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Gilles Deleuze : L'image-mouvement et L'image-temps (1983-1985)
Cette remarquable synthèse de l'oeuvre de Gilles Deleuze a été réalisée par l'équipe du ciné-club de Caen. Merci à eux. (source : http://site.voila.fr/cineclub/analyse/livres/imagetemps.htm)
Gilles Deleuze, L'image-mouvement et L'image-temps, Ed. de Minuit, 2 tomes, 1983 et 1985
Résumé rapide L'image-mouvement est la manière de faire participer le spectateur au temps du film en excitant ses fonctions sensori-motrices. Dans un film fait d'une immense image-mouvement, on peut trouver six types d'image (l'image-perception, l'image-action, l'image-affection, l'image-pulsion, l'image-reflexion et l'image-relation), chacune d'elles possédant plusieurs signes de reconnaissance. En privilégiant, telle ou telle type de ces six images, on obtient trois grands types de cinéma : le cinéma réaliste avec ses trois types d'images-mouvements (perception, action, affection), le cinéma naturaliste avec l'image-pulsion et le cinéma moderne qui joue sur la rupture des liens sensori-moteurs pour proposer des images mentales dont Alfred Hitchcock est le précurseur. Celui-ci invente en effet l'image-relation et l'image-réflexion. Dans le cinéma classique c'est ainsi l'image-mouvement qui prédomine. Celle-ci a pour objet de décrire les relations entre, d'une part, une action ou une situation et, d'autre part, une émotion, une pulsion ou une réaction. Dans le cinéma classique, le réalisateur s'efface devant ses personnages pour décrire de la façon la plus intense et la plus juste une émotion, une pulsion ou une action. Le cinéaste moderne, comme le peintre moderne, privilégie l'art à la beauté. Il ne cherche pas tant à mettre en ouvre les moyens de décrire les mystères et la plénitude d'un être, en fait à imiter la nature humaine, qu'à exposer les moyens de la création. Comme Cézanne, il veut "rendre visible l'activité organisatrice du percevoir". Comme dans l'art moderne encore, le cinéma moderne requiert une intervention plus active du spectateur qui ne doit plus se contenter de reconnaître globalement l'image décrite mais s'intéresser au processus de création. L'image mouvement Après deux chapitres très théoriques consacrés à Bergson, au cadre et au montage, Gilles Deleuze commence par définir l'image-perception puis les cinq autres images-mouvement. Parallèlement, il définit une vingtaine de signes, véritables signes de reconnaissances qui renvoient à l'un des six types d'image. La chose et la perception de la chose sont une seule et même chose mais rapportée à deux systèmes de référence distinctes. La chose, c'est l'image telle qu'elle est en soi, telle qu'elle se rapporte à toutes les autres images dont elle subit intégralement l'action et sur lesquelles elle réagit immédiatement. Dans la perception ainsi définie, il n'y a jamais autre ou plus que dans la chose : au contraire il y a " moins ". Nous percevons la chose, moins ce qui ne nous intéresse pas en fonction de nos besoins. Par besoin ou intérêt il faut entendre les lignes et points que nous retenons de la chose en fonction de notre force réceptrice, et les actions que nous sélectionnons en fonction des réactions retardées dont nous sommes capables. Ce qui est une manière de définir le premier moment matériel de la subjectivité : elle est soustractive, elle soustrait de la chose ce qui ne l'intéresse pas. Dans le cinéma classique nous allons de la perception totale objective qui se confond avec la chose à une perception subjective qui se distingue par simple élimination ou soustraction. C'est cette perception subjective unicentrée qu'on appelle perception proprement dite. Et c'est le premier avatar de l'image-mouvement : quand on la rapporte à un centre d'indétermination, elle devient image-perception. Lorsque l'univers des images-mouvement est rapporté à une de ces images spéciales qui forme un centre en lui, l'univers s'incurve et s'organise en l'entourant. On continue d'aller du monde au centre, mais le monde a pris une courbure, il est devenu périphérie, il forme un horizon. On est encore dans l'image-perception mais on entre dans l'image-action. En effet la perception n'est qu'un côté de l'écart, dont l'action est l'autre côté. Ce qu'on appelle action, à proprement parler, c'est la réaction retardée du centre d'indétermination. Or ce centre n'est capable d'agir en ce sens, c'est à dire d'organiser une réponse imprévue, que parce qu'il perçoit et a reçu l'excitation sur une face privilégiée, éliminant le reste. Ce qui revient à rappeler que toute perception est d'abord sensori-motrice. Si le monde s'incurve autour du centre perceptif, c'est donc déjà du point de vue de l'action dont la perception est inséparable. Par l'incurvation, les choses perçues me tendent leur face utilisable, en même temps que ma réaction retardée, devenue action, apprend à les utiliser. C'est le même phénomène d'écart qui s'exprime en terme de temps dans mon action et en terme d'espace dans ma perception : plus la réaction cesse d'être immédiate et devient véritablement action possible, plus la perception devient distante et anticipatrice, et dégage l'action virtuelle des choses. Tel est donc le deuxième avatar de l'image-mouvement : elle devient image-action. On passe insensiblement de la perception à l'action. L'opération considérée n'est plus l'élimination, la sélection ou le cadrage mais l'incurvation de l'univers, d'où résultent à la fois l'action virtuelle des choses sur nous et notre action possible sur les choses. C'est le second aspect matériel de la subjectivité. Mais l'intervalle ne se définit pas seulement par la spécialisation de ces deux faces-limites, perceptive et active. Il y a l'entre-deux. L'affection, c'est ce qui occupe l'intervalle, ce qui l'occupe sans le remplir ni le combler. Elle surgit dans le centre d'indétermination, c'est à dire dans le sujet, entre une perception troublante à certains égards et une action hésitante. Elle est donc coïncidence du sujet et de l'objet, ou la façon dont le sujet se perçoit lui-même, ou plutôt s'éprouve et se ressent " du dedans ". Dans le cinéma réaliste c'est le couple perception-action qui est privilégié. Il articule des milieux et des comportements, des milieux qui actualisent et des comportements qui incarnent. Le cinéma naturaliste ne fait qu'opposer deux milieux particuliers : le milieu des mondes dérivés et celui des mondes originaires. Une pulsion n'est pas un affect, parce qu'elle est une impression, au sens le plus fort, et non pas une expression. Dicisigne, reume, engramme, icône, qualisigne, potisigne, fétiche, symptôme, synsigne, binôme, indice, empreinte, vecteur, figure, marque, démarque et symbole sont les dix-sept signes qui permettent de reconnaitre les six types d'images-mouvement : Le dicisigne : signe de l'image-perception. Il renvoie à une perception de perception, et se présente ordinairement au cinéma quand la caméra " voit " un personnage qui voit ; il implique un cadre ferme, et constitue ainsi une sorte d'état solide de la perception. Le reume : signe de l'image-perception. Il renvoie à une perception fluide ou liquide qui ne cesse de passer à travers le cadre. L'engramme : signe de l'image-perception. Signe génétique de l'état gazeux de la perception, la perception moléculaire, que les deux autres supposent. L'icône : signe de l'image-affection. Expression d'une qualité ou d'une puissance par un visage. Il y a expression d'une qualité lorsque le visage pense à quelque chose, se fixe sur un objet. Il admire ou s'étonne. Il marque un minimum de mouvement pour un maximum d'unité réfléchissante et réfléchie En tant qu'il pense à quelque chose, le visage vaut surtout par son contour enveloppant. A quoi penses-tu ? Ce sont des traits de visagéification que l'on trouve majoritairement dans l'art classqiue, chez griffith ou keaton. Il y a expression d'une puissance lorsque le visage est soumis au désir, inséparable de petites sollicitations ou d'impulsions qui composent une série intensive exprimée par le visage. Qu'est-ce qui te prend, qu'est-ce que tu as, qu'est-ce que tu sens ou tu ressens ? Ce sont des traits de visagéité que l'on retrouve majoritairement dans l'art baroque, chez Eisenstein ou Chaplin. Le qualisigne : signe de l'image-affection. Présentation d'un visage exprimant une qualité dans un espace quelconque Le potisigne : signe de l'image-affection. Présentation d'un visage exprimant une puissance dans un espace quelconque Le fétiche : signe de l'image-pulsion. Représentation des morceaux arrachés au monde dérivé. La pulsion est un acte qui arrache, déchire, désarticule : le fétiche est un gros plan objet. Le fétiche c'est l'objet de la pulsion, c'est à dire le morceau qui à la fois appartient au monde originaire et est arraché à l'objet réel du milieu dérivé. C'est toujours un objet partiel, quartier de viande, pièce crue, déchet, culotte de femme, chaussure. La chaussure comme fétiche sexuel donne lieu à une confrontation Stroheim-Bunuel particulièrement dans La veuve joyeuse de l'un et Le journal d'une femme de chambre de l'autre. Le symptôme : signe de l'image-pulsion. Evoque la présence des mondes originaires dans le monde dérivé. Chez Stroheim le sommet de la montagne de Maris aveugles , la cabane de sorcière de Folies de femmes , le palais de Queen Kelly , le marais de l'épisode africain du même film, le désert à la fin des rapaces ; chez Bunuel, la jungle de studio dans La mort en ce jardin le salon de L'ange exterminateur la rocaille de L'âge d'or . Le dépôt d'ordures où le cadavre sera lancé, dans Folies de femmes et Los olvidados . Le synsigne : signe de l'image-action. Ensemble de qualités et de puissances en tant qu'actualisées dans un état de choses, constituant dès lors un milieu réel autour d'un centre, une situation par rapport à un sujet formant une spirale. les indiens se découpant sur le fond du ciel dans un paysage de la monument valley chez Ford. L'indice : signe de la petite forme de l'image-action (qui va d'une action, d'un comportement à une situation partiellement dévoilée). Action (ou un équivalent d'action, un geste simple) qui dévoile une situation qui n'était pas donnée. La situation est donc conclue de l'action par inférence ou par raisonnement relativement complexe. Selon les deux sens du mot ellipse, on distingue les indices de manque des indices d'équivocité. Puisque la situation n'est pas donnée pour elle-même, l'indice est ici indice de manque, implique un trou dans le récit et correspond au premier sens du mot "ellipse". Par exemple dans L'opinion publique , Chaplin insistait sur le trou d'une année que rien ne venait combler, mais que l'on concluait du nouveau comportement et de l'habillement de l'héroïne, devenue maîtresse d'un homme riche. L'indice est souvent d'autant plus fort qu'il enveloppe un raisonnement rapide ainsi lorsque la femme de chambre ouvre une commode, et le col d'un homme tombe accidentellement sur le sol, ce qui révèle la liaison d'Edna. Chez Lubitsch on trouve constamment ces raisonnements rapides. Dans Sérénade à trois l'un des deux amants voit l'autre vêtu d'un smoking, a petit matin chez l'aimée commune : il conclut de cet indice (et le spectateur en même temps) que son ami a passé la nuit avec la jeune femme. L'indice consiste donc en ceci qu'un des personnages est "trop" habillé, trop bien habillé d'un costume de soirée, pour ne pas avoir été durant la nuit dans une situation très intime qui n'a pas été montrée. C'est une image-raisonnement. Le vecteur : ligne brisée qui unit des points singuliers ou des moments remarquables au sommet de leur intensité. l'espace vectoreil se distingue de l'espace englobant. par exemple les moments de folie destructrice dans les quatre parties de Intolérance . L'empreinte : signe de l'image-action. Lien intérieur entre la situation et l'action. La figure : signe de l'image-reflexion. Au lieu de renvoyer à son objet, le signe en réflechit un autre (image plastique) , ou bien réfléchit son propre objet mais en l'inversant (image inversée); ou bien réflechit directement son objet (image discursive). La marque : signe de l'image-relation. Une image renvoie à une autre image dans une série coutumière telle que chacune peut être interprétée par les autres. Il est donc très important que ces images soient tout à fait ordinaires, pour que l'une d'elle puisse ensuite se détacher de la série : comme dit Hitchcock, Les oiseaux doivent être des oiseaux ordinaires. La démarque : signe de l'image-relation. Lorsqu'une image saute hors de la trame de la série coutumière, surgit dans des conditions qui l'en extraient ou la mette en contradiction avec elle. Certaines démarques de Hitchcock sont célèbres, comme le moulin de Correspondant 17 dont les ailes tournent en sens inverse du vent, ou l'avion sulfateur de La mort aux trousses qui apparaît là où il n'y pas de champ à sulfater. De même le verre de lait que sa luminosité rend suspect dans Soupçons ou la clé qui ne s'adapte pas à la serrure dans Le crime était presque parfait. Le symbole : signe de l'image-relation. Le symbole n'est pas une abstraction, mais un objet concret porteur de diverses relations, ou des variations d'une même relation, d'un personnage avec d'autres ou avec soi-même. Le bracelet est un tel symbole dès The ring comme les menottes dans Les trente neuf marches ou l'alliance de Fenêtre sur cour . Les démarques et les symboles peuvent converger particulièrement dans Les enchaînés ; la bouteille suscite une telle émotion chez les espions qu'elle saute par delà même la série habituelle vin-cave-dîner ; et la clé de la cave ; que l'héroïne tiens dans sa main serrée, porte l'ensemble des relations qu'elle entretient avec son mari à qui elle la volée, avec son amoureux à qui elle va la donner, avec sa mission qui consiste à découvrir ce qu'il y a dans la cave. On voit qu'un même objet, une clé par exemple peut suivant les images où il est pris fonctionner comme un symbole ( Les enchaînés ) ou une démarque ( Le crime était presque parfait ). Dans Les oiseaux la première mouette qui frappe l'héroïne est une démarque puisqu'elle sort violemment de la série coutumière qui l'unit à son espèce, à l'homme et à la nature. Mais les milliers d'oiseaux, toutes espèces réunies, dans leurs préparatifs, dans leurs attaques, dans leurs trêves, sont un symbole : ce ne sont pas des abstractions ou des métaphores, ce sont de véritables oiseaux, littéralement, mais qui présentent l'image inversée des rapports de l'homme avec la nature, et l'image naturalisée des rapports des hommes entre eux. Les démarques sont des chocs de relations naturelles (série) et les symboles des nouds de relations abstraites (ensemble). L'image-temps Il se passe quelque chose dans le cinéma moderne qui n'est ni plus beau, ni plus profond, ni plus vrai que dans le cinéma classique mais seulement autre. C'est que le schème sensori-moteur ne s'exerce plus, mais n'est pas davantage dépassé, surmonté. Il est brisé du dedans. Des personnages pris dans des situations optiques ou sonores, se trouvent condamnés à l'errance ou à la balade. Ce sont de purs voyants, qui n'existent plus que dans l'intervalle de mouvement et n'ont même pas la consolation du sublime, qui leur ferait rejoindre la matière ou conquérir l'esprit. Ils sont plutôt livrés à quelque chose d'intolérable qui est leur quotidienneté même. C'est là que se produit le renversement : le mouvement n'est plus seulement aberrant, mais l'aberration vaut pour elle-même et désigne le temps comme sa cause principale. "Le temps sort de ses gongs" : il sort des gongs que lui assignaient les conduites dans le monde, mais aussi les mouvements du monde. Ce n'est pas le temps qui dépend du mouvement, c'est le mouvement aberrant qui dépend du temps. Au rapport, situation sensori-motrice -> Image indirecte du temps, se substitue une relation non localisable, situation optique et sonore pure -> image directe du temps. L'opsigne, le sonsigne, l'instat, le constat sont les signes de l'image-temps. Retranscription
L'image temps :
L'image-mouvement chapitre 2 : cadre et plan, cadrage et découpage On appelle cadre, le système clos, relativement clos, qui comprend tout ce qui est présent dans l'image, décors personnages, accessoires. Le cadre donne une commune mesure à ce qui n'en a pas, plan lointain d'un paysage et gros plan de visage, système astronomique et goutte d'eau, parties qui ne sont pas au même dénominateur de distance, de relief, de lumière. Le cadre assure une déterritorialisation de l'image. Le cadre se rapporte à un angle de cadrage. L'ensemble clos sur lui-même renvoie en effet à un point de vue. A moins de tomber dans un esthétisme vide, il doit s'expliquer soit du point de vu d'un ensemble plus vaste qui comprend le premier soit du point de vue d'un élément d'abord inaperçu, non donné, d'un premier ensemble. Le point de vue peut paraître insolite, paradoxal comme dans une séquence de L'homme que j'ai tué de Lubitsch : la caméra dans un travelling latéral à mi-hauteur, montre une haie de spectateurs vus de dos, et tente de se glisser au premier rang, puis s'arrête sur un unijambiste dont la jambe manquante ménage une échappée sur le spectacle, un défilé militaire qui passe. Elle cadre donc la jambe valide, la béquille et, sous le moignon, le défilé. Cet angle de cadrage insolite est justifié par un autre plan qui montre un autre infirme derrière le premier, un cul-de-jatte qui voit précisément le défilé ainsi et qui actualise le point de vue précédent. Pascal Bonitzer a construit le concept de décadrage pour désigner ces points de vue anormaux qui ne se confondent pas avec un angle paradoxal et renvoient à une autre dimension de l'image (cadres coupants de Dreyer avec ses visages coupés au bord de l'écran dans La passion de Jeanne d'Arc, les cadrages de nature morte chez Ozu ou les espaces déconnectés chez Bresson dont les parties ne se raccordent pas, excèdent toutes justifications narrative ou pragmatique et renvoient à une dimension spirituelle de l'image ; Le hors-champ renvoie à ce que l'on n'entend ni ne voit, pourtant parfaitement présent. Cette présence renvoie selon Bazin à deux conceptions : cache ou cadre. Tantôt le cadre opère comme un cache mobile suivant lequel tout ensemble se prolonge dans un ensemble homogène plus vaste avec lequel il communique. Tantôt le cadre opère comme un cadre pictural qui isole un système et en neutralise l'environnement. Cette dualité s'exprime de manière exemplaire entre Renoir et Hitchcock, l'un pour qui l'espace et l'action excèdent toujours les limites du cadre qui n'opère qu'un prélèvement sur une aire, l'autre chez qui le cadre opère un "enfermement de toutes les composantes " et agit comme un cadre de tapisserie plus encore que pictural ou théâtral ; Mais un système clos, même très refermé ne supprime le hors-champ qu'en apparence et lui donne à sa manière une importance plus décisive encore. Tout cadrage détermine un hors-champ. Il n'y a pas deux types de cadre dont l'un seulement renverrait au hors-champ, il y a plutôt deux aspects très différents du hors-champ dont chacun renvoie à un mode de cadrage. Tout système clos est aussi communicant. Il y a toujours un fil pour relier n'importe quel ensemble à un ensemble plus vaste. Il est d'une part relié dans l'espace à d'autres systèmes par un fil plus ou moins ténu, d'autre part, il est, d'autre part intégré à un tout qui lui transmet une durée le long de ce fil. Le hors-champ a ainsi deux aspects qui diffèrent en nature : un aspect relatif par lequel un système clos renvoie dans l'espace à un ensemble que l'on ne voit pas, et qui peut à son tour être vu, quitte à susciter un nouvel ensemble non-vu à l'infini ; un aspect absolu par lequel le système clos s'ouvre à une durée immanente au tout de l'univers, qui n'est plus un ensemble et n'est pas de l'ordre du visible mais du lisible. Les cadrages qui ne se justifient pas pragmatiquement renvoient précisément à ce deuxième aspect comme à leur raison d'être. Il y a ainsi toujours à la fois les deux aspects du hors-champ, le rapport actualisable avec d'autres ensembles, le rapport virtuel avec le tout. Mais dans un cas, le second rapport, le plus mystérieux, sera atteint indirectement, à l'infini, par l'intermédiaire et l'extension du premier, dans la succession des images ; dans l'autre cas, il sera atteint plus directement, dans l'image même, et par neutralisation et limitation du premier. chapitre 4-2 : L'image mouvement et ses trois variétés Gilles Deleuze distingue trois grands types de cinéma : le cinéma réaliste avec ses trois types d'images mouvements (perception, action, affection), le cinéma naturaliste avec l'image pulsion et le cinéma moderne qui joue sur la rupture des liens sensori-moteurs pour proposer des images mentales dont Alfred Hitchcock est le précurseur. Le cinéma réaliste articule des milieux et des comportements, des milieux qui actualisent et des comportements qui incarnent alors que le cinéma naturaliste oppose deux milieux particuliers le milieu des mondes dérivés et celui des mondes originaires. Une pulsion n'est pas un affect, parce qu'elle est une impression, au sens le plus fort, et non pas une expression. La chose et la perception de la chose sont une seule et même chose mais rapportée à deux systèmes de référence distinctes. La chose, c'est l'image telle qu'elle est en soi, telle qu'elle se rapporte à toutes les autres images dont elle subit intégralement l'action et sur lesquelles elle réagit immédiatement. Dans la perception ainsi définie, il n'y a jamais autre ou plus que dans la chose : au contraire il y a " moins ". Nous percevons la chose, moins ce qui ne nous intéresse pas en fonction de nos besoins. Par besoin ou intérêt il faut entendre les lignes et points que nous retenons de la chose en fonction de notre force réceptrice, et les actions que nous sélectionnons en fonction des réactions retardées dont nous sommes capables. Ce qui est une manière de définir le premier moment matériel de la subjectivité : elle est soustractive, elle soustrait de la chose ce qui ne l'intéresse pas (.) Si le cinéma n'a nullement pour modèle la perception naturelle subjective, c'est parce que la mobilité de ses centres, la variabilité de ses cadrages, l'amènent toujours à restaurer de vastes zones acentrées et décadrées : il tend alors à rejoindre le premier régime de l'image-mouvement, l'universelle variation, la perception totale, objective et diffuse. En fait, il parcourt le chemin dans les deux sens. Du point de vue qui nous occupe pour le moment, nous allons de la perception totale objective qui se confond avec la chose à une perception subjective qui se distingue par simple élimination ou soustraction. C'est cette perception subjective unicentrée qu'on appelle perception proprement dite. Et c'est le premier avatar de l'image-mouvement : quand on la rapporte à un centre d'indétermination, elle devient image-perception. On ne croira pas pourtant que toute l'opération consiste uniquement en une soustraction. Il y a autre chose aussi. Quand l'univers des images-mouvement est rapporté à une de ces images spéciales qui forme un centre en lui, l'univers s'incurve et s'organise en l'entourant. On continue d'aller du monde au centre, mais le monde a pris une courbure, il est devenu périphérie, il forme un horizon. On est encore dans l'image-perception mais on entre dans l'image-action. En effet la perception n'est qu'un côté de l'écart, dont l'action est l'autre côté. Ce qu'on appelle action, à proprement parler, c'est la réaction retardée du centre d'indétermination. Or ce centre n'est capable d'agir en ce sens, c'est à dire d'organiser une réponse imprévue, que parce qu'il perçoit et a reçu l'excitation sur une face privilégiée, éliminant le reste. Ce qui revient à rappeler que toute perception est d'abord sensori-motrice. Si le monde s'incurve autour du centre perceptif, c'est donc déjà du point de vue de l'action dont la perception est inséparable. Par l'incurvation, les choses perçues me tendent leur face utilisable, en même temps que ma réaction retardée, devenue action, apprend à les utiliser. C'est le même phénomène d'écart qui s'exprime en terme de temps dans mon action et en terme d'espace dans ma perception : plus la réaction cesse d'être immédiate et devient véritablement action possible, plus la perception devient distante et anticipatrice, et dégage l'action virtuelle des choses ( .) Tel est donc le deuxième avatar de l'image-mouvement : elle devient image-action. On passe insensiblement de la perception à l'action. L'opération considérée n'est plus l'élimination, la sélection ou le cadrage mais l'incurvation de l'univers, d'où résultent à la fois l'action virtuelle des choses sur nous et notre action possible sur les choses. C'est le second aspect matériel de la subjectivité (...) Mais l'intervalle ne se définit pas seulement par la spécialisation de ces deux faces-limites, perceptive et active. Il y a l'entre-deux. L'affection, c'est ce qui occupe l'intervalle, ce qui l'occupe sans le remplir ni le combler. Elle surgit dans le centre d'indétermination, c'est à dire dans le sujet, entre une perception troublante à certains égards et une action hésitante. Elle est donc coïncidence du sujet et de l'objet, ou la façon dont le sujet se perçoit lui-même, ou plutôt s'éprouve et se ressent " du dedans ". (troisième aspect matériel de la subjectivité) Chapitre 6 : l'image-affection : le visage chapitre 7 : L'image affection : qualités, puissances, espaces Espace quelconque : Des espaces déconnectés à forte valeur affective par exemple dans le cinéma expérimental. Défaire l'espace en fonction d'un visage qui s'abstrait des coordonnées spatio-temporelles. Un espace qui se définit par des parties dont le raccordement et l'orientation ne sont pas déterminés d'avance et peuvent se faire d'une infinité de manière. Il n'a plus de coordonnées, c'est un pur potentiel. Qualisiges de déconnexion et de vacuité. Trois grandes façons d'extraire un espace quelconque d'un état de choses donné, d'un espace déterminé. Le premier moyen fut l'ombre, les ombres. Dans l'expressionnisme, ténèbres et la lumière, le fond noir opaque et le principe lumineux s'accouplent et donnent à l'espace une forte profondeur, une perspective accusée et déformée qui vont être remplies d'ombres, soit sous la forme de tous les degrés du clair-obscur, soit sous la forme des stries alternantes et contrastées ; Ombre et lumière luttent comme l'esprit contre les ténèbres L'abstraction lyrique rapport de la lumière avec le blanc. L'ombre ne s'oppose pas à la lumière mais offre une alternative un ou bien ou bien. Ainsi Jacques Tourneur rompt avec la tradition gothique du film de terreur ; ses espaces pales et lumineux, ses nuits sur fond clair. Dans la paiscine de la féline, l'attaque ne se voit que sur les ombres du mur blanc : est-ce la femme qui est devenue léopard (conjonction virtuelle) ou bien seulement le léopard qui s'est échappé (connexion réelle) ? Et dans vaudou est-ce une morte vivante au service de la pretresse, ou une pauvre fille influencée par la missionnaire ? L'esprit n'est pas pris dans un combat, mais en proie à une alternative. Cette alternative peut se présenter sous une forme esthétique ou passionnelle (Sternberg), éthique Dreyer ou religieuse (Bresson), ou même jouer entre ces différentes formes. Par exemple chez Sternberg, le choix que l'héroïne doit faire entre une androgyne blanche ou scintillante, glacée et une femme amoureuse ou même conjugale, peut n'apparaître explicitement qu'en certaines occasions ("morroco, Blonde vénus, Shanghai express), il n'en est pas moins présent dans toute l'ouvre : L'impératrice rouge comporte un seul gros plan partagé d'ombre, et c'est précisément celui où la princesse renonce à l'amour et choisit la froide conquête du pouvoir. Tandis que l'héroïne de Blonde vénus renonce au contraire au smoking blanc pour retrouver l'amour conjugal et maternel L'espace-couleur du colorisme. Minnelli avait fait de l'absorption la puissance proprement cinématographique. Pour Bonitzer (Le champ aveugle, cahiers du Cinéma Gallimard) : depuis L'avventura, la grande recherche d'Antonioni, c'est le plan vide, le plan deshabité. A la fin de l'Eclipse tous les plans parcourus par le couple sont revus et corrigés par le vide, comme l'indique le titre du film. (.) Antonioni cherche le désert : désert rouge, Zabriski point, profession reporter (.) [qui] s'achève par un travelling avant sur le champ vide, dans un entrelacs de parcours insignifiants, à la limite du non-figuratif. L'objet du cinéma d'Antonioni, c'est d'arriver au non-figuratif, par une aventure dont le terme est l'éclipse du visage, l'effacement des personnages Bergman dépassait l'image-action vers l'instance affective du gros plan ou du visage qu'il confrontait au vide. Mais chez Antonioni, le visage disparaît en même temps que le personnage et l'action, et l'instance affective est celle de l'espace quelconque Antonioni pousse à son tour jusqu'au vide Chapitre 8 : De l'affect à l'action : l'image-pulsion . Voir : naturalisme Chapitre 9 : l'image-action . Voir : John Ford Le réalisme c'est l'image action qui règle les rapports entre des milieux qui actualisent et des comportements qui incarnent. Il n'exclut ni la fiction ni le rêve, il peut comprendre le fantastique, l'extraordinaire, l'héroïque et surtout le mélodrame. C'est ce modèle qui fit le triomphe universel du cinéma américain. Le milieu actualise toujours plusieurs qualités et puissances. Il en opère une synthèse globale, il est lui-même l'Ambiance ou l'Englobant. Le milieu et ses forces s'incurvent, ils agissent sur le personnage, lui lancent un défi, et constituent une situation dans lequel il est pris. Le personnage réagit à son tour (action proprement dite) de manière à répondre à la situation, à modifier le milieu ou son rapport au milieu avec la situation avec d'autres personnages. Il en sort une situation modifiée ou restaurée, une nouvelle situation. Selon la classification des images de Pierce, c'est le règne de la secondéité, là où tout est deux. L'action en elle-même est un duel de forces, une série de duels, duel avec le milieu, avec les autres, avec soi. Enfin la nouvelle situation qui sort de l'action forme un couple avec la situation de départ : S-A-S'. Le synsigne c'est un ensemble de qualités-puissances en tant qu'actualisées dans un milieu, dans un état des choses ou un espace temps déterminé. L'englobant ultime est le ciel, chez Ford ou chez Hawks qui fait dire à l'un des personnages de La captive aux yeux clairs ; " C'est un grand pays, la seule chose encore plus grande est le ciel. Englobé par le ciel, le milieu englobe à son tour la collectivité Le binôme désigne tout duel, c'est à dire ce qui est proprement actif dans l'image action. Les feintes, les parades, les pièges sont des binômes exemplaires Synsigne et binômes marquent les grands genres de l'image action : le documentaire, le film social, le film noir, le western. Dans les documentaires de Flaherty l'homme découvre la noblesse de situations extrêmes dans lesquels il doit faire face à des défis et Flaherty saisit sur le vif le tête-à-tête avec le milieu. Nanouk commence par l'exposition du milieu quand l'Eskimo aborde avec sa famille. Immense synsigne du ciel opaque et des côtes de glace, où Nanouk assure sa survie dans un milieu si hostile ; duel avec la glace pour construire l'igloo, et surtout célèbre duel avec le phoque. Les films sociaux sont de grandes synthèses globales allant de la collectivité à l'individu et de l'individu à la collectivité dont les films de King Vidor sont un modèle. Loin d'exclure le rêve cette forme réaliste comprend les deux pôles du rêve américain : d'une part l'idée d'une communauté unanimiste ou d'une nation milieu, creuset et fusion de toutes les minorités (l'éclat de rire unanimiste à la fin de La foule, ou la même expression qui se forme sur le visage d'un jaune, d'un Noir, d'un blanc dans Street Scene) ; d'autre part l'idée d'un chef, c'est à dire d'un homme de cette nation qui sait répondre aux défis du milieu comme aux difficultés d'une situation (Notre pain quotidien, An american romance). Mais l'unanimité peut être fausse, et l'individu livré à lui-même. N'était-ce pas précisément le cas de La foule où la ville n'était qu'une collectivité humaine, artificielle et indifférente et l'individu un être abandonné, privé de ressources et de réactions ? La figure SAS'', où l'individu modifie la situation, a bien pour envers une situation SAS, telle que l'individu ne sait plus que faire et se retrouve au mieux dans la même situation : le cauchemar américain de La foule. Il peut même arriver que la situation devienne pire et que l'individu tombe plus bas dans la spirale descendante : SAS". C'est souvent le cas du film noir. Le film noir décrit fortement le milieu, expose les situations, se resserre en préparation d'actions et action minutée (le modèle du hold-up par exemple), et débouche enfin sur une nouvelle situation, le plus souvent l'ordre rétabli. Mais justement si les gangsters sont des perdants nés, malgré la puissance de leur milieu et l'efficacité de leurs actions, c'est que quelque chose ronge l'une et l'autre, inversant la spirale à leur détriment. D'une part le "milieu" est une fausse communauté, en fait une jungle où toute alliance est précaire et réversible ; d'autre part les comportements ne sont pas de vraies réponses à des situations mais recèlent une faille ou des fêlures qui les désintègrent. C'est l'histoire de Scarface de Hawks où toutes les félures du héros, toutes les petites failles par lesquelles il en fait trop, se réunissent dans une crise abjecte qui l'emporte avec al mort de sa sour. Ou bien sur un mode différent dans Asphalt jungle de Huston, l'extrême minutie du docteur et la compétence du tueur ne résisteront aps à la trahison d'un comparse, qui libère chez l'un la petite félure érotique, chez l'autre la nostalgie du pays natal, et les conduit tous les deux à l'échec et à la mort. Le western est le quatrième grand genre de la grande forme de l'image action. C'est en tant que représentant de la collectivité que le héros devient capable d'une action qui l'égale au milieu, et en réatblit l'ordre accidentellment et périodiquement compromis : il faut les médiations de la communauté et du pays pour constituer un chef et rendre un individu capable d'une si grande action. On reconnaît le monde de Ford, avec les moments collectifs intenses (mariage, fête, danse et chanson), la présence constante du land et l'immanence du ciel. Jean Mitry (Ford, éditions universitaires) a en conclu à un espace fermé chez Ford sans mouvement ni temps réels. Il nous semble plutôt que le mouvement est réel, mais, au lieu de se faire de partie à partie, ou bien par rapport à un tout dont il traduirait le changement, se fait dans un englobant dont il exprime la respiration. Le dehors englobe le dedans, tous deux communiquent, et l'on avance en passant de l'un à l'autre, dans les deux sens, suivant les images de La chevauchée fantastique où l'intérieur de la diligence alterne avec la diligence vue de l'extérieur. On peut aller d'un point connu à un point inconnu, terre promise comme dans " wagonmaster " : l'essentiel reste l'Englobant qui les comprend tous deux et qui se dilate à mesure qu'on avance à grand peine, et se contacte quand on s'arrête et se repose. L'originalité de Ford, c'est que seul l'englobant donne la mesure du mouvement, ou le rythme organique. Aussi est-il le creuset des minorités, c'est à dire ce qui les réunit, ce qui en révèle les correspondances même quand elles ont l'air de s'opposer, ce qui en montre déjà la fusion pour la naissance d'une nation : tels les trois groupes de persécutés qui se rencontrent dans Wagonmaster, les mormons, les comédiens ambulants, les Indiens. Tant qu'on en reste à cette première approximation, on est dans une structure SAS devenue cosmique ou épique : en effet le héros devient égal au milieu par l'intermédiaire de la communauté et ne modifie pas le milieu mais en rétablit l'ordre cyclique. Mais dès le début, on a non seulement des westerns épiques mais des westerns tragiques et romanesques avec des cow-boys déjà nostalgiques, solitaires, vieillissants ou même perdants-nés, des indiens réhabilités. Même chez Ford, le héros ne se contente pas de rétablir l'ordre épisodiquement menacé. L'organisation du film, la représentation organique, n'est pas un cercle mais une spirale où la situation d'arrivée diffère de la situation de départ : SAS'. C'est une forme éthique, plutôt qu'épique. Dans L'homme qui tua Liberty Valance, le bandit est tué et l'ordre rétabli ; Mais le cow-boy qui l'a tué laisse croire que c'est le futur sénateur, acceptant ainsi la transformation de la loi qui cesse d'être la loi tacite épique de l'Ouest pour devenir la loi écrite ou romanesque de la civilisation industrielle. De même dans Les deux cavaliers, où cette fois le shérif renonce à son poste et refuse l'évolution de la petite ville. Dans les deux cas, Ford invente un procédé très intéressant, qui est l'image modifiée : une image est montrée deux fois, mais la seconde fois, modifiée ou complétée de manière à faire sentir la différence entre S et S'. Dans Liberty valance la fin montre la vrai mort du bandit et le cow-boy qui tire, tandis qu'on avait vu précédemment l'image coupée à laquelle s'en tiendra la version officielle (c'est le futur sénateur qui a tué le bandit). Dans les deux cavaliers, on nous montre la même silhouette de shérif dans la même attitude mais ce n'est plus le même shérif. Il est vrai que entre les deux S et S', il y a beaucoup d'ambiguité et d'hypocrisie. Le héros de Liberty Valance tient à se laver du crime pour devenir un sénateur respectable, tandis que les journalistes tiennent à lui laisser sa légende, sans laquelle il ne serait rien. Et, comme l'a montré Roy (Pour John Ford ed du cerf), les deux cavaliers ont pour sujet la spirale de l'argent qui, dès le début, mine la communauté et en fera qu'agrandir son empire. Mais on dira que, dans les deux cas, ce qui compte pour Ford c'est que la communauté puisse se faire sur elle-même des illusions. Ce serait la grande différence entre les milieux sains et les milieux pathogènes. Jack London écrivait de belles pages pour montrer que, finalement, la communauté alcoolique est sans illusion sur elle-même. Loin de faire rêver l'alcool "refuse de laisser rêver le rêveur", il agit comme une raison pure qui nous convainc que la vie est une mascarade, la communauté une jungle, la vie un désespoir (d'où le ricanement de l'alcoolique) On pourrait en dire autant des communautés criminelles. Au contraire une communauté est saine tant que règne une sorte de consensus qui lui permet de se faire des illusions sur elle-même, sur ses motifs, sur ses convoitises, sur ses valeurs et ses idéaux : illusions vitales, illusions réalistes plus vraies que la réalité pure (Jack London ,le cabaret de la dernière chance et Ford "Je crois au rêve américain", Andrew Sinclair John Ford p124) C'est aussi le point de vue de Ford qui dès Le mouchard montrait la dégradation presque expressionniste d'un traître dénonciateur, en tant qu'il ne pouvait se refaire d'illusion. On ne pourra donc pas reprocher au rêve américain de n'être qu'un rêve : c'est ainsi qu'il se veut. La société change et ne cesse de changer, pour Ford comme pour Vidor, mais les changements se font dans un Englobant qui les couvre et les bénit d'une saine illusin comme continuité de la nation. Le cinéma américain a en commun avec le cinéma soviétique de croire à une finalité de l'histoire universelle, ici l'éclosion de la nation américaine, la-bas l'avènement du prolétariat. Mais chez les Américains, la représentation organique ne connaît évidemment pas de développement dialectique, elle est à elle seule toute l'histoire, la lignée germinale dont chaque nation-civilisation se détache comme un organisme, chacune préfigurant l'Amérique. D'où le caractère profondément analogique ou parralléliste de cette conception de l'histoire, telle qu'on la retrouve dans Intolérance de Griffith qui entremêle quatre périodes ou dans la première version des Dix commandements de Cecil B. De Mille qui met deux périodes en parallèle dont l'Amérique est l'ultime. Les nations décadentes sont des organismes malades, comme la Babylone de Griffith ou la Rome de De Mille. Si la Bible est fondamentale, c'est que les Hébreux, puis les chrétiens font naître des nations civilisations saines qui présentent les deux traits du rêve américain : être un creuset où les minorités se fondent, être un ferment qui forme des chefs capables de réagir à toutes les situations. Inversement le Lincoln de Ford récapitule l'histoire biblique, jugeant aussi parfaitement que Salomon, assurant comme Moïse le passage d'une loi nomade à une loi écrite, entrant dans la cité sur un âne à la manière du Christ. Il est facile de se moquer des conceptions historiques d'Hollywood. Il nous semble au contraire qu'elle recueille les aspects les plus sérieux de l'histoire vue par le XIXème siècle. Nietzsche (considérations intempestives) distinguait trois de ces aspects, l'histoire monumental, l'histoire antiquaire et l'histoire critique. L'aspect monumental concerne l'englobant physique et humain, le milieu naturel et architectural. Babylone et sa défaite chez Griffith, les Hébreux, le désert et la mer qui s'ouvre, ou bien les Philistins, le temple de Dagon et sa destruction par Samson chez Cecil B. de Mille sont d'immense synsigne qui font que l'image elle-même est monumentale. Le traitement peut être très différent, en grande fresque comme les dix commandements ou en série de gravures dans Samson et Dalila l'image reste sublime, et le temple de Dagon peut déclencher notre rire, c'est un rire olympien qui s'empare du spectateur. Suivant l'analyse de Nietzsche un tel aspect de l'histoire favorise les parallèles ou les analogies d'une civilisation à une autre : les grands moments de l'humanité, si distants soient-ils sont censés communiquer par les sommets et constituer "une collection d'effets en soi" qui se laissent d'autant mieux comparer et agissent d'autan plus sur l'esprit du spectateur moderne. L'histoire monumentale tend donc naturellement vers l'universel, et trouve son chef d'ouvre dans Intolérance parce que les différentes périodes ne s'y succèdent pas simplement, mais alternent suivant un montage rythmique extraordinaire (Buster Keaton en donnera une version burlesque dans Les trois ages).
SS'. Le montage parallèle alterné suffit à organiser le passage de S à S', la manière dont les Indiens surgissent en haut d'une colline, à la limite du ciel et de la terre il est souvent distribué La petite forme de l'image action va d'une action, d'un comportement à une situation partiellement dévoilée C'est dans le burlesque que la forme AS trouve le plein développement de sa formule, une très petite différence dans l'action ou entre deux actions aboutit à deux situations très différentes et n'existe que pour faire valoir cette différence Chapitre 12 : La crise de l'image action. Pour Gille Deleuze, Hitchcock est le cinéaste mental par excellence : "Chez Hitchcock, les actions, les affections, tout est interprétation, du début jusqu'à la fin. La corde est fait d'un seul plan pour autant que les images ne sont que les méandres d'un seul et même raisonnement. La raison en est simple : dans les films d'Hitchcock une action étant donnée (au présent, au futur ou au passé) va être littéralement entourée par un ensemble de relations qui en font varier le sujet, la nature, le but etc. Ce qui compte, ce n'est pas l'auteur de l'action, ce qu'Hitchcock appelle avec mépris le whodunit ("qui l'a fait ?"), mais ce n'est pas davantage l'action même : C'est l'ensemble des relations dans lesquelles l'action et son auteur sont pris. D'où le sens très spécial du cadre : les dessins préalables du cadrage, la stricte délimitation du cadre, l'élimination apparente du hors cadre s'expliquent par la référence constante d'Hitchcock, non pas à la peinture ou au théâtre, mais à la tapisserie, c'est à dire au tissage. Le cadre est comme les montants qui portent la chaîne des relations, tandis que l'action constitue seulement la trame mobile qui passe par-dessus et par-dessous. On comprend dès lors qu'Hitchcock procède d'habitude par plans courts, autant de plans qu'il y a de cadre, chaque plan montrant une relation ou une variation de la relation. Mais le plan théoriquement nique de la corde n'est nullement une exception à cette règle : très différente du plan-séquence de Welles ou de Dreyer, qui tend de deux manières à subordonner le cadre à un tout, le plan unique de(Hitchcock subordonne le tout (des relations) au cadre, se contentant d'ouvrir ce cadre en longueur, à condition de maintenir la fermeture en largeur, exactement comme un tissage qui fabriquerait un tapis infiniment long. L'essentiel de toute façon, c'est que l'action, et aussi la perception et l'affection, soient encadrées dans un issus de relations. C'est cette chaîne de relations qui constituent l'image mentale, par opposition à la trame des actions, perceptions et affections. Hitchcock empruntera donc au film policier ou au film d'espionnage une action particulièrement frappante, du type "tuer " ou "voler". Comme elle est engagée dans un ensemble de relations que les personnages ignorent (mais que le spectateur connaît déjà ou découvrira avant), elle n'a que l'apparence d'un duel qui régit toute action : elle est déjà autre chose, puisque la relation constitue la tiercité qui l'élève à l'état d'image mentale. Il ne suffit donc pas de définir le schéma d'Hitchcock en disant qu'un innocent est accusé d'un crime qu'il n'a pas commis ; ce ne serait qu'une erreur de "couplage", une fausse identification du "second". Au contraire, Rohmer et Chabrol ont parfaitement analysé le schéma d'Hitchcock : le criminel a toujours fait son crime pour un autre, le vrai criminel a fait son crime pour l'innocent qui, bon gré mal gré, ne l'est plus. Bref, le crime n'est pas séparable de l'opération par laquelle le criminel a échangé son crime, comme dans L'inconnu du Nord Express, ou même "donné" ou "rendu" son crime à l'innocent comme dans La loi du silence. On ne commet pas un crime chez Hitchcock, on le donne, on le rend ou on l'échange. C'est le point fort du livre de Rohmer et de Chabrol. La relation (l'échange, le don, le rendu...) ne se contente pas d'entourer l'action, elle la pénètre d'avance et de toutes parts, et la transforme en acte nécessairement symbolique. Il n'y a pas seulement l'actant et l'action, l'assassin et la victime, il y a toujours un tiers, et non pas un tiers accidentel ou apparent comme le serait simplement un innocent soupçonné, mais un tiers fondamental, constitué par al relation elle-même, relation de l'assassin, de la victime ou de l'action avec le tiers apparent. Ce triplement perpétuel s'empare aussi des objets, des perceptions, des affections. C'est chaque image dans son cadre, par son cadre, qui doit être l'exposition d'une relation mentale. Les personnages peuvent agir, percevoir, éprouver mais ils ne peuvent pas témoigner pour les relations qui les déterminent. Ce sont les mouvements de caméra, et leurs mouvements vers la caméra. D'où l'opposition d'Hitchcock à l'Actors Studio, son exigence que l'acteur agisse le plus simplement, soit neutre à la limite, la caméra se chargeant du reste. Ce reste c'est l'essentiel de la relation mentale. C'est la caméra et non pas un dialogue qui explique pourquoi le héros de Fenêtre sur cour a la jambe cassée (photos de la voiture de course dans la chambre, appareil photo brisé). C'est la caméra dans Sabotage qui fait que la femme, l'homme et le couteau n'entrent pas successivement dans une relation de paires, mais dans une véritable relation (tiercité) qui fait que la femme rend son crime à l'homme ; Chez Hitchcock, il n'y a jamais duel ou double : même dans L'ombre d'un doute, les deux Charlie, l'oncle et la nièce, l'assassin et la jeune fille, prennent à témoin un même état du monde qui pour l'un, justifie ses crimes, et, pour l'autre, ne peut être justifié de produire un tel criminel. Et, dans l'histoire du cinéma, Hitchcock apparaît comme celui qui ne conçoit plus la constitution d'un film en fonction de deux termes, le metteur en scène et le film à faire, mais en fonction de trois : le metteur en scène, le film et le public qui doit enter dans le film, ou dont les réactions doivent faire partie intégrante du film (tel est le sens explicite du suspense, puisque le spectateur est le premier à "savoir" les relations). Parmi beaucoup de commentaires excellents, il n'y a pas lieu de choisir entre ceux qui voient en Hitchcock un penseur profond, ou seulement un grand amuseur. Il n'est pas toutefois nécessaire de faire d'Hitchcock un métaphysicien, platonicien et catholique comme Rohmer et Chabrol ou un psychologue des profondeurs, comme Douchet. Hitchcock a plutôt une compréhension très sûre des relations, théorique et pratique. Ce n'est pas seulement Lewis Caroll, c'est toute la pensée anglaise qui a montré que la théorie des relations était la pièce maîtresse de la logique, et pouvait être à la fois le plus profond et le plus amusant. S'il y a des thèmes chrétiens chez Hitchcock, à commencer par le péché originel, c'est parce que ces thèmes ont posé dès le début le problème de la relation, comme le savent bien les logiciens anglais. Les relations, l'image mentale, c'est ce d'où part Hitchcock à son tour, ce qu'il appelle le postulat ; et c'est à partir de ce postulat de base que le film se développe avec une nécessité mathématique ou absolue malgré les invraisemblances de l'intrigue ou de l'action. Or si l'on part des relations, qu'est ce qui arrive en fonction de leur extériorité ? Il peut arriver que la relation s'évanouisse disparaisse d'un coup, sans que les personnages changent, mais les laissant dans le vide : si la comédie Mr et Mme Smith appartient à l'ouvre d'Hitchcock, c'est précisément parce que le couple apprend tout d'un coup que son mariage, n'étant pas légal, il n'a jamais été marié. Il peut arriver au contraire que la relation prolifère et se multiplie, selon les termes envisagés et les tiers apparents qui viennent s'y joindre la subdivisant ou l'orientant vers de nouvelles directions (Mais qui a tué Harry ?). Il arrive enfin que la relation passe elle-même par des variations, suivant les variables qui l'effectuent, et entraînant des changements dans un ou plusieurs personnages ; c'est en ce sens que les personanges d'Hitchcock ne sont certes pas des intellectuels, mais ont des sentiments qu'on peut appeler des sentiments intellectuels, plutôt qu'affects et tant qu'ils se modèlent sur un jeu varié de conjonctions vécues, parce que.quoique..puisque.si. même si. (Agent secret, Les enchaînés, soupçons) ce qui apparaît dans tous les cas, c'est que la relation introduit entre les personnages, les rôles, les actions, le décor, une instabilité essentielle. Le modèle de cette instabilité, ce sera celle du coupable et de l'innocent. Mais aussi, la vie autonome de la relation va la faire tendre vers une sorte d'équilibre, fût-il désolé, désespéré ou même monstrueux : l'équilibre innocent-coupable, la restitution à chacun de son rôle, la rétribution pour chacun de son action, seront atteints, mais au prix d'une limite qui risque de ronger et même d'effacer l'ensemble. Tel le visage indifférent de l'épouse, devenue folle dans le faux coupable. Hitchcock introduit l'image-mentale au cinéma. C'est à dire : il fait de la relation l'objet d'une image, qui non seulement s'ajoute aux images perception, action et affection, mais les encadre et les transforme. Avec Hitchcock, une nouvelle sorte de "figures " apparaissent, qui sont des figures de pensées. En effet l'image mentale exige elle-même des signes particuliers qui ne se confondent pas avec ceux de l'image-action. On a souvent remarqué que le détective n'avait q'un rôle médiocre ou secondaire (sauf quand il entre pleinement dans la relation comme dans Blackmail ; et que les indices ont peu d'importance. En revanche, Hitchcock fait naître des signes originaux, suivant les deux types de relations naturelle et abstraite. Suivant la relation naturelle, un terme renvoie à d'autres termes dans une série coutumière telle que chacun peut être interprété par les autres : ce sont des marques ; mais il est toujours possible qu'un de ces termes saute hors de la trame, et surgisse dans des conditions qui l'extraient de la série ou le mettent en contradiction avec elle, en quel cas on parlera de démarque. Il est donc très important que les termes soient tout à fait ordinaires, pour que l'un d'eux, d'abord, puisse se détacher de la série : comme dit Hitchcock, Les oiseaux doivent être des oiseaux ordinaires. Certaines démarques de Hitchcock sont célèbres, comme le moulin de correspondant 17 dont les ailes tournent en sens inverse du vent, ou l'avion sulfateur de La mort aux trousses qui apparaît là où il n'y pas de champ à sulfater. De même le verre de lait que sa luminosité rend suspect dans Soupçons ou la clé qui ne s'adapte pas à la serrure dans Le crime était presque parfait. Parfois la démarque se constitue très lentement, comme dans Blackmail où l'on se demande si l'acheteur de cigare est normalement pris dans la série client-choix-préparatifs- allumage ou si c'est un maître chanteur qui se sert du cigare et de son rituel pour provoquer déjà le jeune couple. D'autre part et en second lieu, conformément à la relation abstraite, on appellera symbole non pas une abstraction, mais un objet concret porteur de diverses relations, ou des variations d'une même relation, d'un personnage avec d'autres ou avec soi-même. Le bracelet est un tel symbole dès The ring comme les menottes dans les trente neuf marches ou l'alliance de fenêtre sur cour. Les démarques et les symboles peuvent converger particulièrement dans Les enchaînés ; la bouteille suscite une telle émotion chez les espions qu'elle saute par delà même la série habituelle vin-cave-dîner ; et la clé de la cave ; que l'héroïne tiens dans sa main serrée, porte l'ensemble des relations qu'elle entretient avec son mari à qui elle la volée, avec son amoureux à qui elle va la donner, avec sa mission qui consiste à découvrir ce qu'il y a dans la cave. On voit qu'un même objet, une clé par exemple peut suivant les images où il est pris fonctionner comme un symbole (les enchaînés) ou une démarque (le crime était presque parfait). Dans Les oiseaux la première mouette qui frappe l'héroïne est une démarque puisqu'elle sort violemment de la série coutumière qui l'unit à son espèce, à l'homme et à la nature. Mais les milliers d'oiseaux, toutes espèces réunies, dans leurs préparatifs, dans leurs attaques, dans leurs trêves, sont un symbole : ce ne sont pas des abstractions ou des métaphores, ce sont de véritables oiseaux, littéralement, mais qui présentent l'image inversée des rapports de l'homme avec la nature, et l'image naturalisée des rapports des hommes entre eux. Les démarques sont des chocs de relations naturelles (série) et les symboles des nouds de relations abstraites (ensemble). Inventant l'image mentale ou l'image-relation, Hitchcock s'en sert pour clôturer l'ensemble des images actions et aussi des images perception et affection. D'où sa conception du cadre. Et non seulement l'image mentale encadre les autres, mais les transforme en les pénétrant. Par là, on pourrait dire d'Hitchcock qu'il achève, qu'il accomplit tout le cinéma en poussant l'image-mouvement jusqu à sa limite... Incluant le spectateur dans le film, et le film dans l'image mentale, Hitchcock accomplit le cinéma. Toutefois, certains des plus beaux films d'Hitchcock laissent apparaître le pressentiment d'une question importante. Vertigo nous communique un véritable vertige ; et, certes, ce qui est vertigineux, c'est au cour de l'héroïne, la relation de la même avec la même qui passe par toutes les variations de ses rapports avec les autres (la femme morte, le mari, l'inspecteur). Mais nous ne pouvons pas oublier l'autre vertige, plus ordinaire, celui de l'inspecteur incapable de gravir l'escalier du clocher vivant dans un étrange état de contemplation qui se communique à tout le film et qui est rare chez Hitchcock. Et Complot de famille : la découverte des relations renvoie, même pour rire, à une fonction de voyance. D'une manière plus directe encore, le héros de Fenêtre sur cour accède à une image mentale, non pas simplement parce qu'il est photographe mais parce qu'il est dans un état d'impuissance motrice : il est réduit en quelque sorte à une situation optique pure. S'il est vrai qu'une des nouveautés d'Hitchcock était d'impliquer le spectateur dans le film, ne fallait-il pas que les personnages eux-mêmes, d'une manière plus ou moins évidente, fussent assimilables à de spectateurs ? Mais alors il se peut qu'une conséquence apparaisse inévitable : l'image mentale serait moins l'accomplissement de l'image action et des autres images, qu'une remise en question de leur nature et de leur statut. Bien plus, c'est toute l'image mouvement qui serait alors mise en question, par la rupture des liens sensori-moteurs dans tel ou tel personnage. Ce qu'Hitchcock avait voulu éviter, une crise de l'image traditionnelle au cinéma, arriverait pourtant à la suite d'Hitchcock et en partie par l'intermédiaire de ses innovations. L'image temps Chapitre 1 : au delà de l'image-mouvement Dans le cinéma classique c'est " l'image mouvement " qui prédomine. Celle-ci a pour objet de décrire les relations entre d'une part une action ou une situation et, d'autre part, une émotion, une pulsion ou une réaction. L'image mouvement se décompose ainsi en image-émotion (le gros plan principalement), image-pulsion et image-action (étant donnée la situation d'un personnage (S) celui-ci réagit à une action (A) qui le transforme et l'amène à une situation (S')). Dans le cinéma classique, le réalisateur s'efface devant ses personnages pour décrire de la façon la plus intense et la plus juste une émotion, une pulsion ou une action. Le cinéaste moderne, comme le peintre moderne, privilégie l'art à la beauté. Il ne cherche pas tant à mettre en ouvres les moyens de décrire les mystères et la plénitude d'un être, en fait à imiter la nature humaine, qu'à exposer les moyens de la création. Comme Cézanne, il veut " rendre visible l'activité organisatrice du percevoir ". Comme dans l'art moderne encore, le cinéma moderne requiert une intervention plus active du spectateur qui ne doit plus se contenter de reconnaître globalement l'image décrite mais s'intéresser au processus de création. Il se passe quelque chose dans le cinéma moderne qui n'est ni plus beau, ni plus profond, ni plus vrai que dans le cinéma classique mais seulement autre. C'est que le schème sensori-moteur ne s'exerce plus, mais n'est pas davantage dépassé, surmonté. Il est brisé du dedans. Des personnages pris dans des situations optiques ou sonores, se trouvent condamnés à l'errance ou à la balade. Ce sont de purs voyants, qui n'existent plus que dans l'intervalle de mouvement et n'ont même pas la consolation du sublime, qui leur ferait rejoindre la matière ou conquérir l'esprit. Ils sont plutôt livrés à quelque chose d'intolérable qui est leur quotidienneté même. C'est là que se produit le renversement : le mouvement n'est plus seulement aberrant, mais l'aberration vaut pour elle-même et désigne le temps comme sa cause principale. " Le temps sort de ses gongs " : il sort des gongs que lui assignaient les conduites dans le monde, mais aussi les mouvements du monde. Ce n'est pas le temps qui dépend du mouvement, c'est le mouvement aberrant qui dépend du temps. Au rapport, situation sensori-motrice -> Image indirecte du temps, se substitue une relation non localisable, situation optique et sonore pure -> image directe du temps. Au lieu de représenter un réel déjà déchiffré, le néo-réalisme visait ainsi un réel à déchiffrer, toujours ambigu ; c'est pourquoi le plan-séquence tendait à remplacer le montage des représentations. Le néo-réalisme inventait donc un nouveau type d'image que Bazin proposait d'appeler l'"image-fait". Cette thèse de Bazin était infiniment plus riche que celle qu'il combattait, et montrait que le néo-réalisme ne se limitait pas au contenu de ses premières manifestations Mais les deux thèses avaient en commun de poser le problème au niveau de la réalité : le néo-réalisme produisait un "plus de réalité", formel ou matériel. Deleuze ne croit pas que le problème se pose au niveau du réel, forme ou contenu, mais plutôt au niveau du mental, en terme de pensée. La nouveauté de ce type de plan-séquence réside plutôt dans le fait que cette image empêche la perception de se prolonger en action pour la mettre en rapport avec la pensée. Quand Zavattini définit le néo-réalisme comme un art de la rencontre, rencontres fragmentaires, éphémères, hachées, ratées, que veut-il dire ? C'est vrai des rencontres de Païsa de Rossellini ou du Voleur de bicyclette de De Sica. Et dans Umberto D, De Sica construit la séquence célèbre que Bazin citait en exemple : la jeune bonne entrant dans al cuisine le matin faisant une série de gestes machinaux e las, nettoyant un peu, chassant les fourmis d'un jet d'eau, prenant le moulin à café, fermant al porte du de la pointe du pied tendu. Et ses yeux croisent son ventre de femme enceinte, c'est comme naissait toute la misère du monde. Voilà que, dans une situation ordinaire ou quotidienne, au cours d'une série de gestes insignifiants, mais obéissant d'autant plus à des schémas sensori-moteurs simples, ce qui a surgit tout d'un coup, c'est une situation optique pure pour laquelle la petite bonne n'a pas de réponse ou de réaction. Les yeux, le ventre, c'est cela une rencontre. Bien sûr, les rencontres peuvent prendre des formes très différentes atteindre à l'exceptionnel, mais elles gardent la même formule. Soit la grande tétralogie de Rossellini, qui, loin de marquer un abandon du néo-réalisme, le porte au contraire à sa perfection. Allemagne année zéro présente un enfant qui voit un pays devenu étranger et qui meurt de ce qu'il voit. Stromboli met en scène une étrangère qui va avoir une révélation sur l'île d'autant plus profonde qu'elle ne dispose d'aucune réaction pour atténuer ou compenser la violence de ce qu'elle voit, l'intensité et l'énormité de la pêche au thon ("c'était horrible..."), la puissance du volcan ("je suis finie, j'ai peur, quel mystère, quelle beauté, mon Dieu"). Europe 51 montre une bourgeoise qui, à partir de la mort de son enfant, traverse des espaces quelconques et fait l'expérience des grands ensembles, du bidonville et de l'usine ("j'ai cru voir des condamnés"). Ses regards abandonnent la fonction pratique d'une maîtresse de maison qui rangerait les choses et les êtres, pour passer par tous les états d'une vision intérieure, affliction, compassion, amour, bonheur, acceptation jusque dans l'hôpital psychiatrique où on l'enferme à l'issue d'un nouveau procès de Jeanne d'Arc : elle voit, elle a appris à voir. Voyage en Italie accompagne une touriste atteinte en plein cour par le simple déroulement d'images ou de clichés visuels dans lesquels elle découvre quelque chose d'insupportable. c'est un cinéma de voyant, non plus d'action Ce qui définit le néo-réalisme, c'est la montée de situations purement optiques (et sonores, bien que le son synchrone ait manqué aux débuts du néo-réalisme), qui, se distinguent essentiellement des situations sensori-motrices de l'image action de l'ancien réalisme. C'est peut-être aussi important que la conquête d'un espace purement optique dans la peinture avec l'impressionnisme. On objecte que le spectateur s'est toujours trouvé devant des descriptions, devant des images optiques et sonores et rien d'autre. Mais ce n'est pas la question. Car les personnages, eux, réagissaient aux situations, mêmes quand l'un d'eux se trouvait réduit à l'impuissance, c'était ligoté et bâillonné, en vertu des accidents de l'action. Ce que le spectateur percevait, c'était donc une image sensori-motrice à laquelle il participait plus ou moins, par identification avec les personnages. Hitchcock avait inauguré le renversement de ce point de vue en incluant le spectateur dans le film. Mais c'est maintenait que l'identification se renverse effectivement : le personnage est devenu une sorte de spectateur. Il a beau bouger, courir, s'agiter, la situation dans laquelle il est déborde de toutes parts ses capacités motrices, et lui fait voir ou entendre ce qui n'est plus justiciable en droit d'une réponse ou d'une action. Il enregistre plus qu'il ne réagit. Il est livré à une vision, poursuivi par elle ou la poursuivant, plutôt qu'engagé dans une action Ossessione (1942) de Visconti (distribué en France en 1952 seulement) passe à juste titre pour le précurseur du néo-réalisme (le terme de néoréalisme aurait d'ailleurs été lancé par le monteur du film) ; et ce qui frappe d'abord le spectateur, c'est la manière dont l'héroïne vêtue de noir est possédée par une sensualité presque hallucinatoire. Elle est plus proche visionnaire, d'une somnambule que d'une séductrice ou d'une amoureuse (de même plus tard la comtesse de Senso). La situation ne se prolonge pas directement en action, elle est d'abord optique et sonore, investie par les sens avant que l'action ne se forme en elle et en utilise ou en affronte les éléments. Ainsi l'arrivée du héros de Ossessionne qui prend une sorte de possession visuelle de l'auberge ou bien, dans Rocco et ses frères, l'arrivée de la famille qui, de tous ses yeux et de toutes ses oreilles, tente d'assimiler la gare immense et la ville inconnue. ce sera une constante de l'ouvre de Visconti, cet inventaire du milieu, des objets, meubles, ustensiles Tout reste réel dans le néo-réalisme (qu'il y ait décor ou extérieurs) mais entre la réalité du milieu et celle de l'action, ce n'est plus un prolongement moteur qui s'établit, c'est plutôt un rapport onirique. On dirait que l'action flotte dans la situation plus qu'elle ne l'achève ou la resserre. C'est la source de l'esthétisme visionnaire de Visconti. Et la terre tremble confirme singulièrement ces nouvelles données. Certes la situation des pêcheurs, la lutte qu'ils engagent, la naissance d'une conscience de classe sont exposés dans ce premier épisode, le seul que réalisa Visconti. Mais justement cette "conscience communiste" embryonnaire y dépend moins d'une lute avec la nature et entre les hommes que d'une grande vision de l'homme et de la nature, de leur unité sensible et sensuelle, d'où les "riches" sont exclus et qui constitue l'espoir de la révolution, au-delà des échecs de l'action flottante : un romantisme marxiste Chez Antonioni, dès sa première grande ouvre Chronique d'un amour, l'enquête au lieu de procéder par flash-back, transforme les actions en descriptions optiques et sonores, tandis que le récit lui-même se transforme en actions désarticulées dans le temps (l'épisode de la bonne qui raconte en refaisant ses gestes passés ou bien la scène célèbre des ascenseurs). Et l'art d'Antonioni ne cessera de se développer dans deux directions, une étonnante exploitation des temps morts de la banalité quotidienne ; puis à partir de L'éclipse un traitement des situations limites qui les pousse jusqu'à des paysages déshumanisés, des espaces vidés dont on dirait qu'ils ont absorbé les personnages et les actions, pour n'en garder qu'une description géophysique, un inventaire abstrait. Chez Fellini, ce n'est pas seulement le spectacle qui tend à déborder le réel, c'est le quotidien qui ne cesse de s'organiser en spectacle ambulant, et les enchaînements sensori-moteurs qui font place à une succession de variétés On a souligné le rôle de l'enfant dans le néoréalisme, c'est dans le monde adulte, l'enfant est affecté d'une certaine impuissance motrice, amis qui le rend d'autant plus apte à voir et à entendre. Dans le néo-réalisme, les liaisons sensori-motrices ne valent plus que par les troubles qui les affectent, les relâchent, les déséquilibrent ou les distraient. N'étant plus induite par une action, pas plus qu'elles se prolongent en action, la situation optique et sonore n'est donc pas un indice ni un synsigne. On parlera d'une nouvelle race de signes, les opsignes et les sonsignes. Ces nouveaux signes renvoient à des images trsè diverses. Tantôt c'est la banalité quotidienne, tantôt ce sont des circonstances exceptionnelles ou limites. Mais, surtout, tantôt ce sont des images subjectives, souvenirs d'enfance, rêves ou fantasmes auditifs et visuels où le personnage n'agit pas sans se voir agir, spectateur complaisant du rôle qu'il joue lui-même, à la manière de Fellini. Tantôt, comme chez Antonioni, ce sont des images objectives à la manière d'un constat, serait-ce même un constat d'accident, défini par un cadre géométrique qui ne laisse plus subsister entre ses éléments, personnages et objets que des rapports de mesure et de distance, transformant cette fois l'action en déplacement de figures dans l'espace (par exemple la recherche de la disparue dans l'avventura.) C'est en ce sens que l'on peut opposer l'objectivisme critique d'Antonioni et le subjectivisme complice de Fellini ; il y aurait donc deux sortes d'opsignes, les constats et les instats, les uns qui donnent une vision profonde à distance tendent vers l'abstraction, les autres une vision proche et plane induisant une participation. Cette opposition coïncide à certains égards avec l'alternative définie par Worringer : abstraction ou Expression. Les visions esthétiques d'Antonioni ne sont pas séparables d'une critique objective (nous sommes malades d'Eros, mais parce qu'Eros est lui-même malade objectivement : qu'est-ce que l'amour pour qu'un homme ou une femme en sortent aussi démunis, lamentables et souffrants, et réagissent aussi mal au début et qu'à la fin, dans une société corrompue ?), tandis que les visions de Fellini sont inséparables d'une empathie, d'une sympathie subjective (épouser même la décadence qui fait qu'on aime seulement en rêve ou en souvenir, sympathiser avec ces amours là, être complice de la décadence et même la précipiter pour sauver quelque chose, peut-être, autant qu'il est possible Les temps morts d'Antonioni ne montrent pas seulement les banalités de la vie quotidienne, ils recueillent les conséquences ou l'effet d'un événement remarquable qui n'est que constaté par lui-même sans être expliqué (la rupture d'un couple, la soudaine disparition d'une femme.) la méthode du constat chez Antonioni a toujours cette fonction de réunir les temps morts et les espaces vides : tirer toutes les conséquences d'une expérience décisive passée, une fois que c'est fait et que tout a été dit. " quand tout a été dit, quand la scène majeure semble terminée, il y a ce qui vient après (Antonioni, cinéma58, septembre 58) Les images d'Antonioni qui suivent impersonnellement un devenir, n'en subissent pas moins de rapides ruptures. Nous sommes renvoyés à des espaces quelconques, déconnectés. La connexion des parties de l'espace n'est pas donnée, parce qu'elle ne peut se faire que du point de vu subjectif d'un personnage pourtant absent, ou même disparu, non seulement hors champ, mais passé dans le vide. Dans le cri, Irma n'est pas seulement la pensée subjective obsédante du héros qui fuit pour oublier, mais le regard imaginaire sous lequel cette fuite se fait et raccorde ses propres segments, regard qui redevient réel au moment de la mort. Et surtout dans L'avventurra, la disparue fait peser sur le couple un regard indéterminable qui lui donne le sentiment perpétuel d'être épié, et explique l'incoordination de ses mouvements objectifs, quand il fuit tout en prétendant la rechercher. Encore dans Identification d'une femme, toute la quête se fait sous le regard supposé de la femme partie, dont on ne saura pas, dans les splendides images de la fin, si elle a vu ou non le héros blotti dans la cage d'escalier. Le regard imaginaire fait du réel quelque chose d'imaginaire, en même temps qu'il devient réel à son tour et nous redonne de la réalité. A partir de L'éclipse, l'espace quelconque n'est plus seulement déconnecté mais vidé, déserté. C'est que, de conséquence en conséquence, les personnages se sont objectivement vidés : ils souffrent moins de l'absence d'un autre que d'une absence à eux-mêmes (par exemple profession reporter) Bien qu'il ait subit dès le début l'influence de certains auteurs américains, Ozu construit dans un contexte japonais une ouvre qui développa, la première, des situations optiques et sonores pures. Les Européens ne l'imitèrent pas, mais le rejoignirent par leurs propres moyens. L'ouvre emprunte la forme balade, voyage en train, course en taxi, excursion en bus, trajet à bicyclette ou à pied : l'aller retour des grands-parents de province à Tokyo, les dernières vacances d'une fille avec sa mère, l'escapade d'un vieil homme. mais l'objet c'est la banalité quotidienne appréhendée comme vie de famille dans la maison japonaise Chez Ozu tout est ordinaire ou banal, même la mort ou les morts qui font l'objet d'un oubli naturel. Les célèbres scènes de larmes soudaines (celle du père d'un après-midi d'automne qui se met à pleurer silencieusement après le mariage de sa fille, celle de la fille de Printemps tardif qui souri à demi en regardant son père endormi, puis se retrouve au bord des larmes, celle de la fille de Dernier caprice qui fait une remarque aigre sur la mort de son père, puis éclate en sanglots) ne marquent pas un temps fort qui s'opposerait aux temps faibles de la vie courante, et il n'y a aucune raisons d'invoquer comme le fait Paul Schrader l'émergence d'une émotion refoulée comme action décisive. Pour Ozu la vie est simple et l'homme ne cesse de la compliquer en " agitant l'eau dormante " (ainsi des trois compères de Fin d'automne) ; Et si après guerre, l'ouvre d'Ozu ne tombe nullement dans le déclin qu'on a parfois annoncé, c'est parce que l'après-guerre vient confirmer cette pensée, mais en la renouvelant, en renforçant et débordant le thème des générations opposées : l'ordinaire américain vient percuter l'ordinaire du Japon, heurt de deux quotidiennetés qui s'exprime jusque dans la couleur lorsque le rouge Coca-Cola ou le jaune plastique font brutalement irruption dans la série des teintes délavées, inaccentuées de la vie japonaise. Et, comme dit un personnage du Goût du saké : si ç'avait été l'inverse, si le saké, le samisen et les perruques de geisha s'étaient soudain introduis dans la banalité quotidienne des Américains. ?La nature n'intervient pas, comme le croit Shrader (transcendantal style in film : Ozu, Bresson, Dreyer, extraits dans cdC n°286), dans un moment décisif ou dans une rupture manifeste avec l'homme quotidien. La splendeur de la nature, d'une montagne enneigée, ne nous dit qu'une chose : Tout est ordinaire et régulier, Tout est quotidien. Elle se contente de renouer ce que l'homme a rompu, elle redresse ce que l'homme voit brisé. Et, quand un personnage sort un instant 'un conflit familial ou d'une veillée mortuaire pour contempler la montagne enneigée, c'est comme s'il cherchait à redresser l'ordre des séries troublé dans la maison, mais restitué par une Nature immuable et régulière. La vie quotidienne ne laisse subsister que des relations sensori-motrices faibles et remplace l'image-action par des images optiques et sonores pures. Chez Ozu, il n'y a pas de ligne d'univers qui relie des moments décisifs, et les morts au vivants, comme chez Mizoguchi ; il n'y a pas non plus d'espace-souffle ou d'englobant qui recèle une question profonde, comme chez Kurosawa. Les espaces d'Ozu sont élevés à l'état d'espaces quelconques, soit par déconnexion, soit par vacuité comme chez Antonioni. Les faux-raccords de regard, de direction et même de positions d'objets sont constants, systématiques. Un cas de mouvement d'appareil donne un bon exemple de déconnexion : dans Debut d'été, l'héroïne avance sur la pointe des pieds pour surprendre quelqu'un dans un restaurant, la caméra reculant pour la garder au centre du cadre ; puis la caméra avance sur un couloir, mais ce couloir n'est plus celui du restaurant, c'est celui de l'héroïne déjà revenue chez elle. Quant aux espaces vides, sans personnages et sans mouvements, ce sont des intérieurs vidés de leurs occupants, des extérieurs déserts ou paysages de la nature. Ils prennent chez Ozu une autonomie, même dans le néo-réalisme qui leur maintient une valeur apparente relative (par rapport à un récit) ou résultante (une fois l'action éteinte). Ils atteignent à l'absolu, comme contemplations pures, et assurent immédiatement l'identité du mental et physique, du réel et de l'imaginaire, du sujet et de l'objet. Le vase de printemps tardif s'intercale entre le demi-sourire de la fille et ses larmes naissantes. Il y a devenir, changement, passage. Mais la forme de ce qui change, elle, ne change pas, ne passe pas. C'est le temps en personne, "un peu de temps à l'état pur " : une image-temps directe, qui donne à ce qui change la forme immuable dans laquelle se produit le changement. La nuit qui se change en jour, ou l'inverse, renvoient à une nature morte sur laquelle la lumière tombe en faiblissant ou en croissant (la femme dans la nuit, cour capricieux). La nature morte est le temps, car tout ce qui change est dans le temps, mais le temps ne change pas lui-même. Les natures mortes d'Ozu durent, ont une durée, les dix secondes du vase : cette durée du vase est précisément la représentation de ce qui demeure, à travers la succession des états changeants. Une bicyclette peut aussi durer, c'est à dire représenter la forme immuable de ce qui se meut, à condition de demeurer, de rester immobile, rangée contre le mur (Histoire d'herbes flottantes). La bicyclette, le vase, les natures mortes sont les images pures et directes du temps. Chacune est le temps, chaque fois, sous telles ou telles conditions de ce qui change dans le temps. Tel est l'opsigne : rendre sensible le temps, la pensée, les rendre visibles et sonores.
Chapitre 2 : Récapitulation des images et des signes Metz puis Deleuze admettent le thème d'Edgar Morin d'après lequel le "cinématographe est devenu cinéma en s'engageant dans la voie narrative (le cinéma ou l'homme imaginaire? chapitre III) Pasolini veut que le cinéma soit une langue, qu'il soit pourvu d'une double articulation (le plan équivalant au monème, mais aussi les objets apparaissant dans le cadre, "cinèmes " équivalant aux phonèmes). Les objets de la réalité sont devenus unités d'image, en même temps que l'image mouvement, une réalité qui "parle " à travers ces objets. Le cinéma, en ce sens, n'a pas cessé d'atteindre à un langage d'objets, de manière très diverse, chez Kazan où l'objet est fonction comportementale, chez Resnais où il est fonction mentale, chez Ozu, fonction formelle ou nature morte, chez Dovjenko déjà, puis chez Paradjanov, fonction matérielle, matière lourde soulevée par l'esprit (Sajat Nova est sans doute le chef- d'ouvre d'un langage matériel d'objet) D'une part L'image mouvement (le plan) s'établit entre des objets et exprime un tout qui change. C'est un procès de différentiation. D'autre part l'image mouvement comporte des intervalles : si on la rapporte à un intervalle apparaissent des espèces distinctes d'image, avec des signes par lesquels elles se composent (ainsi l'image perception, l'image affection, l'image action). C'est un procès de spécification. Ces composés de l'image-mouvement, du double point de vue de la spécification et de la différentiation, constituent une matière signalétique qui comportent des traits de toute sorte, visuels et sonores, intensifs, affectifs, rythmiques, tonaux et mêmes verbaux (oraux et écrits). Mais même avec ses éléments verbaux, ce n'est pas une langue ni un langage. C'est une masse plastique, une matière a-signifiante et a-syntaxique, une matière non linguistiquement formée bien qu'elle ne soit pas amorphe et soit formée sémiotiquement, esthétiquement, pragmatiquement. Ce n'est pas une énonciation, ce ne sont pas des énoncés. C'est un énonçable. Nous voulons dire que, lorsque le langage s'empare de cette matière, alors elle donne lieu à des énoncés qui viennent dominer ou même remplacer les images et les signes, et qui renvoient pour leur compte à des traits pertinents de la langue tout différents de ceux dont on était parti. Aussi devons nous définir la " sémiotique ", comme le système des images et des signes indépendamment du langage en général. Le cinéma relèverait de la linguistique s'il était une langue et produisait une énonciation (la relation, la loi, le nécessaire). Il relèverait de la sémiologie s'il était un langage et produisait des énoncés. Pour Deleuze, le cinéma relève de la sémiotique inventée par Pierce, en tant que système de signe indépendant du langage et produisant un énonçable. Les énoncés et narrations ne sont pas une donnée des images, mais une conséquence. La narration est fondée dans l'image mais elle n'est pas donnée. Quant à la question de savoir s'il y a des énoncés proprement cinématographiques, c'est une toute autre question, qui porte sur la spécificité de ces énoncés, sur les conditions de leur appartenance au système des images et des signes, bref c'est la question inverse. La force de Pierce, quant il inventa la sémiotique, fut de concevoir les signes à partir des images et de leurs combinaisons, non pas en fonction de déterminations déjà langagières. L'image lui semble de rois sortes : la priméité (quelque chose qui ne renvoie qu'à soi-même, pure possibilité), la secondéité quelque chose qui ne renvoie à soi que par autre chose, l'existence, l'action-réaction, l'effort-résistance), la tiercité (quelque chose qui ne renvoie à soi qu'en rapportant une chose à une autre chose, la relation, la loi, le nécessaire). Les trois sortes d'images ne sont pas seulement ordinales, première, deuxième, troisième mais cardinales : il y a deux dans la seconde, si bien qu'il y a priméité dans la secondéité et qu'il y a trois dans la troisième, si bien qu'on peut y voir l'achèvement de l'image mouvement. Le signe est une image qui vaut pour une autre image (son objet) sous le rapport d'une troisième image qui en constitue l'interprétant, celui-ci étant à son tour un signe, à l'infini. Le signe a pour fonction de rendre "efficientes les relations " : non pas que les relations et les lois manquent d'actualité en tant qu'image, mais elles manquent encore de cette efficience qui les fait agir "quand il le faut ", et que seule la connaissance leur donne (Pierce p. 30) L'intervalle de mouvement sépare dans une image un mouvement reçu et un mouvement exécuté Le signe est une image particulière qui renvoie à l'un des six types d'image, soit du point de vue de sa composition bipolaire, soit du point de vue de sa genèse Chapitre 3 : Du souvenir au rêve .
Mankiewicz utilise le flash-back d'une toute autre manière il s'agit de fouiller un inexplicable secret, une fragmentation de toute linéarité, de bifurcations perpétuelles comme autant de rupture de causalité. Le flash-back trouve sa justification à chaque bifurcation du temps. La multiplicité des circuits trouve donc un autre sens. Ce sont donc les bifurcations du temps qui donnent au flash-back une nécessité et aux images souvenir une authenticité une authenticité un poids de passé sans lequel elles resteraient conventionnelles. Les points de bifurcations sont souvent si imperceptibles qu'ils ne peuvent se révéler qu'après coup, à une mémoire attentive. C'était déjà la question constante de Fitzgerald, dont Mankiewicz est très proche : qu'est-ce qui s'est passé ? Comment en sommes nous arrivé là ? Ce ne sont pas seulement plusieurs personnes qui ont chacune un flash-back, c'est le flash-back qui est à plusieurs personnes (trois dans La comtesse aux pieds nus, trois Chaînes conjugales, ou Tout sur Eve). Et ce ne sont pas seulement les circuits qui bifurquent entre eux, c'est chaque circuit qui bifurque avec soi-même, comme un cheveu fourchu. Dans les trois circuits de Chaînes conjugales, chacune des femmes se demande à sa manière quand et comment son mariage a commencé à déraper, à prendre une voie bifurquante. Et même quand il y a une seule bifurcation, tel le goût pour la boue dans une créature fière et splendide (La comtesse aux pieds nus ") ses répétitions ne sont pas des accumulations, ses manifestations ne se laissent pas aligner, ni reconstituer un destin, mais ne cessent de morceler tout état d'équilibre, et d'imposer à chaque fois un nouveau "coude ", une nouvelle rupture de causalité, qui bifurque elle-même avec la précédente, dans un ensemble de relations non linéaires. Ce qui est rapporté est toujours un dérapage, une déviation, une bifurcation. Mais bien que la bifurcation ne puisse en principe être découverte qu'après coup, par flash-back, il y a un personnage qui a pu la pressentir, ou la saisir sur le moment quitte à s'en servir plus tard pour le bien ou pour le mal. L'habilleuse secrétaire de l'actrice a compris immédiatement la fourberie d'Eve : au moment même ou Eve fait son récit mensonger, elle a tout entendu de la pièce d'à côté, hors champ, et rentre dans le champ pour regarder Eve intensément et manifester brièvement son doute. Plus tard le diabolique critique de théâtre surprendra une autre bifurcation d'Eve quand elle s'efforce de séduire l'amant de l'actrice. Il entend, et peut-être aperçoit, par la porte entrebâillée, comme entre deux champs. Il saura s'en servir plus tard, mais il a compris sur le moment. Dans les deux cas nous ne sortons pas de la mémoire. Seulement au lieu d'une mémoire constituée comme fonction du passé qui rapporte un récit, nous assistons à la naissance de la mémoire, comme fonction du futur qui retient ce qui se passe pour en faire l'objet à venir de l'autre mémoire. Pour Mankiewicz, la mémoire ne pourra jamais évoquer et raconter le passé si elle ne s'était déjà constituée au moment où le passé était encore présent, donc dans un but à venir. C'est dans le présent que l'on se fait une mémoire pour s'en servir dans le futur quand le présent sera passé. C'est ce rôle d'épieur, ou de témoin involontaire qui donne toute sa force au cinéma de Mankiewicz : naissance visuelle et auditive de la mémoire. D'où la complémentarité du hors-champ et du flash-back : l'un renvoyant au personnage qui surprend la bifurcation l'autre renvoyant au personnage qui la rapporte au passé (parfois le même personnage, parfois un autre). Mais si le flash-back et l'image souvenir trouvent leur raison d'être dans ces bifurcations du temps, cette raison peut agir directement, sans passer par le flash-back. C'est notamment vrai pour les deux grands films théâtraux, shakespearien Jules César et Cléopâtre. L'interprétation du Jules césar de Shakespeare par Mankiewicz insiste sur l'opposition psychologique de Brutus et de Marc-Antoine. Brutus apparaît comme un personnage absolument linéaire : sans doute est-il déchiré par son affection pour césar, sans doute est-il orateur et politique habiles, mais son amour pour la république lui trace une oie toute droite. Après avoir parlé au peuple, il permet à Marc-Antoine de parler à son tour, sans rester lui-même ou laisser un observateur : il se retrouve proscrit, promis à la défaite, seul et acculé au suicide, figé dans sa rectitude avant d'avoir pu rien comprendre à ce qui s'était passé. Marc-Antoine au contraire est l'être fourchu par excellence : se présentant comme soldat, jouant de son parler malhabile, à la voix rauque aux articulations incertaines, aux accents plébéiens, il teint un discours extraordinaire tout en bifurcations qui va retourner le peuple romain. Dans Cléopatre, c'est la reine d'Egypte qui est devenue l'éternelle bifurcante, la fourchue, l'ondoyante tandis que Marc-Antoine n'est plus que livré à son amour fou, coincé entre le souvenir de césar et la proximité d'Octave. Caché derrière un pilier, il assistera à l'une des bifurcations de Cléopatre en face d'Octave, et s'enfuira dans le fond, mais toujours pour lui revenir. Une insuffisance de l'image-souvenir par rapport au passé. Si l'image se fait image souvenir, c'est seulement dans la mesure où elle a été chercher un "souvenir pur " là où il était. Appelé du fond de la mémoire, il se développe en souvenir-image. L'image souvenir ne nous livre pas le passé, mais représente seulement l'ancien présent que la passé a été. L'image souvenir est une image actualisée qui ne forme pas avec l'image actuelle et présente un circuit d'indiscernabilité. La reconnaissance attentive, quand elle réussit, se fait par images-souvenir. Mais c'est seulement cette réussite qui permet au flux sensori-moteur de reprendre son cours momentanément interrompu. Mais la reconnaissance attentive ne nous renseignait-elle pas beaucoup plus quand elle échoue que quand elle réussit. Lorsqu'on n'arrive pas à la rappeler, le prolongement sensori-moteur reste suspendu, et l'image actuelle, la perception optique présente, ne s'enchaîne ni avec une image motrice, ni même avec une image-souvenir qui rétablirait le contact. Elle entre plutôt en rapport avec des éléments authentiquement virtuels, sentiments de déjà vu ou de passé " en général ", images de rêve, fantasmes ou scènes de théâtre. Bref, ce n'est pas l'image souvenir ou la reconnaissance attentive qui nous donne le juste corrélât de l'image-optique-sonore, ce sont plutôt les troubles de la mémoire et les échecs de la reconnaissance. Chapitre 4 : les cristaux de temps Cristal tournant chez Tarkovsky, cristal parfait chez Ophuls, cristal fêle duquel s'échappe la vie chez Renoir: La profondeur de champ assure un emboîtement de cadres, une cascade de miroirs, un système de rimes entre maîtres et valets, vivants et automates, théâtre et réalité, actuel et virtuel. C'est la profondeur de champ qui substitue la scène au plan. Gilles Deleuze conteste le rôle de "pure fonction de la réalité " que lui attribuait Bazin. Pour lui, la profondeur a plutôt pour fonction de constituer l'image en cristal, et d'absorber le réel qui passe ainsi dans le virtuel autant que dans l'actuel. La règle du jeu fait coexister l'image actuelle des hommes et l'image virtuelle des bêtes, l'image actuelle des vivants et l'image virtuelle des automates, l'image actuelle des personnages et l'image virtuelle de leur rôle pendant la fête, l'image actuelle des maîtres et leur image virtuelle chez les domestiques, l'image actuelle des domestiques et leur image virtuelle chez les maîtres. Tout est image en miroir, échelonnées en profondeur. Mais la profondeur de champ ménage toujours un fond par lequel quelque chose peut fuir : la fêlure. A la question : qui ne joue pas la règle du jeu ?, il est curieux que l'on est donné diverses réponses et que Truffaut par exemple dise que c'est l'aviateur. L'aviateur pourtant reste prisonnier de son rôle et se dérobe quand la femme lui propose de fuir avec elle. Le seul personnage qui soit hors règle, interdit du château et pourtant lui appartenant, ni dehors ni dedans, mais toujours au fond c'est le garde-chasse, le seul à ne pas avoir de double ou de reflet. Faisant irruption malgré l'interdit, poursuivant le valet braconnier, assassinant par erreur l'aviateur, c'est lui qui casse le circuit, qui fait éclater le cristal fêlé et en fait fuir le contenu coup de fusil. Selon Renoir, le théâtre est inséparable, à la fois pour les personnages et pour les acteurs, de cette entreprise qui consiste à expérimenter et sélectionne des rôles jusqu'à ce qu'on trouve celui qui déborde du théâtre et entre dans la vie. Dans ses moments pessimistes, Renoir doute qu'il puisse y avoir un gagnant : alors il n'y a plus que les coups de feu du garde qui font exploser le cristal comme dans la règle du jeu, ou les remous de la rivière sous l'orage piquée par la pluie dans une partie de campagne. Mais, suivant son tempérament, Renoir parie pour un gain : quelque chose se forme à l'intérieur du cristal, qui réussira à sortir par la fêlure et à s'épanouir librement. C'est déjà le cas de Boudu, qui retrouve le fils de l'eau en sortant du théâtre intime et renfermé du libraire où il a essayé beaucoup de rôles. Ce sera le cas de Harriet dans le fleuve, où es enfants abrités dans une sorte de cristal ou de kiosque hindou essaient des rôles, dont certains tournent au tragique, comme meurt tragiquement le petit frère, mais dont la jeune fille fait faire son apprentissage, jusqu'à ce qu'elle y trouve la puissante volonté de vie qui se confond avec le fleuve et le rejoint au dehors. Film étrangement proche de Lawrence. Pour Renoir le théâtre est premier parce que la vie doit en sortir. Le théâtre ne vaut que comme recherche d'un art de vivre, c'est ce que comprend le couple disparate du Petit théâtre. Où donc commence le théâtre, où commence la vie ? " reste toujours la question posée par Renoir. On naît dans un cristal, mais le cristal ne retient que la mort, et la vie doit en sortir après s'être essayée. Même adulte, l professeur du déjeuner sur l'herbe connaîtra cette aventure. La danse déchaînée à la fin de French Cancan n'est pas une ronde, un reflux de la vie dans le circuit, dans la scène de théâtre, comme chez Ophuls, mais au contraire un galop, une façon dont le théâtre s'ouvre à la vie, se déverse dans la vie entraînant Nini dans une eau courante agitée. A la fin du carrosse d'or, trois personnages auront trouvé leur rôle vivant, tandis que Camilla restera dans le cristal, mais pour y essayer encore des rôles dont l'un lui fera peut-être découvrir la vraie Camilla. Chapitre 5 : Pointes de présent et nappes de passé Le premier Bazin avait théoriser le problème de la profondeur de champ. Avant Welles, on avait bien une profondeur de l'image mais pas une profondeur de champ. C'est une révolution qui peut être comparé à celle qu'à connu la peinture entre le XVIème et le XIIVème siècle passant, selon Wolflin de l'âge classique à l'âge baroque. Dans la peinture du XVIème, la composition se fait sur des plans parallèles et successifs chacun autonome. AU XVIIème les éléments d'un plan renvoient directement à une autre dans une organisation suivant une diagonale ou une trouée qui donne le privilège à l'arrière plan de communiquer directement et immédiatement avec le premier plan. La profondeur fut longtemps produite par une simple juxtaposition de plans indépendants, une succession de plans parallèles dans l'image : par exemple la conquête de Babylone dans Intolérance de Griffith montre en profondeur la ligne de défense des assiégés, de l'avant-plan à l'arrière plan, chacune ayant sa valeur propre et réunissant des éléments côte à côte dans un ensemble harmonieux. C'est d'une toute autre manière que Welles invente une profondeur de champ suivant une diagonale ou une trouée qui traverse tous les plans, met les éléments de chaque plan en interaction avec les autres, et surtout fait communiquer directement l'arrière plan avec l'avant plan (ainsi dans la scène du suicide où Kane entre violemment par la porte du fond, toute petite, tandis que Susan se meurt dans l'ombre, en plan-moyen, et que le verre énorme apparaît en gros plan). De telles diagonales apparaîtront chez Wyler, comme dans "les meilleures années de notre vie " quand un personnage est occupé dans une scène secondaire, mais pittoresque, au premier plan, tandis qu'un autre personnage donne un coup de fil décisif à l'arrière-plan : le second surveille le premier selon une diagonale qui relie l'arrière à l'avant et les fait réagir. Avant Welles, cette profondeur de champ ne semble avoir eu comme précurseur que Renoir avec les bas-fonds (1936) ou la règle du jeu (1939) et Stroheim, surtout avec Les rapaces (1924). En redoublant la profondeur de champ avec de grands angulaires, Welles obtient des grandeurs démesurées du premier plan jointes aux réductions de l'arrière plan qui prend d'autant plus de force ; le centre lumineux est au fond, tandis que des masses d'ombre peuvent occuper le premier plan, et que de violents contrastes peuvent rayer l'ensemble ; les plafonds deviennent nécessairement visibles soit dans le déploiement d'une hauteur, elle-même démesurée, soit au contraire dans un écrasement suivant la perspective. C'est là que le terme de baroque convient littéralement ou de néo-expressionnisme. Les images en profondeur expriment des régions du passé, chacune avec ses accents propres ou ses potentiels, et marquent des temps critiques de la volonté de puissance de Kane. Le temps n'est plus subordonné au mouvement mais le mouvement au temps. Telle est la fonction de la profondeur de champ : explorer chaque fois une région du passé. Chapitre 7 : La pensée et le cinéma Chez Jean-Luc Godard, le problème du rapport entre images n'est plus de savoir si ça va ou si ça ne va pas, mais de savoir comment ça va. Chaque série renvoie pour son compte à une manière de voir ou de dire, qui peut être celle de l'opinion courante opérant par slogans, mais aussi celle d'une classe, d'un genre, d'un personnage typique opérant par thèse, hypothèse, paradoxe ou même mauvaise astuce. Chaque série sera la manière dont l'auteur s'exprime indirectement dans une suite d'images attribuables à un autre, ou, inversement, la manière dont quelque chose ou quelqu'un s'exprime indirectement dans la vision de l'auteur considéré comme autre. Il n'y a plus l'unité de l'auteur, des personnages et monde, telle que le monologue intérieur le garantissait. Il y a formation d'un discours indirect libre, d'une vision indirecte libre. Si l'on cherche la formule la plus générale de la série chez Godard, on appellera série toute suite d'images en tant que réfléchi dans un genre. Un film tout entier peut correspondre à un genre dominant, telle Une femme est une femme à la comédie musicale ou made in USA à la bande dessinée. Mais même dans ce cas le film passe par des sous-genres, et la règle générale est qu'il y ait plusieurs genres, donc plusieurs séries. D'un genre à l'autre, on peut passer par franche discontinuité, ou bien de manière insensible et continue avec des genres intercalaires et partout de nouvelles possibilités s'ouvrent avec le montage. Ce statut réflexif du genre a de grandes conséquences : au lieu que le genre englobe des images qui lui appartiennent par nature, il constitue la limite d'images qui ne lui appartiennent pas mais qui se réfléchissent en lui. La danse surgit comme un moment dans le comportement des héros, comme la limite vers laquelle tendent une série d'images dans Une femme est une femme, dans la scène du café de Bande à part ou celle de la pinède dans Pierrot le fou. Les genres réflexifs de Godard sont de véritables catégories par lesquelles le film passe. Il ne s'agit pas d'un procédé de catalogue, ou même de collage, mais d'une méthode de constitution de séries, chacune marquée par une catégorie. Godard ne cesse de créer des catégories : d'où le rôle si particulier du discours dans beaucoup de ses films où, comme le remarquait Daney, un genre de discours renvoie toujours à un discours d'un autre genre. Godard va des problèmes aux catégories, quitte à ce que les catégories lui redonnent un problème. Par exemple la structure de Sauve qui peut (la vie) : les quatre grandes catégories "l'imaginaire ", "la peur ", "le commerce ", la musique " renvoient à un nouveau problème "qu'est-ce que la passion ? ", " la passion ce n'est pas cela. ", qui fera l'objet du film suivant. C'est que les catégories, ne sont pas fixées une fois pour toutes. Elles sont redistribuées remaniée réinventées pour chaque film. Au découpage des séries correspond un montage de catégories chaque fois nouveau. Il faut, chaque fois que les catégories nous surprennent, et pourtant ne soient pas arbitraires, soient bien fondées, et qu'elles aient entre elles de fortes relations indirectes : en effet elles ne doivent pas dériver les unes des autres, si bien que leur relation est du type " Et ", mais ce " et " doit accéder à la nécessité. Il arrive souvent que le mot écrit indique la catégorie, tandis que les images visuelles constituent les séries : d'où le primat très spécial du mot sur l'image, et la présentation de l'écran comme tableau noir. Et, dans la phrase écrite, la conjonction " et " peut prendre une valeur isolée et magnifiée (Ici et ailleurs "). Cette recréation de l'interstice ne marque pas forcement une discontinuité entre séries d'images : on peut passer continûment d'une série à une autre, en même temps que la relation d'une catégorie à une autre se fait illocalisable, comme on passe de la danse à l'errance dans Pierrot le fou, ou de la vie quotidienne au théâtre dans une femme est une femme ou de la scène de ménage à l'épopée dans Le mépris. Ou bien encore c'est le mot écrit qui peut être l'objet d'un traitement électronique introduisant mutation, récurrence et rétroaction (comme déjà sur le cahier de Pierrot le fou, la .rt se transformait en la mort) Les catégories ne sont donc jamais des réponses ultimes, mais des catégories de problèmes qui introduisent la réflexion dans l'image même. Ce sont des fonctions problématiques ou propositionnelles. Dès lors, la question pour chaque film de Godard est : qu'est-ce qui fait fonction de catégories ou de genres réflexifs ? Au plus simple, ce peut être des genres esthétiques, l'épopée, le théâtre, le roman, la danse, le cinéma lui-même. Il appartient au cinéma de se réfléchir lui-même, et de réfléchir les autres genres, pour autant que les images visuelles ne renvoient pas à une danse, à un roman, à un théâtre, à un film préétablis, mais se mettent elles-mêmes à faire cinéma, à faire danse, à faire roman, à faire théâtre le long d'une série pour un épisode.
Bref, les catégories peuvent être des mots, des choses, des actes, des personnes. Les carabiniers n'est pas un film de plus sur la guerre, pour la magnifier ou la dénoncer. Ce qui est très différent, il filme les catégories de la guerre. Or comme le dit Godard ce peut-être des choses précises, armées de mer, de terre et d'air, ou bien "des idées précises ", occupation, campagne, résistance, ou bien des sentiments précis, violence, débandade, absence de passion, dérision, désordre, surprise, vide, ou bien des "phénomènes précis ", bruit, silence. Les couleurs elles-mêmes peuvent faire fonction de catégories. Non seulement elles affectent les choses et les personnes, et même les mots écrits ; mais elles forment elles-mêmes des catégories : le rouge en est une dans Week-end. La lettre à Freddy Buache dégage le procédé chromatique à l'état pur : il y a le haut et le bas, la Lausanne bleue, céleste, et la Lausanne verte, terrestre et aquatique. Deux courbes ou périphéries, et, entre les deux, il y a le gris, le centre, les lignes droites. Les couleurs sont devenues des catégories dans lesquelles la ville réfléchit ses images et en fait un problème. Trois séries, trois états de la matière, le problème de Lausanne. Toute la technique du film, ses plongées, ses contre contre-plongées, ses arrêts sur l'image, sont au service de cette réflexion. On lui reprochera de ne pas avoir fait un film sur Lausanne ; c'est qu'il a renversé le rapport de Lausanne et des couleurs et fait passer Lausanne dans les couleurs comme sur une table des catégories qui ne convenait pourtant qu'à Lausanne. C'est bien du constructivisme : il a reconstruit Lausanne avec des couleurs, le discours de Lausanne, sa vision indirecte. Le cinéma cesse d'être narratif, mais c'est avec Godard qu'il devient le plus "romanesque ". Comme dit "Pierrot le fou : " Chapitre suivant. Désespoir. Chapitre suivant. Liberté, Amertume". Bakhtine définissait le roman, par opposition à l'épopée ou la tragédie, comme n'ayant plus l'unité collective par laquelle les personnages parlaient encore un même et seul langage. Au contraire le roman emprunte nécessairement tantôt la langue courante anonyme, tantôt la langue d'une classe, d'un groupe, d'une profession, tantôt la langue propre d'un personnage. C'est la réflexion dans les genres, anonymes ou personnifiés, qui constitue le roman, son plurilinguisme, son discours et sa vision. Godard donne au cinéma les puissances propres au roman. Il se donne des types réflexifs comme autant d'intercesseurs à travers lesquels, je est toujours un autre. C'est une ligne brisée, une ligne en zigzag, qui réunit l'auteur, ses personnages et le monde et qui passe entre eux.. On assiste à l'effacement du monologue intérieur comme tout du film, au profit d'un discours ou d'une vision indirects libres ; l'effacement de l'unité de l'homme et du monde, au profit d'une rupture qui ne nous laisse plus qu'une croyance en ce monde ci. Cinéma, corps et cerveau, pensée Antonioni serait l'exemple parfait d'une double composition. On a souvent voulu trouver l'unité de son ouvre dans les thèmes tout faits de la solitude et de l'incommunicabilité, comme caractéristiques de la misère du monde moderne. Pourtant, selon lui, nous marchons de deux pas trsè différents, un pour le corps , un pour le cerveau. Dans un beau texte, il explique que notre connaissance n'hésite pas à se renouveller, à affronter de grandes mutations, tandis que notre morale et nos sentiments restent prisonniers de vleurs inadaptées, de mythes auxquels personne ne croit, et ne trouvent pour se libérer que de pauvres expédiants, cyniques, érotiques ou névrotiques. Antonioni ne critique pas le monde moderne, aux possibilités duquel, il "croit " profondément : il critique dans le monde la coexistence d'un cerveau moderne et d'un corps fatigué, usé, névrosé. Si bien que son ouvre passe fondamentalement par un dualisme d'un côté tout le poids du passé dans le corps, toutes les fatigues du monde et de la névrose moderne, de l'autre le cerveau qui découvre la créativité du monde, ses couleurs suscitées par un nouvel espace-temps, ses puissances multipliées par les cerveaux artificiels. La névrose n'est donc pas la conséquence du monde moderne, mais plutôt de notre séparation avec ce monde, de notre inadaptation à ce monde. Le cerveau, au contraire est adéquat au monde moderne, y compris dans ses possibilités d'essaimer des cerveaux électroniques ou chimiques : une rencontre se fait entre le cerveau et la couleur, no pas qu'il suffise de peindre le monde, mais parce que le traitement de la couleur est un élément important dans la prise de conscience du nouveau monde (le correcteur de couleur, l'image électronique.). A tous ces égards, Antonioni marque désert rouge comme un tournant de son ouvre. Si Antonioni est un grand coloriste, c'est parce qu'il a toujours cru aux couleurs du monde, à la possibilité de les créer, et de renouveler toute notre connaissance cérébrale. Ce n'est pas un auteur qui gémit sur l'impossibilité de communiquer dans le monde. Simplement le monde est peint de splendides couleurs, tandis que les corps qui le peuplent, sont encore insipides et incolores. Le monde attend ses habitants qui sont encore perdus dans la névrose. Mais c'est une raison de plus pour faire attention au corps, pour en scruter les fatigues et les névroses, pour en tirer des teintes. L'unité de l'ouvre d'Antonioni, c'est la confrontation du corps-personnage avec sa solitude et son passé, et du cerveau-couleur avec toutes ses potentialités futures, mais les deux composant un seul et même monde, le nôtre, ses espoirs et son désespoir. Source : Entretien avec Antonioni par Jean-luc Godard, in La politique des auteurs, Cahiers du cinéma, éditions de l'étoile
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