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Aguirre, la colère de Dieu, analyse du film

par Jean-Baptiste Fauconnier, étudiant de Licence 2 Arts du spectacle, mention cinéma

Dossier réalisé dans la cadre du cours de Frédéric Gimello-Mesplomb (Université de Metz)

 

Sommaire

 

Le film……………………………………………………………………………….…. p.2

Les conditions de production…………………………………………………………....p.3

Les conditions de réception…………………………………………………………….. p.6

Analyse de séquence: l’ouverture du film…………………………………………….... p.8

Analyse thématique

La question du genre…………………………………………………………………….p.13

Le personnage d’Aguirre………………………………………………………………..p.15

La mise en scène de l’égarement et de la folie………………………………………….p.19

La mise en scène de la nature……………………………………………...……………p.21

La recherche de l’authenticité………………………………………………..………….p.23

 

 

 

Le film

«Aguirre, der Zorngottes»

1972 Allemagne

Werner Herzof Filmproduktion

un film de Werner Herzog

écrit par Werner Herzog

avec:

Klaus Kinski, Helena Rojo, Ruy Guerra,

Alejandro Repulles, Cecilia Rivera, Del Negro…

directeur de la photographie : Thomas Mauch

cameramen : Francisco Joan, Orlando Macchiavello

montage : Beate Mainka- Jellinghaus

durée: 100 minutes

En 1560, une troupe de conquistadors espagnols descend de la montagne à la recherche du mythique Eldorado. Mais l'équipée s'enlise dans les marais. Une plus petite expédition est alors constituée, placée sous la conduite de Pedro de Ursua et de son second, Lope de Aguirre, qui devra reconnaître l'aval du fleuve sur des radeaux. Aguirre, aventurier ambitieux et brutal, manœuvre habilement pour proposer à ses compagnons un nouveau chef, le falot Fernando de Guzman, promu solennellement « empereur du Pérou et de l'Eldorado ». La troupe dérive le long du fleuve. Au fur et à mesure de l’expédition les guides les abandonnent, les accidents s’accumulent, la nature devient hostile, le relief est dangereux, le fleuve reste imprévisible et les flèches empoisonnées des indiens, invisibles, tapis dans la forêt, s’abattent sur les Espagnols comme le jugement dernier. Bientôt, Guzman succombe de la dysenterie et Pedro de Ursua est pendu dans la forêt. Seul demeure Aguirre, frappé de folie, qui entraîne tyranniquement sa fille, ses soldats et les esclaves indiens dans une errance sans fin. Décimés par la faim et les fièvres, ils sont guettés par la mort tandis qu'Aguirre, demeuré seul, poursuit sans trêve son défi impossible. Sur une nouvelle variation du Radeau de la Méduse, entouré de petits primates sur son embarcation, il sombre dans la folie poursuivant son rêve de mégalomane mystique.

Les conditions de production

I/ Werner Herzog

Le cinéaste allemand Werner Herzog est né en 1942 en Bavière. Il réalise, à 19 ans, en s’auto- produisant un premier film documentaire sur les réformes pénitentiaires. Afin de garder son indépendance, il s’efforce, dans la majorité de ses films, de s’auto- produire au maximum. En 1968, il réalise son premier long métrage «Signe de Vie», qui reçoit un accueil favorable et obtient un Prix Spécial au festival de Berlin. La même année, il fonde à Munich sa propre maison de production, «Werner Herzog Filmproduktion». C’est en 1972, avec «Aguirre, la Colère de Dieu»  qu’il connaît une reconnaissance internationale. A partir de ce moment là, il est considéré comme un des chefs de file du cinéma allemand, aux cotés de Schlöndorff et Fassbinder. Plus tard, il réalise «L’énigme de Kaspar Hauser», «Woyzeck», «Fitzcarraldo», «Nosferatu», un remake du film de Murnau  ou encore «Cobra Verde». Dans les années 90, il tourne un certain nombre de documentaires, notamment «Ennemis Intimes», un hommage à son comédien fétiche, Klaus Kinski.  Récemment, il a réalisé «Invincible», avec Tim Roth.

II/ Le projet «Aguirre»

La production du film Aguirre est une aventure dans tous les sens du terme, aussi bien physique qu’intellectuelle, dangereuse et enrichissante. Tout commence en 1970 quand Herzog découvre, chez un de ses amis, un ouvrage ancien sur l’histoire d’Espagne. En le feuilletant, il découvre l’existence d’un certain Don Lope de Aguirre, conquistador espagnol enrôlé en 1559 dans une expédition dont le but est de trouver le légendaire Eldorado. Homme violent et révolté, il dirige une mutinerie, détrône, par un traité, la Couronne d’Espagne et assassine les responsables de l’expédition. Devenu fou, il commet, aidé par des hommes toutes sortes de violence en Amérique du Sud avant d’être finalement assassiné par un de ses fidèles.

Fasciné par cette histoire méconnue du grand public, Herzog écrit un scénario en trois jours pendant une tournée de matches de football. Pour pouvoir se détacher de la vérité historique, il invente le personnage de Gaspar de Carvajal, un moine dont le témoignage écrit est la seule trace de l’expédition. Il souhaite déjà construire son film sur quelques tableaux, longues séquences qui montreraient Aguirre et ses hommes dériver aussi bien géographiquement de psychologiquement. Marqué par les idées de la jeunesse contestataire des années 60-70 et surtout sans grand moyens (les studios coûtent trop cher), il décide de tourner son film en décors réels, dans la jungle péruvienne, avec de vrais indiens. Disposant de 300 000 DeutscheMark, somme qu’il a constitué des fonds de sa production «Werner Herzog Filmproduktion» ainsi que ceux de la Hessischer Rundfunk de Frankfurt, il se met en tête de trouver un comédien apte à interpréter le rôle sanguinaire d’Aguirre. Il se souvient alors d’un de ses colocataires à Berlin dans les années 60, un homme excentrique et violent, qui s’avère être nul autre que Klaus Kinski, comédien hors paire mais totalement indomptable. Kinski, né en 1929 en Pologne demeure, plus de par sa réputation que de sa filmographie un des acteurs les plus inclassable du siècle dernier. Il a en effet alterné sans remords thrillers médiocres, western spaghettis et films d’auteurs. Il a été, jusqu'à «Cobra Verde», l’acteur fétiche de Herzog, parfois même son faire valoir. Il est décédé aux Etats-Unis en 1991. Quand Kinski reçoit le script d’Aguirre, il est a son tour fasciné par le conquistador espagnol et accepte, presque sans hésiter le contrat, mais à certaines conditions… Kinski a une idée arrêtée et bien précise de son personnage et n’entendra pas en démordre.

III/ Le tournage

Le tournage du film a ceci de particulier qu’il a projeté toute l’équipe technique et artistique dans les conditions même de l’intrigue du film, les maladies, la malnutrition, l’humidité, la chaleur, les dangers du fleuve et la folie. Après plusieurs séjours sur place pour effectuer des repérages, Herzoz, qui a à l’époque 28 ans, organise son tournage. Les comédiens et les «coups de main» qu’il reçoit sont de multiples nationalités: allemands, péruviens, mexicains…». En raison du budget étroit dont il dispose, le il «emprunte» sans rien expliquer à personne une caméra 35 mm dans une école de cinéma allemande, c’est avec celle-ci qu’il tourne l’intégralité du film. Dans un souci d’authenticité, il loue de vrais canons, de vraies armures et de vraies armes. Pour interpréter les indiens et les esclaves de l’expédition, il paye 450 vrais indiens qui s’avérèrent être bruyant, chahuteurs et violents. Pour éviter trop de bagarres, Herzog faisait tuer, dans son film, en premier, les hommes les plus perturbateurs.

En 1971, durant cinq semaines de tournage, l’équipe technique, au nombre de huit techniciens, connaît des difficultés de tout ordres. Après avoir échappé à un accident d’avion la veille du tournage, elle se retrouve, avec plusieurs centaines de figurants au pied du Machu Picchu en pleine saison des pluies, à la merci des serpents, des fourmis rouges et des moustiques. C’est donc dans un état d’urgence que Herzog doit tourner son film, il y parvient tout en demeurant extrêmement créatif. Le manque de temps les pousse à ne réaliser à chaque fois qu’une seule prise, souvent de la manière la plus rapide et rudimentaire. Les raccords entre les plans ne sont plus une priorité. Au fil des jours, des rencontres et des événements (perte d’un canon, blessures des comédiens…), le réalisateur est obligé de modifier son scénario. C’est ainsi qu’apparaissent de nouvelles scènes. Sur la rivière Urubamba, un radeau rempli de figurants en costumes est pris dans un tourbillon. Un autre jour, le courant emmène les radeaux, laissant l’équipe sans moyens de transport.  Ces catastrophes, parmi tant d’autres, deviennent des moments clefs du film. De la même manière, les dialogues sont écrits sur place, et parfois même improvisés. Les conditions d’hygiène sont déplorables, certains sont pris d’excès de fièvre et doivent quitter le continent. L’équipe est obligée de se débrouiller pour manger, ils pêchent, chassent ou échangent des effets personnels contre de la nourriture dans les villages. La nuit, les plus chanceux dorment dans des hamacs, les autres à même le sol ou sur les radeaux…

Mais le plus gros problème, sur le tournage, demeure l’excentrique Klaus Kinski. Celui-ci n’obéît pas à Herzog, exige sa propre hutte et un traitement de faveur irréalisable. Armé d’une winchester ou juste de ses poings, il menace le réalisateur et tous les indiens qui finiront d’ailleurs par proposer à Herzog de le débarrasser de Kinski. Sans jamais pouvoir se contrôler, il fait plusieurs scandales par jours, le plus souvent sans fondements. Incapable de se contrôler, il fend avec une épée le casque d’un acteur et lui blesse le crâne… Pour le diriger Herzog utilise, à ses risques et périls, des stratégies particulières, le pousse dans les plus violentes colères puis le calme, anticipe ses réaction pour éviter le pire. Et quand Kinski décide, enragé, de quitter le tournage, le réalisateur menace de lui tirer dessus une balle de pistolet et de retourner après l’arme contre lui. C’est en fait une relation ambiguë qui s’est installée entre Kinski et Herzog, entre l’attirance et la répulsion, l’amour et la haine. A la fin des cinq semaines de tournage, une surprise de taille les attend, ils perdent les bobines de film…Ils les retrouveront à l’aéroport, à l’endroit ou un membre de l’équipe les avait oublié… De retour en Allemagne, Herzog et ses monteurs s’enferment pendant six semaines pour effectuer le montage, avec pour matériaux des images de toutes sorte filmées dans de mauvaises conditions.

Plus tard, le réalisateur éprouvera encore des difficultés pour faire distribuer son film. Il réussira à convaincre «Cine International», «Applause Productions Inc.» et «Ingram International Films» d’assurer de la vende mondiale du film.


Conditions de réception

Il n’existe que très peu de documents sur la sortie d’Aguirre. Les bases de données consultables sur Internet demeurent, en raison de l’âge du film, incomplètes et approximatives. Nous pouvons néanmoins établir un bref constat sur la réception public et critique du film hier et aujourd’hui. 

I/ Succès public et critique

Ayant terminé de financer le tournage et le montage avec ses propres fonds, Werner Herzog se trouve pratiquement ruiné en 1972. Le succès du film, qu’aucune preuve disponible ne peut chiffrer, remboursa bien sûr tous les coûts de production et engendra un bénéfice non négligeable qui permit à Herzog de financer ses films suivants, et surtout «Fitzcarraldo», son film le plus coûteux. «Aguirre, der Zorngottes» sort dans les salles d’Allemagne de l’Ouest le 29 décembre 1972. Le public aime immédiatement le film. Peu habitué à ce genre de productions, il découvre une œuvre sur l’extrême qui le fascine et le trouble. Entre 1972 et 1981, le film est distribué dans de très nombreux pays (RFA, France, Angleterre, Italie, Suède, Danemark, USA, Finlande, Indonésie, Hong Kong, Philippines, Pologne, Croatie et Hongrie). Etrangement, il n’y a pas de traces de sortie du film en salle en Espagne…En mai 1973, le film de Herzog est nominé au Festival de Cannes pour le meilleur film étranger. De plus, la reconnaissance croissante du film est accompagnée des témoignages de l’équipe. Kinski s’amuse à hurler dans de longs discours, à qui veut l’entendre, que Herzog est dément. Le tournage devient une épopée aussi incroyable que le film. En 1973, Thomas Mauch reçoit le Prix d’Or au Festival du Film Allemand pour la photographie du film. En 1976, le film reçoit de Prix du Syndicat de la Critique Française et est nommé au César du meilleur film étranger. Le film sort enfin au Etats-Unis en 1977, Thomas Mauch reçoit de la «National Society of Film Critics Awards» un deuxième prix pour son travail sur le film.

II/ La polémique

Il est quasiment impossible de retrouver aujourd’hui les critiques professionnelles de l’époque. Le seul document que j’ai pu trouvé est une interview d’Annie Coppermann (Les Echos) effectuée par Bernard Rapp après une projection d’«Aguirre» sur ARTE en 1997. Lors de l’interview, elle éprouvait visiblement de la difficulté à s’exprimer sur ce film. Plusieurs fois, elle répéta qu’en 1973, «On n’avait jamais vu ça, surtout sur le plan esthétique».

Une polémique particulière renforça aussi la notoriété du film. En effet, nombreux sont ceux qui, surtout à l’étranger, ont vu dans «Aguirre, la Colère de Dieu» une métaphore du nazisme. En développant cette idée, on se rend compte de la pertinence de celle-ci. Un homme opère une stratégie pour rallier à ses côtés les mécontents, utilise la force pour faire pression sur les autres, se rebelle contre l’ordre établie, prend le pouvoir dans une parodie de vote, s’ensuit une série d’atrocité, de révoltes réprimées dans le sang…A la fin, tous les fidèles sont massacrés et le chef, seul, perdu dans ses rêves de mégalomane, dérive en attendant la mort… Le parallèle entre le parcours d’Aguirre et du Parti Nazi peut paraître très marqué dans le film, et notamment lors du dernier monologue teinté d’Aguirre: «(…) Nous mettrons en scène l’histoire, comme d’autres mettent en scène des pièces de théâtre. Moi, la Colère de Dieu, j’épouserai ma propre fille. Avec elle, je fonderai la dynastie la plus pure que l’homme ait jamais connue. Ensemble, nous régnerons sur la totalité de ce continent (…). On pourrait aussi, dans la même idée, évoquer la chevelure blonde du teuton Kinski. 

III/ La portée du film

Pendant de très nombreuses années, le film en vidéo est resté indisponible à la vente. Jusqu’en 2004 n’existait qu’une version du film en DVD zone 1. «Aguirre» a pourtant connu ces dernières années un intérêt nouveau, surtout du au documentaire d’Herzog «Ennemis Intime» dans lequel il explique ses relations tumultueuses avec Klaus Kinski.

D’une manière générale, le film a marqué les esprits des cinéphiles. Son caractère indépendant ne le classe pas dans le cadre des films grands public mais a, toute mesure gardée, influencé de nombreux réalisateurs, Apocalypse Now en est sans doute l’exemple le plus probant. Notons que le tournage du film de Coppola a été aussi chaotique. On pourra aussi citer «Mission» de Roland Joffe ou encore «1492» de Ridley Scott, films grand public et a succès. Mais dans les esprits, «Aguirre» demeure plus une fable à portée universelle qu’un film historique. Sa dénonciation du totalitarisme dans toute son horreur et sa folie livre une vision de l’homme à son point de rupture, au moment ou celui-ci nie entièrement la réalité et se condamne lui-même.

Werner Herzog et Klaus Kinski

 Making of de «Cobra Verde» 

 
 



Analyse de Séquence

l’ouverture du film

Durée: 6 minutes

I- Introduction

Cette première séquence d’Aguirre, l’ouverture du film, m’a toujours fasciné. La beauté envoûtante des premiers plans préfigure déjà une quête illusoire qui ne se soldera que par un échec. Malgré son passé de documentariste et ses positions anti-hollywoodiennes très marquées, Herzog s’adonne à notre proposer un magnifique effet d’annonce, figure du récit pourtant largement utilisé dans le cinéma de l’Age d’Or. Cette séquence de 5 minutes, s’articule autour de plusieurs séries de plans et est rythmée par différents éléments que j’analyserai un par un. La plus grande partie de la séquence est accompagnée de la musique de Popol Vuh, c’est sans doute elle qui constitue son autonomie par rapport au reste du film. Son caractère envoûtant, due à la musique, aux cadrages et aux couleurs l’apparente à un opéra macabre de plus mauvais augure pour les personnages.

II- L’intertitre

Le film s’ouvre sur un intertitre, écrit en blanc sur fond noir. Le contexte historique du film nous y est expliqué. On nous rappelle que les Espagnols ont conquis et pillé le Royaume Inca, tout en oppressant son peuple. Etrangement, une des clefs du film nous est livrée. En effet, dès le premier plan, on nous avoue que l’Eldorado, appelé «le royaume doré»  est une légende inventée par les Incas, alors que la quête de celui-ci constitue une grande partie de l’intrigue du film. Soudain, sans raisons apparentes, l’intertitre se met à défiler.

Premier paragraphe: des indications géographiques situeraient ce royaume dans les affluents du fleuve Amazone. Deuxième paragraphe: le texte défilant nous situe alors dans le temps, vers la fin de l’année 1560. On nous parle d’une expédition conduite par Gonsalo Pizarro qui a quitté les sierras péruviennes. Pour finir, le dernier paragraphe, qui reste à la fin en plan fixe avant de disparaître, annonce qu’il ne reste qu’une seule trace de cette expédition, le journal d’un moine, Gaspar de Carvajal…

Il est intéressant d’étudier la manière dont nous sont donné les informations. On part d’une vérité historique que toute le monde connaît, le mythe de l’Eldorado pour entrer dans la fiction la plus pure. En effet, l’expédition du noble Pizarro a réellement existée, mais personne ne sait ce qu’il s’est vraiment passé quand elle s’est divisée en deux, un groupe étant parti en éclaireur sur le fleuve. Le moine Carvajal faisait partie de ce groupe, or l’existence de ce personnage n’est pas prouvée historiquement.

III- La descente des montagnes

Le premier plan présenté est un plan général fixe sur les sommets nuageux des montagnes péruviennes, il plante le décor de l’action. On les distingue à peine en raison des nuages qui les cachent partiellement, une impression d’irréel, de rêve est alors renforcée par l’arrivée de la musique «planante» du groupe de pop allemande Popol Vuh.

De ce plan général et fixe sur les montagnes gigantesques, nous parvenons enfin à échelle humaine à travers une série de plans. La caméra, qui semblait perdu dans les nuages, opère un recadrage vers le bas pour enfin cerner les minuscules formes humaines qui descendent la montagne. En utilisant un travelling optique aussi hésitant que la démarche des hommes qu’elle capte, elle tente de s’approcher d’eux. Ensuite, en raccord cut, un panoramique descendant, tente à son tour de distinguer les hommes, en fil indienne, pratiquement cachés par les nuages.

Le plan suivant, plus large, très esthétique, découpe le cadre en deux, d’un côté la montagne et les hommes, de l’autre, les nuages et le vide. Ceci accentue encore l’aspect onirique de la séquence, ces hommes semblent descendrent du ciel. Le plan fixe devient mobile, un long panoramique nous laisse enfin découvrir un nombre incalculable d’hommes, dont certains, en avance, amorcent déjà l’ascension d’une autre montagne, on comprend le caractère gigantesque de l’expédition. Nous entendons alors pour la première fois la voix off monotone et sans passion que nous attribuons au moine Carvajal rédigeant son journal: «25 décembre. Le jour de Noël de 1560, nous atteignîmes le dernier col des Andes. A nos pieds, pour la première fois, nous pouvions voir la jungle. Le matin, je dis la messe, puis nous descendîmes à travers les nuages. La voix off soutient ici les images, elle nous donne même des informations sur le hors champ, la jungle qui se trouve à leurs pieds. A plusieurs reprises, le moine interviendra, son journal finira d’ailleurs par constituer le seul indice temporel du film. Au fil des plans, le point de vue a toujours resté le même. La caméra, comme si elle représentait un conquistador, regarde les hommes qui se ne sont pas encore parvenu à l’endroit ou elle se trouve.

On l’a dit, les hommes semblent descendrent des nuages, du ciel. On rapproche immédiatement cela de la mission de l’Eglise catholique dans les pays d’Amérique du sud («Mission» R. Joffe). Elle apporte la parole du Christ aux indiens, descend de la civilisation, du savoir, vers la nature la plus obscure de l’homme («La Controverse de Valladolid»). Le fait que le réalisateur soit allemand n’est peut être pas une coïncidence. En effet, on se rappelle de la fascination des montagnes dans le cinéma allemand des années 30 («Die Blaue Berge»,

L. Riefenstahl), l’opposition entre la pureté des sommets enneigés et la saleté, la vulgarité des pleines. Ce rapprochement n’est pas innocent quand on sait que le film, a sa sortie, a été interprété comme une métaphore du nazisme. La force, la pureté et le savoir descendent de la montagne vers la jungle et le désordre. Mais cette descente aux allures de croisade ne représente-elle pas un formidable effet d’annonce? On le développera plus tard mais on comprend d’ors et déjà que ce mouvement vers le bas n’est autre que celui d’une chute. On pourrait aussi admettre que le ciel gris et nuageux derrière les conquistadors préfigure un aller simple, sans retour, vers leur perte.

L’idée se trouve encore fortement appuyée dans le plan de transition avant la série de plans  suivante. Il s’agit d’un panoramique de suivie très rapide sur une cage, contenant une poule, qui tombe de la montagne et s’écrase contre les parois de celle-ci. L’idée d’échec est ici déjà présent. De plus, on comprend que cet événement est perturbateur car on a l’impression que personne n’avait anticipé la chute de la cage. Pour preuve, la chute est déjà bien amorcée quand la caméra nous la montre (cf: la Recherche de l’Authenticité).

La série de plans qui suit est accompagnée du générique. Nous découvrons les personnages du film, des indiens et des conquistadors, parmi lesquels nous pouvons repéré les plus «gradés». Les seules relations que nous puissions établir entre eux sont pour le moments superficielles, elle restent de l’ordre de: maître- esclave, mari- femme, père -fille. La caméra à l’épaule, comme si elle faisait partie de l’expédition, à la manière d’un reportage, nous montre en frontal les membres de l’expédition. Elle réalise des champ- contrechamp du groupe descendant toujours les montagnes, la file indienne ne semble pas avoir de fin. L’ordre social est évoqué dans les différents plans, la noblesse est suivie par le  clergé puis par la bourgeoisie. L’aspect irréel (et irréalisable) de l’entreprise est une fois de plus renforcé quand on découvre d’abord des indiens, au bord du précipice, en train de porter une chaise réservée aux femmes, des cages énormes contenant des animaux, une statut de la sainte vierge, d’autres tirent, en glissant sur les pierres, des lamas, des cochons, des canons… Et que font ces femmes, en robes, au milieu de ce parcours du combattant?

IV- La jungle

A la fin de cette série, nous nous retrouvons dans la jungle. C’est là qu’arrive le deuxième élément perturbateur, un énorme canon qui tombe d’une petite falaise, qui explose et qui fait tomber un arbre dans le fleuve. La chute, l’exposition du canon et le déracinement de l’arbre sont les premiers sons intra- diégétiques que nous entendons, nous entrons en quelque sorte dans l’histoire a proprement dit, tout va pouvoir commencer puisque nous sommes arriver au niveau du fleuve Amazone. L’expédition est arrivée dans la jungle, mais la chute n’est pas encore terminée. C’est aussi au moment de l’explosion que s’arrête nette la musique «planante» de Popol Vuh, qui nous tenait depuis le premier plan du film dans une espèce de songe. S’ensuit une contre plongée très esthétique opérée depuis le fleuve sur les arbres et la fumée qui monte au ciel. C’est cette fois «d’en bas» qu’est montré le ciel, désormais caché par les grands arbres de la jungle.

Caméra à l’épaule, en plongée sont ensuite montrée les cochons des plans précédents en train de s’abreuver bruyamment dans le fleuve. Puis directement, nous passons à un plan rapproché de Pizarro et d’Aguirre accroupis, observant méfiant le fleuve. Se risquerait-on a un comparaison entre les hommes et les animaux dans cette séquence? Il est peut être trop tôt.

Aguirre avance alors «Personne ne peut traverser ce fleuve!», ce à quoi Pizarro répond: «Moi, je dis que c’est possible!». L’opposition entre les deux personnages est ainsi posée, soulignée par les regards que s’échangent les deux personnages. Confiant, Pizarro annonce ensuite: «ici commence notre ascension!», «Ici commence notre chute» répond sèchement Aguirre…

Derrière eux sont visibles et audibles les bouillons du fleuve, ils sont d’ailleurs pour beaucoup dans la nouvelle atmosphère humide et angoissante qui est crée. Sans musique, la séquence se termine par le silence des deux personnages face aux torrents qu’ils doivent traverser à la recherche de l’Eldorado.

V- Conclusion

L’ouverture du film, aussi envoûtant soit -elle, représente néanmoins pour moi un objet d’analyse des plus intéressants. Le destin des personnages se trouve scellé en quelques minutes, l’échec latent. On envisage d’ors et déjà, compte tenu de cette séquence, le fait que le reste du film ne soit que l’errance tragique d’un groupe, ou plutôt d’un homme en guerre contre l’autorité qui le gouverne et qui court sans relâche après ses rêves et jusqu’à sa propre perte, emportant dans sa chute tous ceux qui oseront le suivre.


Analyse thématique
La question du genre

En analysant le film, on se rend compte qu’il n’est pas aisé de classer cette production dans la grille des genres cinématographiques. En effet, elle contient de très nombreux éléments correspondants à divers genres. Essayons de dégager ces éléments et de les rattacher au genre auquel ils appartiennent.

Epopée

Conventionnellement, on qualifie ce film d’Epopée. Il est vrai que la voix off attribuée à Carvajal fait office de narrateur, même si celui-ci fait intimement partie de l’action. Le récit, en ce qui le concerne, est centré sur un seul personnage, Aguire, qui nous fait participer à son chemin initiatique sans but précis si ce n’est la plus funeste des apothéose personnelle. De plus, Aguirre, sorte de héros apollonien, s’autoproclamant «la Colère de Dieu» s’investi d’une mission divine. C’est celle-ci qui le pousse à se croire invincible et à suivre l’extraordinaire destin auquel il se croit voué.

Aventure

On pourrait aussi rapprocher ce film d’un film aventure. Le sujet,  l’exploration d’un lieu inconnu s’y prête tout naturellement. Les lieux exotiques, on le sait, suscitent la curiosité du public. On peut dénombrer au cours du film de nombreuses péripéties, un trajet géographique et moral de plus en plus violent vécu par des personnages marquants. 

Documentaire fiction

Ensuite, on pourrait parler de documentaire fiction. En effet, Herzog, qui cultive dans ses films une ambiguïté entre le documentaire et la fiction. Dans le film, les comédiens- personnages qu’il filme ne parle pas beaucoup, vivent le tournage comme leurs personnages vivent l’intrigue, la diégèse (pour preuve les différentes catastrophes qu’ils ont du surmonter). Le film s’apparenterait presque à un documentaire sur l’extrême. Il n’est pas rare non plus que le réalisateur s’attarde à filmer les indiens, sans que ceci soit forcément de rapport avec le récit. Il les capte avec sa caméra, comme pour en garder une trace. On admet le fait que filmer quelque chose que l’on ne connaît pas soit tentant (aborigènes, montagnes du Pérou, jungle tropicale et animaux. Mais cette démarche est en rapport avec le souci d’authenticité sur lequel s’est concentré Herzog.

Mélodrame

Dans certaines scènes, «Aguirre» ressemblerait à un mélodrame. En effet, dans la scène de l’exécution de Ursua, on repère une forte présence du pathétique. La scène, en montage alternée nous montre Ursua emmené par les sbires d’Aguirre, puis de manière très décente Ines, la femme d’Ursua, le regard perdu dans le fleuve sur lequel est parti son mari. La caméra, positionnée devant les personnages les filme en gros plan. Cette proximité nous permet de vraiment ressentir la tristesse et l’angoisse de ceux-ci. Le thème de la mort est aussi très présent dans le film, et ce bien que les personnages restent devant elle très dignes.

Rappelons aussi que le pathétique est très présent dans les dernières scènes du film qui laissent Aguirre seul à la poursuite d’une illusion, on n’éprouverait presque de la peine devant cet homme prisonnier de son idéal.

Tragédie

En étudiant le film et plus particulièrement le récit, on se rend compte qu’il respecte aussi une tonalité tragique. Dès le départ, l’intratitre nous annonce qu’il ne reste pas d’autres traces de l’expédition que le journal de Carjaval, la mort de tous les personnages est implicite. Le thème du destin, comme expliqué plus haut, est visible dans la mission incroyable de l’expédition, qui descend de la montagne pour trouver l’Eldorado. On sait pertinemment que le destin des personnages n’est pas celui auquel ils croient. En résumé, le film est la quête du pouvoir d’un homme prêt à toute pour l’obtenir. Les complots et autres fourberies qu’il organise, sous les traits d’un nouveau Richard III mystique, ressemblent à des tragédies shakespeariennes. Les autres personnages, quant à eux, traduisent des caractères, des passions et des types humains bien définit. Dans la scène ou l’expédition se sépare, les personnages sont présentés de telle manière que l’on devine ce qu’ils sont et ce qu’ils représentent. Ne perdons pas de vue non plus que le récit, dans le film, dénonce une «machine infernale». Pour finir, pour illustrer les aventures d’Aguirre, il est aisée de citer une phrase extraite de la tragédie «Œdipe Roi» de Sophocle, «La démesure engendre le tyran». 


Le personnage d’Aguirre

Aguirre, personnage éponyme, occupe la place centrale du film, les autres personnages gravitant autour de lui. Outre le fait qu’il soit interprété par l’immense Klaus Kinski, il se détache très nettement des autres protagonistes. D’un type apollinien, ses cheveux blonds et ses yeux bleus contrastent déjà avec les types hispaniques ou indiens de ses hommes. Ensuite, son handicap physique qui le condamne à des mouvements hésitants et brusques et sa nature de traître avide de pouvoir n’est pas sans rappeler le personnage shakespearien Richard III.

En étudiant Aguirre, on comprend qu’il représente bien plus qu’un conquistadors illuminé. Il incarne, de par ses forces et faiblesses, espoirs et illusions, la folie du genre humain tout entier, le monde et l’époque dans lequel il a été placé. Au fur et à mesure des péripéties, on découvre un personnage qui évolue, qui se révèle au monde et à lui-même. Plus il acquiert du pouvoir, plus il se détache de la réalité et se rapproche de sa chute. Le conquistador avide d’or devenu traître et commandant en chef termine finalement son voyage en incarner ce qu’il appelle lui-même «la Colère de Dieu».

I/ Le conquistador

Sous les ordres de Gonzalo Pizarro et de Pedro Ursua,  il s’apparente à n’importe quel desperado. Pendant la descente des montagnes, au début du film, il est d’ailleurs présenté sans grand intérêt; il ne fait que passer comme les autres devant la caméra d’Herzog. Avide d’or, il a entrepris, avec ses hommes, la colonisation du pays dans le but de parvenir jusqu’au fameux Eldorado. Il semble, au départ tout du moins, guidé par des motivations économiques.

Dès ses premières colères, on comprend qu’Aguirre est un personnage extrêmement violent. La raison de ses premiers excès de violences est l’embourbement de la chaise portée par les esclaves et à l’intérieur de laquelle est assise sa fille Flores. Le conquistador s’acharne alors sur un indien enchaîné, choisit au hasard. En effet, sa fille Flores demeure le seul objet de tendresse d’Aguirre. On retient surtout la séquence dans laquelle Aguirre montre un petit paresseux à sa fille, c’est d’ailleurs le moment du film ou le père sourit. Possessif, il ne supporte pas que quiconque lui adresse la parole ou même la regarde. C’est sans doute ce trait de caractère qui amène le conquistador à emmener sa fille avec lui dans cette aventure, et ce contre l’avis de son supérieur Pizarro. On peut penser que la présence de Flores dans la jungle souligne bien la rivalité entre Aguirre et Ursua, ce dernier étant le seul à avoir emmené une femme avec lui, son épouse Ines. Ceci prend plus de sens encore à la fin du film, au moment ou Aguirre annonce, dans son dernier monologue, qu’il «épousera sa fille et fondera la dynastie la plus pure que le monde ait connu». Etrangement, c’est après la mort de celle-ci qu’il prononce ces paroles, après qu’elle eu été tué par une flèche indienne et que son père se soit révélé incapable de la sauver, dépourvu de tout moyen devant la mort, ou la libération, de celle-ci.  L’envergure et l’importance du personnage repose en fait sur ses prises de positions, en opposition directe avec le pouvoir. C’est ainsi qu’au début du film, quand Pizarro explique «Ici commence notre ascension!», Aguirre ose réponde «Ici commence notre chute!». Notre personnage ose avouer au responsable de l’expédition, dans un dernier instant de lucidité, que celui-ci a désespéramment tord.

C’est sur ses prises de positions que se constitue dans un premier lieu le personnage d’Aguirre. Les nombreux désaccords sont sources de désobéissances puis enfin de mutinerie. Au moment ou des hommes sont prisonniers d’un tourbillon dans les rapides, Aguirre refuse de les aider. Ursua, son supérieur, lui rappelle qu’il est le seul à donner les ordres. A ces mots, on perçoit à peine Aguirre, s’adressant à son fidèle Perucho, prononcer: «Pour le moment oui…». L’impulsion de la rébellion repose encore sur un désaccord entre Aguirre et Ursua. Ce dernier, jugeant la mission trop laborieuse, décide de rejoindre le gros des troupes, restées avec Pizarro en amont du fleuve. Aguirre, avec toute la force de sa volonté lui répond «Au diable Pizarro!». Il est en effet bien décidé à continuer sa quête vers l’Eldorado… 

II/ Le traître

Pour organiser sa rébellion, notre personnage utilise des arguments d’autorité qui savent toucher les hommes dans leur cupidité. Il leur rappelle que Cortez a désobéi à la Couronne mais est devenu extrêmement riche. Sans prêter attention à Ursua qui lui donne l’ordre d’arrêter sa démonstration, Aguirre tente d’amadouer les hommes. C’est alors qu’un fidèle d’Aguirre tire sur Ursua et le blesse, son homme de main est aussi assassiné. A lieu maintenant une parodie de vote durant lequel les mutins forcent les indécis à suivre le nouveau chef Aguirre. Il est intéressant d’étudier la manière dont Aguirre prend le pouvoir. Personnage machiavélique, il a établi toute une stratégie basée sur le désaccord et les répercussions de ces désaccords. Ensuite, tranquillement, il attend des conditions favorables pour s’écarter du pouvoir. En prenant le pouvoir, il trahit la couronne d’Espagne. Dans une lettre qu’il adresse au Roi d’Espagne, qu’il fait lire à haute voix par le moine Carvajal, s’assurant ainsi le soutient de la religion, il annonce:

«Nous déclarons solennellement –que nos mains soient arrachées si tel n’est pas le cas- la maison des Habsbourg déchue de tous ses droits. Et toi Philippe II, roi de Castille, détrôné. De par cette déclaration, tu n’es plus rien pour nous».

Plus tard, Guzman, un chevalier de la Couronne d’Espagne, malléable et stupide, sera nommé Empereur; mais le seul maître à bord reste Aguirre, qui sait à merveille manipuler sa marionnette fantoche. A alors lieu un simulacre de procès, durant lequel Ursua est condamné à mort, mais l’Empereur, contre toute attente, le gracie. En constituant un nouvel empire, Aguirre renie l’Espagne tout entière. Pour l’instant, ce nouveau commandant en chef a besoin de tous les hommes, c’est la raison pour laquelle il leur promet gloire et fortune. Officiellement, Aguirre obéit à l’Empereur, le sert gracieusement, mais celui-ci ne se rend pas compte qu’il n’a pour privilège qu’un trône en bois et des rations doubles…Leur seul désaccord: le sort d’Ursua, blessé mais toujours en vie. Doucement se dévoilent les ambitions personnelles d’Aguirre.

III/ La colère de Dieu

Depuis le début du film, Aguirre nous apparaît comme violent, fourbe et sournois, mais celui qui obéissait encore à des règles devient ce qu’il appelle «la Colère de Dieu». Un jour, l’Empereur est retrouvé étranglé, et personne ne pose de questions, tout le monde connaît l’identité ce celui qui s’est rendu coupable de régicide. Immédiatement, la première mesure prise par Aguirre est l’exécution d’Ursua. C’est après celle-ci qu’intervient le premier monologue fou d’Aguirre:

« Le grand traître, c’est moi. Qu’il n’y en ait pas d’autre ! Quiconque projette de déserter sera découpé en 198 morceaux. Ils seront piétinés jusqu’à ce qu’on puisse peindre les murs avec. Pour un grain de maïs ou une goutte d’eau de trop, la peine sera de 155 années de prison. Si moi, Aguirre, je veux que les oiseaux meurent sur les arbres, les oiseaux mourront sur les arbres. Je suis la colère de Dieu ! A ma vue, la terre tremblera. Qui me suivra sera couvert de richesses inouïes. Mais qui désertera… ».

En prononçant ces mots, Aguirre rend toute loi formelle et toute vérité relative. Pour la première fois, sans se cacher, il montre ce qu’il est, primitif, illuminé et dégénéré. Pour lui, la quête de l’or devient la quête d’un pouvoir absolu et absurde. En étudiant ses mots, on comprend que sa volonté de puissance repose sur un désir pur et simple de régner, il n’explique d’ailleurs aucunement les modalités de son règne. On assiste à la déréalisation de ce qu’il cherchait. La recherche de l’Eldorado devient une quête de l’impossible.

« Si nous rebroussons chemin, d’autres viendront après nous. Et ils réussiront. Et nous ne serons rien. Même si ce pays n’est qu’arbres et eau, nous nous en emparerons. Il sera pressé comme un citron par ceux qui nous suivront. Mes hommes mesurent la richesse en or. C’est plus que cela. C’est la puissance et la gloire. Voilà pourquoi je les méprise ».

Ceci n’est en rien arrangé par la maladie, la faim et les hallucinations qui le guettent et lui imposent une mauvaise capacité de jugement. Plus tard, rongé par la fièvre, Carvajal affirmera que l’Eldorado n’existe pas, qu’il n’est qu’une illusion. Quelques minutes plus tard, les indiens l’assassinent, et pour avoir évoqué l’inexistante du Royaume doré, Aguirre insulte le mourrant. Lors de la même attaque, sa fille est aussi tuée. Après quelques secondes de raison et de tristesse, il reprend le contrôle de lui-même, décide de continuer son chemin et oublie la mort de sa fille. Le dernier lien qu’il entretenait avec la religion est brisé, mais Aguirre n’en a que faire, il est «la Colère de Dieu», le pêcher d’orgueil dans ce qu’il a de plus absolu. Pour preuve, il est le seul à échapper aux flèches. La question que l’on pourrait néanmoins se poser est la suivante: Aguirre est il le bourreau ou la victime de Dieu? Exerce-t-il ou bien subit-il la Colère de Dieu?


IV/ La folie d’Aguirre

Dans la première séquence du film, Aguirre est le seul à penser qu’il est impossible de traverser le fleuve, que si elle poursuit son chemin, l’expédition est condamnée. Ces premiers d’Aguirre représentent son dernier moment de lucidité. Ensuite, au fil des longues séquences, il nie progressivement la réalité, subit une sorte de dégénérescence et sombre dans la folie. Le fait qu’il se sache destiné à un destin prodigieux le pousse à aller au-delà même du religieux, dans une situation de non-retour ou plus rien n’a d’importance sinon son rêve. Malgré toutes les attaques et la mort de tous ses fidèles, il demeure prisonnier de l’idée qu’il s’est fait de l’Eldorado, il en a totalement absorbé le mythe. C’est ce décalage maladif entre réalité et fiction qui le transforme lui-même en mythe, en digne héros tragique. A la fin du film, seul sur le radeau, il profère son dernier monologue:

«Quand nous rejoindrons la mer, nous construirons un plus grand bateau. Nous irons au nord et arracherons Trinidad à la Couronne d’Espagne. Nous continuerons notre route. Et nous arracherons le Mexique à Cortez. Quelle magnifique trahison! Toute la Nouvelle Espagne sera à nous. Nous mettrons en scène l’histoire, comme d’autres mettent en scène des pièces de théâtre. Moi, la Colère de Dieu, j’épouserai ma propre fille. Avec elle, je fonderai la dynastie la plus pure que l’homme ait jamais connue. Ensemble, nous régnerons sur la totalité de ce continent. Nous tiendrons jusqu’au bout. Je suis la Colère de Dieu! Qui est avec moi?».

 La folie du personnage est ici bien visible. Ses délires d’expansion teintés d’inceste (a noter que sa fille est déjà morte) ne résonnent pas de la même manière chez le spectateur que chez Aguirre. Celui-ci ne mentionne plus l’Eldorado, il a en tête des projets bien plus prestigieux. Mais pour le moment, il est face à lui-même et se laisse entraîné sur le fleuve, entouré de cadavres et de singes qui ont infesté le radeau, ses derniers sujets loyaux. Mais dans le tourbillon final de sa folie, il ne perd pas confiance, sa chute n’aura pas lieu…


La mise en scène de l’égarement et de la folie

«Aguirre, la Colère de Dieu» est, on l’a dit auparavant, le récit progressif d’une chute, mais celle-ci est due à des égarements, aussi bien géographiques que mentaux. Après avoir étudier le caractère authentique du film et la manière dont la nature hostile est mise en scène, il est intéressant de voir comment Herzog a su, de manière subtile, rendre visible la folie de ses personnages. Bien sûr, Aguirre, d’emblée, n’apparaît pas comme un être sain d’esprit. Tous ses excès relevant du jeu d’acteur sont rapidement accompagnés par la mise en scène du réalisateur qui n’en soulignera que plus la démence. On s’intéressera tout d’abord au thème de l’égarement, au sens géographique du terme.

L’égarement

Après l’ordre de Pizarro, l’équipe guidée par Ursua commence la descente du fleuve. De manière assez conventionnelle, les radeaux sont entraînés par le fleuve en traversant les cadres de la caméra de gauche à droite, symboliquement du passé vers l’avenir. C’est après la révolte d’Aguirre et toutes les violences qu’elle entraîne que les repères s’estompent. Les radeaux qui avançaient rapidement, dans une direction précise, semblent désormais dériver. Le faible courant emmène les embarcations au plus profond de la jungle, mais le repère gauche droite a été perdu. Cette inversion de sens semble faire avancer, plus reculer les conquistadors. Ils sont même parfois filmés de manière à paraître totalement immobile.

De plus, dans la première partie du film, la succession plutôt rapide des différents lieux, la montagne, la forêt, les rapides, les berges montrent que l’action en cours, l’aventure, est en mouvements, que plusieurs choses importantes se passent. En revanche, dès que l’équipe aux mains d’Aguirre reprend son exploration, on éprouve de plus en plus de mal à se repérer, à différencier les endroits visités. Sauf dans le cas des villages indiens pillés et brûlés, l’action ne se déroule que sur le radeau. Et sur les deux rives du fleuve ne s’étend que la jungle, la même, de jours en jours. Au détour d’innombrables plans en contre plongée d’arbres devant un ciel éblouissant et dépourvu de tout nuage, le spectateur ne distingue plus les lieux, est perdu à son tour.

Le temps, à l’instar d’une eau calme et régressive, semble aussi avoir ralenti écoulement. Il fait toujours jour, toujours chaud. Bientôt, les repères chronologiques de Carvajal disparaîtront. Après une vague de violence ou l’Empereur et un futur rebelle sont assassinés, les hommes, ayant perdus tous leurs repères spatio-temporels, s’avachissent sur le radeau, comme suspendus dans le temps. Ils agissent d’ailleurs de moins en moins. L’ennui guetterait presque le spectateur qui ne ressent à présent que mieux les l’égarement des personnages.

A sa nomination par Aguirre, dans un dernier sursaut de lucidité, l’Empereur se met pleurer. Plus tard, les hommes perdront aussi leurs repères mentaux pour s’écarter de la réalité. Les hallucinations seront même partagées par tous les hommes du radeau. On se pose, en tant que spectateur, au bout d’un certain temps, la question suivante: Qu’est ce qui est de l’ordre du rêve? De la réalité? Pourquoi voit on aussi ce navire suspendu à la cime d’un arbre et que  Carvajal interprète comme une hallucination? Du même ordre d’idée, un homme venant de recevoir une flèche dans la jambe ira jusqu’à renier l’existence de cette flèche. Relégués au plus près de ces hommes, il nous est impossible de discerner la réalité de l’imagination. Très simplement, Herzog nous montre la folie telle qu’elle agit sur ses protagonistes, sans en souligner brutalement l’irréalité. Le film prend alors une tournure onirique emphatique.

La folie

Nous l’avons montré, la folie d’Aguirre est progressive, l’être violent devient celui qui nie la réalité toute entière. Mais avant qu’Aguirre ne sombre dans la folie, la mise en scène nous informe que son devenir d’une manière intéressante. Perucho, premier et plus fidèle valet d’Aguirre peut être analyser d’une manière particulière. Perucho est fou, cela se voit à son comportement. Pourvu d’un physique bon enfant, il n’en est pas moins violent. Il obéit à chaque ordre d’Aguirre avec un zèle stupéfiant. Il n’hésite pas à allumer la mèche du canon qui fera exploser le radeau couvert de cadavre et décapitera, toujours avec la même bonne humeur un homme qui songe à déserter l’expédition. De plus, le fait qu’il chante à chacune de ses apparitions souligne bien sa folie. Pendant l’exécution d’Ursua, il va jusqu’à s’asseoir  et réciter un poème en mangeant un fruit. Mais c’est sa relation avec Aguirre qui lui donne vraiment toute son envergure, car pour obéir à Aguirre, il faut être fou.

Du point de vue du récit, la folie est aussi largement perceptible, dans la mesure ou il devient de plus en plus incohérent. Au fil des séquences, la caméra opère des pauses dans l’action et s’attarde sur des objets, des détails, insignifiants. Ainsi, elle filme longuement la souris qui dévore ses petits sur le radeau, le papillon qui s’est posé sur le doigt d’un indien, le musicien inca jouant de son instrument.

Mise à part le fait qu’elle refuse d’esthétiser et de structurer tout plan, elle perd même, de temps en temps, les personnages qu’elle filme, comme si les cadrer, les contenir, s’avérait de plus en plus difficile. Ils lui échappent.

Mais malgré tout, la folie produite par la mise en scène s’exprime le plus clairement dans la figure du cercle, très présente dans le film. Tout d’abord, on note l’éternelle répétition des deux morceaux de type minimal composés par le groupe pop allemand «Popol Vuh». Les morceaux qui pouvaient être «planants» ou envoûtants au départ deviennent, mis en boucle, angoissant et de mauvais augure. De la même manière, l’unique morceau interprété à l’aide d’une sorte de flûte de pan par le musicien inca se répète à plusieurs endroits du film, ceci faisant une fois de plus écho aux paroles de l’esclave Balthazar «j’ai de la peine pour toi, car il n’y a pas d’espoir et sortir de la jungle». Juste avant la dernière scène, un plan fixe le cadrera en centré et l’observera terminer son morceau. A la fin, l’inca éloigne son instrument de sa bouche et regarde fixement la caméra, comme pour nous annoncer que l’aventure touche à sa fin, que la boucle sera vite bouclée.

La figure du cercle est encore plus nettement visible à la fin du film. Pour la première fois, le réalisateur nous montre une contre plongée du ciel magnifique, dépourvue de tout arbre et dans lequel ne ressort qu’un soleil rayonnant. Aguirre a-t-il touché son but, rivaliser avec Dieu? Non. A moins que celui-ci fut d’atteindre la folie la plus pure et se brûler les ailes. Enfin, dans le dernier plan du film, le travelling circulaire autour du radeau- sanctuaire nous détache d’Aguirre, fier de sa stature encore droite et à jamais prisonnier de ses rêves. Comment mieux montrer le tourbillon macabre et le vertige de la tyrannie dans toute sa folie? On comprend alors l’atmosphère d’éternel recommencement et d’enfermement qu’Herzog devait vouloir produire.


La mise en scène de la nature

On a montré précédemment qu’Aguirre est puni pour avoir défier Dieu et sa création, la nature. En essayant de trouver le mythique pays doré, il a été amené à traverser plusieurs environnements qui se révélèrent la plupart du temps hostiles. Outre le fait d’être le décor du film et la matrice d’événements perturbateurs, on comprend que la nature est un personnage à part entière de l’intrigue, un personnage à l’échelle inhumaine..

I/ La jungle

Dès l’ouverture du film, on découvre les sommets nuageux des sierras péruviennes. Les personnages descendent des montagnes, traversent les nuages et arrivent dans la jungle. Il faut rappeler que dans l’imaginaire germanique, les sommets enneigés connotent souvent la pureté, opposée à la laideur des pleines. La descente, à l’allure de chute jusque vers les enfers, la jungle, le fleuve et les origines de l’homme annonce dors et déjà le destin des personnages La jungle est sombre, humide et hostile. Les premiers incidents relatés dans le film surviennent dès que l’expédition pénètre dans la jungle. Comme le dira plus tard l’esclave Balthazar, «personne ne sort vivant de la jungle». Ceux qui y pénètrent sont condamnés à y mourir.  Cet environnement est fait d’arbres dont les branches ralentissent l’avancée des cavaliers, d’une boue épaisse dans laquelle s’embourbe le matériel, de moustiques, d’humidité et surtout d’indiens. Ces derniers sont la majeure partie du temps invisibles. Leur présence inhospitalière se traduit par des pièges installés au sol. Dans le film, la jungle apparaît comme une métaphore de la malédiction, c’est un lieu ou la création n’est pas achevé, ou les indiens sont considérés par les conquistadors comme des montres païens. Ceux qui y pénètrent sont maudits, «Personne ne sort vivant de la jungle»… On le voit tout au long du récit, la mort et la folie sont les châtiments réservés à ceux qui commettent l’expérience interdite. Au fil des séquences, les conquistadors agissent de moins en moins. Apathique, ils se contentent de se faire entraîner par le fleuve. La nature a, en quelque sorte, engloutit l’expédition, l’a vidé de son énergie et l’a ainsi rendu inoffensive.

II/ Le fleuve

Plusieurs fois, Herzog nous montre les rives dangereuses du fleuve. Au travers de longs travellings suivis de contrechamps sur les hommes, on ressent particulièrement bien la peur qu’éprouvent ces damnés. Le procédé marche d’autant plus que les réels objets de peur sont invisibles, seules leurs flèches peuvent sortir des arbres touffus, à n’importe quel moment. Le fleuve est un des lieux principaux du film. Dès le départ et jusqu’à la moitié du film, il est capricieux, s’apparente à un magma informel et imprévisible. Rapidement, il présente aux hommes son aspect le plus dangereux en attirant un radeau dans un tourbillon (physique et métaphorique). Comme en osmose avec le fleuve, les indiens attaquent à leur tour la nuit même et massacrent tous les hommes présents sur le radeau. Un peu plus tard, les eaux monteront et emporteront les radeaux restant, il faut tout reconstruire, ce qui fatigue les conquistadors.

Plus subtil, à la moitié du film, le fleuve se calme, mais impossible de boire son eau, elle n’est pas potable. Une partie de l’équipage souffre de dysenterie et meurt. Désormais, la nature se contente d’emmener tranquillement l’embarcation à sa perte au plus profond de la jungle, les indiens feront le reste. Forte, elle a su reprendre ses droits. On reconnaît ici un des grands thèmes écologiste des années 70, (nature hostile de «Délivrance», J. Boorman)  Dans la dernière scène, l’eau est à l’image d’une surface horizontale, liquide et régressive. On peut noter dans cette idée de régression que les singes ont remplacés les hommes, tous morts. En provisoire opposition à cette verticalité symbolique ne se dresse plus qu’Aguirre, confiant mais pourtant à la merci de la nature toute entière, la même qu’il a défié.


La recherche de l’authenticité

I/ Authenticité historique

Dès le début du film, on comprend parfaitement le vœu du réalisateur de nous présenter son histoire comme la relation d’un fait historique. Un carton préliminaire (voir ci-contre) nous rappelle tout d’abord le contexte historique, à savoir le pillage du royaume inca par les espagnols, puis l’invention du mythe de l’Eldorado par la civilisation anéantie et enfin nous annonce que la seule trace qu’il reste de l’expédition est le journal du moine Gaspar de Carvajal, personnage ayant existé mais dont personne ne certifie les écrits. On est témoin ici d’une recherche d’authenticité historique, de véracité. Le fait qu’il ne reste qu’un seul document ajoute en plus au film un caractère unique, précieux, au récit. La vérité a été trouvée, une énigme est résolue. Le voile va être levé. Le réalisateur s’engage alors à nous restituer exactement ce qui s’est passé cette année là, à cet endroit du monde. C’est pourtant au moment où l’histoire se précise que commence la fiction.

Quelques plans plus tard, dès que nous découvrons les centaines d’indiens descendant les montages ennuagées, une voix off se fait entendre, on la prête au moine Carvajal. Pendant l’action même, le fameux journal de bord est lu et accompagne ce que l’on voit à l’écran. Après avoir annoncé la date, il décrit brièvement les grands événements qui eurent lieu pendant le voyage et les commente, sans oublier d’exprimer son avis sur les décisions du chef Aguirre. Ceci renforce encore le caractère authentique de l’intrigue. A plusieurs reprises au long du film, la voix off interviendra, jusqu’à ce que le moine explique qu’un soldat a bu son encore, croyant que c’était un remède. Il est donc dans l’incapacité de poursuivre son récit. On conviendrai donc que le film devrait s’arrêter à se moment là. Et bien non, il se poursuit. Quelques minutes plus tard, Carvajal est victime d’une attaque d’indien et meurt. Le film se poursuit pourtant. On découvre donc ici l’indice d’une fausse véracité.

On a montré précédemment que l’histoire a été en grande partie inventée par le réalisateur Werner Herzog, d’après quelques maigres sources. Mais pour soutenir le caractère authentique de son récit, il décide de faire apparaître à l’écran et d’insérer dans les péripéties plusieurs documents historiques ayant réellement existés. Il s’agit en premier lieu de l’ordonnance de Gonzalo Pizarro (ayant réellement existé) ordonnant à une partie de l’expédition de descendre le fleuve et d’obtenir des informations sur la position exacte de l’Eldorado. Plus tard, après l’insurrection menée par Aguirre, on note aussi la lecture, par Carvajal d’un texte écrit par le traître lui-même, dans lequel il rend officiel son détachement à la Couronne d’Espagne. On peut aussi retenir le fait qu’Aguirre, pour convaincre ses hommes de le suivre, leur rappelle les aventures de Cortez au Mexique, utilisant ainsi des arguments d’autorité. Sans réaliser de travaux historiques, on serait donc en droit de penser que l’histoire est vraie, quelle s’apparente tout au moins à un documentaire-fiction.

II/ Authenticité de vécu

Documentariste de formation, le réalisateur nous montre à plusieurs reprises la passion qu’il éprouve pour le réel, la volonté qu’il a de le saisir, de ne pas juste se reposer sur son histoire mais de faire vivre et partager au spectateur une expérience authentique. On le sait, Herzog, outre pour des raisons financières, a décidé de tourner son film dans son intégralité dans la jungle, le tournage se confondant donc avec la fiction et l’épopée des conquistadors. La vraie jungle et tous les éléments inimitables et dangereux qui la composent sont  enregistrés. De plus, on apprend au générique que les figurants du film sont de vrais indiens vivant dans la jungle du film.

Dans la même recherche d’authenticité, perçoit assez bien l’impression de vécu que l’équipe essaye de nous transmettre. En ce qui concerne les cadrages, la caméra, instable, est souvent portée. En effet, elle suit à la manière d’un membre de l’expédition les conquistadors au plus près de leurs sentiments, de leurs peurs et de leurs souffrances. On découvre, en notant la présence de gouttes d’eau sur l’objectif, que la caméra se trouve sur les radeaux même qui descendent à vive allure les rapides du fleuve. Tout à coup, elle perd son équilibre et semble trébucher, mais se relève et regarde à nouveau. Presque dans tout le film, elle pourrait épouser la vision subjective d’un protagoniste, espagnol ou indien. A l’exception du dernier plan du film, le travelling circulaire autour du radeau, la caméra s’efforce de reproduire la motricité humaine. C’est ainsi que l’on se retrouve à observer longuement, en plan séquence, le visage surpris d’un personnage. On le scrute, parfois même en longue focale, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive de notre présence, s’autorise un regard caméra et sorte du cadre. De plus, à plusieurs reprises, l’opérateur semble se rendre compte que quelque chose se passe et se décide à filmer quelque chose qui a déjà commencé, sans forcement structurer et esthétiser son plan. En effet, on assiste parfois à une action qui a déjà commencé et dont on ne connaît pas forcément la raison. De la même manière, des faits plutôt anodins sont captés. Le réalisateur omniscient et prévoyant se transforme en témoin pris de court qui tente de juste rendre compte de ce qu’il s’est passé. On peut rapprocher ce procédé cinématographique aux brèves notes subjectives de Carvajal, un homme qui doute, qui espère et qui fait des erreurs.

III/ Authenticité documentaire

On retiendra aussi le refus de la théâtralisation qui découle des précédents constats. On le voit, le réalisateur préfère nettement les images aux textes, ceux-ci semblant d’ailleurs être la majeure partie du temps improvisés. Rien ne l’empêche de s’attarder sur les procs qui boivent dans la rivière, les papillons qui se posent sur les indiens ou encore les souris tout juste surprises sur le radeau. De tout ces partis pris résulte souvent une certaine lenteur, une dilatation extrême du temps, voir un ennui. Peut être est on ainsi en mesure, à l’instar du spectateur de «Stalker» (Tarkovski), de ressentir les sentiments des conquistadors agonisant sur un fleuve qui les conduit lentement à leur mort. Le spectateur n’a plus de repères spatio-temporels et dérive à sa manière.

L’artifice est aussi évité avec beaucoup de ferveur. A part les effets spéciaux du film, tout est vrai, dans le sens d’une vérité du tournage. Le hasard se retrouve aussi intégré à l’action. Le joueur de flûte, rencontré pourtant par hasard dans la jungle se retrouve à interpréter un personnage à la fonction non négligeable puisque métaphorique. On assiste aussi en direct à la perte d’un canon qui se brise dès le début du film en tombant d’une falaise…On serait presque autant surpris que l’équipe sur place privée d’un accessoire important.  Pour éviter toute dramatisation, les actions sont presque toujours filmées de la même manière, toujours de la place d’un témoin visible que les personnages évitent en passant à côté de lui. Les plans séquences sont donc privilégiés par rapport à tout découpage étudié qui pourrait faire naître un certain suspense. De son côté, l’unique morceau composé du film évite aussi soigneusement de se prononcer en faveur de toute dramatisation. Il suffirait presque de voir la scène de la mort de Flores, fille d’Aguirre. Sans charger à produire de l’émotion, la fille meurt sans douleur. Herzog, dans une logique de reportage, parvient donc à nous surprendre, mais aussi à nous angoisser (ou nous ennuyer) en se contentant de nous montrer la réalité d’un point de vue décent et qui tend, à quelques exceptions près, vers l’objectivité. Curieusement, les reportages sur la guerre du Vietnam nous reviennent en mémoire, notamment quand la caméra filme prudemment les conquistadors se faire massacrer par les flèches ennemis. On pourra aussi se souvenir des interventions du moine en voix off qui, d’une voix plus que distante, évoque ce qui se passe avec tant d’intensité à l’écran.

Malgré tous ces éléments qui se prononcent en faveur de plusieurs modes d’authenticités, pourquoi le film d’Herzog nous envoûte-il autant? De ces images si naturelles s’échappe une poésie d’une tonalité presque onirique, irréelle.