équatoriale faisaient sentir qu'était encours un travail profond de réorganisation des manières de penser le monde. Il me semble que l'étude de la musique populaire sud-africaine, telle que l'a conduite David Coplan, illustre comment à partir de la musique on peut mieux comprendre les complexités et les dynamiques d'une société dans laquelle tout est apparemment dichotomique. Il faut toutefois se méfier des conclusions trop rapides : ni le reggae, ni le "free jazz" ne laissaient prévoir de révolution, tout au plus faisaient-ils entendre l'aspiration à un changement dans certaines catégories sociales, un cri de révolte contre l'organisation sociale de leur temps, indissociables de fascinations pour des modes de vie issus de cette même organisation sociale. A nouveau, on constate que ce qui passe dans la musique, sans doute mieux qu'ailleurs, c'est l'ambivalence.

 

En quoi l'étude de la chanson et de la musique peut-elle apporter quelque chose à la science politique ?

D'une part, parce que la musique peut être considérée comme un "révélateur social",son analyse est susceptible de nous faire découvrir des amorces de changement, de nous indiquer quelles aspirations contradictoires sont le moteur de ce changement. Mais, cela, le plus souvent, a posteriori : il est plus facile de travailler sur des styles musicaux dont l'apparition se situe dans le passé (même récent comme le reggae ou le "free jazz"), parce que l'on connaît la suite de l'histoire, si l'on peut dire, que de travailler sur ceux qui sont en cours de formation. Alors, la musique permet de mieux comprendre la nature des changements qui ont eu lieu ou de ceux qui ont avorté. D'autre part, mais ceci est intimement lié à ce qui précède, parce que la musique transmet des affects à travers des systèmes symboliques, elle peut aider à comprendre comment fonctionnent les ' 'sentiments politiques' '. Certains travaux récents de science politique, je pense à ceux de Pierre Ansart ou de Philippe Braud, ont, en effet mis en avant l'idée que les dimensions affectives, sentimentales de la vie politique étaient très importantes ; que, pour convaincre, pour mobiliser, pour entraîner, il faut toucher, il faut émouvoir. Dans cette perspective, on sait que la musique peut émouvoir, donc qu'elle peut être utilisée dans des efforts de mobilisation ; on sait aussi qu'elle symbolise des sentiments, donc qu'à travers elle, on peut déceler quels sentiments, quels "sentiments politiques", le cas échéant, travaillent ou ont travaillé une société. L'un des objets d'une sociologie politique de la musique est effectivement de dévoiler, à travers l'analyse des productivités musicales, des représentations implicites de l'organisation sociale, donc aussi des relations de pouvoir qui y sont nouées. Mais là encore, il ne faut pas s'illusionner, ce n'est pas la musique qui indiquera la popularité du président de la République, même si des chanteurs prennent position (Gilbert Bécaud : "Tu le regretteras" ; Renaud : "Tonton, laisse pas béton") ; elle permettra peut-être d'accéder à des conceptions du temps, à des perceptions des rapports entre soi et les autres qui évoqueront les aspirations, la vie, la mort d'un groupe, donc aussi comment certains espèrent ou rêvent l'évolution des rapports entre groupes, rapports de pouvoir y compris.

Pourquoi ce domaine de recherche demeure- t-il marginal en France, alors qu'il semble relativement développé outre-Atlantique?

Je ne sais pas si la sociologie de la musique est beaucoup plus développée dans les Amériques qu' elle ne l'est en France. Il me semble qu'il y a une nébuleuse d'individus, dans divers pays, qui s'y intéressent, et qui se heurtent plus ou moins aux mêmes difficultés. D'une part, convaincre les autorités intellectuelles et universitaires qu'il y a là un domaine d'investigation légitime et sérieux, donc obtenir les moyens de travailler autrement qu'en franc-tireur. D'autre part, et cela me paraît encore plus important, se colleter avec les problèmes méthodologiques que nous avons évoqués dans cet entretien. Une des grandes difficultés est effectivement de combiner des compétences musicologiques et sociologiques ; certains le font avec talent et, parmi eux, effectivement, quelques chercheurs travaillant aux Etats Unis. Mais, après tout, cela ne devrait pas être plus compliqué que de combiner des compétences linguistiques et sociologiques, ce qui est aujourd'hui considéré non seulement comme normal mais comme indispensable à qui veut faire du ' 'terrain' ' à l'étranger. Enfin, dans ce domaine comme dans les autres, le travail en groupe est toujours bénéfique.

Pour terminer, ce que je voudrais dire à ceux qui seraient tentés par cette aventure, aux étudiants notamment, c'est qu'autant la rigueur - rigueur dans la méthode, considérée comme un idéal, comme un guide, rigueur dans les concepts employés, rigueur dans le vocabulaire utilisé - est nécessaire, autant il ne faut pas hésitera "travailler au-dessus de ses moyens", à plonger dans une recherche avec les moyens dont on dispose au départ, pour accroître ces moyens dans le cours même de la recherche. Dans ce domaine, comme ailleurs, on avance pas à pas, par essais et erreurs, par échanges d'expériences avec les autres. L'ampleur et la difficulté de la tâche ne doivent pas décourager ; au contraire, la musique est une source de passion qui peut très légitimement engendrer le plaisir de l'investigation.

 

 

REFERENCES DES OUVRAGES CITES DANS L'ENTRETIEN

 

ANSART Pierre, Idéologie, conflits et pouvoirs, Paris, Presses universitaires de France, 1977.

AROM Simha,"Structuration du temps dans les musiques d'Afrique centrale : périodicité, mètre, rythme et polyrythmie", Revue de musicologie 70 (1), 1984.

AROM Simha, Polyphonies etpolyrythmiez d'Afrique centrale, structure et méthodologie, Paris, SELAF, 1985 (2 vol.).

AROM Simha, "«du pied à lamain» : les fondements métriques desmusiques traditionnelles d'Afrique centrale", Analyse musicale 10, janvier 1988.

ATTALI Jacques, Bruits, essai sur l'économie politique de la musique, Paris, Presses universitaires de France, 1977.

BRAUD Philippe, Le jardin des délices démocratiques, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1991.

DOLTO Françoise, Le cas Dominique, Paris, Le Seuil, 1971.

ESCAL Françoise, Espaces sociaux, espaces musicaux, Paris, Payot, 1979.

IMBERTY Michel, Entendre la musique, sémantique psychologique de la musique, Paris, Dunod, 1979.

MOLINO Jean, "Fait musical et sémiologie de la musique", Musique enjeu 17, janvier 1975.

NATTIEZ Jean-Jacques, Fondements d'une sémiologie de la musique, Paris, Union général d'éditions, 1975 ( 10/ 18, 1017).

REDA Jacques, L'improviste, une lecture du jazz, Paris, Gallimard, 1980.

ROSOLATO Guy, Essais sur le symbolique, Paris, Gallimard, 1969.

ROSOLATO Guy, "L'écoute musicale comme méditation" in : GAIN Jacques, GAIN Anne e.a., Psychanalyse et musique, Paris, Les belles lettres, 1982.

RUWET Nicolas, Langage, musique, poésie, Paris, Le Seuil, 1972.

SERRES Michel, Esthétiques sur Carpaccio, Paris, Hermann, 1975.

STOIANOVA Ivanka, Geste, texte, musique, Paris, Union générale d'éditions, 1978 (10/18, 1197).

 

 

NOTES


(1) "L'expressivité (de la musique) libère un sens, elle ne fournit pas de significations parce que son immanence à la forme ne permet pas de définir des relations entre signifiant et signifié de la même façon que dans le langage. La motivation et la polysémie qui caractérisent les symbolismes musicaux - figuralistne ou organisation d'ensemble - font que la musique ne peut être un langage de significations ; cependant, elle révèle quelque chose qui n'est pas réductible à l'aspect phénoménal de sa forme, et qui s'élabore pour l'auditeur lors de l'audition" (Imberty, p. 15).
(2) "La musique est un moyen d'exprimer des tensions physiques et émotionnelles dans un registre auditif autre que le langage ; la musique est une «sublimation» des pulsions et affects référés à l'oralité. Elle utilise en les organisant expressivement les fréquences, rythmes et modulations que le langage parlé a refoulés" (Dolto, p. 203).
(3) "L'oeuvre d'art apparaît [...] comme le point d'aboutissement d'une réorganisation de la vie mentale tout entière, où la coordination des schèmes de la représentation cognitive et des schèmes de la vie affective s'effectue en dehors de toute accommodation au réel, pour faire de cet objet investi par le sujet créateur ou contemplateur une des formes de la «satisfaction substituée»" (Imberty, p. 35). Voir aussi : Kremer, p. 25.
(4) Pour deux conceptions de la "productivité musicale", voir : Escal et Stoïanova.
(5) Molino, p. 49.
(6) Voir, par exemple : Rosolato.
(7) Escal, p. 37.
(8) Imberty, p. 23.
(9) Jankélévitch (Vladimir), La musique et l'ineffable, Paris, Armand Colin, 1961, p. 95, cité par Imberty, p. 45. (10) Voir, par exemple : Leach (E.R.), Two Essays Concerning thé Symbolic Représentation of Time in : "Rethinking Anthropology ' ', Londres, The Athlone Press, 1966, pp. 124-136, où il montre comment s'articulent diversement selon les cultures représentation du temps et organisation sociale.
(11) Attali, p. 22.

 

 

CONTEXTE ET TEXTE POLITIQUES DES CHANSONS DE FILM HINDI

Par Grégory D. BOOTH

Professeur au département d'Anthropologie, Université d'Auckland, Nouvelle Zélande.


Aperçu du cinéma hindi

La tradition populaire urbaine du cinéma indien est née en 1912 avec la première production indigène : Raja Harishchandra. Ce film évoque l'épopée religieuse indienne : le Mahabharata. Ainsi, depuis sa naissance, le cinéma indien est lié à des histoires traditionnelles connues de tous. Les théâtres Parsi de l'ouest de l'Inde (surtout Bombay) ainsi que les troupes de théâtre nautanki etjatra, qui ont parcouru presque tout le nord de l'Inde, ont eux aussi apporté leur contribution au style et au répertoire de ce nouveau média. Comme pour la majorité des premiers films, il s'agissait de contes populaires traditionnels et de pièces contemporaines montrant la vie urbaine sous son meilleur aspect. Les nouveaux films étaient caractérisés, comme les modes de narration antérieurs, par des personnages et des comportements stéréotypés, des valeurs familiales et religieuses traditionnelles, des héros fougueux, des danseuses et de sages héroïnes. Enfin, la culture cinématographique populaire de l'Ouest a fortement influencé le style (décors, costumes, etc) et les valeurs du cinéma indien.

Avec l'apparition du cinéma parlant, l'hétérogénéité linguistique de l'Inde a provoqué une distinction des films suivant la langue. Le premier film du cinéma parlant, AlamAra ( 1931 ), a été réalisé en hindi, la langue la plus répandue dans le pays même si elle n'est pas langue nationale. Les films tournés dans cette langue ont progressivement dominé le marché et représentent encore aujourd'hui la part laplus importante de laproduction cinématographique indienne. Cependant, les films en tamoul, telegu, malayalam, pendjabi, gujerati, oriya, bengali, et marathi (entre autres) ont concurrencé et concurrencent encore les films hindi au niveau régional. Le champ de cet article se limitera néanmoins au cinéma hindi.

La censure et la réglementation gouvernementales ont été des facteurs déterminants dans le développement du cinéma hindi. Le gouvernement indien, établi en 1947 a agi en termes de protection de la culture indienne (contre les excès jugés inadmissibles de l'Occident et de ses imitateurs en Inde) et de préservation de la morale et des règles sociales. Les représentants du gouvernement considéraient les films indiens comme "trop romantiques et trop basés sur le culte du héros immature. Selon eux, cela était dû à l'influence de l'Ouest, influence qui devait être enrayée (2). Ainsi, un film nepouvait faire allusion à la politique qu'avec l'accord de la censure.

Depuis 1931, la musique et la danse sont des éléments essentiels du cinéma hindi, tout comme ils l'étaient dans le théâtre traditionnel antérieur. Bien que certains films aient contenu dix, voire quinze chansons et numéros de danse (on parle même d'un film comportant 40 chansons !), l'industrie du film hindi, centralisée à Bombay, avait développé, au milieu des années 40, une formule comprenant une moyenne de six chansons et trois danses. Selon Barnouw et Krishnaswamy, "la danse et la chanson constituaient des substituts classiques aux ébats amoureux et aux histoires de coeur" (3). Arnold (4) a mis en avant le grand éclectisme des chansons de films hindi, qui reflètent l'influence des musiques indiennes traditionnelles, classique et classique léger ainsi que l'importance de toute une gamme de musiques populaires et afro-américaines.

Comme Barnouw et Krishnaswamy le laissent entendre, la plupart des chansons de film sont à thème romantique, comme le film hindi en général. Les chansons comiques et cérémoniales y sont également relativement fréquentes. La principale caractéristique des chansons de film hindi réside dans le fait que ce type de chanson a dominé la musique populaire indienne de 1935 à 1985. Bien que des styles populaires non rattachés au cinéma ont pris récemment beaucoup plus d'importance, la "fùmigif (chanson de film) est encore très répandue. L'objet de cet article est de se pencher sur un phénomène assez rare : les chansons de film dont le texte et/ou le contexte cinématographique transmet un message ou une opinion politique, l'hypothèse de départ étant que la chanson de film politisée est issue d'un amalgame unique entre contrôle gouvernemental, opinion politique populaire indienne, et industrie des loisirs. Avant de considérer les chansons elles-mêmes, il convient de se demander quelles sont les préoccupations politiques qui apparaissent dans les films hindis.

Cinéma et société

La corruption parmi les membres du gouvernement, la bureaucratie, et la police font partie de la vie quotidienne indienne. Par conséquent, l'image du politicien, de l'homme de loi ou du policier corrompu est courante dans les films. De tels personnages font partie de la liste habituelle des méchants dans le cinéma hindi. Le système judiciaire, par contre est rarement représenté comme étant corrompu. Il apparaît comme étant complètement imprévisible, sujet à des fantaisies bizarres lorsqu'il s'agit de petits détails sur la loi ou victime de machinations d'hommes de loi vénaux.

Rajadhyaksha pensait que pour le cinéma du Tiers Monde, l'acte politique consiste en une "identification de l'ennemi" (5). Par ailleurs, Lutze a donné une description "triviale" du cinéma populaire indien, à propos duquel il explique que les producteurs cherchent à renforcer les idées déjà préformées dans l'esprit du public plutôt que de lui imposer des idées nouvelles (6). Ainsi, même le plus commercial des films hindis cherche a mettre en évidence les défauts externes et internes de la société indienne. Les ennemis sont souvent ceux qui ont déjà été (bien ou mal) jugés par le public, facilement identifiés et compris.

Il existe cependant aussi des films qui tentent d'associer la formule commerciale à des thèmes ouvertement politiques. En fait, les films qui traitent systématiquement des abus sur les droits sociaux et juridiques forment une sous catégorie à part entière du cinéma hindi. Certaines stars (Hema Malini et Jitendra viennent à l'esprit) apparaissent fréquemment dans ces histoires de réforme sociale. Bien qu'ils mettent en vedette des grandes stars, ces films sont en général plus sérieux que populaires. Certains apparaissent comme des films moraux passablement ennuyeux qui ont pour seul intérêt de valoriser des vedettes. D'autres ont plus de succès populaire alors qu'ils transmettent tout de même un message d'ordre socio-politique. Etant donné l'importance de "l'identification de l'ennemi" pour juger du caractère politique d'un film, il serait intéressant de poser à ce stade de l'analyse une question supplémentaire : les chansons de film hindi permettent-^lles d'identifier les ennemis de l'Inde politique et sociale et si tel est le cas, dans quelle mesure le média influe-t-il sur le message ?

La politique dans les chansons de film

Les exemples de chansons de films politiques sont rarissimes. Ils n'en sont que plus intéressants comme par exemple dans Duniya i"). un film du milieu des années soixante, qui mettait en vedette Dev Anand et Vjayantimala, deux des plus célèbres stars de l'époque. L'intrigue en elle-même n'est pas ouvertement politique ; elle relate une histoire banale opposant les valeurs et les comportements de la ville (symbolisant le mal) et du village (symbolisant le bien). Le romantisme, indispensable dans les films hindis est également présent, et le film se termine avec un héros triomphant accompagné d'une héroïne. On remarque cependant, à peu près au milieu du film, une chanson étonnante et clairement politique, accompagnée d'une scène de danse et de mime très élaborée. La chanson s'appelle "Yeh Dharti Hindustan Ki", [Ceci est la terre d'Hindustan].

Le titre de cette chanson, évoque à lui seul certaines difficultés politiques auxquelles l'Etat indien est confronté. "Hindustan" est le nom donné à la moitié nord du sous-continent indien. Des lieux comme le Tamil Nadhu, le Deccan, ou le Kerala ne font pas à proprement parler partie de l'Hindustan. Le seul autre nom plus ou moins admis pour nommer l'Inde est "Bharat". Cette appellation, bien que moins poétique, permet d'une certaine façon une meilleure identification : elle regroupe implicitement tous ceux qui sont d'origine indo-aryenne. Cette appellation présente toutefois l'inconvénient d'exclure les populations indigènes de la région, l'ethnie dravidienne et les groupes tribaux. Puisqu'il n'existe pas d'appellation d'origine pour représenter intégralement l'entité politique indienne, les paroliers ont suivi ici la coutume et ont laissé le Nord, région qui domine politiquement, représenter tout le sous-continent.

Les ennemis internes et externes

"Yeh Dharti" se présente comme une pièce à l'intérieur du film. Vijayantimala, notre héroïne, danse et chante dans un décor rempli d'éléments symboliques. Deux images sont d'une importance capitale dans cette chanson et dans cette scène de danse : premièrement, l'image en trois dimensions d'un fermier avec ses boeufs et sa charrue. Dans son refrain, Vijayanti chante "cette terre n'est ni la vôtre ni la mienne, elle appartient seulement aux fermiers' '. Quand cette chanson a été crée, 70 % des indiens étaient dépendants de l'agriculture et 82 % habitaient en milieu rural. Quand on considère que deux des plus grosses sécheresses ont eu lieu au milieu des années soixante, il est évident que cette image, accompagnée de ces paroles reflète une sombre réalité, ce que beaucoup d'indiens citadins ont sans doute tenté d'oublier.

La deuxième image importante est celle d'une grande statue ayant la physionomie et les traits d'une déesse hindoue. Elle porte le trident de Shiva (un des plus grands Dieux hindous) dans sa main gauche et le drapeau à trois couleurs dans sa main droite ; elle incarne Bharat Mata [l'Inde mère], Vijayanti prend une couronne de fleurs de cérémonie (représentant les éléments de la nation indienne) appartenant à la déesse. Après qu'elle et la foule (c'est à dire le peuple indien) ont mimé le respect pour la couronne, le visage de Vijayanti change. Prise de colère, elle fait tourbillonner la couronne à travers la foule et finit par éparpiller ses fleurs sur le sol. La scène montre la déesse à l'arrière plan tandis que Vijayanti danse devant le groupe représentant l'hétérogénéité de l'Inde. La diversité est exprimée à travers les costumes régionaux des acteurs et elle est expliquée par le chanteur, qui les identifie comme "Gujerati, Sikh, Marathi, Bengali, et Madrasi". Elle fait une tirade anti-ethnique dans la scène suivante : "même si tu es arrivé après, tu es d'abord Bharatwalle [indien]". Elle décrit l'Inde comme la terre du Bhagavad Gita (l'écriture sainte hindoue) et du Coran (l'écriture sainte musulmane) tandis que la caméra fait un panoramique sur des musulmans priant devant une mosquée.

La scène qui suit offre une description remarquablement explicite sur la menace extérieure qui pèse sur l'unité indienne et qui ne peut s'expliquer que grâce au contexte, à savoir la date de production du film (1965). La musique prend soudainement une tonalité alarmante. A l'arrière plan de la scène, les montagnes de l'Himalayasont brusquement envahies par des soldats chinois qui brandissent leurs fusils et tirent sur la foule. On pourrait considérer les chinois comme des ennemis "sûrs". Contrairement aux pakistanais, qui apparaissent rarement voire même jamais physiquement comme ennemis dans les films hindis, et qui ont beaucoup de corélégionaires en Inde, les chinois n'inspirent chez le public indien aucune association naturelle. Ils sont différents d'un point de vue racial, culturel et religieux, remplissant ainsi aisément le rôle de méchant.

Plus avant dans la chanson, Vijayanti danse devant une statue de Bouddha et chante pour lui et le Gita. Elle associe ensuite l'identité religieuse hindoue avec les caractéristiques géographiques de la nation, en particulier la rivière du Gange (elle-même un symbole politique) et les montagnes de l'Himalaya (sources du Gange et zone disputée avec la Chine). Le conflit frontalier avec la Chine, qui a touché l'Inde à la fois militairement et géographiquement, est représenté directement sur la scène du théâtre et par 1 ' intermédiaire de l'imaginaire de la chanson du film. De la même façon, ces menaces externes sont juxtaposées aux conflits internes, donnant ainsi une description complète des dangers qui menacent alors le pays.

Le conflit inter-ethnique est mimé par le peuple et les maisons sont incendiées. A la fin, Vijayanti apparaît dans une maison du village coupé en deux. Elle chante "nous devons faire une seule maison de ces deux moitiés", tandis que les membres du peuple poussent les deux parties l'une vers l'autre. Alors que la foule est prostrée devant la déesse, la chanteuse interprète à nouveau son chant initial, "la terre d'Hindoustan".

Cette chanson présente donc un ennemi interne et un ennemi externe. Deux ou trois ans après l'événement, les chinois étaient certainement encore au centre des préoccupations des indiens en matière de politique extérieure. On peut penser que les soldats chinois dans cette scène servent à décrire de façon très sérieuse la menace externe. Cependant, les chansons de films sont censées évoquer des scènes d'amour, exprimant par la musique les passions qui ne peuvent être décrites physiquement. Quel est alors le message réellement perçu par le public indien quand le style romantique auquel il est habitué est brusquement remplacé par un sujet didactique et politique ?

Ces problèmes sérieux (qui ont coûté la vie à beaucoup d'indiens) peuvent-ils s'imposer à l'imaginaire et à la réthorique stricte d'une chanson de film ? La grande rareté des chansons politiques laisse présager un réponse négative, mais les informations précises sont trop peu nombreuses pour permettre de donner un réponse définitive.

Les ennemis externes sont eux-mêmes rares dans les films hindis, contrairement au cinéma américain, par exemple, qui met souvent en scène des guerriers courageux survivant à de terribles batailles et qui finissent finalement par triompher des méchants voulant détruire ou envahir le pays. Bien que de tels "films de guerre" soient rares dans le cinéma indien, il existe une exception pouvant fournir des informations précieuses et aider à répondre aux questions concernant le message perçu par le public. Hageegat est un mot urdu qui veut dire "réalité". Le film réalisé en 1963 et qui porte ce nom (8) décrit les débuts malheureux de la guerre frontalière de 1962 avec la Chine. Il a été réalisé en noir et blanc, et dédicacé au tout Premier Ministre Jawaharlal Nehru (1889-1964) et aux soldats qui se sont battus contre les chinois.

"Ho ke majboor mujhe" [J'ai été contraint (à faire cette guerre), mon pays m'a appelé] est chanté vers la fin du film parles troupes indiennes, sinistrées mais déterminées, au moment de leur retraite. Le texte n'est pas politique à la façon didactique de "Yeh Dharti". Au contraire, la chanson et la scène du film sont axées sur le pathétique de la situation des hommes en guerre, tandis que les soldats se souviennent de leurs bien-aimées, lesquelles pensent que leurs hommes sont morts. Des scènes de ' 'jawans indiens" (soldats), blessés et mis en défaite, assis au milieu de la glace et des rochers de l'Himalaya sont entrecoupées de scènes avec leurs bien-aimées. Un soldat chante, "En entendant mon nom tes larmes commenceront à couler". Un autre chante la belle chevelure de sa jeune femme tandis que la caméra se tourne sur la femme, dans son nouveau sari blanc d'épouse, les cheveux coiffés, sans doute avant qu' ils ne soient coupés (selon la tradition en Inde pour les épouses hindoues). La scène réunit consciencieusement les hindous, les musulmans, les soldats et les familles sikhs.

"Ho ke majboor" est-elle une chanson politique ? Et si elle l'est, le message passe-t-il mieux que pour "Yeh Dharti" ? Tout d'abord, le contexte cinématographique dans lequel cette chanson intervient identifie très précisément l'ennemi et dans des termes exceptionnellement négatifs alors que les paroles ne le font pas. Ces dernières, cependant, identifient bien le dessein de l'ennemi : la destruction du bien-être et dubonheur du peuple indien. Ensemble les paroles et le contexte offrent un message nationaliste clair.

La réponse à la question de l'efficacité du message est plus difficile. L'image des troupes indiennes se réfugiant dans les gorges de l'Himalaya et chantant sur une mélodie étonnamment rythmée et avec accompagnement orchestral, peut prêter au scepticisme (c'est le moins que l'on puisse dire). Cependant, si l'on considère le rôle d'une chanson de film comme l'expression d'une émotion intraduisible, l'on peut penser que cette chanson a un impact émotionnel bien plus grand que ' 'Yeh Dharti", grâce à ses paroles pertinentes sur le plan politique. En utilisant le mode imaginaire qui renvoie au cadre habituel des chansons, "Yeh Dharti" court non seulement le risque de provoquer l'incrédulité mais aussi celui de la banalisation. "Ho ke majboor" est un moyen de manipulation des média (on pourrait dire de propagande) plus efficace car il fait davantage appel au côté émotionnel qu'aux arguments intellectuels.

Le message social dans la chanson.

Le film à caractère ouvertement social, (que l'on pourrait nommer "film moral") n'est pas inconnu du cinéma hindi. Il se rapproche du concept de Cinéma du Tiers Monde tel qu'on l'entend généralement. Cependant, les conventions, le marketing et le contenu de l'intrigue qui caractérisent ces films, passent à travers le filtre du film populaire hindi. Nous y voyons des stars populaires, nous entendons des chansons de film, et nous attendons une intrigue romantique dans laquelle finalement le bien triomphera du mal. Le film Hageegat tourné en 1985 (9) correspond tout à fait à ce genre cinématographique. Contrairement au film du même nom mentionné précédemment, ce film a pour vedette Jitendra, un officier de police intègre qui lutte contre la corruption et le crime. Jaya Pradha intervient dans l'incontournable intrigue sentimentale, ce qui donne au film l'occasion de porter un jugement critique sur le traitement et le statut de la femme dans l'Inde moderne.

La chanson, "Oh Bharat Mata" [ô Inde ma mère] interprétée au début du film (tout comme "Yeh Dharti Hindustan ki", cette chanson est mise en scène sous forme de spectacle), se sert du texte et de l'image pour identifier l'ennemi interne à savoir les préjugés ethniques et le mauvais traitement infligé aux femmes. L'image dominante de la séquence chantée apparaît dans une scène dans laquelle notre héroïne, prostrée, est enchaînée aune carte de l'Inde. Elle chante, "Je suis l'Inde mère et je pleure ma profanation". Au fil de la chanson, Jaya Pradha évoque le déséquilibre social, tandis que des scènes de conflit ethnique et social défilent devant les yeux du spectateur. Quand devant leur mère, les enfants affamés pleurent, elle chante "les filles du pauvre implorent mon aide".

Dans ce contexte, "Bharat Mata" n'est pas si différente de "Yeh Dharti". Mais ici, c'est la carte géographique qui joue un rôle important. Bien qu'il existe des symboles nationaux plus abstraits, notamment la Colonne d'Asoka (Empereur Maury, 272-237 av J.C.) dans l'Inde contemporaine, la carte du pays est surtout mise en évidence en tant que symbole de l'unité nationale.

Cette image revient tout au long de la chanson. A l'endroit où l'héroïne est enchaînée, la carte change pour se transformer en une cellule de prison dans laquelle apparaît Jaya Pradha, menottes aux mains derrière les barreaux. Plus loin quand Jaya Pradha chante "sans mère, Bharat (l'Inde) doit être écartelée", nous voyons les Etats représentés sur la carte se séparer. Finalement, nous entendons l'appel de l'Inde Mère, "Qui viendra à mon secours?" Bien sûr, la réponse vient de notre héros, Jitendra, qui apparaît accompagné d'une armée portant les vêtements indiens (khadï) officiels, tissés à la main. Ils marchent sur le plateau en criant "Nous te libérerons!"

Ce qui semble important ici, au delà de la simple utilisation de l'espace géographique en tant que symbole, c'est le fait qu'y sont associé des éléments humains. L'image est saisissante, non pas à cause de la carte, mais en raison de la vision de la femme qui y est enchaînée. La juxtaposition de l'homme et de la géographie apparaît également à la fin de la chanson d'un autre film qui exhorte l'unité nationale et le patriotisme. Le film ' 'Mother India", sorti en 1957 (10)et qui fut acclamé par la critique, contient une chanson intitulée ["Oh Jane Walle, na jao"] (Oh toi qui pars, s'il te plaît ne t'en vas pas). Dans ce film, un groupe de villageois, dont les maisons ont été détruites par une inondation, décide de plier bagage et de s'en aller vivre ailleurs. L'héroïne du film reste dans les champs à travailler et interprète cette chanson au moment où la caravane s ' en va. Elle convainc les autres personnes de rester et de travailler avec elle. Nous voyons alors un montage de récoltes de plus en plus abondantes et de chance qui sourit. A la fin de la chanson, on voit sur tout l'écran les paysans en fête, brandissant leurs outils de travail et les récoltes. A partir de ce gros plan, la caméra recule et nous fait découvrir une foule en mouvement prenant la forme de l'espace géographique indien. C'est l'homme cette fois qui prend la forme de l'Etat- Nation. L'important semble résider dans le fait que lorsque les directeurs artistiques indiens ont recherché les symboles de l'unité indienne, ils l'ont fait en tentant d'associer l'espace géographique relativement récent de l'Inde, aux êtres humains vivant dans cet espace.

Il est difficile de parler du cinéma populaire indien sans mentionner le travail d'acteur et de directeur de Raj Kapoor, puisque Kapoor a toujours mêlé les symboles traditionnels à son message sociop olitique, tout en conservant le caractère dynamique du genre chanson de film populaire .

La corruption politique est l'ennemi mis en évidence dans Ram Tere Ganga maili hogayi (11), film populaire tourné par Kapoor en 1985. Selon Kapoor, celle-ci permet à ceux qui sont au pouvoir d'abuser du peuple. Ainsi, le Gange (Ganga), rivière la plus sacrée en Inde, est-il décrit comme devenant pollué, lorsqu'il quitte les montagnes pour rejoindre les plaines peuplées. L'héroïne du film, appelée bien sûr Ganga, connaît également la corruption quand elle part de ses montagnes. Dans la chanson tirée du film, on la retrouve retenue prisonnière dans une maison de tolérance située sur les bords du Gange, chantant pour un groupe de politiciens assistant à une fête privée. Présentés comme des hommes qui abusent des femmes, ils sont là assis et impassibles, regardant, buvant du Champagne (qu'ils jettent parfois dans la rivière, aggravant de ce fait la pollution du Gange) pendant que Ganga les divertit. Notre héroïne accuse ses ravisseurs (les politiciens) de trahir la confiance du pays en raison de leur comportement corrompu "pendant que le peuple pleure". Ainsi, la chanson véhicule des messages à la fois sur le statut des femmes, sur le statut du Gange et sur la corruption dans la politique. Il lance en outre un appel à Dieu (Lord Ram) pour que la situation s'améliore.

Les chansons de films hindis interviennent probablement à différents niveaux dans la culture indienne. Pendant cinquante ans elles ont régné sans partage dans la musique populaire, offrant des chansons d'amour, des chansons de rupture et de peine de coeur, ainsi que des chansons de cérémonie ; pour des millions de personnes elles restent encore aujourd'hui d'actualité. On entend leurs mélodies un peu partout dans le pays, dans les fêtes, les mariages et les cérémonies religieuses. Parfois, les compositeurs des chansons de film cherchent également à participer à la vie politique de l'Inde. Les chansons de film peuvent alors essayer d'identifier, directement, ou implicitement (par le contexte), les ennemis internes ou externes de la société indienne. Elles peuvent porter un jugement sur les situations politiques, elles peuvent aussi être utilisées par les réalisateurs de films comme "guide" émotionnel pour stimuler, sur des problèmes spécifiques, les passions populaires. Cependant, il arrive souvent que les amateurs de film indien, longtemps après avoir oublié l'intrigue, les personnages et le message d'un film, se souviennent de sa chanson, ce qui porte à croire que les significations personnelles propres à l'auditoire sont souvent plus importantes que celles que les réalisateurs ont cherché à faire passer. L'ironie de la chanson de film politique peut se trouver ici dans l'éternelle impuissance des producteurs à maîtriser la façon dont leur travail est perçu par les consommateurs. Soit la chanson est didactique (comme "ô Bharat Mata") et donc facilement oubliée, ou bien elle est allusive (comme "Ram Tere Ganga Maili") et de ce fait, sujette à d'autres réinterprétations et c'est le public qui décide in fine de ce que sera la signification d'une chanson. Bien que la politique apparaisse de temps en temps dans la chanson de film, ceux qui introduisent ce thème dans le cinéma hindi sont engagés dans un processus d'intégration d'éléments de la réalité sociale et politique au sein d'une forme d'art commercial dont la fonction première est justement d'échapper à la réalité projetée par ces chansons.


NOTES



(1) Professeur au département d'Anthropologie, Université d'Auckland, Nouvelle Zélande.
(2) E. Barnouw , S. Krishnaswamy , Indian Film, New York , Oxford University Press, 1980, p. 137 .
(3) Ibid. p. 155.
(4) A. Arnold, Popularfilm song in India : A case of mass-market eclecticism, Popular Music, 7, 1988.
(5) A. Rajadhyaksha, "Debating thé third cinéma" in J. Fines, P. Willemen, Questions ofthird cinéma, Londres, British film Institute, 1989, p. 170.
(6) L. Lutze, "FromBharatato Bombay : change in continuity in Hindi filmaesthetics" in B. PfLeiderer, L. Lutze, the Hindi film: agent and re-agent ofcultural change, New Delhi , Manohar, 1985, p. 5.
(7) Duniya ("Le Monde"), 1965, Directeur : T. Prakash Rao ; chanson : "Yen Dharti Hindustan Ki" (ceci est l'Hindustan) ; musique : Shankar/Jaikishan ; paroles : Hasrat Jaipuri, S. Neeraj, H. Behari.
(8) Hageegat ("Réalité"), 1963. Directeur : Chetan Anand ; chanson : "Ho Ke majboor mujhe" (j'ai été contraint) ; musique : Madhan Mohan ; paroles : Kaifi Axmi.
(9) Hageegat (' 'Réalité"), 1985. Directeur : T. Rama Rao ; chanson ' ' Oh Bharat Mata' ' (O Inde ma mère) ; musique : Bafiï Lahiri ; paroles : Indeevar.
(10) Mother India ("Inde, ma mère"), 1957. Directeur: Mehboob Khan ; chanson : "Oh Jane Walle, na jao" (Oh toi qui t'en vas, ne pars pas) ; musique : Naushad Ali ; paroles : Shakheel Badayuni.
(11) Ram Tere Ganga Maili Hogayi ("Seigneur Ram, ton Gange est pollué"), 1985. Directeur: Raj Kapoor ; chanson : "RamTere Ganga Maili Hogayi" ; musique : Ravindra Jain ; paroles : Hasrat Jaipuri, Amir Qazal Baksh.

 

 

MANDELA, MTV, LA TELEVISION ET L'APARTHEID

Par Keyan G. TOMASELLI (1) et Bob BOSTER (2)


"Le juke-box universel qui permet aux média électroniques de faire communiquer les téléspectateurs du monde entier avec les foules assistant aux concert rock est parfaitement opérationnel lorsqu'il s'agit de transmettre des images et des messages simples. Cependant, il est incapable d'exprimer des concepts politiques plus complexes" (3).

Entre le début des années 70 et le milieu des années 80, les problèmes politiques dans la musique se sont limités en général aux chanteurs de rock et de folk en marge des grands courants. Bien que le mouvement punk (1977-1980) ait été porteur de quelques messages politiques et sociaux, il n'a pas eu de véritable succès commercial. Mais au milieu des années 1980, la musique pop commerciale contenant des messages politiques est apparue dans les chansons des groupes comme U2, Bruce Springsteen et Sting.

La musique pop se définit habituellement comme "une catégorie assez floue de la musique populaire à base de sons électrisés qui s'adressent essentiellement aux jeunes. Le rock est une sous catégorie de la musique pop d'inspiration afro- américaine" (4). Cependant, si l'on ajoute à cette définition les notions de production et de consommation, la définition de la musique pop peut s'étendre au delà de la musique euro-américaine et concerner de ce fait le reggae, la rumba, la salsa, la soca, le rap, l'acid music et bien d'autres encore. Même si ces musiques ne sont pas originaires d'Europe ou des Etats-unis, elles ont souvent représenté un moyen d'expression pour les minorités oppressées au sein des états industrialisés.

Le mouvement anti-apartheid faisait partie des problèmes inclus dans cette politisation de la musique pop. La vidéo de Viva Mandela (5) qui dure deux heures, par exemple, utilise la musique pour montrer les transitions d'un niveau d'intensité de lutte à l'autre. Il s'agit ici à la fois d'une célébration et d'une chronique. Un critique du journal de l'ANC, recommande même cette vidéo pour la qualité de sa musique (6).

L'origine de cette nouvelle dimension politique dans la musique pop peut se retrouver dans les formes musicales d'abord marginalisées comme le Reggae, le Ska, la Pop africaine, la New Grass, la Nouvelle Country, la Salsa, les Rastas, le Rock hispanique, et le Funk/Jazz (7). Les thèmes litigieux s'inscrivent dans le courant de la musique pop à travers la recherche de nouveaux sons et de nouvelles idées. Ces groupes socialement et économiquement marginalisés ont ressenti un besoin croissant de trouver des formes d'expression qui reflétaient davantage leurs valeurs et leur condition sociale. Les artistes les plus populaires ont adapté ce genre de message et l'ont fait passer dans leurs chansons. Bien qu'ils ne soient pas d'essence fondamentalement "politique", ces styles musicaux ont élaboré un message politique à portée du quotidien et des lieux communs, répondant à la praxis et aux sous-cultures qui leur ont donné naissance (8).

La musique pop n'est pas forcément dominée par les intérêts des musiciens pop, mais par les maisons de disques et les chaînes de télévision. Pour que la musique pop ait du succès, il fallait convaincre ces milieux des bénéfices potentiels qu'ils pourraient réaliser. Aux Etats-unis la politisation de la musique pop est d'abord apparue dans les années 60 au moment de la guerre du Vietnam. Robin Dinselow (9) explique que le renouveau des styles musicaux qui avait donné son élan à la pop politique durant les années 60 devait se retrouver à nouveau en 1980 dans les chansons de Tracy Chapman.

Ceci signifiait que toutes les stars protestataires des années soixante pouvaient retourner dans les studios d'enregistrement. JoanBaez a sorti un nouvel album qui comprend MLK de U2, Biko de Peter Gabriel, Brothers in Arms de Dire Straits (qui n'avait pas jusque là été perçu comme une chanson à thème politique), et Asimbonanga (10) de Johnny Clegg... Harry Belafonte a également fait un come-back, avec le célèbre titre, Paradise in Gazankulu, enregistré en grande partie en Afrique du Sud, faisant appel à des musiciens pour composer la musique de fond des morceaux...

Cependant, un tournant mondial s'est produit à la fin de l'année 1984 et au début de 1985 lorsqu'un groupe de chanteurs britanniques a sorti sous le nom de Band Aid, Do They Know lî's Christmas ? pour récolter des fonds pour les victimes de la famine. Le succès de cette chanson a été égalé aux Etats-unis avec We Are the World, suivie juste après par un double album. Ces deux projets ont abouti à l'organisation d'un concert international pour réunir des fonds. Connu sous le nom de Live Aid, ce dernier à eu lieu durant l'été 1985 au stade de Wembley à Londres, et au stade RFK à Philadelphie, et fut précède par un concert australien qui s'intitulait OZ For Africa. Ces trois événements musicaux ont été diffusés dans le monde entier.

A mesure que les studios d'enregistrement s'apercevaient du potentiel commercial de la conscience sociale, ils ont soutenu des concerts pour Mandela (FreedomFest'88). Human Rights Now !, Farm Aid (Etats-unis), et également des projets moins importants pour les sans abris, la myopathie et les problèmes d'environnement. Born in the USA de Bruce Springsteen et The Joshua Tree de U2 ont fait partie des projets les plus ambitieux.

 

Le groupe de musiciens de Mandela

De son vivant, le programme et la pensée politiques de Biko ont été décrits en partie par les grands journaux américains. Mais à sa mort, le 12 septembre 1977, la façon brutale avec laquelle il a été tué par la Police de la Sécurité, qui se considérait au dessus des lois, a incité les média américains à affirmer que B iko était un des plus importants leaders noirs en Afrique du Sud (11). Aucun des 19 anciens détenus morts en détention n'avait reçu d'hommage médiatique aussi important que celui fait à Biko. Le calvaire de Biko a préparé l'émergence de Nelson Mandela en tant que héros populaire par les média américain et anglais. Le disparu, symbole de la résistance à l'apartheid, s'est fondu dans l'autre symbole, vivant celui là, qu'était Nelson Mandela. La conscience publique américaine a fait le lien entre ces deux personnages parce qu'ils voulaient tous les deux résoudre le conflit par la paix et l'humanisme.

Les origines de la présence des messages anti­ apartheid dans la musique pop se retrouvent dans la chanson Biko de Peter Gabriel (1980, tirée du disque de Gabriel III) et dans le chanson Free Nelson Mandela de Spécial AKA (1984, tiré du disque "in thé studio"). Ces deux disques sont devenus des "disques cultes" aux Etats-unis, surtout Biko, interprété dans les tournées et les enregistrements d'Amnesty International et lors de FreedomFest. Le disque de AKA a atteint le top 10 anglais, son vidéoclip attrayant, ses paroles percutantes et sa musique entraînante posait pour la première fois le problème de l'apartheid à travers la musique rock sur une grande échelle (12).

Le disque Sun City de Little Steven Van Zandt et d'Arthur Baker a été l'élément le plus révélateur de l'impact de ce style de chansons. Little Steven s'est inspiré de la pochette de Sun City, "je voudrais remercier tout particulièrement Peter Gabriel pour l'inspiration profonde de sa chanson Biko qui m'a permis de découvrir l'Afrique pour la première fois ". Sun City a été réalisé grâce à l'engagement de Little Steven, et d'artistes ayant des styles musicaux variés: pop/rock, rap, jazz, pop africaine, heavy métal, rhythm and blues, musique classique indienne, salsa, punk et reggae. Le disque est devenu disque d'or, mais le plus gros mérite revenait aux 67 artistes et à ceux qui les accompagnaient. Une promesse est faite dans la chanson "ain't gonna play Sun City". Sun City est un complexe hôtelier extraordinairement luxueux comprenant un centre de loisirs et des casinos, financée par des capitaux sud-africains, au bantoustan du Bophuthatswana (13).

Sun City, élément de l'empire international de loisirs de Sol Kerzner en Afrique du Sud, a accueilli avec succès des grandes stars telles que Frank Sinatra, LisaMinelli, Elton John, Rod Stewart, Queen et bien d'autres dans sonhôtel, brisant ainsi le boycot culturel des Nations Unies, du moins jusqu'au milieu des années 1980. Pour les musiciens contre l'apartheid, cet événement reflétait l'indifférence obscène de l'Afrique du Sud blanche et riche au milieu d'un océan de pauvreté noire. Le disque Sun City a marqué un tournant dans la prise en compte par l'industrie du disque de la lutte anti-apartheid et son inclusion dans les problèmes politiques traités par la musique populaire. Cependant, la projection de la vidéo a été paradoxalement refusée par la chaîne de diffusion publique américaine (PBS).

La vidéo Sun City emploie une idéologie progressiste exprimée au travers de codes musicaux et post-modernistes de type MTV ; "Un débat de société fondu dans du rock n'roll" selon les termes d'un chanteur. C'est un message aisément accessible aux téléspectateurs de MTV et qui implique ceux qui ne s'étaient peut être jamais considérés comme faisant partie du mouvement anti-apartheid.

La vidéo associe la lutte pour les droits civiques des noirs américains dans les années 60 à celle contre l'apartheid en Afrique du Sud, ce qui crée ainsi un autre point de contact. Peter Gabriel souligne les origines noires de sa musique et de ce fait, a participé à la vidéo pour rendre hommage aux origines de la musique qui ont permis à certains blancs de gagner beaucoup d'argent. Cette démarche donne naissance à un sentiment de communauté musicale intégrée qui englobe les Etats-unis, le Royaume Uni et l'Afrique du Sud.

Dans la seconde partie de la vidéo, une auto­ réflexion explique comment le projet a vu le jour, comment il a été organisé, qui a contribué à sa production, et comment il a été enregistré. Ce passage peut être utile pour les étudiants en vidéo mais il interrompt le rythme du document, atténuant ainsi l'impact de la fin. La vidéo est un appel à l'action : les individus qui travaillent ensemble peuvent faire la différence.

Le passage tiré de Phil Donahue Show dans lequel on n'accorde qu'un discours très bref au président de Sun City, Sol Kerzner, interrompt le rythme de la vidéo. On aurait pu lui laisser plus de temps pour s ' exprimer ou alors, on aurait pu 1 ' ignorer totalement. Kezner est un homme de paille, et Little Steven qui répond longuement, apparaît de ce fait comme étant partial et dogmatique. La critique qui est émise à travers le cadrage et la juxtaposition de Louis Nel du Bureau For Information (Bureau d'Information) est bien menée. Mais le choix de Nel est curieux : pourquoi ne pas avoir choisi un personnage plus familier du public, comme PW Botha ?

La vidéo a sûrement flatté Nel puisque six mois après il a répondu avec la tristement célèbre "Info Song" qui copiait We are thé World de Live Aid et qui fut diffusée en Afrique du Sud. Info Song fut un exercice de propagande maladroit et trop coûteux qui invitait tous les "groupes de la population", c'est à dire les races, à se rassembler dans un spectacle de solidarité et d'unité inter­ culturelle. En persuadant toutes les vedettes noires et blanches de l'industrie de la musique pop sud-africaine de faire déclaration de soutien à la "réforme", Nel espérait toucher le public des jeunes (dans lesquels il voyait un noyau de résistance à l'apartheid) et utiliser ce médium pour critiquer l'opposition engendrée par les industries du disque locales et internationales. La sortie d'Info Song était destinée à neutraliser FreedomFest. Ce fut également une tentative pour se réconcilier avec l'industrie du disque et pour isoler les groupes musicaux fortement marqués par la résistance à l'apartheid. La tentative a échoué puisque la plupart des artistes impliqués ont ensuite pris leur distance par rapport à Info Song. Le Service de Diffusion Sud-Africain, à court d'argent, classa Info Song dans la publicité et refusa la diffusion gratuite. Certains chanteurs noirs versèrent leurs gains au "mouvement démocratique" en réponse à une pression populaire et à une intimidation physique. Peu de temps après, Nel perdit sa place.

De plus, bien que la majeure partie des musiciens dans Sun City assimile la lutte contre l'apartheid à une guerre raciale, l'un d'entre eux a fait la relation avec l'aspect économique : "Les affaires ont attiré les premiers colons en quête de minéraux. C'est pourquoi nous faisons maintenant des affaires avec eux". Mais les vraies contradictions qui ont enfermé ces artistes dans un système de communications exploiteur n'ont pas été développées, bien que tous étaient en faveur de sanctions contre l'Afrique du Sud.

La musique pop peut difficilement exprimer des idées complexes ou subtiles. Par conséquent, beaucoup d'artistes ont choisis d'exprimer des idées politiques sous la forme de grands hymnes. Ces hymnes sont en général centrés sur un personnage impliqué dans le problème (par exemple Biko ou Mandela), soit sur un thème de type "plus petit dénominateur commun", comme le boycottage de Sun City.

Mandela : le Symbole

" Où est emprisonné Mandela ? (a) en Amérique du Sud, (b) en Corée du Sud, (c) en Afrique du Sud. Donnez la bonne réponse au concours du Daily Mirror et vous pouviez gagner deux billets pour le concert de Mandela (14)

Beaucoup de films, de vidéos et de musiciens font référence à l'idée "Mandela" ou aux "idées" que défendait Steve Biko. Ce qui se cache dans cette utilisation du mot 'idée', cesont les concepts politiques abstraits et complexes qui proviennent directement de l'histoire des luttes en Afrique du Sud. Alors que les partisans de Biko et de Mandela en Afrique du Sud ont sans doute tous plus ou moins compris ce que représentaient Mandela ou Biko, pour le public américain, ces messages complexes seront ramenés à une personnalité dans le cadre social dont ils sont les principaux acteurs.

Le Mouvement Américain des Droits civiques, par exemple, est incarné par Martin Luther King ; la Glasnost et la Perestroïka par Gorbatchev. Ces images réductionnistes aident les gens à comprendre les faits sans avoir à connaître les véritables situations. Il y a un problème qui se pose car les personnalités que les média ont rendues célèbres, commencent à cacher les processus politiques complexes qu'elles personnifient (15). Puis, les média en font des symboles de conflit : la Guerre Froide par exemple, était présentée comme étant un conflit entre Kennedy et Khrouchtchev, en Afrique du Sud c'était un conflit entre Mandela et PW Botha puis un conflit entre Mandela et le "Nouveau" FW De Klerk qui l'a libéré. Nous qualifions de "reductive personification enrraming" (RPE) - c'est a dire " conception réductionniste de la personnification " - cette manière de présenter un conflit international complexe en terme de lutte entre personnalités. Les limites de ce conflit sont clairement définies puisque l'on sait qui sont les adversaires et ce qu'ils représentent. Le RPE de Mandela/De Klerk par exemple se limite dans la plupart des films à un conflit noirs contre blancs (16) malgré la fameuse déclaration de Mandela "Je me suis battu contre la domination blanche et je me suis battu contre la domination noire" (17).

On pourrait facilement faire de Mandela un symbole de l'ensemble de la lutte noire anti-apartheid. Cette incarnation est renforcée par sa propre devise "Struggleismylife" ( La lutte c'est ma vie ). Mandela est devenu en Amérique le symbole de la lutte contre l'apartheid tout comme King fut la personnification du Mouvement pour les Droits Civiques. Divers facteurs ont contribué à l'attrait populaire de Mandela. Si l'on se place du côté du consommateur d'images américain, Mandela ressemble à un noir américain. Les téléspectateurs plus avertis verront dans Nelson Mandela un membre de l'ANC, quelqu'un qui a passé 27 ans en prison à cause de son opposition à l'apartheid. Pour ces gens, Nelson Mandela incarne l'idée de la «libération noire».

Mandela représente la maturité, l'autorité, les droits de l'homme et la dignité parce qu'il a été emprisonné pour ses idées et non pour des actes de violence. Mais l'idée qu'il incarnait avant d'être libéré en février 1990 est plus complexe que cela. Si les mythes représentent un ordonnancement cohérent de connotations (18), alors l'idée de Mandela aux Etats-unis a atteint un statut mythique.

En tant que mythe, Mandela était auréolé de pouvoirs extraordinaires lui permettant de trouver une issue pacifique au conflit. Cependant en tant que juriste, il pensait qu'il était tolérable de se servir de la violence contre des bâtiments ou des installations mais non contre des personnes, afin de renverser l'apartheid.

Aussi, à l'échelle internationale. Mandela n'était pas associé à la notion de terrorisme (pour la plupart des Sud Africains blancs conservateurs. Mandela a toujours représenté, et même après sa libération, le communisme, le terrorisme et l'anarchie). En faisant concorder la connotation et le mythe de Mandela (représentant la libération noire) avec le mythe de King aux Etats-unis, on aboutit a l'image du Sud-Africain capable de résoudre à lui seul le problème de l'apartheid.

Le pouvoir conféré à Mandela en tant qu'individu fut le résultat de l'interprétation de Mandela et du conflit proposé par Ted Koppel dans Nightline (1990) et Dan Ratherdans 48Hours (1990). L'idée que Mandela soit un mythe sans qu'il l'ai choisi, a été abandonnée puisque aucune chanson ni présentation télévisée ne peut développer un point aussi complexe par le biais de "chaînes d'unités sonores" que constituent la plupart des messages médiatiques.

Mandela représentait un symbole pour sa conception de la "démocratie". A ce niveau d'interprétation, le nom de Mandela rassemble un grand nombre de faisceaux de sens culturels portant sur le terme lui-même (sens qui ont pu changer depuis sa libération, d'ailleurs).

Mandela et la musique

L'opposition à l'apartheid a peut-être été le facteur le plus déterminant dans la prise de conscience politique des musiciens américains dans le milieu des années 80. En 1984, Les Athlètes et Artistes Américains contre l'Apartheid (Athlètes and Artists Against Apartheid, AAAA), avec en tête de file Harry Belafonte, se sont penchés plus particulièrement sur la liste noire des Nations Unies concernant les sportifs et les musiciens qui avaient concouru ou qui s'étaient produits en Afrique du Sud. Le nombre des adhérents de l'AAAA a augmenté considérablement, passant de 65 à 600 personnes en un an, au moment ou StevieWonder sensibilisait la conscience publique en dédiant son Grammy Award à Mandela. Mais, comme il en a été fait mention précédemment, ce fut Sun City, débarrassé des ambiguïtés liées aux mouvements caritatifs, qui a véritablement poussé les musiciens à agir contre l'apartheid (19).

Parallèlement au projet Graceland de Paul Simon en 1987, il y a eu en 1986 une association d'un groupe d'artistes Scandinaves et d'Africains du Sud en exil avec le Zimbabwéen Lovemore Majaivana. Leur tournée au Zimbabwe et en Suède a débouché sur l'enregistrement d'un album intitulé Frontîine Rock, contenant plusieurs titres consacrés à Mandela : A Prayerfor Mandela et Ngungama. Majaivana a conclu sa tournée par un concert à Hyde Park à Londres, invité par l'Evêque Trevor Huddleston. A cette occasion, Sam Nujoma, Président de SWAPO (South Ouest African Peoples Organisation) a demandé à Majaivana de donner un concert le jour de l'indépendance de la Namibie en 1990.

Freedomfest

"Le message de Wembley a bien été entendu. ' 'Free Nelson Mandela' ' (Libérez Nelson Mandela). Il venait des artistes présents. Il venait des 72000 spectateurs entassées dans le stade, reprenant léchant de plus belle. Il a fait écho dans des centaines de millions de foyers à travers le monde qui regardaient ou écoutaient l'émission" (20).

FreedomFest a eu lieu le 11 juin 1988 au Wembley Stadium, à la périphérie de Londres. Le concert a très étroitement mêlé la communication internationale et une campagne anti-apartheid. L'événement s'est inspiré des précédentes interprétations du symbole de Mandela auxquelles il a ajouté deux éléments importants. Le premier a été le soutien, l'affection et le dévouement que Mandela a reçu de sa femme Winnie et de leurs deux filles, lorsqu'il était en prison. Cet esprit de famille atouché les américains et les britanniques de la classe moyenne qui avaient été choqués par les exigences radicales de sanctions contre l'Afrique du Sud. Margaret Thatcher, alors PremierMinistre Britannique, avait marginalisé le mouvement favorable aux sanctions le décrivant comme "isolationniste et passif, incapable de provoquer un changement vers la paix en Afrique du Sud" (21).

Deuxièmement, l'incroyable durée d'incarcération de Mandelapourun "délit d'opinion" lui a conféré une stature morale, le plaçant au rang de premier architecte de la nation démocratique sud africaine. En mettant en liaison ces idées, associées au mythe de Mandela, avec la célébration de son 70ème anniversaire, les organisateurs de FreedomFest ont offert un événement médiatique spectaculaire : " Surce plan, 1 ' Anti-Apartheid ne pouvait pas perdre. La cause n'a pas porté ombrage à la culture, elles se sont unies l'une à l'autre. L'idéologie de Mandela et la nature de son emprisonnement, par le biais de la célébration de son anniversaire, sont devenus eux-même un événement distrayant. La cause et la célébration étaient indifférenciables. Pendant ce temps, les opposants se distinguaient en tant que rabats-joie surannés, perdus dans les brumes de la politique politicienne parlementaire, alors que les autres faisaient tout simplement la fête" (22).

La BBC a maintenu sa décision de diffuser le concert, considérant que c'était l'un des plus grands concerts pop de l'année. La BBC soutenait que le concert était apolitique, alors que les musiciens participants insistaient sur sa nature politique. Le résultat a été le mélange de Live Aid et de la tradition multiculturelle qui avait vu le jour pendant la période de Rock Against Racism, lui même suivi des artistes contre l'apartheid (Artists Against apartheid), repris ensuite par Artists Against Apartheid : "La pop politicienne était sortie des parcs pour rentrer dans l'arène mondiale" (23).

Les bénéfices du Festival à l'occasion de l'anniversaire de Mandela et de ses 25 années passées derrière les barreaux, furent reversés par Artists Against Apartheid (créé par Littie Steven pendant le projet de Sun City ) au Mouvement Anti- Apartheid et aux projets pour les enfants d'Afrique du Sud. L'événement fut retransmis entre 15 heures et 23 heures aux Etats-unis par le tout nouveau réseau de la Fox TV. Cette diffusion a fait l'objet d'une intense promotion publicitaire, destinée surtout aux téléspectateurs noirs (24).

Grâce à cet événement de 11 heures, le nouveau réseau Fox espérait attirer un grand nombre de téléspectateurs noirs américains, qui constituait alors son public cible. Le réseau espérait ainsi se poser en concurrent des trois autres réseaux existants. Il diffusa 6 heures de spectacle, plus que pour Live Aid, et fut d'accord pour conserver l'hommage des artistes à Mandela. En Grande Bretagne, le concert fut diffusé en simultané sur BBC2 et Radio 1, le concert fut retransmis par satellite dans 60 autres pays.

Les génériques d'ouverture de la transmission donnaient le ton à l'ensemble de la diffusion grâce à l'utilisation de la RPE. La photo en noir et blanc la plus connue de Nelson Mandela, prise au début des années 60, est projetée sur un rectangle ocre, accompagnée de dessins africains stylisés recouvrant le fond noir. ' 'Nelson Mandela bom in 1918 " (Nelson Mandela né en 1918) recouvre les bords du cadre. "Imprisoned in 1963" (Emprisonné en 1963) y est projeté par dessus. La vidéo s'ouvre en fondu sur la vue du Wembley Stadium saisissant le bruit de la foule. Le titre stylisé, FreedomFest, est projeté dans un mouvement de droite à gauche, de la foule vers la scène, créant presque l'image d'un temple. Ces prises de vue inspirent un respect solennel. La personnalité à l'affiche "était Mandela lui-même, le personnage qui, plus que quiconque, réussit à sensibiliser l'opinion publique au problème de l'apartheid" (25).

Mais pourquoi FreedomFest, qui se voulait moment de résistance et de mobilisation pour les organisateurs, est devenu un simple spectacle pour la BBC et une opportunité commerciale pour la Fox. Pourtant comme l'affirme Perryman, la vulgarisation du problème de l'apartheid chez les spectateurs britanniques moyens a constitué le véritable "coup" médiatique, quelle que soit la manière dont la transmission a été faite dans les autres pays. Fox préférait les images et la musique de l'Afrique Occidentale, laissant de côté les sons et les images moins connus de la musique sud-africaine, qui constituaient deux séquences de 25 minutes. Paradoxalement, Johnny Clegg and Savuka, n'étant pas des exilés, furent exclus du concert. Paul Simon également ne fut pas invité, en raison de son album Graceland qui, comme Cape Town et We Are thé Wave de Belefonte, utilisait un accompagnement de style Sud africain. La tournée de Simon ayant rompu le boycott culturel des Nations Unies, il était considéré comme persona non grata.

Les discours d'introduction des animateurs de télévision, ceux de la Fox par exemple, révèlent que le centre d'intérêt sera le divertissement et non la politique, bien que quelques allusions politiques évasives soient faites par un animateur noir. Ces commentateurs demandent constamment aux spectateurs de se souvenir "du message'', bien que sa signification ne soit pas claire. La Fox et la BBC réduisent constamment la lutte contre l'apartheid a l'emprisonnement de Mandela, ce qui laisse supposer que sa libération résoudrait le problème de l'Afrique du Sud. Cette dépolitisation du concert a commencé avec les mécanismes de garde-fou de la BBC : des interviews pré-enregistrées de quelques interprètes, que les producteurs de la BBC pouvaient diffuser s'ils sentaient que les prestations en direct déviaient trop vers la "politique". Ceci ne s'est pas produit. Certains groupes, comme Salt'n Peppa par exemple ont même admis ne pas savoir qui était Nelson Mandela (26). Le narcissisme de Whitney Houston a même supplanté Mandela en tant que centre d'attraction pendant la durée de sa chanson. D'autres étaient visiblement mal à l'aise devant le message politique que cet événement était censé exprimer. Les deux seules approches du problème de l'apartheid dans Freedomfest furent soit l'approche réductionniste du RPE, à l'image des chansons de type "hymne collectif' qui ont fait connaître le concert, soit la mise en parallèle de la lutte en Afrique du Sud et du mouvement pour les Droits civiques aux Etats-unis. Le meilleur exemple de cette redéfinition de la lutte en Afrique du Sud en ternies de Droits civiques américains, a été donné par Stevie Wonder lors de son intervention sur scène, adoptant un style stratégique bien précis basé sur un ton et des termes judicieusement choisis, suggérant un lien entre la situation des Noirs aux Etats-unis et celle des Noirs d'Afrique du Sud, lien qui n'a aucune validité réelle. Ce lien est également suggéré par l'interprétation sporadique de musiques de type "gospel" ("négro spiritual").

La personnalisation de la lutte à travers Mandela dans la lutte est évidente et fait que l'émission diffusée par la Fox ne cerne aucun des vrais problèmes politiques. La Fox, les artistes, les annonceurs, les maisons de disques etc, semblaient concernés et impliqués, mais n'offraient aucune perspective d'action. Les spectateurs eux-mêmes pouvaient se sentir engagés dans ce processus de cooptation sans que cela ne provoque chez eux de remise en cause. Perryman met en garde les critiques les plus virulents de FreedomFest : "Les pressions ressenties dans l'organisation d'un événement d'une telle ampleur sont nées de l'engagement de stars de la musique dans le domaine de l'action politique, domaine qui ne leur était pas familier" (27).

Les initiatives précédentes centrées sur des personnalités comme Zola Budd ou sur des produits comme l'album Graceland (28) de Paul Simon n'avaient jamais donné lieu à de telles remises en question.

FreedomFest n'était qu'une des quatre composantes de la campagne de soutien à Mandela. Tony Hollingsworth, organisateur du spectacle, a déclaré que l'objectif "était de démarrer une campagne de publicité, ainsi que de soulever la question de l'Afrique du sud, de l'apartheid, et du fait que Nelson Mandela approchait de ses soixante dix ans" (29). L'événement a triplé le nombre d'adhérents au mouvement anti-apartheid britannique. Une enquête a montré que 75% des personnes entre 16 et 24 ans interrogées savaient qui était Mandela et soutenaient sa libération (30). Le lendemain du concert, c'est à Glasgow que commençait la marche pour la libération de Mandela. Les 25 manifestants, un pour chaque année de détention de Mandela, ont marché jusqu'à Londres, et ont eu un impact sur tous les villages qu'ils ont traversés. A leur arrivée à Londres, un rassemblement géant auquel participaient 250 000 personnes a eu lieu àHyde Park. Ces événements ont été couverts quotidiennement par la presse nationale.

Free Mandela (1988) s'inscrit dans la même démarche que le concert FreedomFest de Wembley en tentant de développer une prise de conscience minimale de l'apartheid et un engagement à accélérer sa disparition, chez un public à priori peu ou pas concerné par la lutte anti-apartheid. Cette vidéo est essentiellement destinée à sensibiliser l'opinion à l'événement tel qu'il a été perçu par les réseaux médiatiques internationaux. Cette vidéo parle peu de Mandela lui-même et des conflits en Afrique du Sud ; par contre, elle met l'accent sur le symbole Mandela.

Free Mandela souligne l'unité de la communauté internationale par rapport à l'emprisonnement de Mandela. Le concert de Wembley sert de trame sur laquelle se greffent des images de l'Afrique du Sud, de New York, de Paris et de Bombay, ainsi que des messages de solidarité de la part d'autres pays.

Le titre de cette vidéo s'inspire de l'appel que Sonny Ramphal a adressé au nom du milliard de personnes du British Commonwealth au gouvernement sud-africain, exigeant la libération de Mandela ("Free Mandela"). Cette vidéo est en fait un appel à "se souvenir de Mandela" à l'occasion du 25ème anniversaire de son emprisonnement.

Free Mandela utilise les voix de personnalités internationales, aussi bien des musiciens que des réalisateurs, ou bien encore des gens d'église ou des hommes et femmes politiques qui se sont engagés dans le conflit anti-apartheid. Vincent Khapoya, scientifique et homme politique, a dit : "j'aimerais que les autres problèmes de l'Afrique puissent être "popularisés" de la sorte. Il semble que nous vivons une époque où une discussion directe et franche sur l'apartheid, sur la famine en Ethiopie, sur l'autocratie en Ouganda ou sur n'importe quel sujet, n'aura jamais le même impact que ce message médiatique (31)".

Cette vidéo n'intègre pas le FreedomFest de Wembley dans une stratégie anti-apartheid. Elle n'évoquepasnonplus la manière dont le FreedomFest a tiré profit du succès commercial du concert Live Aid, diffusé un an auparavant, qui venait en aide aux Ethiopiens victimes de la famine. Alors que le but de Live Aid était de collecter des fonds, celui de FreedomFest -qui a rapporté 2 millions de Livres Sterling - était de faire connaître Mandela. Free Mandela ne fait pas non plus apparaître que le concert n'était pas un événement isolé. En fait, FreedomFest a marqué le début de cinq semaines d'activités intenses qui ont atteint leur apogée le 18 juillet, jour de l'anniversaire de Mandela. Quelques heures après l'émission, 15 000 personnes ont rejoint le rassemblement pour la libération de Mandela à Glasgow, qui a marqué le début de la marche de 600 miles jusqu'à Londres. Cette marche s'est terminée par un grand rassemblement à Hyde Park le 18 juillet. Ce n'est pas FreedomFest lui-même mais le rassemblement qui a lié le symbole de Mandela aux problèmes de l'apartheid. Il est vraiment dommage que ces événement n'aient pas été inclus dans la vidéo.

Free Mandela apporte un correctif à l'émission diffusée par la Fox aux Etats-unis, qui avait non seulement édulcoré le message politique mais aussi supprimé les remarques politiques de Little Steven lors du concert. Il est significatif que le Festival de Wembley II qui dura quatre heures, connu sous le nom de "An International Tribute for a Free South Africa" (Hommage international pour une Afrique du Sud libre) et organisé pour célébrer la libération de Mandela le 16 avril 1990, n'a pas été diffusé par une seule chaîne de télévision américaine, même si Mandela était présent et "qu'il fut accueilli comme un héros" (32). En prison, Mandela était un produit à exploiter. Libre, l'exploitation commerciale de la télévision ne reposait que sur sa libération immédiate. L'image de star de Mandela s'est vite dégradée lorsque l'attitude et les dires du vrai Mandela ont divergé du mythe du RPE qui avait été construit pour lui par la télévision musicale américaine.

Un hiatus dans l'information

En 1987, le président PW Botha a imposé des restrictions draconiennes à la presse, et surtout aux correspondants étrangers. Ces restrictions sont restées en vigueur jusqu'à leur levée par le Président de Klerk, son successeur, en février 1990 (33). Pendant ces trois années, le monde fut privé d'informations sur l'Afrique du Sud. Paradoxalement, l'Afrique du Sud était devenue le centre d'intérêt des média internationaux mais très peu d'informations concrètes étaient disponibles pour satisfaire cet engouement. La musique a été un moyen pour les média de combler ce manque d'informations. C'est pendant cette période que FreedomFest, ainsi qu'un certain nombre d'albums et de tournées d'Amnesty International, une grande émission télévisée, la série télévisée HBO Mandela (1987) et la superproduction CryFreedom ont été produits et lancés.

Bien que les idées diffusées pendant les spectacles ne puisse se substituer à l'information journalistique, l'absence de toute véritable informat ion sur l'apartheid et sur les tentatives brutales de l'Etat sud-africain pour maintenir ce système aboutit à conférer aux chansons, aux films et aux émissions télévisées un véritable caractère documentaire.

C'est cette crédibilité que la Fox s'est efforcée de réduire dans les retransmissions de Freedomfest aux Etats-unis. Little Steven s'est plaint dans le New YorkTimes de l'édulcoration politique de l'événement de la part de la Fox et a tenté d'obtenir des garanties pour que cela ne se reproduise plus à l'occasion de Wembley II.

Wembley II

Les organisateurs de Wembley II pensaient que la présence de Mandela en personne allait garantir la vente des droits de retransmission aux chaînes américaines. Ils se sont trompés. Pas une seule chaîne américaine ne s'est engagée, faute d'avoir pu vendre à temps les espaces publicitaires, et par peur du caractère "politique" de l'événement (34). L'événement a cependant été diffusé dans 45 autres pays, 21 de moins que pour le concert de 1988. La South African Broadcasting Corporation (SABC) (société de télévision sud-africaine) contrôlée par l'Etat a même réclamé des droits de diffusion, ce qui montre le relâchement considérable de la censure deux mois après la libération de Mandela. L' ANC s'est cependant opposée à cette demande en arguant de la partialité de la SABC vis-à-vis de l'ANC dans ses bulletins d'informations. Ainsi, l'ANC a perdu l'occasion d'atteindre la population noire, les jeunes amateurs de musiques de toutes races et classes, et de promouvoir sa propre image à travers cette diffusion.

Le paradoxe c'est qu'alors que tous les journaux d'Europe titraient Wembley 11(35) en première page, Y USA Today était le seul journal aux Etats-Unis à y consacrer plus que quelques lignes. Les chaînes de télévisions américaines sont réputées être les plus conservatrices au monde ; le fait qu'elles aient tourné le dos à Mandela et aux stars comme Peter Gabriel, Tracy Chapman, Anita Baker, Natalie Cole, Neil Young, Lou Reed et beaucoup d'autres, a été significatif. Danny Schechter (1990), producteur de l'émission du Public Broadcasting Service (PBS) (service public de radiodiffusion) intitulée South Africa Now (L'Afrique du Sud aujourd'hui), a expliqué que les chaînes américaines étaient peu disposées à retransmettre Wembley II, en raison de son caractère polémique, et du relâchement de la pression internationale sur le gouvernement sud-africain, et du fait - affirmation incroyable - que d'après eux le message non racial de Mandela n'intéressait pas le public blanc américain.

Ainsi, alors que la nouvelle chaîne de la Fox avait édulcoré le message politique de Wembley I (FreedomFest) pour se lancer auprès des noirs américains en 1988, elle n'avait plus besoin de la présence de Mandela en 1990 pour attirer le public afro-américain. Cela est révélateur de la façon dont les média américains reformulent ou délaissent les problèmes de l'Afrique en fonction de leurs propres intérêts, financiers ou autres.

Viva Mandela (1990) retrace l'histoire de l'apartheid de 1918 au 11 février 1990, jour de la libération de Mandela. Le narrateur est Kenneth Kaunda, Président de la Zambie. Cette vidéo est basée sur des documentaires accompagnés d'un fond musical et de l'intervention de plus de trente artistes. Contrairement à d'autres films ou vidéos, présentant pour la plupart des musiciens internationaux, cette vidéo présente les groupes d'Afrique du Sud suivants : Ladysmith Black Mambazo, Hugh Masekela, Johnny Clegg and Savuka, Malapoets, le groupe traditionnel Swapo, et bien d'autres. Bob Marley, Latin Quarter et Black Uhuru sont quelques-uns des groupes non originaires d'Afrique du Sud qui figurent sur la vidéo. Cette dernière contient les scènes d'événements importants : des volontaires pendant la Campagne de Désobéissance de 1952, et l'image inoubliable d'un jeune homme et d'une fille courant, portant le corps inanimé d'un petit enfant tombé sous les balles de la police. Cette image revient à plusieurs reprises, de même que la photo tout aussi tragique prise par Hector Petterson, le 16 juin 1976.

Le RPE et le "juke-box universel"

En s'intéressant uniquement à la liberté de Mandela, FreedomFest a coupé ce prisonnier politique particulier de tous ceux qu' il représentait en Afrique du Sud. Les raisons fondamentales de l'apartheid sont restées inconnues et Mandela a été transformé en héros et "réifié" en dehors de son contexte politique essentiel. Au cours du FreedomFest de Wembley en 1988, Whitney Houston, par exemple, très gênée par la dimension politique du concert, centra le problème sur la seule personne de Mandela : "Un homme courageux est emprisonné depuis très longtemps, séparé de sa famille. Il faut qu'on le sache. Nelson Mandela s'en sortira ! Je sais qu'il y parviendra" (36).

Le "juke-box universel peut servira influencer l'opinion publique de façon superficielle sur des questions politiques et sociales, mais c'est ensuite à d'autres formes d'expression de les contextualiser. Paradoxe : le symbole Mandela a dû être dépourvu de toutes connotations politiques afin de passer à la télévision avant sa libération en février 1990 (37).

Tous les événements évoqués ci-dessus ont joué un rôle dans la formation du mythe de Mandela. Le mythe a toutefois le pouvoir, en simplifiant ce qui est complexe, de forger un consensus politique pour réaliser des objectifs cruciaux à court terme . Cela apparaît clairement dans le cas de Mandela, comme dans celui de la chute de l'Allemagne de l'Est, bien que répondant à des processus différents (38).

L'analyse réalisée ci-dessus renforce peut-être cette conclusion de Johan Fomas : " la musique populaire participe au processus de développement des idéologies et des valeurs éthiques, ainsi que des structures relationnelles de solidarité et de sociabilité' ' (39). Tout en subissant leur influence, les festivals musicaux, MTV, les disques et les vidéos sur Mandela ont fortement aidé à faire connaître au niveau international la lutte représentée par cet homme. Mais les études qui ont été faites ne sont pas parvenues à expliquer comment cela s'est fait, autant du point de vue de l'industrie du disque elle-même que du point de vue du mythe de Mandela. Nous pensons que ce mythe a commencé avec Steve Biko, et qu'il a ensuite été représenté par le personnage de Mandela. Cependant la musique n'était qu'un élément d'une matrice d'images construisant le mythe de Mandela, qui émerge lui-même du mythe de Biko. Parmi les autres éléments figurent la télévision (par exemple Mandela de HBO), le cinéma (par exemple Cry Freedom de Richard Attenborough), les bulletins télévisés, les articles de presse, les T-shirts, et même les graffitis sur les murs, tout ce qui recoupait le mouvement anti-apartheid international.

 

 

(1) Professeur au Centre d'Etudes Culturelles et des Média, Université de Natal, Durban 4001 Afrique du Sud.
(2) Université de Caroline du Nord, Chapell Hill, USA. L'auteur principal remercie l'académie Fulbright et l'Institute for Research Development d'Afrique du Sud pour le soutien financier qu'ils ont apporté à cette recherche. L'étude a été réalisée dans le Département de l'Audiovisuel et du Cinéma, à l'Université de Caroline du Nord, à Chapel Hill en 1990, et faisait partie du Africa Media Project du Centre d'études africaines à l'Université de l'Etat du Michigan. Nous remercions également de leur aide Maureen Eke, David Bloch et Vincent Khapoya, du Centre, qui ont participé à l'évaluation des vidéos.
(3) J. Marek, "Mandela's image problem", thé New Stateman, june, 1988, p. 45.
(4) J. Fornas, ' 'Popular music and youth culture in late modernity' ' in K. Roe, V. Carlsson, Popular Music Research, Goteberg, Nordicom-Sweden, p. 29-39.
(5) Viva Mandela, Production : R. Lemkin, P. Snell, S. Fenton, I Stylianou, Canon Collins Educational Trust for South Africa, 1990.
(6)  M. Langa, "Review of Viva Mandela", Sechaba, Vol. 24, n° 9,1990, p. 29-30.
(7) Les années 60 et 70 ont représenté pour l'Afrique les décennies de la décolonisation. L'art africain ainsi que les spectacles populaires ont reflété les préoccupations du continent. Depuis les années 70, la musique contemporaine des musiciens de la pop africaine trouve ses racines dans le passé des musiciens ainsi que dans leurs conditions matérielles. Yassour N'dour, a remanié les anciennes musiques des griots sénégalais en musiques mbalanx, alors que le mbira de Thomas Mapfumo revendiquait sa dignité culturelle zimbabwéenne. Source : Themba Nkabinde.
(8)  D. Hebdige, "Subculture and thé meaning of style", London , Methuen , 1989, p. 56.
(9) "The biggest political Pop show in History'' in When thé music 's over : thé story ofpolitical Pop, London , Faber and Faber, 1989, p. 275.
(10) Cette chanson fait partie de la bande sonore du film des Nations Unies. Ce film, qui porte le même nom que la chanson et qui utilise les codes de MTV, rend hommage à quatre leaders : Nelson Mandela, Steve Biko, Victoria Mxenge et Neil Aggett.
Asimbonanga est un mot zoulou qui signifie "nous n'avons pas vu...la liberté, la justice et la paix... ' '. La musique, composée par Johnny Clegg et interprétée par Joan Baez, est accompagnée par un choeur. Les supports visuels sont composés de photos d'actualité en noir et blanc, dont la majeure partie est reconnaissable par les habitués des documentaires anti-apartheid. Les photos sont recouvertes de dessins représentant une mouette et d'autres symboles. L'image célèbre du jeune garçon de 16 ans, Hector Peterson, porté par son frère affolé courant vers une caméra de télévision rappelle l'image tragique de la petite Vietnamienne nue, victime du napalm, courant dans une rue dévastée, et qui fut victime de l'agression militaire américaine dans ce pays. Peterson fut le premier étudiant tué par balle par la police de Soweto le 16 juin 1976. Une mouette, se transformant sans cesse, ouvre chacun des 'portraits' des quatre leaders, unissant la paix (blanc) avec la libération (noir) et la richesse (or). A la fin, une légende aborde le problème du ' 'mépris' ' racial. Sur un plan visuel, le film évoque quelques images attachantes et colorées de Jonathan Livingston le Goéland.
(11) T. Brown, "Did anyone know his name ? Coverage of Steven Biko and the Black consciousness movement in South Africa by the new York Times and the Washington Post, 1969-1977" EcquidNovi, Vol. 1, n' 1, p. 31.
(12) K. Fisher, ' 'Singing a song for Freedom : An examination of thé " Free Nelson Mandela' ' 70* birthday concert at Wembley' '. Center for Cultural Studies, University of Birmingham, 1989, p. 64.
(13) J. Crush, P. Wellings, "The South African pleasure periphery, 1966-83", Journal of Modem African Studies, 21, (4), 1983.
(14) M. Perryman, "The Mandela moment", Marxism Today, 1988, September, p. 28.
(15) R.E. Tomaselli, K.G. Tomaselli, "The média and Mandela", Trans-Africa Forum, 1990, vol. 7, n° 2, pp. 55-56.
(16) Cf. K. Fisher, op. cit., p. 1-2.
(17) N. Mandela, No easy walk to freedom, London , Heinemann, 1965.
(18) M. Heck, "The ideological dimension of média messages", in S. Hall, D. Hobson, A. Lowe, P. Willis, Culture, Media, Language, London, Hutchinson, 1981.
(19) K. Fisher, op. cit., p. 65.
(20) T. Huddleston, "Free Nelson Mandela Festival Concert Book", Penguin, hannondsworth, 1988, p. 1.
(21) M. Perryman, op. cit., p. 29.
(22) Ibid. p. 31.
(23) R. Dinselow, "The biggest political Pop show inhistory' ' in When thé Music 's aver : thé story ofPoliticalPop, London, Faber andFaber, 1989, p. 40.
(24) Si l'on analyse la publicité de la Fox destinée aux noirs, on remarque que celle-ci présentait des personnalités appréciées de la population noire américaine (à part Dire Straits).
(25) M. Perryman, op. cit., p.22.
(26) K. Fisher, op. cit., p. 41.
(27) M. Perryman, op. cit., p. 31.
(28) Graceland a contribué à intégrer les musiciens noirs sud-africains dans le message anti-apartheid et a ainsi marqué une étape importante dans l'accession des musiciens sud-africains au marché du disque international.
(29) R. Dineslow, op. cit., p. 277.
(30) Ibid. p. 283.
(31) Khapoya faisait partie d'une équipe chargée d'évaluer les films sur l'Afrique du Sud et a contribué à la critique de cette vidéo.
(32) D. Schechter, "Why we didn't see Wembley", Africa Report, july-August, 1990, p. 66.
(33) Cf. K.G. Tomaselli, P.E. Louw, The alternativepress in South Africa , Chicago , Lake View Press, 1991.
(34) Cf. R. Dinselow, op. cit., p. 284.
(35) Une version inédite du reportage de la BBC sur le concert commémorant la libération de Mandela est disponible sous le nom de Hommage à Nelson Mandela : Wembley 1990. Cette version a été retransmise auprès d'un milliard de personnes dans le monde entier. On y retrouve Aswad, Tracy Chapman, Anita Baker, Soûl II Soûl, Miriam Makeba, les Neville Brothers, Simple Minds, Hugh Masekela, Abdullah Ibrahim, et Natalie Cole. Les animateurs sont le comique britannique Lenny Henry et l'acteur américain Denzel Washington.
(36) W. Houston , Quoted in "Free Nelson Mandela festival concert book", Penguin, harmondswonh, 1988, p. 116.
(37) K. Fisher, op. cit., p. 62.
(38) J.P. Wicke, "The rôle of Rock music in thé political disintegration of East Germany " in J. Lull, Popular Music and Communication, Sage, Newbury Park , 1992, p. 196-206. (39) J. Fornas, op. cit., p. 34.