Frédéric GIMELLO-MESPLOMB, Professeur des Universités
Centre Norbert Elias UMR 8562 UAPV - CNRS - EHESS

 
   

 

 
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INTRODUCTION A L'ESTHETIQUE D'ADORNO


INTRODUCTION A L'ESTHETIQUE D'ADORNO

2 Matérialisme et dialectique dans l'art et l'esthétique

2.1 L'art comme lieu d'une lutte dialectique entre l'individuel et l'universel

2.2 L'expression de la souffrance

2.3 Une pratique différente

2.4 La nécessité de la distance artistique

2.5 Les forces artistiques

2.6 Les risques de l'ouvre d'art

2.7 L'esthétique


2 Matérialisme et dialectique dans l'art et l'esthétique

Le matérialisme et la dialectique d'Adorno seront présentés dans cette partie sans appel direct aux autres catégories marxistes dont il use, et ce afin de préparer leur mise en lumière. Ces positions matérialistes et dialectique sont liées indissolublement. Là où le matérialisme montre les éléments du réel, aussi infimes soient-ils, qui ne sont pas apaisés, la dialectique exprime le mouvement que leur souffrance ne peut manquer de générer, par son impulsion à cesser, alors qu'un hiatus persiste entre cette souffrance qui perdure sous différentes formes dans l'histoire et les formes de vie sociale qui les étouffent, et dont l'origine, à l'époque bourgeoise, est le mode de production capitaliste pour Adorno qui suit en cela Marx (institutions, conventions sociales, catégories de pensée, entre autres). Cette souffrance demande à cesser, et cela nécessite un espace de co-existence des individus et de la nature au sein d'un ensemble différent de ces formes qui concourraient à son apaisement.

2.1 L'art comme lieu d'une lutte dialectique entre l'individuel et l'universel

Là où le déroulement de l'histoire pour Marx était commandé par une lutte de classes dans Le Manifeste du Parti communiste ,  et comme détermination économique de cette lutte, dans la préface à la Contribution à la critique de l'économie politique , par la contradiction entre les forces productives et les rapports de production, ce déroulement semble interprété philosophiquement par Adorno à travers le prisme d'une réflexion esthétique comme une dialectique entre le particulier et l'universel. Les forces en présence sont celle d'une universalité parce qu'elle s'impose à tous, mais une universalité particulière et donc une fausse universalité en ce qu'elle sert les intérêts d'une classe particulière qui développe les moyens de perpétuer le système tel qu'il est, et celle d'une résistance humaine ou naturelle aux conséquences de cette domination, qui est le pôle du particulier mais qui dans sa résistance désigne une aspiration universelle à ce que cesse cette oppression. Une illustration dans le domaine de la philosophie serait la différence introduite entre le sujet et l'individu par l'idéalisme en ce qu'elle prélude à la futur absolutisation du sujet, qui s'interprète de manière matérialiste comme la position d'une fausse universalité, dont un modèle serait l'Etat hégélien censé harmoniser l'ensemble des conflits d'une société [96] .

La détermination des phénomènes est donc la conjonction de ces deux forces. Cette dialectique, cette lutte de forces se retrouve à tous les niveaux de la réalité, de la lutte des classes à l'individu isolé, quelque soit sa classe d'appartenance, en ce qu'il est pour partie informé par les formes dominantes, de pensée par exemple, et qu'il réagit à cette domination dans la limite de ses forces, et se retrouve dans la pensée, comme la dialectique issue de la volonté de la pensée d'identifier sans reste ce qu'elle cherche à penser, à substituer son résultat subjectif à son objet, là où l'objet ne se laisse pas assimiler. La prima philosophia censée donner des principes premiers, absolutisant des éléments en principes premiers qui s'imposent a priori aux objets l'illustre emphatiquement quand elle prend pour objet la totalité du réel. Dans l'art, ce sera la durée esthétique en ce que l'ouvre véritablement d'art devra durer éternellemen t [97] . La vérité dans ce contexte est historique mais objective en ce qu'elle désigne une configuration historique de cette lutte, résultante historique.

L'art qui fait l'expérience de la situation présent e [98] , réagit à la société et à son emprise qui est au cour de cette expérience. Il prend par là son caractère social et critique. C'est un comportement face à l'objectivité où se rejoue la dialectique de l'universel et du particulier, et c'est ce que « l'esthétique a pour fonction d'amener à la conscience », « la véritable nécessité d'une conception dialectique de l'art » [ 99 ] . En effet, une première figure de cette dialectique  tient à ce que les ouvres d'art utilisent et transforment à partir d'une expérience individuelles où se joue déjà des schémas sociaux [ 100 ] , des matériaux, procédures et thèmes dont le contenu, historico-social, était déjà le produit d'une telle dialectique. Il doit à partir de ces éléments pétris pour une part par un élément universel, vrai ou faux, se particulariser, ce qui signifier, ne pas reproduire un schéma de fausse universalité, mais dans leur 'authenticité' individuelle, répondant singulièrement à un problème artistique, atteindre un universel. La force de l'ouvre d'art sera alors de réussir à briser les barrières sociale s [101] . La dialectique de l'universel et du particulier est cependant plus complexe que la formule la réduisant à la nécessité pour l'universel de se particulariser, en ce que le particulier devient l'universel, non seulement par la vérité à laquelle elle tend, mais parce que plus l'ouvre est spécifique, plus elle réalise son type et ce dans un conflit avec l'idée ou le genre, plutôt que par subsomptio n [102] . L'ouvre d'art n'est donc pas de manière idéaliste « l'unité présente de l'universel et du particulier », le concept hégélien, car elle se sépare de l'immédiateté sensible qui, pétri de fausse universalité, ne peut être copiée telle quelle sous peine d'y retomber. L'ouvre d'art a un modèle dans l'allégorie, telle qu'interprétée par Benjamin dans l' Origine du drame baroque allemand , à savoir un moyen formel qui n'est pas rivé à un signifié fixe comme le symbole, et ce dans un but expressif et critique de la réalité empiriqu e [103] . D'autre part, ce processus de particularisation de l'ouvre d'art, croise la seconde figure de la dialectique de l'individuel et de l'universel, à savoir celle des parties de l'ouvre et du tout de l'ouvre, reprise en son sein de la dialectique de l'individu et de la société comme universel, en ce que les parties quand elles sont plus que des exemplaires d'une idée, substituables en tant que tels, n'assurent pas a priori leur articulation dans le tout de l'ouvre, et pourtant, sont là en vue du tout, ce qui fait de l'ouvre un mouvement à travers ses moments particuliers incluant leur dépassemen t [104] . L'analyse la plus minutieuse et spécifique de l'ouvre permet de détecter un renversement du particulier esthétique en universel comme déterminé par la chose même, en ce qu'elle exécute en son sein des contraintes liées au genr e [105] . Enfin, une troisième figure de la dialectique individuel/universel est celle qui révèle le plus immédiatement la part matérialiste de la dialectique, c'est celle que révèle clairement la situation de l'art moderne d'après-guerre, entre l'expressif et le constructif, qui polarise entre ces deux extrêmes le champ des oeuvres d'art, selon qu'elles se réclament du primat de l'un ou de l'autre, alors qu'une conjonction des deux est nécessaire en toute ouvre d'art. Elle manifeste la dialectique entre l'organisation et l'individu, l'expression de ce dernier étant une résistance contre la totalité fauss e [106] , là où cette expression n'acquiert de force que par la construction.

L'idée sociale de l'art est ainsi exprimée dans la question de la possibilité de quelque chose de particulier, « d'une façon générale », le particulier et l'universel devant s'accorder dans l'idée de libert é [107] . L'ouvre où se rejoue la dialectique sociale, intègre donc après transformation l es antagonismes non réconciliés de la réalité, qui « ne se laissent pas non plus concilier dans l'imaginaire; ils agissent à l'intérieur de l'imagination et se reproduisent dans sa propre cohérence, proportionnellement au degré auquel ils requièrent une cohérence » [108] . C'est la manière de l'art d'écrire l'histoir e [109] , en ce que ces antagonismes sont historiquement situés ainsi que la réaction artistique. L'affirmation selon laquelle il n'y aurait pas d'histoire de l'art, mais seulement une histoire de la lutte des classes, trouve là une nuance, en ce que la réaction artistique n'étant possible qu'à partir d'un certain contexte artistique ayant gagné une parcelle d'autonomie avec la bourgeoisie, une certaine autonomie relative lui échoit. Il n'en reste pas moins que l a vérité de l'ouvre lui vient de son contenu historique, avec la question : « la part d'esprit objectif que recèle objectivement une ouvre dans sa forme spécifique est-elle vraie ? » [110] à laquelle l'esthétique doit répondre en s'appuyant sur son travail de mise à jour consciente de la dialectique du particulier et l'universel qui se joue dans l'ouvr e [111] .

2.2 L'expression de la souffrance

La souffrance, inatteignable par la connaissance discursive, représente le pôle matériel éminent chez Adorno et l'art est un moyen de l'amener à l'expression, alors que l'art reste récupéré par les institutions sociales et les faux besoins culturels comme glorification de sa propre cultur e [112] . L'intérêt matériel de l'individu est que cette souffrance cesse. Sa naissance face à une nature hostile, non maîtrisée se prolonge par le fait que les moyens rationnels mis en ouvre pour maîtriser cette nature ont été hypostasiés, oubliant leur finalité qui est le bonheur sensible de tous les hommes. Cette forme d' hybris prend la pente de l'absolutisation du sujet, de soi, sans égard pour l'autre, et l'équilibre qu'il serait souhaitable de trouver, cet autre qui prenait d'abord le visage de la nature hostile, a pris ensuite ceux des impulsions, des désirs corporels, des passions, de la société marchande non maîtrisée où la main invisible de Smith est bien invisible, encore aujourd'hui par exemple de l'Islam ? La logique de la concurrence marchande va dans le même sens quand le président de la société aux 'canettes' bien connues avait pour objectif que chaque habitant de la planète en ait une dans ses mains, ce qui suppose qu'il n'en est pas une d'une autre marque. La finalité d'une entreprise au sein du marché concurrentiel est le monopole, et la seule barrière qui l'empêche jusqu'ici sont les lois qui l'en empêche. Quand on réclame une dérégulation, l'argument du choix pour le consommateurs ou de la baisse des prix ne tient pas face à cet finalité monopolistique, et donc à la maîtrise finale du prix. Ces exemples montrent que l'idéal de co-existence pacifique et bienheureuse des individus entre eux et avec la nature est a priori inatteignable par cet volonté de cesser la dialectique du sujet et de l'objet par son écrasement sur le sujet. Ce mouvement conduit en outre à appauvrir la relation du sujet au monde, en particulier sa capacité de différenciation subjective qui nécessite une ouverture vers l'autre, sa capacité à percevoir les qualités du monde où à en découvrir de nouvelles, et à menacer le monde d'uniformisatio n [113] . Ce comportement est celui de l'idéalisme qui rejette tout ce qui n'est pas maîtrisé par le sujet. Et cet animalité irréductible de l'homme, ce domaine du qualitatif par opposition au quantitatif, est rejeté pour une part du fait de son indéterminatio n [114] , de son impossibilité d'être figé puis substitué par un corps de concepts plus aisément manipulable. Car ce moment 'naturel' est ce qui n'est pas encore formé ou articul é [115] , c'est le diffus qui est le pôle matériel opposé au formalisme du mo i [116] . Le beau naturel en est un modèle, puisant son essence dans ce qui échappe au concept universel, comme rapport formel, là où c'est son expressivité qui fait sa substanc e [117] . Adorno place alors dans la mimésis, peut-être forme première de l'esprit, en tant que forme physiologiqu e [118] , qu'il définit comme « l'affinité non-conceptuel pour son autre » [119] , ce qui rend possible un rapport à l'objectivité.

Le matérialisme réalisé signifierait sa destruction comme domination des intérêts matériels, et donc la fin de la pénurie. Bien qu'il n'y ait qu'un besoin objectif, celui qui vient de ce qu'Adorno appelle la « misère du monde » [120] , l'art est un moyen de lui donner une voix. L 'art est expression de la souffrance, l'ouvre d'art est un « schéma » de son expérienc e [121] sous la forme d'images. L'état de besoin, gravée dans la situation historique, passe dans l'ouvr e [122] car la « réaction au non-moi devient imitation de celui-ci » [123] . Et par le seul fait de son existence, l'art critique la réalité en remettant en cause la pratique dominante pragmatique qui absolutise la raison en oubliant les fins, et ce en se posant comme fin pour so i [124] . La légitimation de l'art par son existence est un argument récurrent dans la Théorie esthétique et répète le même argument employé pour la philosophie comme théorie en face de la praxis dans la Dialectique Négativ e [125] . Cet argument s'appuie sur le fait concret d'une existence qui pose problème, un moment matériel que la pensée ne peut éviter, sinon en s'appuyant sur un acte pratique d'extermination. Mais cette existence de l'art ne devient un témoignage probant que parce qu'elle présente en elle un élément non-artistique, rebelle à la mise en forme, amorphe, la souffrance du monde et de l'individu dans ses antagonismes, ce qui peut prendre l'aspect esthétique de la laideur, qui devient une dénonciation de la cause de cette laideu r [126] . L'art cherche à libérer l'expression silencieuse et non intentionnelle, non-humaine de la nature par le véhicule de cette intention, et quand elle atteint ainsi à l'expression, des « interférences chosales » et le « matériau naturel » se trouvent libérés. L'idée de l'art qui est « la reconstitution de la nature opprimée et impliquée dans la dynamique historique » [127] fait état de sa finalité qui est de prêter sa voix à la nature opprimée. L'art veut tenir la promesse de la nature, celle d'être phénomène expressif et non matière première, objet d'actio n [128] . Comme expression de la souffrance, d'un contenu humain, y puisant sa substance, l'art est écriture de l'histoire, « souvenir de la souffrance accumulée » [129] . Le primat de l'objet de l'épistémologie matérialiste qu'Adorno justifiait dans la Dialectique négativ e [130] se formule alors dans la Théorie esthétique d'une double manière. D'abord dans la composition interne par le fait que les contradictions objectives de la situation antagoniste sillonnent l'artiste qui les posent moins par sa conscience qu'ils ne les articulent au moyen de ses problèmes techniques spécifiquement artistiques, et c'est cette « liberté vis à vis de l'objet », c'est à dire la part de liberté que l'art prend par rapport à la réalité empirique, qui lui permet d'atteindre à la réalité de la domination et au potentiel de libération de ce qui est dominé. Par la transformation esthétique des éléments de la réalité, l' « art confère à la réalité empirique ce qui lui revient, l'épiphanie de son essence cachée et le juste effroi devant celle-ci en tant que monstruosité », mais aussi il libère la parole des éléments opprimés. L'art devient ainsi « historiographie inconsciente », « anamnèse des vaincus », du « refoulé », et d'un « possible ». Ensuite, ce primat de l'objet, c'est, de l'extérieur, celui de l'ouvre d'art sur celui qui contemple et interprète, et qui implique que le rapport de l'art et de la société se concrétise dès la production, que c'est en ce lieu qu'il s'agit de le déchiffrer. Ce rapport concret à l'histoire et à la société, cette mise au jour de la situation, cette « cristallisation » de l'histoire confère son contenu de vérité et sa vérité sociale aux ouvres, en tant que leur expression dévoile les stigmates de la société, « fait apparaître, en sa détermination historique, la contre-vérité de la situation sociale ». Et c'est ce rapport déterminé à l'histoire et à la société qui les libère du fait qu'en tant qu'instaurées, faites, et donc qu'en tant qu'artifices, elles ne seraient que mensong e [131] .

Donnons deux modèles de ce rapport de l'art au monde. D'abord Beckett, à qui l'ouvrage inachevé de la Théorie esthétique devait être dédié. Des couches fondamentales de l'expérience comme la perte de l'objet, l'appauvrissement du sujet, l'illusion d'une subjectivité signifiante viennent à l'expression dans son ouvre qui emmagasine l'expérience du processus par lequel la société devient totale, se réduisant à un système univoque. Elle devient l'autre de la société à laquelle elle reste liée par l'abstraction, ce monde étant un monde abstrait des relations humaines. Les expériences historiques se trouvent résumées dans le monde d'images de l'ouvre d'art, médiation qui seule permet d'atteindre l'élément déterminant, à savoir « l'évidemment de la réalité ». Le monde administré laisse son empreinte négative dans « le caractère minable, abîmé de cet univers symbolique » [132] . Ensuite le cubisme pour lequel il ne faut pas reproduire les propositions idéalistes de Proust et Kahnweiler sur la peinture selon lesquelles elle aurait changée la vision et finalement les objets. Ce sont les objets qui se sont en soi modifiés historiquement, les sens s'y sont adaptés et la peinture en a trouvé les chiffres. Ainsi le cubisme serait une réaction au stade de la rationalisation du monde social aux formes géométriques, réaction qui en enregistre ce niveau d'expérience contraire à l'expérience. L'impressionnisme a tenté d'éveiller la vie réifiée dans le monde des marchandises en utilisant sa dynamique propre et la sauver là où le cubisme a désespéré de telles possibilités, et a accepté la géométrisation hétéronome du monde comme sa nouvelle loi, ordre permettant de garantir l'objectivité de l'expérience esthétique et a montré que la vie ne vit pa s [133] .

2.3 Une pratique différente

Cette expression de la souffrance par l'art est aussi son atténuation. Le hurlement est une première extériorisation de la douleur, et la « main maternelle qui, pour consoler, caresse une tête enfantine dispense un plaisir sensuel. Un contenu d'un extrême spiritualité se transforme en sensation physique » [134] . L'art participe des deux. Son expression comme exposition est une mise à distance de l'immédiateté de la souffrance qui contribue à l'atténuer subjectivement et la neutralise pour une part dans son résultat objecti f [135] . L'image formée de la souffrance l'exprime, en est l'écho mais aussi l'atténuation, la sphère esthétique restant en dehors de la souffranc e [136] . La notion de catharsis, utilisé par Aristote dans sa Poétique , trouve sa vérité selon Adorno dans le rapport entre le contenu matériel et la loi formelle qui en est la catharsi s [137] . Pour autant l'art participe aussi à une certaine violence en ne laissant pas les impulsions tels quels s'exprimer mais leur imprime une forme. La formulation de la dialectique de la forme comme contradiction entre le fait que la mise en forme violente ce qui est à former et celui de ne pouvoir faire s'exprimer ce formé qu'à travers la mise en form e [138] , rend compte de cela. C'est une difficulté déjà présente dans le domaine théorique. Contre la théorie matérialiste du reflet qu'Adorno assimilait - sur le modèle de la théorie épicurienne des petites images émanant des choses - à la position d'images ou de représentations mensongères entre le sujet et l'objet à connaître, il prônait dans la Dialectique négative un matérialisme sans image dont l'intention est de saisir la chose mêm e [139] . Il répète cette intention dans l'esthétique où seule une beauté sans image serait à même de rendre justice à ce qui est formé, qui s'apaiserai t [140] .

Pour que les impulsions réprimées viennent à la parole sans que celle-ci soit empruntée à des schémas de pensée dominant qui la trahirait, il faut une pratique différente de celle dominante dont l'expression 'faire parler' rend clairement compte. Adorno voit dans l'art cette pratique différente et l'atténuation de la souffrance dont il a été question était le résultat d'un geste pacificateur. L'ouvre d'art « met à nu dans les concepts leur couche mimétique, non-conceptuelle » [141] , là où le concept discursif comme unité distinctive avait tendance à traiter ce qu'il subsumait comme des exemples ou à ne les réduire qu'à cette pointe discursive. C'est l'ambition hégélienne de retrouver la vie sous le concept que l'art réaliserait tant bien que mal. Pour cela, le sujet qui construit l'ouvre disparaît dans le résultat, processus dialectique nécessaire à la réussite de l'ouvre comme expression des éléments extraits du réel pour les recomposer dans l'ouvre suivant leur dési r [142] . Cependant, cette pratique est un noud de dialectiques, car aussitôt parlé de cette disparition du sujet en tant que 'comment' - que manière - dans l'objet en tant que 'quoi' - que contenu -, l a dialectique de l'objectivation s'interroge sur la réussite du processus. En effet, en tant que l'art objective les impulsions mimétiques, elle leur fait perdre leur caractère d'immédiateté, elle les nie d'une certaine manière. Ce qui la sauve, c'est que cette négation est conservation à la fois, sur le modèle d'ouvre 'noire' qui vibre de toutes les couleurs qu'elles ne se permet plus d'utiliser. L'art participe à cette dialectique de la raison par la synthèse de l'hétérogène mais sa rationalité n'est pas celle de l'extérieure car son mouvement est orienté à partir de ce qu'elle forme, là où à l'extérieur, elle s'est constituée en schémas prêt-à-l'emploi qui s'applique violemment sur le monde. En cela cette autre pratique de la raison vise à la réconciliatio n [143] . L'art qui manifeste dans ses oeuvres la dialectique sociale entre l'individu et la société par le rapport entre le détail et le tout, corrige l'injustice sociale en image, en la réfléchissant dans la forme en essayant de saisir le mouvement propre des parties tout en constituant un tou t [144] .

2.4 La nécessité de la distance artistique

La distance de l'ouvre à la réalité empirique par sa formation d'une image est essentielle à la résistance de l'ouvre, et à sa pratique différente. Le mouvement et les contradictions de l'évolution sociale se reproduisent dans l'art en vertu du développement intra-esthétique sans en être l'imitation. Le passage est médiatis é [145] . Cette insistance sur la distance est une défense de l'ouvre moderne autonome par rapport à l'ouvre engagée ou du réalisme esthétique, dont une espèce est le réalisme socialiste. L'ouvre engagée retombe dans la réalité empirique par sa dénonciation directe de ce qui est; elle en est une copie, et en tant que telle y est liée et laisse les éléments opprimés en l'état, les manipulant comme le discours contraire, en y appliquant une idé e [146] . Quant au réalisme esthétique, le matérialisme philosophique ne l'implique pas. Alors que le matérialisme rend sociale toute réalité, son implication au niveau esthétique est de voir l'art comme forme de connaissance de cette dimension sociale, dans la médiation qu'il accomplit en lui entre son contenu de vérité et son contenu social. Mais son contenu de vérité transcende la connaissance de la réalité, de l'étant, comprise comme sa copie, ou sa photographie car il ne saisit la vrai visage de l'étant dans sa propre complexion formelle que par recomposition des éléments de l'étan t [147] . Cela s'explique en ce que la surface de l'étant est de prime abord le voile de la fausse universalité dont il a été question, voile qu'il s'agit de faire apercevoir. Ainsi l 'ouvre d'art, bien qu'en tant que produit du travail social se reliant à la réalité empirique, au monde social, l a totalité des détails de l'ouvre d'art restant la sublimation de la société organisé e [148] , elle s'en écarte par la forme, par le remodelage des éléments du monde socia l [149] . Adorno défend alors les ouvres hermétiques comme possédant un potentiel critique, et généralise la structure monadologique et hermétique à l'art tout entier. L'art sort alors du solipsisme grâce à son objectivation que permet ses procédures techniques qui développe un langage au contenu social laten t [150] . Le modèle de la dialectique de la poésie permet de montrer cette distanciation de l'ouvre d'art. Elle s'exprime comme la tentative d'user du langage de manière à ce que les éléments discursifs soient transformés dans l'immanence du texte et soient ainsi extirpés de leur usage habituel dans des jugements, et ce afin de ne pas faire corps avec la réalité empirique, de s'en distancer, pour produire des éclairs de significations que le langage ordinaire ne permet plus, réduit à une fonction utilitaire. Cela se rapproche des propos de Deleuze sur le devenir-étranger des écrivains dans leur propre langue, sur le balbutiemen t [151] [152] .

La plus grande liberté dans la mise en place de cette distance nécessite une certaine autonomie extérieure de l'art. C'est la structure sociale féodale qui a généré la conscience bourgeoise de la liberté et c'est cette dernière qui est à l'origine de cette autonomie de l'ar t [153] . Bach ou Mozart était contraint de composer dans certaines formes sous peine de ne pas être employés. Cependant les ouvres d'art précédant l'âge bourgeois avait une certaine latitude au sein de l'hétéronomie qui a permis la réalisation de chefs d'ouvres. L'art a donc un caractère double de fait social, d'activité issue de la division du travail, et de sphère autonome, bien qu'encore déterminée socialement dans cette autonomie, en ce que l'ouvre est une réaction à la société comme il a été v u [154] . Cette dialectique des caractères d'en-soi et social de l'ouvr e [155] cache la dialectique objective entre l'individu et la société, l'en-soi de l'ouvre représentant la prétention à sa propre identité de l'individu, et le caractère social, l'identité imposée par la société à cet individu. Il faut cependant bien comprendre que l'identité libérée de l'individu ne sera libérée que dans la société, dans les multiples relations sociales, que l'individu tend ainsi au-delà de lui-même. Cette dialectique, après fixation en deux pôles séparés est exploitée par la dichotomie entre le formalisme et le réalisme socialiste comme une alternative imposée à l'artiste, le formaliste étant particulièrement attaqué par le dogme réaliste comme illusion bourgeoise respectant la division du travai l [156] .

Ce caractère de liberté nécessaire à l'expression, a rapport à la prise de conscience du sujet qui est émancipatoire. Comme il a été dit, exprimer la douleur, l'objectiver, c'est déjà en sortir quelque peu, la mettre devant soi, s'en libérer, en prendre conscience. Ce mouvement est celui de l'hétéronomie vers l'autonomie, sans pour autant qu'il faille oublier que l'autonomie réalisée serait la fin de l'autonomie, ce serait l'hétéronomie tout aussi bien, en ce que la liberté véritable serait dans des relations apaisées établies et reconnues clairement avec les autres et donc que la loi que l'on s'est donné à soi est la loi des autres et réciproquement.

L'histoire de l'art présente ce lien en ce que le caractère de nouveauté en art est exigé par l'art existant, ce qu'explique Adorno selon le modèle hégélien en ce que c'est ainsi que l'art prend conscience de lui-même. « La force de l'Ancien, qui a besoin du Nouveau pour se réaliser, pousse à la création du Nouveau » [157] . Concrètement, les ouvres sont en rapport critique les unes avec les autres, et l'unité de l'histoire de l'art se comprend comme un processus dialectique de négation déterminée des unes par les autres. Cette unité dialectique s'exprime subjectivement chez les artistes d'un même domaine dans leur sentiment d'appartenir à « une communauté de travailleurs clandestins » [158] .

L'art qui dépend de ce qui est, de la société, de l'Etant grevé de contradictions, répond à la souffrance qui s'étire dans la faille de ces contradictions et qui appelle à passer. L'art s'emploie à répondre à cette exigence par sa mise en forme d'éléments issus de la réalité comme « un aimant dans un champ de limaille de fer » [159] . Outre par sa pratique différente, l'art ouvre sur la possibilité d'un changement rien qu'en montrant les contradictions, l 'expression du sujet étant non seulement la plainte de son échec mais en même temps, le chiffre de sa possibilit é [160] , sur le modèle de la ruine, fragment qui montre en négatif ce qu'elle pourrait être, un château. A la différence cependant, qu'Adorno ne voit pas que dans la passé l'utopie ait été réalisée, là où la ruine du château suppose qu'il y ait eu un château auparavant, et attend de l'avenir cette réalisation d'utopie. Cependant le modèle se justifie de manière pessimiste en ce qu'Adorno a expérimenté toute la perte de richesse de l'expérience tout au long du XXème siècle, et donc qu'il a vu en quelque sorte des pans de murs s'effrondrer et des ruines s'accumuler. La dialectique de la littérature dite 'absurde' montre le lieu de l'espoir du « fait qu'elle exprime en tant que cohérence de sens, téléologiquement organisée en soi, qu'il n'existe aucun sens. Elle conserve par là même, dans la négation déterminée, la catégorie du sens; c'est ce qui rend possible et exige son interprétation » [161] . C'est dans cette force de mise en forme de l'expérience, qui rejoint la force de penser l'expérience au lieu de se résigner aux schémas appris et imposés que réside l'espoir. Et c'est cette force de constituer encore une ouvre d'art, un tout qui irradie dans le détail qui rayonn e [162] . Par l'immanence propre à la sphère de l'art, qui s'est certes constituée à partir du principe de domination extra-esthétique, comme domination de ce qui est à mettre en forme, une distance est prise avec la domination extérieure. Cette domination par la mise en forme est non-littéral et en ce sens est critique de celle à l'extérieur. En constituant une objectivité comme image de l'être-en-soi inconnu que la nature n'est pas encore, à savoir en tant que phénomène et non objet d'action, cette articulation par la domination constitue la dialectique de l'art et de la nature, la domination se retournant en son contrair e [163] . Et le moment de génie consistera, dans l'atteinte subjective d'une constellation objective, a faire s'épouser le plus libre et le plus nécessaire, le plus subjectif et le plus objectif, le nouveau et ce qui semble avoir toujours été là [164] .

2.5 Les forces artistiques

Comme le paysage culturel, ruine exprimant « la plainte d'une âme aujourd'hui muette » [165] , l' « expression est le visage plaintif des ouvres » [ 166 ] . Cette expression de la souffrance par l'art, pour y résister et en montrer l'existence, n'est pas celle d'un individu isolé. L'artiste est ici le corps et l'esprit parle au nom de forces collectives. En effet, le caractère idiosyncrasique de l'artiste, transmis à l'ouvre, est en réalité la sédimentation pré-individuelle de réactions collectives inconscientes et c'est ainsi que le particulier communique avec l'universel, et que la société est immanente au contenu de vérité . C'est par son auto-critique que le sujet les empêche d'être régressives, et le seul point matériel qui intervient dans cette réflexion est son propre besoin. Comme à la fin de la Dialectique négativ e [167] , la force productive qui est au noyau des processus technologiques, c'est le sujet, la pensée mais en rapport avec ce qui en elle n'est pas pensée, est besoin, moment somatique. Le sujet artistique est donc en soi social et non pas par la collectivisation forcée. Et ce sont dans ses corrections que se déchiffre un sujet global non encore réalisé, comme l'attitude nécessaire et légitime exigée par ce dont il est question. L'artiste devient un « exécutant d'une objectivité collective de l'esprit » [168] . La « seule manière de concevoir la vérité de l'ouvre d'art est la lisibilité d'un élément trans-subjectif dans l'en-soi imaginé subjectivement. L'ouvre d'art sert de médiation à ce trans-subjectif » [169] . L'empreinte de l'expression dans les ouvres d'art est ce non-subjectif dans le sujet [170] . Ce qui traverse les sujets dans l'expression et la conditionne, ce « trans-subjectif », « quelque chose d'objectif subjectivement médiatisé : tristesse, énergie, désir ». Adorno finit par rapprocher cette expressivité de l'«  'animation'  », sur le modèle de la naissance du sujet [171] . Au niveau de l'interprétation des ouvres, il s'agira alors de « remonter au cour de cette expérience subjective qui dépasse le sujet » [172] , et dans laquelle s'inscrit la vérité de l'ouvre.

Cette problématique du 'trans-subjectif' rappelle l'interprétation matérialiste de l'homme impliqué par Marx selon E.Balibar, à savoir que ce sont les relations que les hommes nouent qui lui sont constitutives, que l'humanité est à penser comme « réalité trans-individuelle », qui amène à penser « ce qui existe entre les individus, du fait de leurs multiples relations » [173] . Il semble qu'ici la difficulté soit de penser l'immanence sans réintroduire de transcendance subrepticement, ce qui est a été une tentative de Deleuze et qui est actuellement au centre de la non-philosophie de F.Laruelle qui cherche à penser de manière cohérente une 'immanence radicale'.

Ce thème des forces collectives s'exprimant dans le moi individuel expose les « esthétiques subjective et objective, en tant que pôles contraires, [.] à la critique d'une esthétique dialectique : la première, parce qu'elle est ou bien abstraite et transcendantale, ou bien contingente selon le goût de l'individu, la seconde, parce qu'elle ignore la médiatisation de l'art par le sujet. Dans l'ouvre, n'est sujet ni le contemplateur, ni le créateur, ni l'esprit absolu, mais plutôt celui qui est lié à la chose, préformé par elle et lui-même médiatisé par l'objet », le sujet étant ce qui parle dans l'art et qui est immanent à l'ouvre. Pour l'ouvre d'art comme pour sa théorie la dialectique tient à « ce que les composants de l'ouvre : le matériau, l'expression, la forme, sont chaque fois aussi bien sujet qu'objet » à savoir respectivement: pour le matériau, le sujet sédimenté, produit des générations antérieures, et l'objectivité présentée à l'artiste; pour l'expression, sa pénétration comme émotion subjective et son incorporation objective par l'ouvre; pour la forme, élaboration subjective pour que la relation au formé ne soit pas mécanique, et comme obéissance aux nécessités de l'objet. « La force de cette extériorisation du moi privé dans la chose est l'essence collective dans ce moi; il constitue le caractère de langage des ouvres ». C'est un « Nous » qui parle dans l'ouvre la plus individualisée. Adorno donne les exemples du « rituel choral » dont l'élément collectif et son caractère de discours est à l'origine et se retrouve dans la dimension harmonique, du contrepoint et de la polyphonie de la musique occidentale, et de la poésie qui est du langage et donc directement du collectif [174] .

Les forces historiques qui déterminent l'ouvre individuelle s'expérimentent déjà dans l'impossibilité de négliger les avancées radicales artistiques qui rendent caduques les précédentes procédures jusqu'alors non remises en question [175] . Elles interviennent au sein de la dialectique entre les normes esthétiques ambiantes et les problèmes singuliers de l'ouvre, de la structuration de son objet [176] . Les contenus concrets, comme éléments entrant dans l'ouvre ne sont pas choisis et intégrés selon le seul bon vouloir de l'intention subjective de l'artiste mais sont en rapport avec ces forces historiques qui peuvent amener à reléguer des motifs, des thèmes ou des sujets dans l'oubli et en met en avant d'autres [177] . Ainsi en serait-il de romans sur l'adultère dont le thème n'a plus la même force qu'au XIXème siècle. Adorno défend cependant l'importance critique de l'individu devant la croyance que ces forces collectives les plus conscientes soit celles de la conscience globale. Au stade actuel de la société, il considère que la conscience globale est en conflit avec la conscience la plus avancée, qui se trouve être celle d'individus. Cela entraîne que seul l'esprit individuel peut être critique, que le sujet ne peut être supprimé comme instance critique qui restera immanent à tout travail collectif artistique imaginable aujourd'hu i [178] . La figure du prolétaire, comme classe - ou non-classe -, instance matérielle critique de part son existence, est introuvable chez Adorno sinon que le prolétaire devienne le noyau réel de l'individu lui-même qui charrie des forces collectives sédimentées par l'histoire. C'est comme si le prolétariat comme (non)-classe située s'était dissous dans la réalité, qu'il s'était comme potentialisé au sein d'individus dispersés sans qu'une recristallisation historique et réelle soit apparue. Son interprétation de son expérience américaine y est pour quelque chose, en ce qu'il a trouvé là-bas des travailleurs intégrés d'une telle manière au système capitaliste américain qu'il ne lui semblait plus représenter la force révolutionnaire.

Cette absence de création ex-nihilo , qui distingue radicalement l'artiste de Dieu, et de création arbitraire se repère techniquement. Adorno l'illustre par le dodécaphonisme de Schönberg qui serait une réponse au problème soulevé par Beethoven sur l'écriture des quatuors [179] , ou par la mise en forme par Bach d'une forme fugue par rapport aux canzoni et ricercare. Ces réponses objectives à des problèmes artistiques objectifs montre en outre en quoi le caractère éphémère de ces formes devenus genres, en tant qu'apparus et disparus, n'entame pas leur objectivité [180] .

Le lieu de la technique est alors privilégié par Adorno pour y déchiffrer ces forces artistiques. C'est en elles qu'elles se cristallisent. Il le montre dans son ouvrage sur Mahler, d'une manière plus générale dans ses textes sur des ouvres musicales ou des musiciens. A partir de ce critère technique, dont la fonction pleinement développée établit « le primat du 'faire' dans l'art » [181] , la fausseté d'intentions métaphysiques dans une ouvre pourra être repéré dans son échec technique [182] , sur un mode équivalent au repérage du hiatus entre la prétention affichée d'un discours et sa manière d'être, le comportement au sein duquel il s'énonce, de même que le manque de qualité d'une ouvre pourra être situé objectivement et ne plus être l'aléa d'un goût [183] . Car l'éloquence de l'ouvre d'art est équivalente à sa contrainte, à sa nécessité et que celle-ci est rendu possible par le travail de la technique. La dialectique de l'individuation se déroule à nouveau au sein du rapport à la technique, en particulier vis à vis d'une technique au d'un style hérité qu'il ne s'agit pas de plaquer en faisant de l'ouvre un de ses exemplaires et manquer ce dont il s'agit d'exprimer [184] . Que l'expression, phénomène mimétique, soit fonction de la procédure technique [185] , et que la technique entretienne avec le contenu philosophique un rapport dialectique en ce que chacun des deux passent dans l'autre au sein de l'ouvre [186] , cela indique d'abord une rupture avec l'idéalisme esthétique en ce que le caractère spirituel et sensible de l'ouvre d'art sont médiatisés sans qu'ils soient rabattus l'un sur l'autre, au profit du spirituel chez Hegel notamment [187] , et que l'élément qui permet de saisir concrètement cette médiation est la technique. Dans l e théâtre dialectique de Brecht par exemple qui pour objectif de déclencher la réflexion et non de fournir un message tout prêt, la suppression des nuances subjectives et des tons intermédiaires par une objectivité conceptuelle rigoureuse est interprété par Adorno comme des principes de stylisation et non un message. Et le style de procès-verbal de ces poèmes devient éloquent comme négation déterminée de l'éloquence [188] .

Le matérialisme ne signifie pas que l'esprit doive être écarté mais que, contrairement à l'idéalisme, il ne soit pas hypostasié et réifié par ce biais et que sa réalisation nécessite son moment contraire, la choséité et l'aspect sensibl e [189] . L'art se spiritualise par l'élémentaire, non par les idées ce qui serait une vision idéalist e [190] . Sa spiritualité et son contenu de vérité n'apparaît qu'à partir d'un élément sensuel qui nécessite de son côté la form e [191] , les impulsions mimétiques ne permettant à l'ouvre d'être un tout que par le langage non discursif comme syntaxe d'éléments qu'elle développe. Ce qui fait être artistique une ouvre d'art est certes ainsi son caractère spirituel selon Adorno, qui n'est pas une présence immédiate, un étant, mais il ne se constitue qu'à travers la configuration sensible, comme l'illustre le fait qu'un passage musical où il se passe quelque chose se trouve au moment de son apparition jeter une lumière sur ce qui l'a précédé et sur ce qui lui succède, et ce d'une manière nécessaire. Ce caractère spirituel est non seulement fonction de ce qui le fait surgir, ses matériaux, procédures techniques et objets qui sont hérités historiquement et socialemen t [192] , mais, devenu principe de construction, ne s'illumine que dans la matérialité, ce qui lui est opposé, à partir de la mimésis, des impulsions mimétiques, en s'y intégrant, en les objectivant par la forme selon la direction qu'elles prennent, acte qui fait participer l'ouvre d'art à la réconciliation et élève la raison à l'espri t [193] . Le contenu spirituel se constitue par les données sensibles, sans qu'à chacune d'elle en soit associé un de manière fixe. Il transcende la facture par la facture, la rigueur logique de sa structuratio n [194] . La dialectique des fins et des moyens est ainsi reconduite dans l'art en ce que les moyens sensibles, les effets sensibles, ont une autonomie relative par rapport au contenu. Elle est relative en ce que la satisfaction sensible permet l'accomplissement de l'ouvre et se spiritualise, sur le modèle déjà évoqué de la caresse maternelle et consolatrice. A l'inverse le détail peut aussi devenir sensible grâce à l'espri t [195] . Ce caractère spirituel n'est donc pas la pure raison organisatrice mais nécessite la part mimétique du sujet, qui dialectiquement se fait 'raison' en ce qu'elle devient connaissance de type non-discursif grâce à sa séparation d'avec la magie, en tant qu'« affinité non conceptuelle pour son autre » [196] . Cette dialectique entre l'élémentaire et l'esprit va constituer la force de son contenu de vérité en relation avec son contenu social en ce que cet élémentaire charrie ce qui n'est pas déjà approuvé et imposé par la sociét é [197] , ce que l'on peut voir dans le surréalisme dans sa récupération d'objets mis au rebut.

La technique des ouvres, force productive, présente un aspect social. Les procédures techniques des ouvres et ce sur quoi elles s'appliquent, les matériaux sont pré-formés historiquement et socialemen t [198] . Le matériau atonal de la musique par exemple résonne de la tonalité qu'il refuse à une époque où la tonalité n'est plus en mesure d'exprimer l'expérience du sujet. Il n'est donc pas naturel et n'est pas « un pur donné du matériau sans qualité ». La déqualification - Entqualifizierung - même du matériau, la perte de son caractère historique et en même temps le résultat d'un mouvement historique qui y dépose ses sédiment s [199] . Socialement, l a production artistique a son modèle dans la production sociale et en tire sa force d'obligatio n [200] , déjà d'une manière général en ce que l e travail artistique se calque sur le travail matériel dans sa transformation de l'attitude esthétique sensible face au beau naturel en travail producti f [201] . Elle participe par exemple comme t oute activité humaine insérée dans la totalité sociale au processus général de rationalisatio n [202] . Les procédés industriels dominants d'autre part investissent la sphère esthétiqu e [203] - comme les procédés sérigraphiques par exemple. L'histoire réelle se retrouve alors dans l'histoire de l'art par la vie de ses forces productives et donne aux ouvres leur caractère éphémère, les procédés étant remplacés par d'autre s [204] . Les médiations sociales ne sont pas cependant pas toutes décelables comme l'effet probable au sein de l'esprit du contexte de concentration et de centralisation économiques, de la prise en compte des existences individuelles au sein seulement des statistique s [205] . Deux exemples identifiant la médiation sociale dans la technique seront ceux de Strauss pour lequel Adorno décèle un manque de cohérence du déroulement des événements musicaux qu'il interprète comme l'expression artistique de l 'anarchie du monde des marchandises et non comme sa prétention à l'expression de la libert é [206] , et de Beckett où l'abstraction réelle du monde gouvernée par le principe d'échange passe dans l'abstraction des ouvre s [207] .

2.6 Les risques de l'ouvre d'art

Le traitement spécifique à l'art de la variété, de l'hétérogène, du différencié, lui donne sa dignité en rendant justice à son autre. Cependant rien ne garantit la réussite d'un traitement qui génère une unité nécessaire pour que cette variété s'exprime, l'ouvre purement indifférenciée au moyen de cette unité devenant uniform e [208] . Cette uniformité peut se révéler aussi par son manque de résonance sociale en ne développant que la figure apprêtée de l'expression d'une pure subjectivité abstrait e [209] . En effet, l'art qui dans son geste de mise en forme ne conserve rien de ce qu'il met en forme, sa matière et son lien d'hétéronomie, devient indifférent et échoue dans une autonomie abstraite. Son autonomie ne se gagne qu'en conservant les traces de son hétéronomie. Cette conservation réussit quand les éléments issus de la réalité qui sont repris par l'ouvre communiquent entre eux, ce qui suppose que la synthèse a été non-violent e [210] . Ainsi l 'échec de l'idéalisme a été de n'avoir pas su s'ouvrir au réel, et ce en se refermant en systèm e [211] : l' « esthétique dialectique en progrès devient nécessairement et également critique de l'esthétique hégélienne » qui ne laisse pas place à l'expérience du non-identique, fuyant et fragile qui doit être réduit pour être assuré, car la subjectivité est absolutisée et le réel et le rationnel identifié s [212] . Cet échec est la suppression par l'esprit de l a contradiction du détail et du tout. Elle reste apparence car il n'en résulte pas de totalité, à savoir un rapport réel entre des parties et un tout et non un tout déterminant unilatéralement toutes ses parties sans leur laisser d'autonomie relativ e [213] . L'objectivité esthétique recherchée est donc tiraillée entre le risque de retomber en deçà de l'artistique dans le simple fait ou le décoratif, par une construction totalement fonctionnelle pour une ouvre sans fonction -l'objectivité absolue est équivalente au fait brut ce qui est la barbarie pour Adorn o [214] -, et le risque de tomber dans l'arbitraire là où le sujet ne construit pas avec exigence et suppose une organicité naturelle de l'ouvre, une mise en forme magique de ses éléments sans l'intervention consciente et réfléchie du sujet. Ces risques témoignent de la participation de l'art à « la dialectique de la Raison dans laquelle le progrès et la régression ne font qu'un » et de la dialectique du mimétique et du constructif qui comme la dialectique logique se développe par la réalisation extrême de l'un dans l'autre et non dans un moyen terme, ou une moyenne. Il en est ainsi de la construction qui n'est valable que comme obéissant aux impulsions mimétique s [215] , et de l'articulation qui ne devient pas un principe a priori dans l'art interprété dialectiquement, mais un élément du processus artistique, car il ne suffit pas de poser comme a priori la distinction pour obtenir l'unité mais réaliser l'articulation de la variété qui lui donne une unité, variété qui donne un sens à cette articulatio n [216] . C'est pourquoi l es tabous pesants sur le sujet et l'expression, sont compréhensibles comme liés à la dialectique de l'émancipation vers la maturité, l'autonomie en ce sens que ce mouvement reste infantile là où il ne voit les ouvres expressives que comme des grimaces d'enfant [217] .

L'échec guette l'harmonisation des éléments, des détails dans la totalité. Il peut advenir comme perte au cours du processus de formation de l'ouvre de leur identité par la recherche de l'unité de la totalité en s'appuyant sur leur propre tendance qu'elle cherchait à concilie r [218] . Il signifie alors soit l'imposition abstraite d'un principe unitaire, soit la confusion indifférenciée. La dialectique des parties et du tout, où les parties jouent le rôle de centres de forces tendant au-delà d'eux-mêmes est alors la cause de la crise du sens, de celle de la croyance en la possibilité d'une  totalité harmonieus e [219] . Le problème d'harmonisation entame alors l'ouvre avant même qu'elle se fasse, comme question sur la possibilité théorique d'une telle conciliation des parties dans un tout qui ne serait une retombée dans l'un des deux échecs mentionnés. C'est l'interprétation adornienne de l'idéalisme de l'ouvre, où il voit sa prétention à l'identité de l'identité et de la non-identité par son idée de la forme, cette idéalisme échoue a priori dans des conditions non réconciliée s [220] . Aucune ouvre n'est une totalité mais révèle des failles et des insuffisance s [221] . Et c'est au moment où cette cohérence significative de l'ouvre d'art vient à être théorisée qu'elle devient incertain e [222] .

L'esthétique traditionnelle est dépassée. Elle privilégiait le tout sur les parties de l'ouvre, et était en ce sens idéaliste, puisqu'elle tendait à la négligence de l'élémentaire et à sa soumission à l'idée de l'ouvre, donc au mensonge sur son identité, comme identité imposée. C'est le fait d'une esthétique que l'on pourrait dire critique, par analogie à la confrontation d'Horkheimer entre théorie traditionnelle et théorie critique, qui s'intéresse aux parties dont rien ne garantit qu'elles s'assemblent d'elles-mêmes en un tout harmonieux car c'est l'organisation de ses éléments, sans a priori, que réalise l'ouvr e [223] .

Ce problème de l'harmonisation nomme alors aussi celui de l'apparence. La dialectique de l'art moderne se loge dans la contradiction motrice entre le fait d'être apparence en tant qu'ouvre d'art, et donc tout, et de vouloir s'en débarrasser pour ne plus être mensongèr e [224] . Cela explique la volonté de se débarrasser du charme de l'ouvre qui lui venait de sa phase magique, et qui s'était sécularisé en se débarrassant de sa prétention à être réel. Adorno prend l'exemple symptomatique qu'est la pseudomorphose à la science - dans les arts plastiques, l'assemblage sur le modèle de la machine, et en musique des considérations mathématiques sur l'organisation des sons. Elle découle d'une réaction contre l'apparence esthétique, l'apparence d'une totalité bien formée et harmonieuse, comme un organisme, analogon du monde apprêté, dont la façade est présentée comme harmonieuse alors que le malheur y règn e [225] . Cependant ce charme contribue à désenchanter par sa critique le monde enchanté par le caractère de marchandise - le monde dit 'désenchanté' par Weber à cause du processus de rationalisation - qui obscurcit les choses en les identifiant. Cette critique ce loge dans le processus dialectique où l'art qui est apparence devient par sa reconnaissance de sa propre apparence, vérité, et devient critique de la ratio absolue par l'existence du charm e [226] . Cette révolte contre la belle forme dans un monde divisé donne sa tonalité à l'expression artistique de cette division, qu'Adorno nomme le dissonant, l'élevant depuis la musique au niveau d'une catégorie de l'esthétique, comme s'opposant à l'harmonie soutenue par la société dont les intérêts directeurs n'ont pas intérêt à ce que l'art soit envahi par la souffrance. C'est par cette expression que l'expérience réelle imprègne l'ouvre d'art [227] .

Le lien qu'entretiennent les ouvres avec le lieu historico-social les lie à l'éphémère et ne garantie pas que dans des conditions sociales modifiées, leur critique des ouvres d'art ne soient pas neutralisée. C'est le prix de leur autonomie, comme on le voit dans l'art abstrait absorbé comme décoration d'entrepris e [228] . D'autre part leur effet social extérieur, perceptible, sera moins dû à leur grande qualité déchaînant les spontanéités qu'à la tendance sociale globale qu'elles rencontrent [229] . Adorno donne l'exemple des pièces de Beaumarchais qui a eu une résonance sociale perceptible car il portait une conscience globale qui ne cherchait qu'à s'exprimer, et de Beckett qui a l'effet réel de générer de l'angoisse face à au caractère abstrait qu'est devenu la vi e [230] .

Le changement d'éclairage qu'apporte l'art et qui répond à un besoin objectif d'une modification de la conscience pouvant se changer en modification de la réalit é [231] , aura plus généralement un effet par l'empreinte qu'elle laissera dans la mémoire. Ce caractère de mémoire et de trace se retrouve dans la dialectique du caractère fétichiste de la construction, de la mise en forme dans l'art, alors que c'est au moment où «  la forme paraît émancipée de tout contenu préétabli que les formes prennent d'elles-mêmes leur expression et leur contenu propres ». Cela s'explique en ce que les formes sont des contenus sédimentés, contenus qui avaient été conservés dans les formes comme potentiel d'expression et peuvent ainsi réapparaître après oubli [232] . Le primat de l'objet dans l'art est ainsi valable aussi à un discours qui insiste sur l'aspect primordial de la forme, en ce qu'elle est un contenu sédimenté, jusqu'au ornements, anciens symboles cultuel s [233] . La dialectique de la forme et du contenu qui s'oppose à leur dichotomie figée présente sous cette formule matérialiste leur médiation. En plus du cas des ornements, Adorno l'illustre par les formes musicales (sonates, rondo, etc.) qui étaient autrefois liées à la danse, et donc à une pratique sociale au sens déterminé. C'est l'expression de ce contenu qui nécessite de s'objectiver dans une forme, de la même manière que le processus d'intégration de l'ouvre d'art. Dans cette dialectique, l'élément de contenu est déterminant, ce qui constitue l'aspect matérialiste de l'esthétique du contenu, en ce que c'est la réalité de l'expérience comme contenu qui régule sa mise en forme par l'artist e [234] .

2.7 L'esthétique

Dans son rapport à l'art, la théorie esthétique hérite des catégories esthétiques formelles - le développement en musique par exemple. En tant que théorie matérialiste, elle tentera de déchiffrer leur contenu matériel, de saisir leur contenu de vérité historique et socia l [235] . Ainsi en est-il des catégories centrales du laid et du beau, qu'ils ne faut pas opposer en tant que formelles à une nature matérielle mais les comprendre comme résultant d'un processus matériel, comme le beau est le résultat d'une émancipation du sujet de sa peur devant la nature indifférenciée, le mana, les forces naturelles inquiétantes et non maîtrisées qui généraient la crainte dont les caractères devinrent ceux du laid comme aujourd'hui ce qui est violent, ou expression de la souffrance [236] . D'autre part, la laideur est une catégorie que la classe dominante appose au prolétariat révolutionnaire - qui cherche à la renverser à cause de la servitude persistante qu'elle subit. L'intégration de tels éléments dans l'art devient alors critique et matérialiste, participant à l'impression de cette honte dans la mémoire collectiv e [237] . Adorno complète ce déchiffrement en avançant l'idée qu'une « théorie formelle de l'esthétique, à la fois globale et matérielle » devrait être envisagée en traitant « de la continuité, du contraste, de la liaison, du développement et du 'noud', et surtout de savoir si, aujourd'hui, tout doit être aussi près du centre ou de densité différente » [238] . L'écriture même de la Théorie esthétique , bien qu'Adorno se défende de faire d'une théorie une ouvre d'art, est-elle confrontée à cette question ? Cela supposerait que l'on voit son écriture comme tournant autour d'un centre innommé, chaque partie décrivant l'empreinte de ce centre sur les différents problèmes de l'esthétique et de l'art. Cette hypothèse est plausible à condition de voir ce centre comme le réel que la pensée tente d'accompagner, ce qui s'accorde avec sa théorisation de la Dialectique négative d'une marque dans la sujet, dans la pensée, de ce qui n'est pas la pensée et que la pensée cherche à exprimer.

Outre que l'esthétique ne peut se mouvoir qu'au sein de concepts, de catégories esthétiques, il doit affronter son objet, l'art. Or celui-ci, en cela comme la nature, ne peut être fixé dans un corps de concepts, non seulement parce que c'est un objet devant le sujet de connaissance et ne s'y réduisant pas, mais parce qu'il cherche lui même à exprimer non-discursivement l'identité du réel. Dans l'expérience esthétique du beau naturel ou du beau artistique, l'objet prime comme en témoigne son double caractère contraignant et interrogateu r [239] . Cette interrogation, sorte d'énigme rejoint son caractère indéfinissable qui le définit d'une certaine manière. Ce paradoxe de l'objet de l'esthétique commande celui de l'esthétique chargée d'interpréter ce que l'art « ne peut dire alors que seul l'art est capable de le dire par le fait qu'il ne le dit pas » [240] . Le contenu n'est plus la raison comme dans l'idéalisme, où l'objet est déjà un concept qui doit revenir à la conscience de soi par le sujet; il nie donc l'idée absolue, la toute-puissance de la raison, et nécessite une interprétation et non sa substitution par la clarté du sen s [241] . C'est ainsi qu'Adorno se soumet au « primat des textes sur leur interprétation » comme la conséquence de l'autonomie que l'objectivation d'un texte perme t [242] , texte littéraire ou partition musicale.

L'esthétique se déroule alors comme réflexion de l'expérience artistique, réflexion des phénomènes esthétiques avec comme conséquence du primat de son objet, le « primat de la sphère de production dans les ouvres d'art » qui s'impose en tant que primat de « leur essence en tant que produits du travail social face à la contingence de leur élaboration subjective ». Cependant cette « esthétique non-idéaliste traite d' 'idées'  » car elle traite des catégories traditionnelles qui sont comme des éléments du processus de production, dans la mesure où l'artiste est confronté au stade historique de leur élaboration, en les réfléchissant à l'aune de l'art qui les nie, libérant ainsi leur dialectique historiqu e [243] . Une sorte de 'relais' - ou de ballet - dialectique s'effectue entre l'artiste et le philosophe, la production artistique remettant en cause les catégories façonnées par la production philosophique au sein de laquelle cette remise en cause est replacée sur un plan discursif, donnant lieu à une nouvelle figure des catégories esthétiques.

Ce primat de l'objet se traduit dans la connaissance comme « l'accomplissement spontané des processus objectifs qui, grâce à ses tensions, se déroulent à l'intérieur » de la chose esthétiqu e [244] et ce déroulement qui est celui de la logicité de l'ouvre n'est perçue que par prise de conscience du processus qui se concrétise dans le problème que pose l'ouvre. « La qualité objective est elle-même médiatisée par ce procès » [245] . Cette connaissance esthétique est une expérience esthétique qui devient « vivante depuis l'objet, dans l'instant où les ouvres d'art, sous son regard, deviennent elles-mêmes vivantes », en libérant son « caractère processuel immanent », « résolution des antagonismes que toute ouvre d'art renferme nécessairement » [246] . La constellation formelle développée alors par la pensée pour traduire sur un plan discursif la connaissance expérimentale«  n'est pas indifférente envers l'objet de la pensée » [247] . Ce qui était vrai pour l'art se transpose à sa connaissance par une esthétique dialectique, à savoir que c'est lorsque la forme est issue du formé sans violence qu'elle devient substantielle et non quand elle est appliquée de l'extérieu r [248] , quand des schémas philosophiques sont appliqués de l'extérieur à la chos e [249] . Ce processus de connaissance des ouvres d'art nécessite le plus intense investissement du contemplateur dans l'ouvre pour atteindre son objectivité, à condition que cet investissement disparaisse dans l'ouvre [250] . Sous réserve d'une approche semblable possible avec les textes philosophiques - une différence évidente sont les produits de l'esprit où le spectateur assiste à une performance, comme la musique, le théâtre, la danse, et ceux où le spectateur lui-même réalise cette 'perform a nce' comme la littérature, la peinture, etc. - sous cette réserve donc, cette question de l'investissement peut être précisée avec le texte Skoteinos des Trois études sur Hegel où il est conseillé au lecteur de Hegel de se laisser porter par le courant du texte pour ne pas, par la volonté de comprendre exactement et d'être totalement fidèle, tromper cette fidélité, et d'appliquer un tempo lent qui s'adapte à la difficulté des passag e [251] .

L'expérience esthétique de l'ouvre et de ses problèmes artistiques liés à sa qualité entraîne que la société fonctionnelle ne peut pas sans erreur assigner d' 'en-haut', de l'extérieur une fonction à l'art en laissant de côté ces problèmes [252] .

La souffrance à laquelle ne peut se substituer son concept, le réel que ne peut remplacer le concept et qui loge sa marque dans les systèmes philosophiques clos prétendant, en disant la totalité, l'être, laisse sa marque d'origine somatique dans la fausseté de la pure immanence de la pensée, dans ses constellations conceptuelles dont le sens est lesté d'affectivité. C'est dans les failles des différents discours censés dire ce qui est qu'Adorno travaille. L'instance matérielle-réelle doit être pensée par l'introduction par Adorno du non-identique comme ce qui échappe en son sein même, à la domination actuelle du principe d'identité, comme ce qui s'en écarte au sein des failles, des écarts, là où l'opprimé réussit tant que faire se peut à articuler sa faible voix, où quelque chose de différent veut être. Le beau naturel est alors une de ces premières « traces du non-identique », avec son caractère fugace et indéchiffrable totalemen t [253] . Pour l'ouvre d'art ensuite, ce qu'Adorno nomme « unité matérielle » dont l'ouvre donne l'illusion, ce serait le fait que ses composantes s'organisent selon une unité sans que celle-ci soit introduite subrepticement de l'extérieur comme par des « lieux communs ». Or cette « variété éparse » est celle de forces qui ne se laissent pas sans aucune violence intégrer dans une unité sans faille en ce que provenant de la société dont la structure clive les hommes et la nature [254] . Dans le rapport des ouvres entre elles même qui n'est pas celui d'un continuum qui permettrait de gommer la spécificité et d'affirmer que rien de nouveau ne se fait , peut se localiser le lieu de ruptures qu'ils s'agit de déchiffrer comme l'expression de clivages réels [255] . Enfin dans le rapport même du spectateur à l'ouvre, où son apparition comme un événement dont il est malaisé de substituer à une formule discursive intentionnelle , un non-intentionnel se marque par l'impression d'une signification cachée de quelque chose qui parle sans que cela soit substituable à une clarté de sens [256] .

Adorno semble ainsi mettre sur le même plan la dialectique du sujet et de l'objet comme traduction épistémologique, 'spiritualisée' de la dialectique de la pensée et du corps, avec son lien pratique comme dialectique entre la réflexion et l'action, la théorie et la pratique, et la dialectique sociale, la lutte des classes dominantes et dominées. Comme il a été vu, la référence à la dialectique de l'individuel et de l'universel, tentait de faire le lien. Dans le cadre de l'esthétique, le déchiffrement matériel des catégories esthétiques qui a été vu sous-entendait l'évolution historique de leur signification en fonction de la situation, reprise de cette dialectique individuel/universel comprise comme le rapport entre le noyau réel temporel qui n'est pas posé et l'universel du concept, figé au moment ou il est posé. La dialectique limite toute affirmation comme partielle, ne respecte aucune idée isolée [257] en s'appuyant sur l'identité changeante de l'histoire, des situations concrètes et de leur insertion sociale, qui explique le mouvement dialectique des concepts. L'expérience d'un hiatus entre la nouvelle situation. et le sens du concept issu de la situation précédente permet d'effectuer en pensée leur dialectisation. Les catégories formelles dynamiques comme la tension ou l'équilibre sont des paradigmes de la dialectique en tant que n'ayant de valeur que par rapport à ce qu'elles mettent en forme, ayant leur mouvement propre car elles « se modifient en fonction du formé, [.] et totalement par la négation : elles agissent indirectement du fait qu'on les évite et les abroge [.] le fondement de la dissonance fut l'harmonie, celui des tensions fut l'équilibre ». Le concept de dialectique dans l'art peut donc bien se formuler aussi comme dialectique de la mise en forme qui est une modification des catégories formelles issues du matériau, par confrontation avec la nouvelle situation du matériau [258] . Outre ces catégories, le cas du laid, de l'ornementation, des 'traits barbares', du sublime, de l'exigence de distinction vont illustrer cette dialectisation opérée par Adorno dans les catégories esthétiques:

  • L e laid tout d'abord connaît une dialectique comme évolution de sa fonction et de son contenu dans l'histoire de l'art, de canon d'interdits généraux à celui spécifique de ne pas contrarier la justesse immanente de l'ouvre singulière, de son intégration harmonieuse à l'impossibilité de cette intégration au XIXème siècle alors que l'art avait gagné en autonomie d'expression et que les antagonismes sociaux issus de la révolution industrielle généraient des violences que l'artiste n'arrivaient plus à assimiler [259] .

  • L 'ornementation ensuite peut jouer un rôle de décoration théâtrale de quelque chose, et donc de maquillage mais comme décoration absolue dans les hautes ouvres baroques comme chez Bach, elle prend le rôle du pur malléable, du pur plastique, spectacle des Dieux [260] .

  • Les traits barbares peuvent d'un part représenter expressivement à un moment donné une émancipation - la couleur dans le fauvisme -, comme rejet nécessaire de la culture mais, en tant qu'acte de violence simplificateur, il signifie aussi par son geste une perte de différentiation - toutes les nuances colorées précédentes - qu'il faut recouvrer ensuite sous peine de barbarie [261] .

  • Le sublime peut passer de la croyance en la grandeur de l'homme comme dominateur de la nature à la conscience de son inanité, de sa contingence qu'il cherche à sauver par l'absolutisation ridicule de l'esprit, passage de la grandeur au ridicule [262] .

  • La distinction enfin supposée garante de la clarté et de l'articulation est dépassée par la logique qui veut qu'une ouvre cherchant à exprimer l'expérience du flou niera cette logique du distinct mais ce d'une manière élaborée et claire [263] .


    [...]

 

NOTES

[96] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.278 et voir G.W.F.Hegel, Principes de la philosophie du droit (Librairie philosophique J.Vrin, 1982) §360 p.341 ( Retour au texte )

[97] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.52 ( Retour au texte )

[98] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.58 (Retour au texte)

[99] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.252 (Retour au texte)

[100] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.104 (Retour au texte)

[101] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.272 (Retour au texte)

[102] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.279-280 (Retour au texte)

[103] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.141 (Retour au texte)

[104] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.199 (Retour au texte)

[105] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.252 (Retour au texte)

[106] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.422-423 (Retour au texte)

[107] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.69-70 (Retour au texte)

[108] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.237 (Retour au texte)

[109] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.255 (Retour au texte)

[110] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.465 (Retour au texte)

[111] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.252 (Retour au texte)

[112] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.39 (Retour au texte)

[113] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.137 (Retour au texte)

[114] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.96 (Retour au texte)

[115] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.148 (Retour au texte)

[116] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.157 (Retour au texte)

[117] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.107 (Retour au texte)

[118] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.163 (Retour au texte)

[119] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.86 (Retour au texte)

[120] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.53 (Retour au texte)

[121] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.397 (Retour au texte)

[122] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.188 (Retour au texte)

[123] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.395 (Retour au texte)

[124] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.91 (Retour au texte)

[125] T.W.Adorno, Dialectique négative (op. cit.), p.117 (Retour au texte)

[126] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.79-80 (Retour au texte)

[127] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.187 (Retour au texte)

[128] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.101 (Retour au texte)

[129] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.359 (Retour au texte)

[130] T.W.Adorno, Dialectique négative (op. cit.), p.146-148 (Retour au texte)

[131] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p. 189,314,315,328,356,448 (Retour au texte)

[132] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.55-56 (Retour au texte)

[133] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.418 (Retour au texte)

[134] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.383 (Retour au texte)

[135] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.169 (Retour au texte)

[136] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.65 (Retour au texte)

[137] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.329 (Retour au texte)

[138] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.265 (Retour au texte)

[139] T.W.Adorno, Dialectique négative (op. cit.), p.161-164 (Retour au texte)

[140] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.83 (Retour au texte)

[141] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.142 (Retour au texte)

[142] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.90 (Retour au texte)

[143] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.424 (Retour au texte)

[144] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.422 (Retour au texte)

[145] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.313 (Retour au texte)

[146] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.127-129 et Notes sur la littérature (op.cit.), Engagement p.285-306 (Retour au texte)

[147] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.356 (Retour au texte)

[148] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.422 (Retour au texte)

[149] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.20 (Retour au texte)

[150] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.358 (Retour au texte)

[151] voir L'abécédaire de Gilles Deleuze (Paris, Editions Montparnasse, 1998) (Retour au texte)

[152] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.145 (Retour au texte)

[153] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.311 (Retour au texte)

[154] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.292 (Retour au texte)

[155] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.342 (Retour au texte)

[156] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.353 (Retour au texte)

[157] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.44 (Retour au texte)

[158] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.61 (Retour au texte)

[159] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.24 (Retour au texte)

[160] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.169 (Retour au texte)

[161] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.221 (Retour au texte)

[162] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.262 (Retour au texte)

[163] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.116 (Retour au texte)

[164] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.240 (Retour au texte)

[165] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.100 (Retour au texte)

[166] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.161 (Retour au texte)

[167] T.W.Adorno, Dialectique négative (op. cit.), p.317 (Retour au texte)

[168] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p. 70,187,319,374 (Retour au texte)

[169] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.392 (Retour au texte)

[170] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.163 (Retour au texte)

[171] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.161 et 163 (Retour au texte)

[172] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.393 (Retour au texte)

[173] E.Balibar, La philosophie de Marx (op. cit.), p.31-32 (Retour au texte)

[174] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.232-234 (Retour au texte)

[175] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.49 (Retour au texte)

[176] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.63 (Retour au texte)

[177] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.206 ( Retour au texte)

[178] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.70 (Retour au texte)

[179] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.279 (Retour au texte)

[180] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.280 (Retour au texte)

[181] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.94 (Retour au texte)

[182] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.184 (Retour au texte)

[183] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.68 (Retour au texte)

[184] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.297 (Retour au texte)

[185] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.165 (Retour au texte)

[186] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.296 (Retour au texte)

[187] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.132 (Retour au texte)

[188] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.56 (Retour au texte)

[189] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.130 (Retour au texte)

[190] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.274 (Retour au texte)

[191] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.383 (Retour au texte)

[192] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.133 (Retour au texte)

[193] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.170 (Retour au texte)

[194] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.184 (Retour au texte)

[195] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.33 (Retour au texte)

[196] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.85-86 (Retour au texte)

[197] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.274 (Retour au texte)

[198] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.190 (Retour au texte)

[199] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.209-210 (Retour au texte)

[200] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.326 (Retour au texte)

[201] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.116 (Retour au texte)

[202] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.86 (Retour au texte)

[203] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.377 (Retour au texte)

[204] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.316 (Retour au texte)

[205] T.W.Adorno, T.E. (op. cit.), p.56 <font face="Verd